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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

BIBLIOTHEQUE FRANÇAISE

 

 

 

HISTOIRE DE CHARLEMAGNE

 

 

 

Observations sur l’esprit de guerre, et parallèle des guerres des peuples barbares, et de celles des peuples civilisés

 

Histoire abrégée de la première Race.

 

Des rois fainéants, et des maires du palais

 

Des auteurs de la Race Carolingienne.

LIVRE PREMIER

CHARLEMAGNE ROI. CHAPITRE PREMIER. Guerre d'Aquitaine, et autres événements arrivés depuis la mort de Pepin-le-Bref jusqu'à celle de Carloman, et jusqu'à la réunion de la France sous l'autorité de Charlemagne.

CHARLEMAGNE ROI. CHAPITRE II. État de la France, au moment de sa réunion sous Charlemagne

CHARLEMAGNE ROI. CHAPITRE III. Guerres et affaires d'Italie.

CHARLEMAGNE ROI. CHAPITRE IV. Guerres et affaires d'Espagne.

CHARLEMAGNE ROI. CHAPITRE V. Guerres et affaires de Germanie

CHARLEMAGNE ROI. CHAPITRE VI. Famille de Charlemagne.

CHARLEMAGNE ROI . CHAPITRE VII. État des affaires de la France et de la puissance de Charlemagne avant le rétablissement de l'empire d'Occident

LIVRE DEUXIÈME

CHARLEMAGNE EMPEREUR. CHAPITRE PREMIER. Affaires d'Italie. Renouvellement de l'empire d'Occident.

CHARLEMAGNE EMPEREUR. CHAPITRE II. Affaires de l'empire d'Orient.

CHARLEMAGNE EMPEREUR. CHAPITRE III. Autres affaires de l'Europe

CHARLEMAGNE EMPEREUR. CHAPITRE IV.Affaires de l'intérieur de l'empire français sur la fin du règne de Charlemagne.

LIVRE TROISIÈME

CHARLEMAGNE, LÉGISLATEUR. CHAPITRE PREMIER. Histoire de l’Église sous le règne de Charlemagne.

CHARLEMAGNE, LÉGISLATEUR.CHAPITRE II. Législation

CHARLEMAGNE, LÉGISLATEUR. CHAPITRE III. Littérature

CHARLEMAGNE, LÉGISLATEUR.CHAPITRE IV. Mœurs et usages

CHARLEMAGNE, LÉGISLATEUR.CHAPITRE V. Mort de Charlemagne

   
 

Catel, Histoire du Languedoc. Besse, Histoire de Narbonne et de Carcassonne.

Recueil des Historiens de France

Histoire de l'académie des inscriptions et belles-lettres,

Chronique d'Alberic des Trois-Fontaines.

Duclos, Histoire de Louis XI

 

HISTOIRE ROMANESQUE DE CHARLEMAGNE, ET SES RAPPORTS AVEC L'HISTOIRE VÉRITABLE

 

CE ne serait pas faire connaître essentielle entièrement Charlemagne, que de se borner à ce qu'en disent les chroniqueurs et les auteurs qu'on peut regarder comme historiens. La fable est une partie de l'histoire de ce monarque, et on peut dire qu'elle rentre dans la vérité, en peignant la supériorité de ce prince sur tous les autres, l'empire que sa gloire exerçait sur l'imagination, l'enthousiasme qu'il inspirait aux romanciers et aux poètes comme aux guerriers.

M. le comte de Caylus regarde le règne de Charlemagne comme la source de tous les romans de chevalerie et de la chevalerie même, quoique le président Fauchet trouve les chevaliers défia tout formés dans les Ambactes et les Solduriers des Gaulois, et quoiqu'on pût retrouver les modèles de ces mêmes chevaliers dans les Hercule, les Thésée, les Pirithoüs, et tous les héros du siège de Thèbes et du siège de Troie. Si. le souvenir de ces héros de l'antiquité a contribué en quelque chose à la naissance de la chevalerie moderne, c'est Charlemagne qui rappelait ce souvenir par ses qualités brillantes et ses exploits presque incroyables. Le roi Artus ou Arthur et les chevaliers de la Table-Ronde ne sont, selon M. le comte de Caylus, qu'une imitation de Charlemagne et de ses douze pairs. Il observe en général que les Anglais ont été anciennement, en littérature, en histoire, et dans les fables historiques, des copistes ardents des Français, qui, en effet, les précédaient dans les lettres et dans les arts, comme ils étaient précédés eux-mêmes par les Italiens et les autres peuples méridionaux. La fameuse rivalité de la France et de l'Angleterre ne contribuait pas peu sans doute à cette émulation, qui s'étendait aussi aux objets politiques. Les Anglais avaient pris de nous l'usage des communes et celui des compagnies d'ordonnances. Cet esprit d'imitation se manifeste surtout dans les origines fabuleuses et dans les anciens romans des Anglais, qui sont visiblement calqués sur les nôtres. Si les Français ont voulu descendre de Francus, fils d'Hector ; s'ils ont fait descendre Ansegise, fils de saint Arnoul, d'Anchise, père d'1 née, les Anglais, pour avoir la même origine, ont fait descendre les Bretons de Brutus, et Brutus d'Énée. Si, dans nos fables pieuses, nous avons fait voyager de Béthanie à Marseille le Lazare ressuscité par Jésus-Christ, les Anglais ont fait arriver en Angleterre Joseph d'Arimathie, portant dans un vaissiel ou graal le sang de Jésus-Christ recueilli sur la croix, et fondant une colonie de chrétiens dans cette nouvelle contrée.

Notre chevalerie est née autant de l'abus des légendes, que de l'exagération de l'histoire profane. La piété de Charlemagne, jointe à ses exploits guerriers, a produit chez nous, et, à notre imitation, chez nos voisins, toutes les idées romanesques, tant sacrées que profanes. Les Anglais nous enviaient ce monarque, ce héros, auquel ils n'en avaient point à opposer de semblable, au moins avant lui. La fable vint au secours de l'histoire ; ils voulurent absolument avoir eu l'équivalent de Charlemagne, avant Charlemagne même ; ils choisirent, dans des temps ignorés, un prince auquel ils pouvaient, à leur gré, donner toutes les belles qualités, attribuer tous les hauts faits que l'imagination pouvait concevoir. Nulle vérité historique ne les gênait. On ne connaissait guère de ce prince que son nom et l'époque de son règne, et cette époque avait un grand avantage ; comme elle était antérieure à Charlemagne, Charlemagne devenait en apparence la copie d'Artus. C'est ce double intérêt de pouvoir embellir leur héros de toutes les couleurs de l'imagination et en même temps se procurer l'antériorité de date sur Charlemagne, qui a fait préférer Artus à d'autres princes qui auraient mieux soutenu le parallèle avec le conquérant français ; par exemple, à Egbert, qui eut l'honneur d'éteindre l'heptarchie et de réunir tous les royaumes de l'Angleterre, et au grand Alfred, à qui l'histoire n'a presque trouvé aucun reproche à faire ; mais Egbert avait un grand titre d'exclusion, c'est que l'histoire le représente comme l'élève de Charlemagne, à la cour duquel il avait trouvé un asile. Formé par les levons et les exemples de ce protecteur, aidé de ses secours, il eût toujours rappelé sa supériorité. Alfred, son petit-fils, avait l'inconvénient d'être postérieur à Charlemagne, qui eût toujours paru avoir été son modèle.

Les rapports entre Artus et Charlemagne sont sensibles ; les auteurs des romans d'Artus ont mal déguisé l'imitation. Charlemagne et Artus se ressemblent parfaitement par le nombre et la qualité des guerres qu'ils ont eues à soutenir, par le grand nombre de voyages qu'ils ont faits : tous deux ont combattu les païens et les Saxons ; tous deux distribuaient avec la même générosité à leurs capitaines, à leurs soldats, le butin qu'ils avaient fait ; tous deux avaient les mêmes vertus, la même sobriété, la même frugalité, la même économie dans la vie privée ; la même magnificence dans les fêtes, dans les solennités, dans les cours plénières : tout ce qui est en précepte et en loi dans les capitulaires de Charlemagne est mis en action dans la vie d'Artus. Charlemagne et Artus ont eu l'un et l'autre un neveu très brave qu'ils ont aimé uniquement. Roland, dans les romans de Charlemagne, Gauvain, dans les romans d'Artus, jouent le même rôle.

La bonne épée de Charlemagne, longue et large, que l'on nominait Joyeuse, et que l'on montre encore à Saint-Denis, et la Durandal, cette merveilleuse et magique épée, donnée par Charlemagne à Roland, et qui, entre les mains de ce paladin, même affaibli par la perte de son sang, coupait un rocher en deux, sont le modèle de l'Escalibor, cette épée d'Artus, à laquelle rien ne pouvait résister, et de toutes les autres épées enchantées dont il a plu aux poètes et aux romanciers de décrire les effets merveilleux et les terribles coups : le premier modèle de ces armes divines est dans les armes forgées par Vulcain pour Achille et pour Énée. Roland, près de mourir, casse la lame de Durandal, et en jette bien loin les tronçons, afin qu'elle ne puisse jamais servir aux infidèles contre les chrétiens. Artus, au moment de sa mort, charge son écuyer de jeter Escalibor dans un lac, pour que personne n'eût l'honneur de la posséder après lui.

Les chevaliers de la Table-Ronde répondent aux pairs de Charlemagne ; et ce titre de pairs, qui annonce une égalité parfaite entre ceux qui portent ce titre, a vraisemblablement fait naître l'idée de la Table-Ronde, dont l'établissement, s'il appartient à l'histoire, n'était, selon la conjecture de l'abbé Le Gendre, qu'un moyen d'éviter toute dispute sur les rangs. L'époque de cet établissement ne se trouve nulle part dans l'histoire, hon plus que celle de l'établissement de la pairie ; mais l'histoire dit que Tassillon, duc de Bavière, fut condamné par les pairs, sous le règne de Charlemagne. Qu'est-ce que c'était que ces pairs ? C'étaient les grands du royaume, alors réputés tous pairs entre eux.

Les romanciers anglais, non contents du choix qu'ils avaient fait d'Arthur pour avoir l'antériorité de date sur Charlemagne, ont imaginé un Perceforêt, couronné roi de la Grande-Bretagne par Alexandre-le-Grand, et qui cependant, selon les mêmes romanciers, a vécu jusque sous l'empire de Claude et par-delà ; car l'ignorance de ces écrivains était telle qu'ils confondaient Alexandre avec César. Ils ont fait ce Perceforêt fondateur d'un ordre particulier, bien antérieur à celui de la Table-Ronde, et qu'ils ont nommé l'ordre du franc-palais et du temple du Souverain Dieu ; car partout la religion est jointe à la chevalerie, et l'ordre et le fondateur paraissent également chimériques.

Le roman publié sous le nom de Turpin, archevêque de Reims, et qui, comme tout le monde le sait aujourd'hui, n'est point de ce prélat, est le premier et le père de tous les romans de chevalerie. Il est vrai qu'il y avait, du temps de Pepin-le-Bref et de Charlemagne, un archevêque Turpin, célèbre pour avoir gouverné l'église de Reims pendant plus de quarante ans, et pour avoir mis des bénédictins dans l'église de Saint-Remy au lieu des chanoines qui v étaient ; mais nous n'avons de lui aucun ouvrage. C'est le nom et le titre de ce prélat qu'a jugé à propos de prendre le faussaire, qui, selon l'opinion la plus commune parmi les savants, ne composa le roman de Charlemagne, connu sous le nom de Chronique de l'archevêque Turpin, que sur la fin du onzième siècle, un peu moins de trois siècles après la mort de ce prince. On croit qu'un moine, nommé Robert, est auteur de cette fabuleuse chronique, moitié légende, moitié roman, et qu'elle fut fabriquée pendant le concile de Clermont, tenu en 1095, et où la première croisade fut résolue. Les uns croient que cet auteur était espagnol, parce que sa chronique semble avoir pour objet d'exalter l'Espagne ; d'autres conjecturent qu'il était moine de Saint-Denis, parce qu'il se complaît à rapporter et à exagérer les concessions faites à cette abbaye par Charlemagne. Quoi qu'il en soit, ce moine, vraisemblablement ami ou partisan de Pierre l'Hermite, voulait sans doute seconder cet instigateur ardent des croisades. Le but principal de son ouvrage était évidemment d'échauffer les esprits et de les animer à la guerre contre les infidèles, par l'exemple de Charlemagne, qui avait eu en Espagne des succès contre les mêmes infidèles. De là jusqu'à supposer que Charlemagne avait porté ses armes dans la Palestine, il n'y avait plus qu'un pas, et ce pas fut bientôt franchi par les romanciers postérieurs, appuyés de l'autorité du faux Turpin, qui indique le fait par des titres de chapitres, lesquels ne sont point remplis. Si cette erreur, peut-être volontaire dans les vues de ces auteurs, était réelle, comme leur ignorance et leur superstition peuvent aussi le faire croire, elle avait sans doute pour fondement les victoires remportées par Charlemagne sur les Arabes mahométans d'Espagne, ses fréquents voyages à Rome, et l'envoi que le calife Aaron Rachid lui avait fait des clefs du saint sépulcre. Dans le temps où ces romanciers écrivaient, les croisades étaient le plus sûr moyen d'acquérir de la gloire ; Charlemagne en avait beaucoup acquis, donc il fallait que Charlemagne eût été à la Terre-Sainte : mais Pepin son père avait aussi été un grand prince, et il avait fait la guerre en Italie aux ennemis du pape ; il fallut aussi que Pepin eût été à la Terre-Sainte ; car ses auteurs, dans des temps où l'instruction était si rare et si bornée, ne pouvaient comprendre que ce qu'ils voyaient n'eût pas toujours été ; aujourd'hui même encore, ceux qui ont plus de philosophie que de connaissances, ont de la peine à se transporter dans les siècles passés, pour en bien saisir l'esprit ; ils se persuadent trop aisément que, dans tous les temps, les gens sensés ont dû penser comme eux ; et le siècle de Louis XV ne comprenait déjà plus le siècle de Louis XIV.

A cet objet politique — ou qui du moins paraissait tel alors — de célébrer les croisades et d'y exhorter, joignons un autre objet politique de moines et de légendaires, celui d'accréditer les reliques dont ils étaient dépositaires, en supposant que Charlemagne les avait rapportées de la Terre-Sainte, et nous aurons la clef de cette grande fiction des croisades de Charlemagne, qui n'est que préparée par les fables du faux Turpin, qui a été mise dans tout son jour par les romanciers ses successeurs, et qui n'a de fondement dans l'histoire que celui que nous avons indiqué.

Avant les siècles de bonne critique, les fables de Turpin avaient usurpé l'autorité qui n'est due qu'à la vérité. Il n'y avait plus d'autre histoire de Charlemagne. Les chroniqueurs étaient oubliés, le faux Turpin était seul connu, seul cru, seul cité. Ses fables étaient dans toutes les bouches ; les poètes les avaient illustrées ; tous les arts étaient employés à les reproduire. Lorsque en 1377 et 1378, l'empereur Charles IV, était à Paris, le roi Charles V, son neveu, lui fit présent de deux flacons d'or, sur lesquels l'orfèvre avait représenté saint Jacques montrant à Charlemagne la route des pays qu'il devait conquérir au-delà des Pyrénées : c'est le sujet du premier chapitre du faux Turpin. Robert, évêque de Senez, dans un ouvrage composé pour l'éducation de Charles VI, parle des diables qui accoururent à Aix-la-Chapelle au moment de la mort de Charlemagne, et de l'apparition soudaine de saint Jacques, qui vint leur disputer et leur enlever l'âme de ce prince.

Mais suivons par ordre l'histoire romanesque de Charlemagne, sans égard à l'ancienneté relative des auteurs et des ouvrages qui nous en offriront les principaux traits, et que nous nous contenterons d'indiquer dans les citations. Attachons-nous surtout à découvrir le peu de vérité caché sous cet amas de fables, et qui en a fourni la matière, ou qui en a été le prétexte. Il est curieux et il peut être utile de voir comment les fables se forment de la vérité.

L'histoire romanesque de Charlemagne commence même avant sa naissance, et l'imagination des romanciers ne s'est pas moins exercée sur l'histoire de sa mère, que sur la sienne.

Elle s'est même exercée sur la généalogie de ce prince. Ne faire remonter cette généalogie que jusqu'à saint Arnoul, eût été trop peu. Les romanciers avaient l'exemple des chroniqueurs, qui la plupart à l'envi les uns des autres, avaient fait descendre les Français des Troyens, apparemment parce que les Romains en descendaient. Boyardo, qui, sans être favorable à Charlemagne, sentait cependant qu'il devait lui donner une origine illustre, et qui d'autre part avait à flatter la maison d'Est, laquelle se glorifiait de rapporter son origine au paladin Roger, donne à Charlemagne et à Roger une origine commune ; cette origine est troyenne, et la plus illustre que pût fournir l'histoire de Troie, car c'est d'Hector lui-même que Boyardo fait descendre de mâle en mâle Charlemagne et Roger ; l'épée Durandal était celle d'Hector, qui s'était conservée dans sa famille. Astyanax, fils d'Hector, conquit la Sicile. Il eut un fils nommé Polydore ; celui-ci en eut deux, Clodoaque et Constant. De Clodoaque descendait Roger, par une longue suite de princes et de héros ; de Constant descendait aussi, après plusieurs générations, l'empereur Constantin, sans doute à cause qu'un de ces deux noms paraît dérivé de l'autre ; et comme Constantin avait fait époque dans l'histoire romaine, par la translation du siège de l'empire à Constantinople, et par l'établissement du christianisme dans l'empire, il fallut Glue Charlemagne, qui faisait époque aussi dans l'histoire de l'empire, par le renouvellement de l'empire d'Occident, descendît de Constantin.

Berthe, surnommée au grand pied, parce qu'elle avait un pied plus grand que l'autre, ou Berthe la Débonnaire, parce qu'elle était distinguée entre toutes les femmes par la douceur et la bonté, mérita, par ses vertus, d'être la mère de Charlemagne, et par sa douceur d'être l'aïeule de ce Louis qui hérita de son surnom de Débonnaire. Selon les historiens, elle était fille de Charibert, comte de Laon, ou d'un seigneur liégeois ; selon les romanciers, elle était fille ou d'un empereur de Constantinople, ou d'un roi des Allemands ou des Huns. Nous suivrons ici l'auteur du roman en vers de Berthe au grand pied, nommé Adenés, et surnommé le roi, soit parce qu'il était le premier ou le roi des ménestrels ou troubadours de son temps, soit parce qu'il était roi d'armes du duc de Brabant ; il le fut dans la suite, à ce - qu'on croit, de Philippe-le-Hardi, fils de saint Louis, par le crédit de la reine Marie de Brabant, femme de Philippe, protectrice zélée d'Adenés, et qui eut part à ses ouvrages. Selon Adenés, la reine Berthe était fille d'un roi de Hongrie, nommé Flore, et de la reine Blanchefleur sa femme. Blanchefleur aime sa fille avec tendresse, et se sépare d'elle avec de grands regrets, lorsque Berthe vient en France épouser le roi Pepin ; mais elle choisit mal les personnes qu'elle place auprès de sa fille, et qu'elle charge de l'accompagner en France : c'était une femme nommée Margiste, qui apparemment avait bien caché jusqu'alors l'ambition dont elle était dévorée, et la perfidie qui formait son caractère ; Alise sa fille, qui ressemblait extrêmement à Berthe, de taille et de visage, et à qui cette ressemblance, jointe à la conformité d'âge, pouvait avoir procuré la confiance et l'amitié de cette princesse ; enfin un chevalier d'honneur, nommé Tibert, parent de Margiste, amant très peu délicat et très ambitieux d'Alise. La pudeur timide de Berthe lui faisait extrêmement redouter l'instant de passer entre les bras d'un mari ; elle ne pouvait se familiariser avec cette idée. Elle fit part de son embarras et de son trouille à Margiste, qui bâtit sur ce léger fondement l'espérance d'une grande fortune pour sa fille, pour elle-même et pour Tibert ; elle loua la délicatesse de Berthe, accrut son embarras en y applaudissant, et lui proposa de l'en délivrer, en lui substituant Alise dans le lit nuptial pour cette nuit si redoutée. Mais, que gagnerait-on à sauver une nuit ? Que ferait-on les nuits suivantes, et quel serait le terme prescrit à la pudeur de Berthe ? Ce n'était pas là peut-être la plus grande difficulté. La pudeur a ses caprices et ses délicatesses ; un moment est beaucoup pour elle ; elle cède avec moins de regret quand elle a eu l'honneur de se défendre.

Il est plus difficile de comprendre comment Berthe, avec assez de pudeur pour craindre le moment de rendre heureux un grand roi son mari, avait assez peu de vertu pour consentir qu'un adultère servît de prélude à son union avec ce prince. Mais il ne s'agit pas plus de raisonner contre ces romanciers que contre les hérésiarques mystiques. Il faut cependant convenir que la moralité du roman est assez juste. Berthe est punie de sa faute, comme d'une faute grave, et Alise de son crime, comme d'un crime.

On pourrait s'étonner encore que Tibert, amant d'Alise, consente à prêter ainsi au roi sa maîtresse ; mais le caractère donné de Tibert prévient cette objection ; c'est une âme vile, intéressée ; il n'était pour Alise, et Alise n'était pour lui qu'un moyen de parvenir à la fortune ; c'étaient des complices, et non pas des amants. Alise passa la nuit avec Pepin. Le lendemain matin, à la pointe du jour, Margiste conduit Berthe dans la chambre du roi, en lui disant qu'il faut qu'elle prenne la place d'Alise, ou plutôt la sienne, au moment où le roi sera prêt à se lever : en approchant du lit elle fait avec la pointe d'un couteau une légère égratignure à sa fille, et se retire en laissant Berthe seule au chevet du lit. Alise s'écrie qu'on l'assassine : le roi appelle ; on accourt, on ne trouve que Berthe, et on aperçoit un couteau laissé sur le lit. Margiste, qui s'était peu éloignée, arrive avec les autres, paraît étonnée, indignée, avoue avec une fureur simulée qu'elle voit trop que sa fille est l'assassin ; elle ajoute qu'on peut s'en rapporter à elle du soin de la punir, et qu'une fille si coupable, et qui la déshonore, ne trouvera point en elle l'indulgence d'une mère. La fausse Berthe obtient cette grâce du roi. La véritable Berthe, 'interdite, tremblante, ne sachant si ce qu'elle voit est un songe ou une suite mystérieuse du stratagème auquel elle avait donné lieu, est entraînée sans avoir pu parler, et de peur qu'elle ne parle on la fait partir un bâillon dans la bouche ; Margiste et Tibert répondent d'elle, et assurent qu'on n'en entendra plus parler ; Pepin prend seulement la précaution de les faire accompagner de trois sergents ou serviteurs fidèles, qu'il charge de prendre les ordres de Tibert : celui-ci avait pris l'ordre de Margiste. On mène Berthe dans la forêt d'Orléans ; et là Tibert ordonne aux sergents de la tuer. Mais les sergents .avaient eu le temps de voir la patience et la douceur de Berthe ; ils en avaient été touchés, ils ne pouvaient la croire coupable ; non seulement ils résistèrent à l'ordre de Tibert, mais ils l'empêchèrent de consommer lui-même le crime, comme il le voulait : on laissa la malheureuse Berthe aller où elle pourrait. Cependant il fallait rapporter à Margiste une preuve de sa mort ; on lui présenta un cœur de pourceau tout sanglant, en lui disant que c'était celui de Berthe. Le reste de la vie de Margiste, d'Alise et de Tibert, ressemble à leur conduite envers la princesse Berthe. Montés sur le trône en scélérats, ils l'occupèrent en tyrans ; leur empire fut une suite de vexations et de violences ; ils étaient en horreur au royaume. Pepin, toujours trompé, eut d'Alise deux fils, nommés Reinfroy et Henri, qui ressemblèrent, par les mœurs et par le caractère, à leur mère et à leur aïeule, et qui partagèrent avec elles la haine publique.

Cependant la reine de Hongrie, Blanchefleur, voulut venir en France voir sa fille, et jouir du bonheur que cette princesse devait procurer à la nation, et de l'amour des Français pour elle. Les imposteurs frémirent à cette nouvelle ; ils cherchèrent les moyens de faire périr la reine de Hongrie aussi-bien que sa fille ; ils résolurent de l'enherber en poires ou en cerises, c'est-à-dire de l'empoisonner. Blanchefleur, arrivée sur les terres de France, ne pouvait reconnaître sa fille aux plaintes qu'elle recevait de toutes parts sur son injustice et sa tyrannie ; au lieu des applaudissements qu'elle attendait, elle n'entendit que des murmures, elle ne vit que de la désolation. On lui présenta ses petits-fils prétendus ; elle fut

étonnée de ne pas sentir pour-eux la moindre tendresse ; sa fille ne vint point à sa rencontre, une maladie lui servit d'excuse ; il fallait surtout empêcher qu'elles ne se vissent. Margiste eut soin de donner et de faire donner à Blanchefleur, de moments en moments, des nouvelles toujours de plus en plus funestes de la santé de sa fille, et c'était toujours la joie avait de son arrivée qui faisait ce ravage dans son âme et dans sa santé : enfin, lorsque Blanchefleur, qui ne concevait plus rien à tout ce qu'elle voyait et à tout ce qu'elle entendait, descend au palais et se présente à l'appartement de sa fille, Margiste vient tout éperdue lui dire que Berthe est absolument hors d'état d'être vue ; Blanchefleur veut la voir, et entre malgré tous les obstacles. Mise, enveloppée dans ses couvertures, le visage caché par ses cornettes de nuit, dans une chambre où d'ailleurs ou ne laissait point entrer le jour, sons prétexte que la malade ne pouvait le soutenir, lui dit d'une voix mourante : Reine, n'approchez pas, je suis jaune comme cire. Berthe, même malade, n'eût point fait cet accueil à sa mère. La reine de Hongrie, à qui toutes ces défaites et toutes les choses étranges et contraires à son attente, qui l'avaient frappée en France, achevaient d'inspirer les plus violents soupçons, va droit au fait, c'est-à-dire à l'examen des pieds, car Alise avait sur Berthe l'avantage d'avoir les pieds plus petits et parfaitement égaux. Blanchefleur s'assure que ce n'est point sa fille, et le déclare au roi. Les coupables sont arrêtés ; Margiste et Tibert, appliqués à la question, avouent toute l'intrigue ; Margiste est brûlée vive ; Tibert est pendu ; Alise, en considération de l'honneur qu'elle a d'être mère des fils du roi, n'est qu'enfermée à l'abbaye de Montmartre.

Mais qu'était devenue la véritable Berthe ? Obligée de regarder comme une faveur l'abandon affreux où elle avait été laissée dans la forêt d'Orléans, elle avait longtemps erré à travers les bois et les champs, mendiant son pain de village en village, de province en province, exposée à tous les dangers par sa jeunesse, sa figure et sa pauvreté ; enfin dans la province du Maine un vieil et saint ermite lui donne un asile, et l'adresse à une famille pauvre, mais charitable, qui se chargea de sa misère, et qu'elle en dédommagea en se mettant promptement en état de lui être utile par ses travaux. Simon et Constance sa femme, Isabeau et Aiglantine leurs filles, composaient cette famille vertueuse. Berthe, sans s'expliquer ni se déguiser davantage, se donna pour une infortunée qui fuyait des persécutions domestiques ; on lui demanda son nom, elle dit qu'elle se nommait Berthe. On remarqua que c'était le nom de la reine ; elle rougit, se tut et les servit. Bientôt elle devint la fille de Simon et de Constance, la sœur d'Isabeau et d'Aiglantine. Tout le monde l'aimait, on la proposait pour modèle ; sa douceur et sa bonté charmaient tous les cœurs ; on admirait ses vertus et ses talents ; et lorsque l'aventure de la faussé Berthe eut éclaté, Simon et Constance commencèrent à soupçonner qu'ils possédaient chez eux la véritable. Mais Berthe, attentive à écarter de telles idées, s'occupait uniquement à filer et à broder, arts qu'elle exerçait avec d'autant plus de plaisir et de succès, qu'elle les avait appris d'Aiglantine et d'Isabeau ; cependant un air de noblesse et de grandeur la trahissait, et décelait une reine.

Au bout de plusieurs années, Pepin s'étant égaré à la chasse dans la province du Maine, rencontra une jeune paysanne à laquelle il demanda son chemin, en lui disant, comme Henri IV dans la Partie de Chasse, qu'il était un officier du roi qui avait perdu la chasse : elle s'offrit à lui servir de guide. Il accepta son offre avec plaisir ; et comme elle était jeune et jolie, il voulut lui parler d'amour, et devint bientôt pressant : mais l'hommage adressé à la paysanne fut repoussé par la princesse. Berthe — car c'était elle, et elle n'avait point reconnu Pepin et n'en avait point été reconnue — lui dit avec une fierté qui le déconcerta : Insolent, vous vous dites serviteur du roi Pepin ! vous frémiriez si vous saviez avec qui vous osez vouloir prendre ces impertinentes libertés ! Aussitôt elle s'enfonça dans le bois, et échappa aux regards de Pepin. Celui-ci, frappé en ce moment du souvenir de Berthe, gagna le premier la maison de Simon, lui avait d'abord indiquée. A force de questionner ces gens sincères et véridiques, qui ne lui cachèrent point leurs soupçons, il vit les siens éclaircis ; il vit que le temps et les circonstances de l'arrivée de Berthe chez Simon s'accordaient avec l'aventure de sa femme : il se cache pour l'entendre à son retour et pour la surprendre. Elle arrive fort tard, encore très émue de la rencontre qu'elle avait faite dans le bois : on la calme, on lui fait entendre d'abord qu'on a mis cet officier dans son chemin, et qu'elle n'a plus rien à craindre. Insensiblement on la remet sur l'histoire de ses malheurs, que par délicatesse même on n'avait jamais bien approfondie ; on finit par lui avouer le soupçon qu'on avait de la vérité : Non, non, dit-elle en pleurant de tendresse, je n'ai plus, je ne veux plus d'autre père que Simon, d'autre mère que Constance, d'autres sœurs qu'Aiglantine et Isabeau ; j'en suis aimée, je les aime ; j'aime Dieu surtout, il m'a tout donné en me donnant à eux. Il vous a donné de plus un mari, s'écrie Pepin en paraissant tout-à-coup et tombant à ses pieds, un mari dont le destin est de vous aimer en tout temps, en tout lieu, sous toutes formes, lors même qu'il vous méconnaît et qu'il s'oublie ; mais qui n'a jamais pu vous faire agréer son empressement ni comme mari, comme amant.

La reconnaissance se fait ; on regrette seulement que Blanchefleur n'en soit pas témoin ; assurément il ne tenait qu'à l'auteur, qui pouvait à son gré ou avancer le temps de cette reconnaissance, ou retarder celui du retour de Blanchefleur en Hongrie. Pepin mande ses courtisans, et les présente à leur reine : il voulut tenir cour plénière pendant trois jours dans la maison même de Simon ; il fit de cet homme bon et sage son conseiller ou ministre, Constance fut daine d'honneur de la reine Berthe, Aiglantine et Isabelle furent ses dames du palais. La reine cultiva toujours, avec le même goût, les arts qu'elles lui avaient appris ; elle fila des habits pour les pauvres ; et Berthe la fileuse n'est pas moins connue dans les romans que Berthe la débonnaire et Berthe au grand pied ; elle fut mère de Charlemagne ; les princes Reinfroy et Henri moururent avant leur père, et n'eurent rien à contester à leur frère.

Dans le roman de Charlemagne, composé par Girard d'Amiens1, ces deux princes survivent à Pepin ; Henri ou Hendri veut empoisonner Charlemagne, Reinfroy lui fait la guerre, tous deux ont la tête tranchée ; ce qui peut faire allusion à quelques-unes des conspirations dont le règne de Charlemagne ne fut pas exempt.

Le roman espagnol, intitulé Nochès de Invierno, ne fait pas la reine Berthe .tout- à-fait si sage : elle aime, au lieu de Pepin, un jeune seigneur de grande maison, nommé Dudon de Lys, qui a été chargé d'aller la demander en mariage pour le roi, et de l'amener à Paris ; c'est même cette inclination qui favorise le stratagème de la fausse Berthe, laquelle est nommée ici Fiamette. Berthe lui confie le chagrin qu'elle a d'être obligée de donner à la grandeur ce qu'elle eût voulu ne donner qu'à l'amour ; Fiamette lui offre de prendre sa place, à la faveur de la ressemblance. Pour vous, ajoute-t-elle, vous vous retirerez par un escalier dérobé, au pied duquel vous trouverez Dudon prêt à vous enlever, et à vous conduire dans un de ses châteaux. Au lieu de Dudon ce sont les assassins qu'elle trouve et qui l'enlèvent. Le reste de l'histoire est assez conforme au roman d'Adenés. Pepin retrouve la véritable Berthe sur les bords du Magne ou de la Magne, qu'on croit être la Mayenne, il y célèbre de nouveau ses noces avec Berthe, et à la fin de cette fête champêtre, il se retire avec elle dans un grand chariot couvert, qui leur servit de lit nuptial, et dans lequel fut conçu Charlemagne, dont le nom, selon cet auteur, vient de caro — char en espagnol — et de Magno, nom de la rivière de Mayenne, parce qu'il fut conçu dans un char au bord de la Mayenne ; étymologie bien forgée, tandis que la véritable est si naturellement et si évidemment composée de son nom propre, et d'un surnom qu'il a mérité à tant de titres.

D'autres romanciers, en adoptant la véritable étymologie, disent que ce nom de Grand fut donné à Charlemagne pour avoir terrassé et tué un lion dans sa jeunesse ; d'autres attribuent cet exploit à Pepin et à beaucoup d'autres, qui n'en ont pas eu le titre de Grand ; car tous ces héros ou paladins, avant de tuer des hommes, avaient tué même sans armes, des lions ou des loups enragés ; c'étaient là les jeux de leur enfance. Rien n'est si commun dans les historiens romanciers.

La reine des Amazones, Thalestris, qui, en voyant la petite taille d'Alexandre, fut si étonnée de sa réputation, eut mieux compris la gloire de Charlemagne. Quinte-Curce observe que les barbares rie pensent pas qu'un homme d'une petite taille puisse faire de grandes choses. Nos vieux romanciers étaient vraisemblablement dans la même erreur. La taille haute et majestueuse que les historiens donnent à Charlemagne, ne suffisait point encore à ces romanciers, il fallut qu'ils lui donnassent huit pieds de haut, sans songer que cette taille ne ferait qu'un géant difforme. Quelques historiens donnent à Charlemagne six pieds quatre lignes ; d'autres ont dit que sa taille était de huit de ses pieds ; c'est aux dessinateurs à nous dire quel est le mérite de cette proportion. D'après les évaluations les plus exactes, Charlemagne avait cinq pieds neuf pouces ; en conséquence de cette riche taille, et de la force de corps qui ne l'accompagne pas toujours, mais qui dans Charlemagne y était jointe, les romanciers lui, ont donné une voracité dégoûtante et digne de Gargantua ; il mangeait, selon eux, à un seul repas le quart d'un mouton, deux gelinottes, une grosse oie, ou toujours l'équivalent de ces mets.

Quant à sa force, avec sa fameuse épée Joyeuse il coupait en deux un chevalier armé de toutes pièces, et le cheval qui le portait ; il cassait, en se jouant, les fers de chevaux les plus épais et le plus nouvellement forgés ; il ne dormait que trois heures par nuit, preuve de force bien désirable pour qui sait si bien employer son temps.

Charlemagne, selon la chronique de Turpin, étant, selon sa coutume, à observer les astres au milieu d'une nuit sereine, saint Jacques, l'apôtre de l'Espagne, lui apparut dans la voie lactée qu'il considérait alors ; le saint lui révéla l'endroit où ses cendres reposaient dans la Galice, abandonnées par les chrétiens et profanées par les Musulmans ; il lui ordonna de conquérir l'Espagne, de lui ériger un tombeau et une église ; et comme une étoile avait autrefois guidé les Mages, saint jacques, arrivé par la voie lactée, indiqua la même route à Charlemagne pour se transporter en Espagne. C'est de là que le peuple appelle encore aujourd'hui la voie lactée le chemin de saint Jacques ; tant un grand nom consacre les faits aussi bien ou mieux encore dans la fable que dans l'histoire, et tant les contes de Turpin avaient acquis de faveur parmi le peuple ! Il est aisé de trouver l'origine de ce récit, premièrement, comme nous l'avons observé dans l'Écriture Sainte, dont il fallait toujours que les miracles fussent reproduits dans ces fables pieuses ; secondement, dans le goût connu de Charlemagne pour l'astronomie.

Dans toute cette expédition nous voyons les murs des principales villes tomber devant Charlemagne, comme les murs de Jéricho devant Josué.

Par une suite de cette même tradition de l'apparition de saint Jacques à Charlemagne, ce fut ce prince qui bâtit l'église de Saint-Jacques de Compostelle en Calice, une autre église de Saint-Jacques à Toulouse, et l'hôpital de Saint- Jacques à Faris.

Le faux Turpin fait d'une fameuse idole qu'on trouve, dit-il, dans l'Andalousie — où il est constant que Charlemagne ne porta point ses armes —, une description qui ressemble beaucoup à celle que les historiens nous ont donnée de la fameuse idole des Saxons, Irminsul, détruite par Charlemagne.

Les armées des Sarrasins sont toujours de deux cent, trois cent, quatre cent mille hommes ; elles renaissent à tout moment, et reparaissent partout. On voit que l'auteur avait devant les veux le calcul exagéré de Paul Diacre et d'Anastase le bibliothécaire, dans la relation de la bataille de Poitiers contre Charles Martel, ou de celle de Montpellier contre Eudes, duc d'Aquitaine.

On propose entre les Français et les Sarrasins des combats singuliers d'un contre un, de deux contre deux, de cent contre cent, de mille contre mille. Tous ces combats ont lieu, et dans tous les Français ont l'avantage ; il se livre ensuite une bataille générale, et les Français y sont battus. Cette fiction n'est pas sans ressemblance avec quelques moments de notre histoire ; et en général l'esprit de chevalerie, qui ramène tout aux combats singuliers, et qui réduisait même une affaire générale à une multitude de duels, était peu favorable à la discipline si nécessaire pour les batailles : la chevalerie particularise et isole, les batailles veulent du concert et de l'ensemble ; ce n'est point par la force particulière qu'elles se gagnent, c'est par la force générale, par l'action simultanée des grandes masses, par le commandement du chef et l'obéissance du soldat ; la valeur indocile et impétueuse des chevaliers n'est propre qu'à brouiller tout, qu'à rompre les corps, et qu'à causer des déroutes.

L'archevêque Turpin suivait Charlemagne dans toutes ses conquêtes, il le suivit surtout à celle d'Espagne, et on montre encore à Roncevaux d'énormes pantouflés qu'on assure avoir été les siennes : car il faut que tout ait été gigantesque du temps de Charlemagne.

La fonction de l'archevêque à la suite du prince était de baptiser tous ceux que le prince avait subjugués ; et ceux qui ne voulaient recevoir la foi catholique, étaient occis par glaive, ou constitués captifs ; usage que l'auteur de la chronique ne rapporte que pour en faire l'éloge ; car l'esprit d'intolérance auquel Charlemagne se livrait par principe et contre son caractère, n'était point affaibli au temps où le faux Turpin écrivait.

Cet esprit d'intolérance et de prosélytisme quelquefois déplacé, se retrouve partout dans ces romans de Charlemagne. Dans un combat des Français contre les Bulgares, Baudouin, frère de Roland et neveu de Charlemagne, court a Firamor, roi des Bulgares, en lui criant : Fais-toi chrétienner, ou je t'arrache la vie. — Laisse là tes contes, répond le roi bulgare, et défends-toi. C'était exposer la foi à de pareilles profanations, que de parler ainsi de conversion au milieu de l'horreur des combats.

Cette ardeur prosélytique est telle, que ; dans un de ces romans, un roi sarrasin des Indes avant été vaincu et s'étant fait baptiser, pousse déjà le zèle jusqu'à trancher lui-même la tête à son propre frère, parce que celui-ci refusait de se faire chrétien2.

Dans le roman de Jourdain de Blaves, un roi païen d'Écosse, nommé Sadoine, se fait chrétien, et ordonne à tous ses sujets d'embrasser sa nouvelle religion, sous peine d'avoir la tête tranchée.

Dans le combat dont nous venons de parler, entre Baudouin et Firamor, roi des Bulgares, Firamor est tué, Baudouin est blessé à mort ; il brise son épée, car il paraît que c'était un usage de ces paladins de briser en mourant leur épée, afin qu'elle ne pût servir à personne après eux. Quand par hasard ils la remettaient à un parent, à un ami, c'était la plus grande marque d'estime et de confiance. Baudouin se dispose à une mort chrétienne. Après avoir fait une confession publique, il arrache trois brins d'herbe en l'honneur de la sainte Trinité, et les avale, se communiant ainsi lui-même en guise de viatique : trait curieux, et qui indique sûrement un usage d'un temps où l'on attachait la plus grande vertu aux symboles et à la direction d'intention. C'est ainsi qu'encore au seizième siècle, le chevalier Bayard, en mourant, se confessait, par humilité, à son maître-d'hôtel, à défaut de prêtre, et bai-soit pieusement la croisée de son épée, à défaut de crucifix. Corbleu, dit Roland, dans le poème de Ricciardeto (Richardet), encore vaudrait-il mieux se confesser au diable, que de mourir sans confession.

Charlemagne arrive, et voit expirer son neveu ; il le venge en immolant une foule de barbares avec, l'invincible Joyeuse. Diaulas, chef de ces barbares, et fils de Witikind qu'on suppose avoir été tué en duel par Charlemagne, propose à celui-ci, pour venger son père, de terminer la guerre par un combat singulier : Charlemagne accepte le défi ; les deux chefs se battent en présence des deux armées. Charlemagne est vainqueur, il renverse Diaulas, lui met l'épée sur la gorge, l'oblige à demander la vie et à recevoir le baptême.

Prenez loi Christiane, amendez votre vie,

Si créez à Jésus, le fils sainte Marie,

Car Maboul ne vaut pas une pomme pourrie.

Il ne s'agissait point de Mahom ou Mahomet dans la foi de ces peuples germaniques ; mais dans les siècles d'ignorance on confondait toujours le paganisme et le mahométisme.

L'autorité que la doctrine, la piété, la puissance, la gloire de Charlemagne, lui donnaient sur le clergé, jointe à l'esprit d'intolérance qui avait lieu dès lors et qui s'accrut beaucoup dans la suite, a fait imaginer l'histoire suivante. Un archevêque de Bordeaux, accusé d'avoir prêché contre la foi, fit la folie, ce sont les termes du romancier, d'aller à Borne pour se justifier ; ce fut une folie en effet par l'événement, car il y fut condamné, ce qui pouvait être juste, et emprisonné, ce qui était au moins rigoureux. il fut renvoyé au roi de France, qui, dans une assemblée de barons et d'évêques, le fit condamner au feu ; ce qui paraît juste au romancier, qui écrivait dans un temps où on brûlait les hérétiques, parce qu'on croyait qu’un bonnie peut et doit venger Dieu, qu'il doit le venger par le plus cruel des supplices connus, par un supplice que. Dieu semble avoir indiqué lui-même, en faisant tomber le feu du ciel sur des hommes et sur des peuples coupables, et en préparant un feu éternel aux méchants. C'est ainsi que les hommes, égarés par une demi-science, deviennent fous et cruels, en croyant n'être que justes et conséquents ; c'est ainsi qu'ils s'opposent aux vues de miséricorde et de bonté que Dieu a toujours sur les hommes.

Au reste, l'histoire de l'archevêque de Bordeaux ne nous paraît être que celle de Félix d'Urgel, défigurée, exagérée d'après les idées du treizième siècle. Les romans écrits par des ignorants sont la peinture fidèle, non des mœurs qu'ils prétendent décrire, mais de celles de leur temps, qu'ils croient avoir été celles de tous les temps.

On retrouve presque toujours ainsi dans les romanciers l'histoire altérée et défigurée, et avec un peu d'attention il n'est pas difficile de la reconnaître. Dans le Philomena ou Philumena, ouvrage précieux par son antiquité, qu'on fait remonter jusque vers l'an 1200, il est principalement question du siège de Carcassonne et de Narbonne, fait véritablement par Charlemagne sur les Sarrasins, mais qui est un des exploits les plus obscurs de ce prince, et dont on ne sait pas même précisément l'époque, les uns la fixant à l'an 791, les autres à l'an 8o4. L'auteur du Philomena fait de ces deux sièges, et de la fondation de l'abbaye de Notre-Dame.de la Grace, située entre Carcassonne et Narbonne — fondation qui fut, selon lui, un monument de ces deux sièges —, l'un des plus mémorables évènements du règne de Charlemagne. Il parle ouvertement de la trahison du duc d'Aquitaine Eudes, qui introduisit les Sarrasins dans le Languedoc ; trahison dépourvue de tout fondement historique, comme dom Vaissette l'a prouvé, et qui pourrait bien n'être qu'une répétition de l'histoire du comte Julien, et de l'invasion de l'Espagne par les Sarrasins. Balahac, un de leurs chefs, s'étant fait roi de Carcassonne, selon l'usage des Sarrasins de donner le titre magnifique de royaume à leurs moindres possessions, défendit cette place contre Charlemagne, fit une sortie, fut pris. Charlemagne lui proposa le baptême. La réponse de Balahac fut, au moins pour nous, une impiété brutale ; la réplique de Charlemagne, une cruauté abominable : il fit pendre Balahac, conte qui n'eut que trop de réalité dans d'autres conjonctures. On sent bien que le zèle prosélytique de Charlemagne à l'égard des Saxons, sa rigueur envers Loup, duc de Gascogne, celle de Pepin son père envers Rémistain, Grand-oncle de Loup, ont fait naître l'histoire de Balahac. Il laissait une veuve, femme d'un grand courage et d'une grande capacité, nommée Carcan ou Carcasse, nom devenu dans la suite aussi ridicule pour une femme par la signification qu'il a prise, qu'il fut illustre alors par les exploits de cette héroïne. Sa représentation se voit encore sur la porte de la Cité, avec l'inscription : Carcas sum, dont la corruption a sans doute donné le nom à la ville. La veuve de Balahac entreprit de le venger, et soutint le siège. Pressée par la famille, elle employa un stratagème qui pouvait paraître fin alors, et qui a été reproduit depuis sous une infinité de formes, pour tromper des assiégeants sur l'état d'une place affamée. Elle fit manger deux boisseaux de blé à une truie, et fit jeter cet animal par-dessus les murailles : les assiégeants, comme elle l'avait prévu, s'en saisirent, l'ouvrirent, et lui trouvant le ventre et l'estomac pleins de blé, en conclurent, comme elle le voulait, qu'on ne manquerait pas sitôt de blé dans une place on l'on en rassasiait jusqu'aux cochons. Cependant cette précaution affectée de jeter la truie aux assiégeants pouvait affaiblir la preuve d'abondance qu'on s'empressait ainsi de leur donner. Quoi qu'il en soit de l'effet que ce stratagème dût faire sur les assiégeants, comme il fallait que tout cédât à Charlemagne, la place fut prise ; et Charlemagne, par les honneurs qu'il rendit à la veuve, sembla vouloir expier l'indigne traite ment qu'il avait fait au mari : il est vrai qu'elle reçut mieux la proposition du baptême ; elle se fit chrétienne. Charlemagne lui laissa la propriété et la seigneurie de sa ville, sous la condition de l'hommage ; elle fut sa vassale la plus soumise et son amie la plus fidèle ; à-peu-près comme cette célèbre Irène, qui, ayant rendu l'empire d'Orient orthodoxe, d'iconoclaste qu'il était, et qui, ayant voulu épouser Charlemagne, qu'elle avait d'abord combattu, et s'étant mise sous sa protection, pourrait bien avoir été le modèle de la daine Carcas. Celle-ci n'avant pas, comme Irène, un empire à offrir à Charlemagne, ne porta point son ambition jusqu'à l'épouser ; mais son comté de Carcassonne, joint à sa gloire personnelle, la fit rechercher par les chevaliers les mieux faits, les plus jeunes et les plus braves : celui à qui elle donna la préférence, fut un chevalier français, nommé loger, tige d'une longue suite de comtes de Carcassonne, dont la plupart prirent ce nom de Roger.

Les Sarrasins, fort mécontents de la comtesse de Carcassonne, vinrent l'insulter dans sa ville, la menaçant de la traiter comme leur ennemi avait traité son mari ; se moquant d'ailleurs d'une femme guerrière, la renvoyant à sa quenouille, et l'avertissant de ménager son fruit, si elle était grosse : elle l'était, et elle profita de l'avis ; elle fit faire trois boucliers, dont le plus grand lui enveloppait le ventre et protégeait sou fruit, les deux autres lui couvraient les mamelles ; elle s'arma d'une grande quenouille, qui était une lance redoutable, surtout dans les mains de cette héroïne ; elle y fit attacher un gros écheveau de chanvre, laissant seulement la pointe de la lance libre et découverte. Elle mit le feu à l'écheveau et se jeta ainsi, avec sa lance enflammée, au milieu des Sarrasins, qu'elle remplit de terreur, et qu'elle mit en fuite. On montre encore dans la cité de Carcassonne ses trois boucliers et sa quenouille ou lance victorieuse.

L'archevêque Turpin, l'abbé, le prieur et les religieux ou ermites de l'abbaye de la Grace, se signalaient dans ces expéditions, et assommaient à l'envi les infidèles. Le roman d'Ogier-le-Danois1 représente l'archevêque Turpin au sortir d'une victoire à laquelle il venait de contribuer, ôtant son casque, mais gardant sa cuirasse, tenant d'une main son épée sanglante, et de l'autre une crosse, entonnant d'une voix forte le Te Deum sur le champ de bataille. Il est vrai que si les évêques et les moines massacraient les ennemis, ce n'était pas, comme nous l'avons vu, sans leur avoir brusquement proposé le baptême dans le tumulte du combat et dans l'horreur du carnage ; mais si les Sarrasins refusaient ou s'ils balançaient, ils étaient impitoyablement massacrés : le cri de guerre de ces prêtres militaires était : mort ou baptême. C'est tout à-la-fois la peinture et des mœurs que Charlemagne réforma, et de celles qu'il partagea, et de celles qu'on suivait du temps du roman de Philomena, qu'on croit, comme nous l'avons dit, avoir été écrit vers l'an 1200, dans un temps où un évêque rangeait une armée en bataille, et où un autre évêque assommait les ennemis à coups de massue, ne croyant pas cette, manière de tuer comprise dans la prohibition faite aux gens d'église de verser le sang. C'est aussi la peinture du zèle prosélytique de Charlemagne et de son intolérance, bien augmentée sous Philippe-Auguste.

Les Sarrasins avaient empoisonné les fontaines ; Charlemagne, d'.un coup de lance, en fit jaillir une très vive et très pure, et si abondante, qu'elle suffit au besoin de toute l'armée. On montre cette fontaine miraculeuse entre Carcassonne et Narbonne ; elle s'appelle encore la fontaine de Charlemagne ; tant les grands noms, comme nous avons eu plus d'une fois lieu de l'observer, consacrent jusqu'aux fables !

Les murailles de Béziers tombèrent miraculeusement devant Charlemagne, allégorie mystique, déjà employée ailleurs pour exprimer la promptitude avec laquelle cette ville et quelques autres furent prises : il n'en fut pas de même de Narbonne ; le roi sarrasin Matran la défendit vaillamment contre Charlemagne ; mais la belle Oriande sa femme, fille d'Almanzor, roi de Cordoue, inclinait pour les Français et pour le christianisme, elle sortit (le Narbonne, et se réfugia dans le camp de Charlemagne, qui eut soin de la faire baptiser et catéchiser par les moines de l'abbaye de la Grace. Matran au désespoir, proposa, comme Diaulas, un duel à Charlemagne ; comme Diaulas il fut vaincu, et de plus il fut tué : sa veuve se remaria, comme celle de Balahac, avec un chevalier français, nommé Falcon de Montclar, auquel elle porta en dot le Rouergue et une partie du Languedoc ; Aimery de Beaulande, frère aîné de Falcon de Montclar, eut le duché de Narbonne ; Almanzor, roi de Cordoue, accourut trop tard pour défendre Matran, son premier gendre, mais assez tôt pour être tué de la main, non pas tout-à-fait de son second gendre, mais du frère de celui-ci, qui, par ce coup, acquit à son frère, du chef de sa femme, fille unique d'Almanzor, des droits au trône de Cordoue, tandis qu'il s'assurait à lui-même la possession du duché de Narbonne.

Cette expédition finit par la consécration de l'église de Notre-Dame de la Grace, cérémonie pompeuse et solennelle à laquelle assistèrent, avec Charlemagne et toute sa cour et toute sa chevalerie, le pape Léon — qui n'était point pape alors, si c'était en 791, mais qui l'était, et qui se trouvait en France, si c'était en 804 —, et trois mille, tant archevêques qu'évêques et abbés, portant mitre et crosse, sans compter tous les habitants du ciel que l'auteur fait descendre sur la terre, pour assister à la consécration de Notre-Dame de la Urate. Voilà ce que dit le dévot romancier ; voici ce que dit l'histoire.

Les moines oublièrent les bienfaits de Charlemagne ; ils l'irritèrent par leur ingratitude et leur avidité. L'architecte qui avait bâti l'abbaye, ayant construit pour son compte un moulin un peu plus bas, sur le même ruisseau, les moines supposèrent apparemment que le moulin provenait des profits que l'architecte avait faits sur l'abbaye ; et à la mort de cet homme, qui laissait une femme et des enfants, l'abbé s'empara du moulin. Les moines, qui devaient tout à Charlemagne, ne crurent pas devoir lui obéir, quand il leur ordonnait de restituer le bien d'autrui : l'abbé osa lui résister en face, et lui répondre par un refus formel ; ce qui mit Charlemagne dans une si Grande colère, qu'il passa son épée au travers du corps de l'abbé ; exploit indigne de Charlemagne. Il est naturel de s'irriter de l'injustice, mais il ne faut pas que ce sentiment porte à des violences ; cet acte de justice trop rigoureux n'était fait ni justement ni noblement.

Le moine, auteur de la chronique de Turpin, et qui peut-être était moine de Saint-Denis, quoique son attention à relever la gloire de l'Espagne ait fait croire qu'il était Espagnol et qu'il écrivait en Espagne, représente avec raison Charlemagne comme un grand bienfaiteur des moines en général, et de l'abbaye de Saint-Denis en particulier ; il parle avec emphase des dons que Charlemagne fit à ce riche monastère et des privilèges qu'il lui accorda : les vassaux et les domaines de Saint-Denis étaient exempts de tout impôt et de tout service ; et de là vient, selon lui, la dénomination d'île de France ou de Franchise ; c'est que les terres de l'abbaye de Saint-Denis s'étendaient dans toute la province nommée ainsi, et formaient comme une île libre et franche, entourée de toutes parts de domaines assujettis à des impositions et à des redevances dont elle était affranchie. C'est toujours le même usage de rapporter toutes les origines à un règne illustre, et de les autoriser d'un grand nom.

Nous avons dit que le faux Turpin parle seulement des guerres de Charlemagne contre les Sarrasins d'Espagne, mais que ses successeurs, plus hardis, ont supposé, à la vérité d'après un mot du faux Turpin, une expédition de Charlemagne dans la Terre-Sainte, comme ils ont attribué à Pepin son père une expédition en Grèce, fondée apparemment sur la tradition de ses deux voyages d'Italie. Que des romanciers, remplis de l'esprit des croisades, et voulant vraisemblablement animer les peuples à des croisades nouvelles, aient fait remonter jusqu'à Charlemagne le premier exemple de ces pieuses et funestes expéditions, rien de plus naturel ; les lieux saints étaient alors en la possession des Sarrasins ; Charlemagne avait fait la guerre aux Sarrasins d'Espagne, et le calife Aaron lui avait envoyé les clefs du Saint-Sépulcre ; il n'en fallait pas tant pour autoriser une pareille fiction : mais, ce qui est plus difficile à comprendre, c'est qu'ils aient si peu tiré parti d'une idée si heureuse et si féconde ; c'est que, dans les relations qu'ils ont faites de cette prétendue première croisade, ils s'en soient tenus aux préliminaires, aux préparatifs, et qu'ils se soient ensuite contentés de nous dire, avec la sécheresse des chroniqueurs, que le résultat de cette expédition fut la conquête des lieux saints : qu'ils se soient privés de ces ornements, de ces riches détails, de ces particularités intéressantes dont un tel sujet devait être pour eux une source inépuisable ; voilà certainement ce qui a droit d'étonner, surtout de la part d'auteurs à qui les exagérations et les embellissements fabuleux ne coûtaient rien.

Des auteurs qui ne passent pas pour des romanciers, mais qui en sont, Hélinand, Guy de Bazoche, Pierre le Mangeur, et l'auteur d'une vieille chronique latine, traduite en vieux français dans les chroniques de Saint-Denis, rapportent diverses particularités miraculeuses et fabuleuses de ce voyage de Charlemagne à la Terre-Sainte, mais toutes étrangères à l'expédition même. Pierre le Mangeur assure qu'un ange vint, apporter à Charlemagne, qui était alors en oraison, le saint Prépuce ; relique que six différentes églises, à Borne, en France, en Allemagne, au Pays-Bas, se glorifient de posséder. On lit, dans les chroniques de Saint-Denis, l'histoire suivante. Charlemagne, allant à Jérusalem, s'était engagé, avec son escorte, dans une forêt très sombre et très touffue, remplie d'ailleurs de lions, de tigres, d'ours, et d'animaux même qui n'existent pas ; Charlemagne et ses compagnons s'égarèrent ; la nuit les surprit ; une pluie abondante les inondait, et rendait les chemins plus difficiles, la nuit plus obscure, et l'horreur des bois plus sombre ; Charlemagne entonna ce verset d'un psaume : Conduisez-moi, Seigneur, dans la voie de vos commandements. Alors un oiseau miraculeux parla distinctement d'une voix humaine bien articulée, ce qui rendit quelque espérance à la troupe éperdue. Charlemagne poursuivit : Educ de carcere animant meam, Domine, ut confiteatur nommai tuo. Seigneur, tirez mon âme de sa prison, pour qu'elle rende gloire à votre nom. Alors l'oiseau parlant plus distinctement encore, remit les voyageurs égarés dans leur chemin. Les pèlerins disent que depuis ce temps ils entendent toujours dans cette forêt des oiseaux qui parlent distinctement, et qui les remettent dans leur chemin, s'ils sont égarés. Voilà tout ce que les chroniqueurs ont su tirer d'un voyage à la Terre-Sainte, attribué à Charlemagne : toujours l'esprit légendaire joint à l'esprit romanesque.

De même que les romanciers et les poètes avaient exagéré la figure, la taille, la valeur ; les exploits, tous les avantages en un mot de Charlemagne, il fallut aussi qu'ils exagérassent ses affections. Charlemagne avait aimé tendrement, et regretté amèrement la douce Hildegarde, l'une de ses femmes ; il avait montré moins de discernement dans l'amour, ou plutôt dans la faiblesse qu'il avait eue pour la vaine et altière Fastrade ; l'archevêque de Reims, Turpin, l'un des plus illustres prélats de ce temps, avait été cher à Charlemagne, et le séjour d'Aix-la- Chapelle lui avait plu à tel point, qu'il en avait fait le siège de son empire. Du rapprochement et de l'exagération de ces inclinations et de ces goûts, est née l'anecdote suivante, rapportée par Pasquier, d'après les lettres familières de Pétrarque, lequel disait la tenir des prêtres qui lui avaient fait voir le tombeau de Charlemagne à Aix-la-Chapelle ; et il faut avouer que ce conte ressemble assez aux fables que les prêtres d'Égypte racontaient à Hérodote. Les romanciers ont ajouté à cette histoire des particularités qui ne se trouvent point dans Pasquier.

Charlemagne étant déjà vieux, eut une maîtresse qui n'était elle-même, ni jeune ni jolie, mais qu'il aimait éperdument, et qui le gouvernait despotiquement. Elle mourut. Charlemagne, inconsolable, ne pouvait se lasser de contempler et d'embrasser ses tristes restes ; il lui fit faire un magnifique cercueil, couvert par­dessus d'une glace, à travers laquelle on pouvait voir le déplorable objet que renfermait le monument ; il passait les journées entières à le considérer, et ne pouvait se rassasier de cet horrible spectacle. Turpin soupçonna qu'un attachement si singulier avait quelque cause surnaturelle ; il examina plus attentivement le cadavre, et s'aperçut qu'on lui avait laissé au doigt un anneau sur le-quelle étaient gravés des caractères qu'il jugea être magiques. Il choisit un moment où l'empereur était éloigné du cercueil, enleva l'anneau, le mit à son doigt, et parut devant l'empereur : il en reçut un accueil auquel jusque-là toutes les bontés de ce prince ne l'avaient point accoutumé ; il se vit accablé de démonstrations d'amitié qui passaient toute mesure. Il n'y avait rien que Charlemagne ne voulût faire pour lui, et à l'instant. Tantôt il allait conquérir l'empire d'Orient et le lui donner, afin que Turpin fût au moins son égal, tantôt il allait le faire pape, pour que Turpin fût son supérieur spirituel. La vivacité de ses transports, l'impétuosité de sa tendresse, confirmèrent l'archevêque dans son opinion ; mais il rie voulait que désenchanter l'empereur. Il avait trop de religion pour vouloir profiter d'une opération magique, et trop de probité pour vouloir abuser de l'égarement de son maître ; il commença par faire enterrer le cadavre, auquel l'empereur ne songeait déjà plus, depuis que l'action du talisman était détournée sur un autre objet ; ensuite, pour empêcher que ce dangereux anneau ne passât dans des mains qui pourraient en abuser encore comme les premières, il le jeta dans un étang voisin du lieu où fut depuis Aix-la-Chapelle. Alors ce fut de l'étang que Charlemagne devint amoureux : il fit bâtir sur les bords un palais, un temple, une ville, dont il fit la capitale de son empire ; il préféra ce séjour au reste de l'univers, il voulait y vivre et mourir. C'est ainsi que tout s'expliquait alors par la magie.

On n'en a point mis dans l'aventure d'Éginard et d'Emma, dont nous avons parlé dans le chapitre de la famille Charlemagne ; c'est que les romanciers et les poètes ne s'en sont emparés qu'après coup, et que dans des temps modernes : ils l'ont puisée dans les historiens ; et lorsque des critiques, tels que dom Mabillon, l'adjugent à l'histoire, nous n'osons la reléguer parmi les romans. Ceux- ci en ont seulement embelli quelques circonstances ; par exemple, ils ont fait Emma fille légitime de Charlemagne et d'Hildegarde ; ils ont aussi relevé la naissance d'Éginard, en le supposant fils d'un seigneur austrasien, nommé Ingilmer, tué dans les guerres de Charlemagne contre les Saxons. Éginard est présenté à l'âge de cinq ans, par Alpaïde sa mère, à Charlemagne, qui jure de lui servir de père, et qui fait Alpaïde gouvernante des enfants qu'il avait eus, de la reine Hildegarde. Alpaïde voit naître Emma, et lui tient lieu de mère après la mort d'Hildegarde. Emma parut avoir de la disposition pour, les belles-lettres ; Éginard y excellait ; il fut choisi pour être son instituteur, il avait dix ans de plus qu'elle : leur histoire, dès ce moment, est celle d'Héloïse et d'Abailard ; ils lisent ensemble, avec fruit et avec danger, les œuvres amoureuses d'Ovide, quelques odes passionnées d'Horace, et surtout dans Virgile la rencontre de Didon et d'Énée dans la grotte. Le reste de leur aventure est à-peu-près le même dans l'histoire et dans les romans. Ce goût pour les poètes amoureux, que les romanciers donnent à l'amoureuse Emma, les a conduits à supposer que les femmes étaient admises dans l'académie instituée par Charlemagne. Emma, selon eux, y avait été introduite sous le nom de Sapho, qui lui convenait à beaucoup d'égards, et Gisèle, sœur de Charlemagne, sous celui de Corinne ; supposition qui a un fondement dans l'histoire, car Alcuin fut chargé par Charlemagne d'enseigner les belles-lettres à Gisèle sa sœur, et à Rotrude sa fille, qui montraient des dispositions pour l'étude.

Les romanciers, en s'occupant sans cesse de Charlemagne, montrent pour lui plus d'estime qu'ils n'en expriment, et souvent on voit que c'est malgré eux qu'ils lui rendent cet hommage ; car plusieurs d'entre eux, surtout parmi les Espagnols et les Italiens, lui sont fort contraires, et écrivent dans l'intention de le diffamer ; et même en général, quoique quelques-uns de ces auteurs exagèrent quelques avantages de ce prince, ils lui supposent aussi des vices qu'il n'avait pas, ou ils exagèrent ceux qu'il avait, et son histoire véritable est en totalité beaucoup plus belle que son histoire romanesque. Il semble que les romanciers ne devraient avoir la permission d'altérer l'histoire que pour l'embellir ; ceux-ci au contraire se sont plu à la contrarier pour la défigurer. Rien n'est plus connu dans l'histoire que l'indulgence de Charlemagne, même pour les désordres de ses filles, et que sa bonté poussée jusqu'à la faiblesse dans sa famille. Antonio de Eslava, romancier espagnol, le peint comme le tyran de ses filles et de ses sœurs. Tout tremblait devant lui. Berthe, sa sœur, conçut pour Milon d'Anglante, comte d'Angers, un amour qui fut poussé jusqu'à l'oubli de tout devoir et de toute bienséance ; sa honte allait éclater, elle était grosse. Les lois de Charlemagne étaient très rigoureuses contre les filles qui tombaient dans cette faute, il n'y allait pas de moins que de la vie, et les princesses mêmes du sang royal étaient d'autant moins exceptées de la rigueur de ces lois, qu'elles devaient l'exemple, et qu'étant plus défendues contre la séduction, elles avaient moins d'excuse ; mais le prince pouvait toujours faire grâce. Berthe se jette aux genoux de son frère, lui avoue sa faute et son malheur, et implore sa miséricorde ; son inflexible frère la repousse et la fait mettre en prison. Son amant la délivre, s'enfuit avec elle ; ils s'établissent dans une caverne ; au fond d'un désert, dans l'Italie alors dévastée, loin des violences de leur persécuteur, mais aussi assez loin des secours humains. Pendant qu'ils se cachaient ainsi à tous les yeux, l'implacable Charlemagne mettait leurs têtes à prix, il promettait cent mille écus d'or à qui les représenterait morts ou vifs. Un jour, Milon revenant de chercher des provisions dans les cabanes les moins éloignées, et de s'assurer des secours pour les couches prochaines de sa femme, trouve, à l'entrée d'une grotte placée au-dessous de la caverne qui leur servait d'asile, un enfant vigoureux qui avait roulé depuis la caverne jusqu'à l'entrée de cette grotte, et qui, par cette raison, fut nommé Roland ou Roulant ; c'était son propre fils ; Berthe venait de le mettre au monde par les seules forces de la nature, pendant l'absence de Milon. Bientôt celui-ci aperçut la mère, qui, toute languissante et tout éperdue, se traînait avec effort vers le lieu où son enfant était tombé.

Le petit Roland ne tarda pas à se distinguer par sa force, par son audace, par sa valeur ; il se fit estimer et aimer des compagnons de son enfance. La ville la plus voisine du désert qu'habitaient ses parents était Sienne ; les enfants de cette ville, attirés par l'espèce de petite réputation que Roland commençait à se faire, venaient partager ses jeux et ses premiers exploits. Milon et Berthe étaient si pauvres, qu'ils n'avaient pas de quoi le vêtir. Quatre de ses jeunes amis, fils de quatre différents marchands de drap de Sienne, affligés de le voir aller ainsi presque nu, demandèrent chacun à leur père un morceau de drap, dont on fit un habit au jeune Roland : les quatre morceaux se trouvèrent de quatre couleurs différentes ; ce qui fit surnommer l'enfant : Roland du quartier ; ainsi Roland, dont l'histoire toute romancière est moitié héroïque, moitié burlesque, même dans l'Arioste, aura été le modèle d'Arlequin. Si l'on cherche quel peut être le mérite d'une fiction si froide et si basse, on n'en trouve point d'autre que de présenter un plus grand contraste entre des commencements si vils, et une réputation qui a rempli le monde ; de sorte qu'il en aura été de la gloire de Roland comme de la grandeur de l'empire romain.

Milon, en traversant à la nage une rivière débordée portant son fils sur ses épaules, se noie ou paraît se noyer ; un gouffre l'engloutit, il disparaît ; Roland regagne le bord, et le voilà désormais la seule ressource de sa mère. Un jour Berthe voulant sortir de sa caverne, trouve à l'entrée un serpent monstrueux, qui l'entoure de manière qu'elle ne peut échapper : mais si le serpent l'avait effrayée par son aspect, il la rassura par ses discours ; ce serpent était une fée, et cette fée était la fille du premier roi des Francs, qui n'est ni Clovis ni Pharamond, mais Samothée. Ainsi ce serpent ou cette fée, ou cette princesse, était une sorte de divinité tutélaire de la France : elle avait épousé un enchanteur, qui, pour quelque infidélité qu'elle lui avait faite, l'avait ainsi métamorphosée ; mais cette punition n'était que pour un temps, et le terme où elle devait finir approchait. La fée annonce aussi à Berthe la fin de ses malheurs ; elle lui annonce qu'elle reverra Milon, et qu'il va se faire un changement heureux dans sa fortune. Roland, dont chaque jour augmentait la force et le courage, se' charge d'accomplir ce dernier oracle. Il n'avait que deux moyens de fournir à la subsistance de sa mère ; l'un était de demander l'aumône, l'autre de se la faire donner : ce second parti était le plus conforme à son humeur, et après ce que nous avons déjà vu de Roland, il faut encore s'accoutumer à le voir voleur avant.de le voir chevalier. Il est vrai qu'il volait comme il combattit dansla suite, avec audace et avec une sorte de grandeur. L'empereur étant venu tenir sa cour à Sienne pendant quelques jours, Roland ne se contenta point de la portion que l'on donnait aux pauvres, de la desserte de la table de Charlemagne ; il entre dans la salle où mangeait ce prince, prend à sa vue, sur la table, un plat d'argent couvert de viande, et l'emporte à la caverne de sa mère. L'empereur voulut voir où aboutirait ce hardi badinage, il fit signe qu'on laissât. passer l'enfant sans lui faire aucun mal. Berthe, à la- quelle Roland porte ce plat, réprimande son fils de son vol et de sa hardiesse, en profite pourtant, et, après avoir mangé, le renvoie reporter au moins le plat. Roland retourne au palais, retrouve l'empereur à table, remet tranquillement le plat d'argent, en aperçoit un d'or, chargé d'un mets dont il lui parut agréable de faire goûter à sa mère ; il l'emporte avec la même sécurité qu'il avait emporté le premier. L'empereur lui crie, en grossissant sa voix pour l'intimider : Enfant, que fais-tu là ? L'enfant lui répond du même ton, et en le contrefaisant : Crois-tu me faire peur avec ta grosse voix d'empereur ? Tu as trop à manger ; ma mère meurt de faim ; partageons. Cette audace plut à Charlemagne, car l'auteur oublie quelquefois de l'avilir ; il crut voir quelque chose de surnaturel dans cet enfant : il le fait suivre ; on entre sur ses pas dans la caverne, on se met en devoir de l'arrêter et de le conduire à l'empereur. Sa mère s'élance sur les ravisseurs avec la fureur d'une lionne à qui on enlève ses petits ; elle est reconnue à l'instant, et elle reconnaît elle-même, dans les officiers de l'empereur chargés de cette commission, des vassaux de Milon son mari : elle en est traitée avec toute sorte de respect ; mais ils sont, obligés de la conduire à Charlemagne. Le serpent, redevenu fée, dispose le cœur de ce prince à oublier les torts de sa sœur, pour ne voir que sa misère. Elle rentre en grave, et reprend son rang à la cour : pour comble de bonheur, la fée lui rend Milon son mari, qu'elle avait enlevé et transporté dans son palais, au moment où il se noyait, comme les nymphes, dans la fable, enlèvent Hylas à la fontaine où il puisait de l'eau.

Le petit Roland est reconnu pour neveu de Charlemagne ; mais il ne voulut quitter l'habit de quatre couleurs, qu'il devait à l'amitié et à la pitié de ses camarades, que quand il serait armé chevalier : il ne tarda pas à mériter cet honneur. Le reste de son histoire est connu par la foule des romanciers et des poètes, surtout par l'Orlando innamorato du Boyardo, par l'Orlando furioso de l'Arioste, par le Rinaldo innamorato, premier ouvrage du Tasse, dont Roland et Renauld sont les deux héros. Dans tous ces ouvrages, Roland est un paladin plus terrible qu'aimable, bizarre dans ses exploits, bizarre dans ses amours, qui tantôt exécute des faits d'armes au-dessus de toute croyance, tantôt se dérobe volontairement aux occasions de gloire qui lui sont présentées, qui refuse par humeur à Charlemagne de se battre contre Fier-à-Bras, roi sarrasin, lequel était venu défier toute la chevalerie française, et qui, lorsqu'Olivier, son cousin et son ami, accepte le combat à sa place, meurt presque de confusion et de jalousie ; qui enfin devient fou d'amour, et dont la folie, qui pouvait être si intéressante, est basse et crapuleuse.

Renaud de Montauban, son rival de gloire, tour-à-tour son ennemi et son ami, à qui les romanciers paraissent s'accorder à ne donner que le second rang, est bien plus intéressant.

Lorsque Charlemagne arma Roland chevalier, ce fut pour l'envoyer combattre contre Renaud, et voici à quelle occasion, d'après le roman des quatre fils d'Aimon.

Charlemagne tenant sa cour plénière à Paris, le duc Aimon, son parent ou son allié, mais avec lequel il avait eu quelques démêlés, y vint avec ses quatre fils, Renaud, Richard ou Richardet, Allard et Guichard, dont l'aîné et le plus illustre était Renaud, dit de Montauban. Charlemagne reçut assez mal le duc Aimon, et lui parla même de prison. Aimon, se sentant le plus faible, l'apaisa par des soumissions, et l'intelligence paraissait rétablie entre eux, lorsque Renaud jouant avec Berthelot, neveu de Charlemagne, aux échecs — jeu qui vraisemblablement n'était point encore connu en France, car les romanciers sont les premiers auteurs qui en parlent, et ces romanciers sont bien postérieurs à Charlemagne —, s'aperçut que Berthelot trichait ; il l'avertit qu'il s'en apercevait. Berthelot s'en offensa, et la querelle s'échauffant, Renaud saisit l'échiquier, et en brisa la tête à Berthelot, qu'il laissa mort sur la place. Après ce coup funeste, il fallut prendre la fuite très précipitamment : les quatre frères s'enfuirent tous les quatre sur un même cheval ; ce cheval était Bayard, cheval fée, comme le sont dans ces romans tous les bons chevaux, ainsi que toutes les armes de bonne trempe y sont enchantées, et que tous les héros robustes et redoutés y sont invulnérables1. Charlemagne et tous ses paladins, Roland à leur tête, poursuivent les fils d'Aimon, et la guerre s'allume. Nous y reviendrons dans peu ; arrêtons-nous un moment à considérer ce fait de la querelle de Renaud et de Berthelot. L'histoire ne nous apprend point quel était ce Berthelot tué par Renaud, ni par où il était neveu de Charlemagne ; elle ne nous dit rien de cette querelle élevée au jeu.

L'auteur du roman d'Ogier le Danois rapporte cette même aventure avec des circonstances différentes : c'est toujours à la cour de Charlemagne qu'elle arrive ; mais au lieu d'un neveu de Charlemagne, c'est son fils, que le romancier, ainsi que plusieurs autres, nomme Charlot, et, dont nous parlerons dans la suite. Ce fils, au lieu d'être tué comme Berthelot, est celui qui tue l'autre joueur. Cet autre joueur est le jeune Baudouin, fils du célèbre Ogier le Danois, dont nous parlerons aussi dans la suite. Charlot, irrité de ce que Baudouin lui avoir gagné trois parties, lui fend la tête, et le tue avec l'échiquier, qui était d'or massif. Ogier, averti de ce malheur, accourt, l'épée à la main, pour venger son fils. Charlot se sauve derrière Charlemagne. Ogier toujours égaré par la douleur et la colère, veut tuer Charlot aux yeux de son père ; il brave et insulte l'empereur, et n'a ensuite que le temps de s'enfuir, lorsqu'on veut l'arrêter.

Jusque-là ce n'étaient que des romanciers dont l'un copiait l'autre, en déguisant maladroitement le plagiat par quelques légers changements ; mais dans la suite, des historiens assez modernes, qui ne prétendaient point être des romanciers, ou qui du moins ne se donnaient pas pour tels, ont renouvelé cette histoire, qu'ils ont mise sous les noms des enfants de Guillaume-le-Conquérant, premier roi d'Angleterre- de la race normande, et de Louis-le-Gros, roi de France, alors enfant. Ces historiens, qui n'ont écrit que longtemps après prétendu événement, qui n'ont pour eux aucune autorité contemporaine, ni voisine du temps dont il s'agit, qui ont contre eux la vraisemblance, et même la chronologie, laquelle ne peut s'accorder avec les circonstances de leur récit, disent que les princes normands étant venus rendre une visite au roi Philippe Ier à Conflans, entre la Seine et l'Oise, où ce roi tenait sa cour, Henri, le plus jeune de ces princes, mais beaucoup plus âgé que Louis-le-Cros, prit querelle avec lui aux échecs ; que Louis l'appela fils de bâtard, et que Henri, indigné, s'emporta jusqu'à lui jeter l'échiquier à la tête, mais sans lui faire de blessure au moins considérable ; que les princes s'étant sauvés à la faveur du tumulte causé par cette insolence, ils furent poursuivis jusqu'au-delà des frontières ; que de cette aventure naquit, entre Louis et Henri, une inimitié personnelle qui dura jusqu'à leur mort, et qui produisit cette sanglante rivalité de la France et de l'Angleterre, que le temps n'a point vue cesser, et dont les lumières mêmes de ces deux nations, les plus éclairées de l'univers, n'ont pu encore triompher.

Revenons à la guerre de Charlemagne et de Roland contre les fils d'Aimon ; elle eut les vicissitudes de succès et de revers communes à toutes les guerres. Yon, roi de Gascogne, prit d'abord, contre Charlemagne, la défense de Renaud de Montauban son beau-frère. Charlemagne parvint à le détacher des intérêts de Renaud, ou plutôt Yon, toujours favorable en secret à celui-ci, parut flotter entre les deux partis, et devint suspect à tous les deux. Fatigué des plaintes de celui qu'il avait quitté, effrayé des menaces de celui qu'il trahis-soit, il crut échapper aux dangers de hi guerre et aux embarras du siècle, en se faisant moine. Roland l'alla chercher jusque dans son couvent, et l'amena aux pieds de Charlemagne, qui voulut le faire pendre au gibet de Montfaucon — ce gibet n'existait point alors —. Le roi Yon allait être pendu, lorsque Renaud, accourant de Montauban à Paris, à travers une foule d'ennemis, vint proposer à Roland un combat de chevalerie, d'où devait dépendre le sort du roi Yon. Renaud fut déclaré vainqueur par les juges du camp, et le roi Yon fut délivré ; mais Roland fit prisonnier, dans une affaire générale, Richard ou Richardet, un des frères de Renaud, que Charlemagne voulut encore faire pendre, et qui fut encore délivré par Renaud. Celui-ci, à son tour, fit prisonnier Charlemagne lui-même ; et il est à remarquer que c'est une disgrâce dans laquelle les romanciers et les poètes font assez souvent tomber Charlemagne, parce que quelques-uns de ces auteurs écrivaient vers le temps du roi Jean, et plusieurs autres du temps de François Ier, cet ardent, mais faible imitateur de Charlemagne. Renaud n'eut pas le temps de délibérer s'il ferait pendre Charlemagne, pour le punir d'avoir voulu faire pendre son frère et son beau-frère, ou s'il se montrerait plus généreux que lui ; car tandis qu'il se retirait, emportant l'empereur comme un paquet passé en travers sur le col de son cheval Bayard, Roland fondant sur lui comme la foudre, le força de relâcher son prisonnier, que Roland ramena en triomphe.

Quelques romans italiens représentent Charlemagne comme tellement acharné contre Renaud, que, pour le perdre, il fait alliance avec un païen très redoutable, nommé Gattamoglier, auquel il promet, par un traité exprès que conclut en son nom le traître Ganelon1 son ministre, de se faire païen s'il triomphait de Renaud ; il lui donne pour otage du traité son fils Louis, permettant formellement à Gattamoglier de faire pendre le fils si le père manquait à sa parole.

Cette guerre, qui, selon un usage d'un temps plus moderne, c'est-à-dire du temps où les romanciers écrivaient, finit par envoyer les fils d'Aimon faire la conquête de la Terre-Sainte, nous paraît d'ailleurs imaginée d'après les guerres d'Aquitaine et de Gascogne, qui remplissent presque tout le règne de Pepin-le- Bref, et une partie du règne de Charlemagne. Yon, roi de Gascogne, qui prend le parti de son beau-frère, qui le quitte, qui y retourne, lui flotte sans cesse entre les deux partis, qui se fait moine, et que Charlemagne veut faire pendre pour ses variations ; Richardet, frère de Renaud, qui tombe aussi entre les mains de Charlemagne, et qu'il veut aussi faire pendre, rappellent sensiblement, et tout à- la-fois, le malheureux Rémistain, prince d'Aquitaine, que Pepin-le-Bref fit pendre réellement, pour avoir tour-à-tour pris, quitté, repris le parti de Gaïffre son neveu ; Hunaud, duc d'Aquitaine, frère aîné de Rémistain, qui se fit moine, et retourna au siècle, où il périt misérablement dans une guerre contre Charlemagne ; enfin Loup, duc de Gascogne, fils de Gaïffre, petit-fils d'Hunaud, petit-neveu de Rémistain, que Charlemagne fit pendre en vengeance de l'échec de Roncevaux qui fut son ouvrage.

Renaud, après avoir vaincu Roboastre, roi sarrasin de Jérusalem, lui fait trancher la tête, parce que Roboastre persiste dans le mahométisme. En général les exemples de rois pendus ou décapités, soit par haine et par vengeance, soit le plus souvent pour leur religion, ne sont pas rares chez les anciens romanciers, qui ont pour prétexte de cette abominable fiction, et l'intolérance des temps dont ils parlent, et celle des temps où ils écrivent, et l'usage des combats judiciaires, qui était d'envoyer les vaincus au supplice.

Lorsque la guerre s'était allumée entre les fils d'Aimon et de Charlemagne, à l'occasion du meurtre de Berthelot, le duc Aimon était resté comme en otage entre les mains de Charlemagne, qui eut l'inhumanité de le mener à la guerre contre eux. Dans un combat qui se livrait entre les troupes de Charlemagne et celles de Renaud, ce paladin aperçut, au milieu du carnage, un vieillard renversé de cheval, et près d'être massacré par ses soldats ; il vole à sa rencontre, pour recevoir sa foi et le dérober à la mort : il reconnaît son père ; sans se faire connaître, il lui rend à l'instant la liberté ; il le prie seulement de se charger pour Charlemagne d'une lettre dont voici la substance.

Vous avez trouvé le vrai moyen de me faire trembler, c'est de m'opposer mon père ; je vous le renvoie, puisqu'il consent à vous servir contre ses fils : Adieu. Je renonce volontairement à cette guerre. Je m'éloigne du crime, et je vais dans des lieux où, pour punir un tyran, on ne soit pas exposé à frapper un père.

Ce fut alors que Renaud partit pour la Terre-Sainte.

Cette histoire nous paraît imaginée d'après l'aventure réelle du prince Robert, dit Gambaron ou Courte-cuisse, fils aîné de Guillaume-le-Conquérant. Robert, mécontent de son père, ayant quitté la cour et s'étant mis sous la protection de Philippe Ier, roi de France, pendant les guerres de ce prince contre Guillaume, rencontra ainsi son père, sans le reconnaître, dans un combat près de Gerberoy, le renversa de cheval, et 'était prêt à le faire prisonnier, lorsque l'ayant reconnu il tombe à ses pieds avec des torrents de larmes, lui demande pardon, renonce pour jamais à des guerres qui pouvaient le rendre parricide, et saisit, quelque temps après, l'occasion de la première croisade pour passer à la Terre-Sainte.

En observant ces divers rapports, nous ne les garantissons pas tous ; nous n'assurons pas qu'ils soient tous le produit de l'imitation, quoiqu'en général beaucoup d'historiens aient été plagiaires de faits, comme les mauvais auteurs en d'autres genres le sont de pensées. On ne voit que répétition de faits d'un temps et d'un personnage à un autre temps et à un autre personnage, et de l'histoire ancienne à l'histoire moderne ; il y a sans doute des fautes qui se font toujours, et par conséquent des faits qui doivent toujours revenir ; mais nous parlons de ces faits singuliers, et, pour ainsi dire, caractéristiques, qui, suivant les régies communes de la vraisemblance, ou n'ont pas dû arriver, ou n'ont dit arriver qu'une fois ; ce sont ceux-là que les mauvais historiens, surtout les chroniqueurs, aiment à répéter et à imputer aux personnages dont ils s'occupent. Or, ce plagiat de faits doit être encore plus commun chez les romanciers, et il y est plus légitime ; s'il peut avoir l'inconvénient d'annoncer un petit défaut d'invention, ce défaut peut aussi être abondamment réparé par l'intérêt, par l'à- propos, par une application heureuse. Dans la rencontre de Renaud avec le duc Aimon son père, l'imitation est manifeste, et l'auteur nous paraît d'autant plus avoir été entraîné par le plaisir d'adapter à son récit une histoire intéressante, que la fiction, si c'en était entièrement une, nous paraîtrait un peu à contre-sens : en effet, les circonstances étaient bien différentes ; c'était malgré lui et par hasard qu'Aimon se trouvait engagé contre ses fils dans le parti de Charlemagne,

c'est parce que le meurtre de Berthelot l'avait trouvé à la cour de ce même Charlemagne, et l'avait rendu naturellement l'otage de ses fils. Ce qu'il devait désirer le plus, était d'être fait prisonnier dans le premier combat ; et l'on ne conçoit pas pourquoi Renaud ne se fait point connaître à lui, et pourquoi il le renvoie à Charlemagne, au lieu de se féliciter avec son père de le voir enfin libre de toute contrainte, et rendu à ses fils, selon leurs vœux et les siens. Le pathétique particulier de la situation de Robert, rebelle et vainqueur, à l'égard de Guillaume son père et son roi, ne pouvait avoir lieu ; mais il pouvait être remplacé par le pathétique plus doux de la situation d'un père délivré par un fils dont il était l'ennemi forcé. Nous trouvons donc dans l'histoire de Renaud une imitation manifeste de celle de Robert ; mais une imitation maladroite, telle qu'on devait l'attendre du peu de goût de ces vieux auteurs.

En général, si ces rapports des romans à l'histoire ne peuvent pas toujours servir à fixer d'une manière bien précise le temps où les romans ont été composés, ils peuvent du moins fixer, avec quelque précision, le temps au-delà duquel il ne faut pas remonter.

Nous avons dit que Charlemagne avait souvent, chez les romanciers et les poètes, la disgrâce d'être fait prisonnier ; disgrâce qu'il n'a jamais eue, mais qui étant arrivée à François Ier, son imitateur, a dû être attribuée à Charlemagne par les écrivains postérieurs à la bataille de Pavie. A la vérité, l'auteur du roman des quatre fils d'Aimon, qui écrivait longtemps avant le règne de François Ier, ne peut pas avoir voulu faire cette allusion, aussi ne nous montre-t-il point Charlemagne dans la captivité, mais seulement enlevé par Renaud, et repris à l'instant par Roland : il ne veut que relever ces deux héros aux dépens de Charlemagne, comme l'auteur du roman de Doolin de Maïence, imprimé en 1501, met un moment Charlemagne dans les fers de Dannemond roi de Danemark, avec l'attente d'être pendu le lendemain, pour le faire délivrer par l'adresse de Doolin, héros de ce roman. Plusieurs autres paladins ont encore la gloire de délivrer ainsi Charlemagne, sans que les auteurs, qui ont supposé ce prince prisonnier, ou près de l'être, aient même pu, dans le temps où ils ont écrit, avoir songé à la bataille de Poitiers ou à celle de Pavie. Boyardo, mort en 1494, l'année même de la naissance de François Ier, ne peut pas non plus avoir eu en vue la captivité de ce prince ; mais Boyardo avait laissé son ouvrage imparfait, et ses deux plus célèbres éditeurs, le Berni et le Dominichi, ne l'ont publié que sur la fin du règne de François Ier : on sait qu'ils ont pris de grandes libertés à l'égard de l'original1, qu'ils y ont fait beaucoup de changements et d'additions, et on peut croire qu'ils ont mis la main à l'histoire suivante qui se trouve dans le poème de Boyardo, tel qu'ils nous l'ont donné.

Gradasse, un des rois sarrasins, combat contre Charlemagne, et le renverse d'un coup de lance : les Sarrasins achèvent son ouvrage ; ils se jettent en foule sur Charlemagne, qui est fait prisonnier. Le lendemain, Gradasse se le fait amener ; il le place à côté de lui sur son trône ; il lui prodigue tous les respects dus à la royauté, tous les égards dus au malheur ; et traitant avec lui de sa délivrance : Je pourrais, lui-dit-il, à présent que le sort de la guerre vous a mis en ma puissance, exiger de vous la cession de la plus grande partie de vos États ; mais les miens ne sont peut-être déjà que trop étendus ; je me contente de la gloire ou du bonheur d'avoir vaincu ; que la paix et votre amitié soient le fruit de ma victoire. Il demanda seulement quelques monuments chevaleresques, tels que le cheval Bayard, et l'épée Durandal, bagatelles pour des rois, objets importants pour des chevaliers.

Ce qu'il y a de remarquable dans cette histoire, c'est que la conduite que le poète fait tenir au vainqueur de Charlemagne est précisément l'avis que l'évêque d'Osma, confesseur de Charles-Quint, et un de ses principaux conseillers, ouvrit dans le conseil de cet empereur pour la délivrance de François Ier. Le duc d'Albe rejeta cet avis comme dévot et chimérique, et entraîna tout le conseil. Dans le même temps le fameux Érasme indiquait dans ses écrits ce parti généreux, comme le seul moyen d'assurer la paix. C'était, dirent dédaigneusement les ministres de Charles-Quint, l'idée d'un bel esprit, fort belle en morale et sur le papier, mais qui ne valait rien en politique. Deux siècles de guerre, suite de la rigueur du traité de Madrid, et de l'inexécution nécessaire de ce traité si dur, ont prouvé que c'était l'avis du confesseur et du bel esprit qu'il aurait fallu suivre.

Astolphe, paladin anglais, vainqueur de Gradasse dans un combat singulier, délivre Charlemagne et tous les prisonniers chrétiens, sans qu'il en coûte ni Bayard ni Durandal. Charlemagne, qui, dans sa cour, l'avait traité autrefois avec une indifférence voisine du mépris, voulut lui faire, sur la liberté qu'il lui devait, des remerciements, et sur sa valeur, des compliments, qu'Astolphe reçut à son tour avec assez d'indifférence en partant pour de nouveaux exploits.

Ogier le Danois, dans le roman de son nom, imprimé en 1525, délivre aussi deux fois Charlemagne, une fois dans un moment où, renversé et désarmé, il allait tomber entre les mains des Sarrasins et des Danois ; une autre fois dans la bataille que Charlemagne gagna, en 774, contre Didier, roi des Lombards. Mais pour entendre dans quelles circonstances Ogier lui rendit ce dernier service, il faut reprendre les choses de plus haut.

Ceux d'entre les romanciers qui ont été peu favorables à Charlemagne, se sont plu à lui donner un fils indigne de lui, et à lui supposer une tendresse aveugle pour ce fils. Charlot — c'est le nom ridicule par lequel ils ont désigné ce jeune prince — se déshonore par toute sorte de lâchetés et de bassesses cruelles. Son moindre tort est de se tenir à l'écart pendant les combats, prudence alors déshonorante, même pour les princes nous avons vu, et nous verrons de lui, des actions bien plus condamnables encore. Observons seulement, quant à présent, l'erreur des romanciers, relativement à ce fils de Charlemagne ; le nom qu'ils lui ont donné semble désigner Charles, l'aîné des fils d'Hildegarde : ce prince, si digne de son père par sa valeur et ses vertus, ne méritait pas d'être ainsi défiguré ; les romanciers ne trouvaient, pour le peindre si désavantageusement, aucun prétexte dans l'histoire : mais il est aisé de voir la source de leur erreur : elle est dans la confusion des événements et des personnes, effet ordinaire de l'ignorance. Une tradition confuse avait appris aux romanciers que Charlemagne avait eu un fils coupable, et celui de tous les fils de ce monarque, qui avait laissé le nom le plus célèbre, était Charles, l'aîné de ses fils réputés légitimes ; ils confondirent le fils coupable avec le fils illustre, le fils bâtard avec le fils légitime ; ils prirent, en un mot, Charles pour Pepin-le-Bossu, et ils lui imputèrent des crimes trop faibles encore pour un fils dénaturé qui avait poussé la scélératesse jusqu'à vouloir assassiner son père. Il est vrai qu'ils donnèrent à Charlemagne, pour ce fils, une tendresse aveugle qu'il n'eut jamais pour Pepin-le-Bossu ; mais s'ils se trompaient sur ce point à l'égard de Pepin-le-Bossu ils ne se trompaient point à l'égard de Charles, et en général ils risquaient peu de se tromper, en faisant de Charlemagne un père tendre et facile.

Avant que la poltronnerie, le moindre vice du prince Charlot, fût si bien connue, Caraheu, roi sarrasin de Tunis, vint dans le camp de Charlemagne défier ce jeune prince, et jeta devant lui le gage de bataille, que Charlot eût osé laisser à terre, si son père, charmé de trouver pour lui une si belle occasion de gloire, ne lui eût expressément ordonné de le relever. Le prince de-voit avoir pour second le célèbre Ogier le Danois, et Caraheu avait choisi, pour le sien, Sadon son amiral. Au jour marqué, Ogier paraît seul dans la lice du côté des Français, en présence des deux chevaliers sarrasins. On attend le prince Charlot ; on l'attend en vain, au moins pour combattre : tout-à-coup une troupe nombreuse enveloppe Caraheu et Sadon, et Ogier, avec autant de confusion que d'indignation, aperçoit la queue de cette troupe, et comme en un lieu de réserve, le lâche Charlot, qui, à l'abri de tout danger, ordonnait qu'on s'assurât des chevaliers sarrasins, ou qu'on les tuât. Ogier ne balance pas à prendre le parti que l'honneur lui dicte ; il se joint à Caraheu et à Sadon, met Charlot en fuite et dissipe son escorte. Ce fut l'origine d'une haine implacable que Charlot conçut contre Ogier, et qu'il étendit à sa famille. Pour le moment, il trompa comme il put Charlemagne, par un faux récit ; il joignit le mensonge à la lâcheté, et poussa l'un et l'autre jusqu'à une impudence stupide : car, comment pouvait-il se flatter de n'être pas démenti à l'instant par la publicité et la notoriété des faits ? Ogier désabusa Charlemagne, et la haine de Charlot pour Ogier s'en accrut. Nous avons vu comment Charlot tua, dans une querelle née au jeu des échecs, le jeune Baudouin fils d'Ogier ; et les romanciers font sentir que la haine et la jalousie eurent autant de part à cette violence que le chagrin de perdre au jeu. Nous avons vu comment Ogier, dans sa douleur, s'oublia jusqu'à insulter Charlemagne, et que, pour échapper à la mort ou à la prison, il ne lui resta d'autre ressource que la fuite : il se retira, dans son désespoir, à la cour de Didier, roi des Lombards, ennemi déclaré de Charlemagne, et lui offrit ses services qui furent acceptés avec transport, et qui furent en effet très utiles à Didier.

On ne sait pas bien précisément d'où venait à Ogier ce surnom de Danois ; s'il était ainsi nommé parce qu'il était né en Danemark, ou parce que sa valeur lui fit quelque établissement et lui acquit quelque petit État dans les contrées du nord, aux dépens de ces Danois ennemis de Charlemagne, ou si c'était un titre de gloire qui attestât ses victoires, et s'il fut nommé le Danois, comme Scipion était nommé l'Africain, et Metellus le Numidique. Les romanciers varient sur ce point.

Quant à la retraite d'Ogier à la cour du roi des Lombards, elle paraît avoir quelque fondement dans l'histoire : divers auteurs croient trouver Ogier-le- Danois dans un seigneur austrasien, nommé Auchaire, qui, lorsque Charlemagne, appelé par la nation, enleva aux enfants de Carloman son frère les États de leur père, suivit et joignit ces enfants déshérités à la cour de Didier, roi de Lombardie, leur fut toujours fidèle, et finit par se faire moine à Saint-Faron de Meaux.

C'est donc en combattant sous Didier, roi des Lombards, pour les enfants de Carloman, jeunes princes dont les romanciers paraissent avoir ignoré jusqu'à l'existence, que le vaillant. Ogier rencontre, sans le reconnaître, Charlemagne au milieu de la mêlée, le renverse, et l'ayant ensuite reconnu, plein de remords d'avoir traité ainsi son suzerain, l'aide à se relever et à remonter à cheval. Si le roman d'Ogier-le-Danois a été composé ou corrigé la même année où il a été imprimé, c'est-à-dire en 1525, époque de la bataille de Pavie, ce trait ne pourrait-il pas être regardé comme une allusion à l'histoire du connétable de Bourbon et de Pompérant, mécontents heureux qui font prisonnier le prince qui les avait proscrits ?

Dans le roman intitulé Histoire du preux Meurvin, fils d'Obier-le-Danois imprimé en 1539 et 1540, époque postérieure à la captivité et à la délivrance de François Ier, le jeune Meurvin, qui ne connaît point sa naissance, qui est élevé dans la religion mahométane et engagé au service des Sarrasins, fait prisonnier Charlemagne ; mais ensuite s'étant connu et converti, et ayant abandonné les Sarrasins, il délivre ce prince.

L'archevêque Turpin, en faisant sa tournée dans son diocèse, rencontre Ogier qui voyageait inconnu en France, au risque de sa liberté, au risque même de sa vie : Turpin avait été son ami particulier ; il lui fait, sur sa rébellion, à-peu-près les mêmes reproches que le chevalier Bayard fait au connétable de Bourbon à la retraite de Romagnano. Ogier ayant paru en être touché, et ayant donné des marques de repentir, comme en donna aussi le connétable de Bourbon, s'il est vrai qu'il voulait faire la conquête du royaume de Naples pour François Ier, et qu'il ait écrit à ce prince : Naples vous donnera des preuves de ma repentance, Turpin conçut le projet de réconcilier Ogier avec Charlemagne, et de l'amener à ses pieds. Ogier y consentit. Turpin, en annonçant cette nouvelle à Charlemagne, lui dit : J'ai ramené au bercail la brebis égarée. — Dites, le coupable au supplice, et je vous en remercie, répondit Charlemagne. Une telle pensée, répliqua Turpin, eût été bien indigne et d'un évêque et d'un chevalier. Je crois, en effet, avoir droit à votre reconnaissance, quand je vous procure les services d'un héros qu'un juste désespoir écartait de son devoir. Soyez moins sensible à l'insulte d'un vassal, et plus indulgent pour la douleur d'un père ; et comptez que je mourrai plutôt que de souffrir qu'il soit fait le moindre mal à un homme, à un ami qui s'est confié à ma foi.

Charlemagne rougit de son emportement ; il renonça au projet qu'il avait eu d'abord de faire arrêter Ogier ; il se contenta de le laisser entre les mains de l'archevêque, qu'il chargea d'en répondre, et auquel il recommanda de ne le pas laisser sortir de son palais archiépiscopal de Reims ; il exigea même que Turpin fit faire à Ogier une sorte de pénitence ; il régla ce qu'on donnerait au prisonnier pour sa nourriture : elle fut bornée à un quartier de pain, une pièce de viande et un demi-setier de vin par jour. L'archevêque se donna la licence d'interpréter en ami chacun de ces articles. Il fit faire des pains énormes, dont le quart ou quartier eût suffi pour rassasier plusieurs personnes. La pièce de viande fut une cuisse de bœuf ou une moitié de veau, de mouton ou de chevreuil ; le demi- setier de vin fut un demi-tonneau d'excellent vin de Champagne, sous prétexte que le nom de setier s'appliquait également à de grands tonneaux et à de petites mesures. On voit que les chevaliers de ce temps étaient de grands mangeurs, et n'étaient pas de médiocres buveurs.

Charlemagne avait aussi défendu qu'on laissât voir à Ogier aucun de ses parents, et en général aucun chevalier ; mais, sous un archevêque aussi Guerrier que Turpin, tous les chanoines étaient guerriers, et la plupart avaient d'ailleurs de jolies nièces : ainsi Ogier trou-voit à s'entretenir et de guerre et d'amour ; et sa pénitence, grave aux soins de l'archevêque, était très mitigée.

Elle fut, de plus, abrégée par les événements. Les Sarrasins, conduits par Bruhier le géant, vinrent ravager la France et défier la chevalerie française. Roland et Renaud étaient absents ; Turpin proposa d'opposer Ogier à Bruhier : on lui objecta qu'Ogier devoir être exténué par le jeûne et la pénitence. Turpin répondit pour lui, que son bon tempérament avait triomphé de cette épreuve, et que sa valeur triompherait de Bruhier. Ogier fut donc tiré de sa prison pour combattre le géant ; il ne mit au service qu'il allait rendre qu'une condition ; ce fut que le prince Charlot lui fît des satisfactions suffisantes pour la mort de son fils, non pas cependant qu'il se battît avec lui, car on savait bien que le prudent Charlot tuait quelquefois ses ennemis' en traître, mais qu'il ne se commettait point au hasard d'un combat ; et Ogier n'en demanda pas tant, il se contenta d'exiger que Charlot lui fît des excuses, et Charlemagne y consentit. Ogier combat contre Bruhier, et le tue ; cependant Charlot n'avait point encore fait les satisfactions convenues, et Ogier, devenu plus exigeant par sa victoire, et par le besoin qu'on, avait du vainqueur de Bruhier, pour dissiper l'armée des Sarrasins, autorisé d'ailleurs par les délais de Charlot, demanda que ce prince, attendu qu'il était en retard, lui fût remis, et qu'il pût en faire tout ce qu'il voudrait : on y fit consentir Charlemagne avec peine, en lui alléguant d'un côté le besoin de l'État, qui devait déterminer à tout, et de l'autre la générosité d'Ogier, dont on pouvait tout attendre. Le prince fut donc amené au milieu de l'assemblée des pairs et des barons, et remis entre les mains d'Ogier. A l'instant, celui-ci tirant la redoutable épée Courtain, encore teinte du sang de Bruhier, et saisissant Charlot par les cheveux, fit craindre à toute l'assemblée de voir tomber la tête du fils aux yeux du père. Charlemagne, pour la première fois, connut la frayeur, et n'ayant plus le temps de tomber lui-même aux pieds d'Ogier pour lui demander la grâce de son fils, il détournait, du spectacle de sa mort, des yeux épouvantés, en poussant un cri douloureux, lorsqu'Ogier s'arrêtant de lui-même, relâchant sa victime, et déposant son épée aux pieds de Charlemagne : Ô mon empereur, dit-il, pardonne-moi cette feinte vengeance, et conçois, par ce que ton cœur vient d'éprouver, quelle a dû être la douleur d'un père réellement privé de son fils. Je te laisse le tien. Celui qu'il m'a ravi valait beaucoup mieux sans doute. Je n'ai pas même la consolation de pouvoir te féliciter du bienfait que tu reçois de moi aujourd'hui ; je te sacrifie ma vengeance, ou plutôt je l'abandonne au ciel ; il ne permettra pas que tes peuples soient soumis à un tyran, ni que Charlemagne soit si mal remplacé. Cette prédiction fut accomplie, soit que Charlot fût véritablement le prince Charles, ou qu'il désignât seulement Pepin-le-Bossu ; ni l'un ni l'autre n'a survécu à son père.

Charlot continue de se rendre odieux et méprisable, de se conduire par les conseils de tous les traîtres de la cour, de persécuter les gens de bien et les chevaliers illustres ; il se met en embuscade pour attaquer les princes Girard et Huon de Bordeaux, fils de Sévin duc d'Aquitaine, et pour envahir l'Aquitaine par leur mort. Armé de toutes pièces, il attaque Girard, qui était sans armes, et qui d'ailleurs n'était qu'un enfant, il le perce de sa lance. Ce fut le dernier de ses crimes, ce fut du moins le dernier qu'il put consommer : cette lâcheté cruelle, qui n'était pas, à beaucoup près, la seule de ce genre qu'il du commise, fut punie à l'instant par une mort méritée. Huon arrivant sur le lieu, lui demande compte du sang de son frère, qu'il voyait couler. Huon est sans armes, aussi bien que Girard, du moins il n'a que son épée ; il reçoit dans le bras le coup de lance que Charlot lui porte contre toutes les lois de la chevalerie, et s'élançant sur lui, il lui fend la tête de son épée, et le laisse mort sur la place. Charlemagne veut venger sa mort, et persécute Huon, qui, protégé par des magiciens, tire sa gloire de cette persécution même.

En général, comme nous l'avons dit, l'esprit des romans espagnols et italiens qui traitent de ces temps n'est pas favorable à Charlemagne, ennemi et conquérant de l'Espagne et de l'Italie : mais d'ailleurs l'esprit des romans de chevalerie est de mettre la chevalerie au-dessus de tout, au-dessus même de la royauté : c'est dans cette vue que, d'après leurs fictions, Charlemagne, quoiqu'on ne lui refuse pas la valeur, quoiqu'il se batte souvent et en bataille rangée et en combat singulier, quoique dans ses duels il ait un avantage décidé sur Marsile, roi sarrasin, père de Ferragus, sur Witikind et sur Diaulas son fils, rois ou chefs des Saxons, est encore plus souvent démonté, renversé, repoussé, et toujours délivré, vengé, rétabli par la valeur de ses paladins, surtout par celle de Roland.

La confusion des événements, des temps et des personnes, est non seulement ordinaire, mais continuelle chez les romanciers ; cependant, comme nous l'avons dit encore, avec de l'attention on les retrouve et on les distingue : le siège de Paris par les Normands, sus Charles-le-Gras, était un évènement assez important pour être resté dans la mémoire des hommes ; mais tous les événements étaient fort brouillés dans la mémoire des romanciers, et surtout des romanciers étrangers. Au lieu des Normands, ils ont mis les Sarrasins ; au lieu de Charles-le-­Gros ou le Gras, c'est Charles-le-Grand — Charlemagne —. Agramant, roi sarrasin de Bizerte en Afrique, assiège Paris, et le presse si vivement, que Charlemagne ne pouvait plus le défendre : c'est encore par la valeur des paladins, particulièrement par celle de Roland, que cette capitale de l'empire français est délivrée, et que les Sarrasins sont repoussés jusqu'au fond de l'Espagne, et jusque dans l'Afrique.

Léon Porphyrogénète, fils de l'empereur grec Constantin Copronyme, demande en mariage l'héroïne Bradamante, qui lui préfère Roger, simple paladin. Léon, quoiqu'il, ne soit pas sans vertus, est effacé par son rival, en générosité, en valeur, en amour, en grâces, en talent de plaire. Tout cela est bien dans l'esprit des romans de chevalerie. Charlemagne, pour dédommager le prince Léon, lui donne une de ses filles en mariage. Ceci s'explique encore par la confusion des temps et des personnes ; ce prétendu mariage d'une fille de Charlemagne avec le prince de Grèce a pour fondement dans l'histoire : 1° la proposition que l'empereur grec Constantin Copronyme fit, non pas à Charlemagne, mais à Pepin-le-Bref, de marier le prince Léon, non pas avec une fille de Charlemagne, mais avec la princesse Gisèle sa sœur ; 2° les négociations, qui furent en effet poussées très loin pour le mariage de la princesse Rotrude, fille de Charlemagne, non pas avec Léon, qui n'eut jamais d'autre femme qu'Irène, mais avec Constantin Porphyrogénète fils de Léon et d'Irène ; 3° les propositions qui furent faites pour la réunion de l'empire d'Orient avec l'empire d'Occident, par le mariage de Charlemagne lui-même avec Irène.

Berthe, sœur de Charlemagne, femme de Milon et mère de Roland, ne fut pas aussi fidèle qu'elle le devait peut-être à la mémoire d'un mari pour qui elle avait tant souffert, et qui avait tant souffert pour elle ; après la mort de Milon, elle avait épousé ce fameux Ganelon, de la maison de Mayence, si connu par ses perfidies, qui l'ont fait surnommer le félon : cette réputation funeste paraît s'étendre à tous ceux de sa maison, et même au peuple de Mayence ; le nom des Mayençais est toujours accompagné, chez les romanciers, de l'épithète de perfides, sans qu'on puisse savoir la raison de cette tradition romancière, ni si elle a quelque fondement dans l'histoire. Ganelon, devenu le beau-frère de Charlemagne, gouverne ce prince, et ne cesse de le tromper ; il lui fait commettre toutes les fautes les plus capables de lui nuire ; il le rend l'ennemi de tous les paladins les plus capables de le servir : c'était lui qui inspirait à Charlot toutes ses bassesses et toutes ses violences ; il était surtout, et il le rendait l'éternel persécuteur de la maison du duc Aimon. Renaud et ses frères ont pour défenseur, contre lui, l'enchanteur Maugis leur cousin, qui joue, en toute occasion, à Charlemagne, des tours plus plaisants, mais moins perfides et moins funestes que ceux de Ganelon ; les tours de Maugis ont toujours pour objet de donner le change à la fureur aveugle de Charlemagne, de dérober à ses coups les fils d'Aimon, et de les garantir des artifices de Ganelon. Renaud, à son départ pour la Terre-Sainte, avait laissé en France deux fils : Ganelon les fait accuser d'avoir attenté à la vie de Charlemagne ; il le persuade à ce prince, qui est prêt à les faire périr, lorsque Renaud arrive, vainqueur des Sarrasins, et conquérant des lieux saints : il est clair qu'ici Renaud est confondu avec Godefroy de Bouillon, et le huitième ou neuvième siècle avec le onzième ou le douzième. Le fils aîné de Renaud combat seul, aux yeux de son père, deux des accusateurs subornés et apostés contre lui par Ganelon ; il tue l'un, et oblige l'autre à confesser son imposture : mais Ganelon reste alors à couvert comme un homme qui a été trompé par une fausse accusation.

Cependant Maugis, sous une figure d'emprunt, et sous un nom supposé, rend à l'église des services, pour lesquels il est fait cardinal par le pape Léon III, qui même le désigne pour son successeur au trône pontifical. Voilà Maugis pape, grâce à ses enchantements. On conjecture, avec assez d'apparence de raison que ce magicien, devenu pape par ses sortilèges, peut désigner le fameux Gerbert, précepteur de Robert roi de France, et successivement archevêque de Reims, archevêque de Ravenne, puis pape, sous le nom de Silvestre II, dont les promotions successives aux sièges de Reims, de Ravenne et de Rome, ont donné lieu à ce mauvais vers si connu :

                              Scandit ab R. Gerbertus ad R. fit Papa Regens R.

Les connaissances de ce pontife dans les mathématiques, dont on ne savait, de son temps, que le nom, l'ont fait passer pour sorcier ; et quand on te vit parvenu de dignités en dignités jusqu'au pontificat, on ne douta plus de sa magie. A la vérité, Silvestre II, loin d'être le successeur immédiat de Léon III, et d'avoir pu être désigné par lui, était postérieur de près de deux siècles à Charlemagne et à Léon ; mais un tel anachronisme n'est rien pour nos vieux romanciers. Charlemagne, mort quelques années avant Léon III, vint à Rome, selon eux, pour complimenter le successeur de Léon : il fut fort étonné de voir représentés dans des tableaux fantastiques, qu'il prit pour des peintures à fresque, tous les tours que Maugis lui avait joués ; il en témoigna sa surprise et son mécontentement au nouveau pape, qui rejeta tout sur le hasard, et qui, cherchant en apparence à l'en dédommager, lui annonça, pour le lendemain, comme un spectacle qui devait lui être très agréable, la cérémonie de la canonisation d'un saint ; et ce saint était Renaud de Montauban, l'ennemi de Charlemagne, mort depuis peu en odeur de sainteté. Tous ces incidents étonnaient et désobligeaient l'empereur, mais sans lui donner le moindre soupçon sur la personne du pape. Charlemagne lui fit sa confession générale,

dans laquelle il lui avoua qu'il ne pouvait pardonner à Maugis ; le pape fit à son tour à Charlemagne sa confession générale, dans laquelle il lui avoua qu'il était Maugis. Il semble que l'effet de cette double confession aurait dû être d'ouvrir les yeux à Charlemagne sur les félonies de Ganelon ; cependant Charlemagne continue à se gouverner par les conseils de ce traître, et le pape, redevenu Maugis, quitte Rome et le Saint-Siège, trouvant apparemment que la papauté ne valait pas ce qu'il avait quitté pour elle : il retourne à sa grotte et à ses enchantements, qui n'ont plus cependant la même vertu, du moins dans tous les cas, car nous allons voir qu'ils ne purent garantir d'une mort cruelle trois des fils d'Aimon, ni Maugis lui-même. Ganelon prend les habits et les armes de l'empereur, et assassine par derrière Richard ou Richardet, l'aîné des trois frères, qui était alors désarmé. Richardet, comme le voulait Ganelon, se croit assassiné par l'empereur, et le dit en mourant à ses deux frères Allard et Guichard, auxquels il demande vengeance : ceux-ci guidés par leur ressentiment et par leur fureur, courent à la tente de Charlemagne, le frappent, le blessent, puis, effrayés de ce qu'ils viennent de faire, ils prennent la fuite, comme avait fait Ogier-le-Danois dans un cas semblable ; Charlemagne les poursuit, entoure le lieu de leur retraite, y fait mettre le feu, et les y brûle impitoyablement.

Cette horrible catastrophe paraît être une allusion à la cruauté de Clotaire, lorsqu'il brûla, dans une grange, son fils, sa belle-fille, et leurs enfants innocents. Mais du moins les frères de Renaud, quoique parents de Charlemagne, n'étaient point ses enfants, et la fiction n'a pas osé être aussi atroce que la vérité.

Maugis s'était enfermé avec ses cousins dans l'espèce de roche ou de forteresse qui fut leur dernier asile, et il y fut brûlé avec eux. Charlemagne voulut repaître ses yeux des cendres de ses victimes, comme dans la suite Charles IX, après le massacre de la Saint-Barthélemy, alla voir le cadavre de l'amiral de Coligny, attaché au gibet de Montfaucon.

Tout était consumé, excepté une main, qu'on reconnut pour être celle de Maugis, et qui tenait un rouleau de papier où était écrite la condamnation de Ganelon, comme celle de Balthasar l'était dans les trois mots mystérieux qu'une main divine traça sur la muraille pendant le festin que ce prince donnait à toute sa cour. Le papier de Maugis annonçait à Ganelon qu'il lui restait encore un crime à commettre, avant de recevoir le juste et inévitable châtiment de tous ceux qu'il avait commis. Ce dernier crime de Ganelon est celui qui causa la mort de Roland son beau-fils, et d'Olivier : Ganelon, éternel ennemi des gens de bien et des paladins illustres, persécutait son beau-fils comme il trahissait son beau-frère ; il aurait voulu les perdre l'un par l'autre. Cependant ses artifices ne purent parvenir à détacher Charlemagne d'un neveu qu'il aimait uniquement ; il s'y prit d'une autre manière pour priver l'État d'un défenseur tel que Roland.

Alors régnaient à Saragosse deux rois sarrasins, nommés l'un Marsile ou Marsite, l'autre Baligand, tous deux ennemis de Charlemagne. Gagné par leurs présents, et entraîné par le penchant qui le portait à nuire, Ganelon traita secrètement avec ces deux princes, pour leur livrer une partie de l'armée française ; ce fut à son instigation et d'après ses avis qu'ils laissèrent passer les défilés des montagnes au gros de l'armée française, commandée par Charlemagne, et qu'ils se jetèrent sur l'arrière-garde, commandée par Roland et par Olivier1. Roland, après avoir fait des prodiges de valeur, tels qu'il savait en faire, après avoir vu périr le brave Olivier, son ami et son compagnon d'armes, se voyant près de succomber sous le nombre, eut recours à sa dernière ressource. Il avait un cor magique, qui rendait au loin des sons tantôt gais, tantôt effrayants, et qui lui servait également à sonner l'alarme et à célébrer ses victoires ; il se mit à en donner de toute sa force. Charlemagne, qui avait déjà passé les montagnes et qui commençait à s'étendre dans la plaine, averti par ce bruit du danger de son neveu, voulut voler à son secours ; mais Ganelon sut si bien lui persuader que c'était un son de victoire, et non un signal de détresse, que Charlemagne poursuivit sa route2. Après un intervalle de temps, pendant lequel Roland, presque écrasé sous un monceau de morts, avait suppléé, par son désespoir, au secours qu'il avait en vain attendu de son oncle, le son du cor se fit entendre une seconde fois d'une manière si épouvantable, que Charlemagne, ne pouvant plus être trompé sur le danger de son neveu, mais étant alors trop éloigné pour pouvoir ramener assez tôt l'armée à son secours, envoya devant lui Baudouin, frère de Roland, et Théodoric, son ami. Ceux-ci le trouvèrent expirant. Sa gorge s'était enflée les veines de son gosier s'étaient rompues par la violence dont il avait donné de son cor, toutes ses plaies s'étaient rouvertes, il vomissait le sang par la bouche et par les narines, il était tombé dans les flots de ce sang et ne pouvait plus se relever3 ; il reconnut son frère et son ami, leur demanda un peu d'eau à boire, et comme ranimé par ce secours, il leur fit sa confession, et mourut dans leurs bras et dans ceux de l'archevêque -Turpin, qui lui fit une épitaphe, rapportée par le faux Turpin, de qui elle est.

Charlemagne n'ayant pu arriver assez tôt pour sauver son neveu, chercha sa consolation dans le soin de le .venger ; il battit les Sarrasins, et en fit un grand carnage. Leur roi Baligand fut tué dans cette seconde affaire. En expirant, il révéla la perfidie de Ganelon. Celui-ci, près d'être livré au supplice, pour prolonger sa vie et peut-être la sauver, réclama les usages de la chevalerie, non pas qu'il fût assez brave pour oser combattre lui-même ; mais à force de protester de son innocence, il parvint encore à tromper un chevalier, nommé Sinabéat, qui consentit à lui servir de champion : il paya cher sa crédulité ; Théodoric combattit contre lui, le tua, et Ganelon, convaincu par la défaite de son champion, fut tiré à quatre chevaux.

Les restes d'Olivier et de Roland furent transportés à Blaye, où ils reposent dans une belle église. On eut soin d'enterrer avec Roland les morceaux de l'épée Durandal, qu'il avait brisée en mourant, et le fameux cor dont il avait tant sonné en vain, et qui aurait pu le sauver, sans la perfidie de Ganelon.

Le souvenir des exploits de Roland s'est longtemps conservé dans ces chants militaires qu'on appelait la chanson de Roland, c'était une espèce de romance qui contenait toute l'histoire de ce paladin, depuis sa naissance jusqu'à sa mort ; les soldats la chantaient pour s'animer aux combats par l'exemple d'un tel héros.

Cet usage a duré sous toute la seconde race et bien avant encore sous la troisième. Nous voyons que le jour de la bataille de Poitiers, le roi Jean qui, avant d'avoir connu le malheur et la captivité, était souvent un maître dur et injuste, entendant des soldats chanter cette chanson, ce qui devait lui paraître d'un bon augure et d'un bon exemple, leur dit avec humeur : Il y a longtemps qu'on ne voit plus de Rolands parmi les Français, et qu'un vieux soldat se sentant blessé de ce reproche, lui répondit fièrement : C'est qu'ils n'ont plus de Charlemagne pour les conduire.

Le roman de Guérin de Monglave est, comme celui des Quatre Fils d'Aimon, l'histoire absolument défigurée et presque méconnaissable des ducs d'Aquitaine du temps de Charlemagne. Cette guerre d'Aquitaine, dont la sécheresse des chroniqueurs nous a laissé ignorer le vrai principe et les détails, tenait à de grands intérêts et à de grandes passions, et doit avoir été un des plus considérables événements des règnes de Pepin-le-Bref et de Charlemagne : aujourd'hui qu'il est avéré que ces ducs d'Aquitaine descendaient de Clovis de male en mâle, par une filiation bien claire et bien prouvée, on conçoit l'acharnement avec lequel Pepin et Charlemagne poursuivirent cette race illustre ; on conçoit et on déteste encore plus l'odieuse violence du traitement qu'ils firent à quelques-uns de ces princes ; on voit encore dans la charte d'Alaon des traces de cette haine héréditaire entre les princes carlovingiens et les princes d'Aquitaine ; Charles-le-Chauve y insulte à la mémoire du duc Loup. Les romanciers, qui écrivaient dans un temps où la filiation des ducs d'Aquitaine était ignorée et leur histoire oubliée, ont tout brouillé, jusqu'aux noms.

Dans le roman de Guérin de Monglave, Charlemagne joue aux échecs contre Guérin, duc d'Aquitaine, son royaume de France, le perd, et ne pousse point la probité, ou, si l'on veut, la folie jusqu'à payer ; ruais il en résulte pour les princes d'Aquitaine un droit qu'ils réclament dans l'occasion. Hunaud qui, dans l'histoire, est un prince légitime, détrôné et faisant des efforts pour remonter sur le trône, ne paraît, dans le roman de Guérin de Monglave, qu'à titre de bâtard et d'usurpateur, d'ailleurs lâche et traître, et justement puni de son usurpation. Il est aisé cependant de retrouver dans l'histoire le fondement de cette erreur. Hunaud s'était fait moine : Gaïffre, son fils, lui avait succédé de son vivant ; Pepin-le-Bref avait conquis et confisqué le duché d'Aquitaine sur Gaïffre, qui était mort dans le même temps. Il semblait que si quelqu'un avait dû alors réclamer ce duché, c'aurait dû être Loup, fils de Gaïffre. Ce fut Hunaud qui sortit de son cloître pour le revendiquer ; il n'est pas étonnant qu'il ait paru y avoir peu de droit, et qu'à travers une tradition éloignée et confuse, on ait voulu expliquer par la bâtardise ce défaut apparent de droit. Je m'explique. Les romanciers avaient quelque idée de l'histoire, mais c'était une idée superficielle et imparfaite ; ils avaient entrevu vaguement que les historiens n'étaient pas favorables aux prétentions de Hunaud, il ne leur en avait pas fallu davantage pour le croire et le dire bâtard.

Les ducs légitimes d'Aquitaine, dans le roman de Guérin de Monglave, sont donc Guérin et ses quatre fils — car il en a quatre, comme le duc Aimon, savoir, Arnaud, Milon, Regnier et Girard —. Dans des instructions que le duc d'Aquitaine Guérin donne à deux de ses fils, en les envoyant à la cour de Charlemagne, il leur dit : Attachez-vous à son service, et ne le fâchez en rien, car ce prince est léger de colère.

Girard, le plus jeune des quatre fils de Guérin, devient le favori de Charlemagne, qui veut le marier avec la duchesse douairière de Bourgogne, dont Girard est aimé ; un obstacle invincible s'oppose à ce mariage, Girard aime ailleurs ; mais la duchesse de Bourgogne est bien dédommagée, si la grandeur peut dédommager de l'amour. Charlemagne lui-même devient amoureux d'elle ; la duchesse l'épouse, moitié par dépit, moitié par ambition, et son amour pour Girard se tourne en haine et en fureur, comme fait, dit-on, l'amour chez les femmes, quand il est dédaigné. Cette reine, que l'auteur appelle tantôt la reine, tantôt l'impératrice — car aucun de ces romanciers ne sait distinguer le temps où Charlemagne n'était que roi et celui où il fut empereur —, cette reine, par l'humeur aigre, altière et vindicative que l'auteur lui donne, ressemble beaucoup à Fastrade, et c'est elle vraisemblablement que l'auteur a eue en vue. Un jour, Girard, rendant hommage à Charlemagne, pour de grands fiefs dont ce monarque venait de l'investir, la reine, qui était assise sur le trône à côté dei roi, saisit le moment où Girard s'inclinait devant son bienfaiteur, et sous prétexte de prendre sa part des soumissions du vassal, elle lui porta mi peu fortement le pied au visage, comme pour le lui faire baiser. C'était trop peu, si c'était vengeance ; c'était trop, si c'était faveur. Girard dissimula ce que ce mouvement avait pu avoir d'insultant pour lui dans l'intention de la reine, et baisa ce pied avec respect, mais sans plaisir. Plusieurs années après, Aimery, fils d'Arnaud et neveu de Girard, jeune homme d'une audace téméraire et sauvage, peu respectueux pour les dames et même pour les reines, et ayant eu, par cette audace même, des succès auprès d'elles, parut à la cour de Charlemagne. La reine, moitié en riant, moitié sérieusement, se plaignit à lui de ce qu'elle appelait les froideurs de Girard son oncle ; elle prit plaisir à lui conter la vengeance assez ridicule qu'elle en avait prise, et voulant rendre sensible, par le geste, l'action qu'elle avait faite alors, et dont apparemment elle se savait bon gré, elle porta de même le pied au visage d'Aimery. Celui-ci, incapable de souffrir l'ombre d'une insulte, et saisissant l'occasion de venger son oncle, prit le pied de la reine, et l'éleva si haut, qu'il la mit dans l'attitude la plus indécente. Aux cris que poussèrent les femmes de la reine, les officiers accoururent ; Aimery n'échappa qu'avec peine.

Nous croyons trouver dans ce récit une allusion sensible à deux traits historiques fort connus.

L'un est que l'empereur Frédéric Barberousse, étant allé se jeter aux pieds du pape Alexandre III, pour lui demander pardon d'avoir soutenu contre lui plusieurs antipapes, Alexandre eut l'insolence de mettre à l'empereur le pied sur la tête, en citant ce passage :

Vous marcherez sur l'aspic et le basilic, et vous foulerez aux pieds le lion et le dragon.

Frédéric répondit :. C'est à Pierre, non à vous que ces paroles ont été dites.

Alexandre répliqua :. Et à Pierre et à moi.

Observons que Frédéric, en faisant ainsi le théologien hors de propos, au lieu de faire le prince, réfutait fort mal le pape, et lui donnait trop d'avantage. Le passage cité par Alexandre n'est point de l'évangile, c'est le treizième verset du psaume 90, et il n'a pas été dit à Pierre plus qu'à tout autre.

Le second trait historique est celui de ce Danois ou Normand, qui, rendant hommage à Charles-le-Simple pour la Neustrie ou Normandie, au nom du duc Rollon, et obligé de baiser le pied du roi, le lui leva si haut, qu'il le fit tomber à la renverse : insolence qu'on feignit de prendre pour de la maladresse.

Le premier trait paraît avoir servi de modèle à l'action de la reine, le second à celle d'Aimery.

Nous avons dit que ces faits singuliers et extraordinaires, qu'on peut regarder comme des phénomènes dans l'histoire, sont précisément ceux que les chroniqueurs ignorants et les vieux romanciers aiment à répéter soifs différents noms, en y joignant le plus souvent des circonstances qui les défigurent. Rien de plus-singulier que l'histoire de ce chien qui, par ordre et en présence de Charles V, se battit en duel contre l'assassin de son maître, et l'ayant vaincu, le força d'avouer son crime. Ce fait, rapporté et prouvé dans les monuments de la monarchie française de dom Montfaucon, est représenté sur une cheminée du château de Montargis.

Dans le roman de Milès et Amys, c'est un singe, au lieu d'un chien, qui combat et qui est vainqueur ; ce qui est encore moins naturel : il est vrai que l'auteur du roman donne à ce singe une intelligence qui n'est guère que le partage des hommes, et 'surtout un attachement pour ses maîtres, qui est bien plus le partage des chiens. Une autre circonstance particulière au roman, et qui n'est pas heureuse, c'est que le singe ne combat que contre un champion, au lieu que le chien avait combattu contre l'assassin même. La plupart des autres circonstances, concernant le choix des armes et les précautions prises pour que ni l'homme ni l'animal n'eussent l'un sur l'autre, autant qu'il se pourrait, aucun avantage, sont à peu près les mêmes dans l'histoire et dans le roman ; et le romancier assure que, de son temps, l'histoire de ce combat était représentée sur les murs de la grande salle du palais à Paris, comme celle du combat du chien l'est au château de Montargis ; c'est ce qu'il est impossible de vérifier aujourd'hui, quant au combat du singe, la grande salle dont il s'agit, et qui était ornée de peintures et de sculptures, ayant perdu tous ces ornements dans l'incendie du palais, du 7 mars 1618.

Presque tous les romans relatifs à l'histoire de Charlemagne représentent l'Angleterre comme vassale de la France, parce qu'ils étaient faits dans un temps où les rois d'Angleterre étaient réellement vassaux de la France pour les provinces qu'ils possédaient dans le continent ; cette supposition avait d'ailleurs un fondement dans la protection que Charlemagne avait accordée à divers rois d'Angleterre, de son temps, nommément à Egbert.

Certains traits rapportés par les romanciers, pourraient, s'ils étaient pris à la rigueur, et sans égard à la simplicité des temps où ces auteurs écrivaient, paraître favoriser l'opinion du docteur Henri Thana, qui prétendait que ce grand prince avait eu peu de religion. Nous avons défia vu que dans son traité d'alliance avec Gattamoglier contre Renaud de Montauban, il avait promis de se faire païen, s'il était vainqueur. Tandis qu'Olivier combattait pour l'honneur de la chevalerie française contre Fier-à-Bras, roi des Sarrasins, qui était venu la braver, Charlemagne priant Dieu avec ferveur de donner la victoire à Olivier, lui rappelait les monastères qu'il avait fondés, les églises qu'il avait bâties, et le menaçait de les détruire, et de se faire mahométan, si Olivier était vaincu. L'idée d'intéresser la Divinité aux prières qu'on lui adresse, n'est pas nouvelle. L'antiquité est pleine des reproches, des promesses et des menaces que les païens faisaient à leurs dieux.

Quoique en général, comme nous l'avons dit, les romanciers et les poètes espagnols et italiens ne soient pas favorables à Charlemagne, quoiqu'ils le chargent de beaucoup d'injustices et de violences, quoiqu'ils prennent plaisir à le placer dans des situations désagréables et quelquefois ridicules, on sent que le grand nom de Charlemagne les subjugue souvent malgré eux, que la force de la vérité les entraîne, que leur plume se refuse à leur mauvaise volonté, et qu'ils sont obligés de le peindre grand, lors même qu'ils voudraient le dégrader. S'ils ternissent l'éclat de ses hauts faits, l'éclat de ses cours plénières les éblouit ; si, dans leurs fictions disposant à leur gré de la gloire chevaleresque, ils n'en font à Charlemagne qu'une part assez médiocre, s'ils ne font pas, à beaucoup près, de ce prince, le plus redoutable ni le plus heureux des chevaliers, ils sont obligés d'en faire le plus puissant et le plus imposant des monarques ; il est toujours, même chez eux, le roi des rois, et le père de l'univers ; c'est toujours à sa cour, c'est sous lui que les héros et les paladins vont chercher la gloire, dans les combats, dans les tournois — divertissements militaires qui n'existaient pas de son temps, mais qui existaient du temps de ces romanciers, ce qui leur suffit toujours pour supposer les usages existants de toute ancienneté — : c'est à la cour de Charlemagne qu'on voit rassemblés ces Olivier, ces Roland, ces Renaud, ces Roger ces Ogier, l'honneur éternel de la chevalerie ; c'est aussi à sa cour, c'est dans ses camps ou à la tête des armées ennemies, qu'on trouve ces Maudricart, ces Rodomont, ces Gradasse, ces Ferragus, ces Sacripant, fiers rivaux de nos paladins, et qui sont, aux chevaliers chrétiens, ce que les Hector, les Sarpedon, les Memnon étaient aux héros grecs du siège de Troie : on retrouve aussi dans les Bradamantes et les Marfises, les Penthésilées et les Camilles de l'antiquité. C'est toujours pour ou contre Charlemagne qu'agissent tous ces héros et toutes ces héroïnes, et c'est lui, ce sont ces exploits, c'est le grand rôle qu'il a joué dans l'Europe, c'est l'institution de la chevalerie dont il est l'auteur, qui en ont fait naître l'idée.

Le grand rôle qu'Aaron Rachid, son ami et son rival de gloire, a joué dans l'Asie, a produit le même effet. Ce calife a, dans les contes arabes et dans les contes persans, comme Charlemagne dans nos vieux romans, une vie romanesque, fondée sur l'histoire tantôt embellie, tantôt défigurée. ces contes en général représentent Aaron Rachid comme un prince fier et violent, mais appliqué, vigilant, toujours occupé des soins de son empire, veillant la nuit, pendant que ses sujets dormaient, faisant lui-même secrètement la ronde dans sa capitale, pour voir s'il ne se commettait pas quelques désordres secrets qui méritassent d'être réprimés, voulant tout voir par lui-même, rendant justice à tous, réparant avantageusement, par son équité, les torts qu'ils pouvait avoir eus et le mal qu'il pouvait avoir fait par précipitation ; d'ailleurs compatissant pour les malheureux, bienfaisant et magnifique. C'est à-peu-près aussi de ces mêmes traits que l'histoire le peint, tant en bien qu'en mal.

Quant à sa puissance, les contes arabes et persans le représentent comme le souverain d'une foule de rois qui ne règnent que par sa permission, qu'il détruit d'un regard, qu'il dépose sur une simple lettre, et qu'il oblige de remettre le sceptre aux successeurs qu'il a choisis.

Mais Aaron a toujours son vizir Giafar Barmécide, qui partage sa gloire, qui souvent le préserve de grandes fautes, et lui donne d'excellentes leçons ; il serait difficile de nommer le ministre de Charlemagne ; c'est de ce prince surtout qu'on aurait dû dire:

Et qui, seul, sans ministre, à l'exemple des dieux, Règles tout par toi-même, et vois tout par tes yeux.

SUITE DE L'HISTOIRE DE CHARLEMAGNE

POUR compléter la preuve de l'inutilité des conquêtes et de l'abus des grands empires, il faut montrer ce que les uns et les autres deviennent ; c'est ce qui nous engage à parcourir rapidement les temps qui suivent le règne de Charlemagne, comme nous avons parcouru les temps qui le précédent. Nous ne nous arrêterons qu'aux époques mémorables, et aux faits dignes de remarque. Cette suite contiendra des considérations plutôt qu'une histoire.

On sait quel fut le sort de la grande monarchie des. Perses ; on sait aussi quel fut celui des conquêtes d'Alexandre leur vainqueur, et si ce fut la peine de former un si vaste empire pour le temps qu'il eut à en jouir, et pour l'intérêt qu'il devait prendre aux successeurs qu'il laissa. Charlemagne laissa du moins sa race sur le trône, mais il avoir rendu ce trône trop vaste pour elle ; elle ne put ni le remplir ni s'y maintenir.

Les grands hommes, en tout genre, sont très rares, et surtout les grands rois. Il faut des États qui puissent être régis par des princes médiocres. Un petit État a toujours en lui-même de quoi se gouverner, indépendamment du mérite de ses souverains. La routine et l'exemple suffisent ; la machine est simple, et le jeu des ressorts facile. Les rênes d'un grand empire ne peuvent être tenues que par la main d'un grand homme ; il fallait Charlemagne dans toute la vigueur de l'âge, dans toute l'ardeur de son activité, pour pouvoir d'un côté défendre, de l'autre gouverner ses nombreux et vastes Etats.

LOUIS-LE-DÉBONNAIRE.

814.

LOUIS-LE-DÉBONNAIRE, surnom qui, selon l'expression de Pasquier, implique sous soi je ne sais quoi du sot, guidé par un père plein de force et de grandeur, n'avait point paru indigne de ses frères ; quand il régna par lui-même, il parut ne porter sur le trône que les vertus du cloitre. C'était une âme douce, une conscience timorée, un cœur tendre et dévot, un esprit faible.

aimait singulièrement les moines, et avait voulu l'être. Charlemagne avait cru devoir réprimer ce zèle inconsidéré ; mais on remarqua que Louis nommait toujours son grand-oncle Carloman avec vénération, et en témoignant toujours quelque regret de ce qu'on l'avait empêché de suivre son exemple.

Devenu empereur et roi de France, mais toujours moine, il voulut d'abord purger la cour de quelques désordres que l'indulgence de son père y avait laissé subsister. Ses sœurs, la plupart abbesses, avaient des amants. Louis voulut faire arrêter ceux-ci ; ils se défendirent ; il y en eut un de tué, un autre eut les yeux crevés ; les princesses furent renvoyées dans les abbayes que Charlemagne leur avait données, mais où il était bien éloigné d'exiger qu'elles vécussent, car ce bon père n'aimait rien tant que de se voir toujours entouré de toute sa famille. Cet acte de rigueur, qui était plus dans les principes de Louis que dans son caractère, disposa d'abord la cour peu favorablement pour lui.

Le clergé ne lui sut pas meilleur gré de quelques réformes, à la vérité nécessaires, qu'il voulut faire dans les mœurs de ce corps, à l'exemple de Charlemagne. Sous un prince aussi éclairé que Charlemagne, le clergé sentait sa faiblesse ; il sentait sa force sous un prince superstitieux, tel que Louis-le- Débonnaire.

Louis succédait à tous les États de Charlemagne, excepté au royaume d'Italie, qui avait été donné au jeune Bernard, fils de Pepin, frère aîné de Louis : il est difficile et assez inutile de savoir si Bernard n'était que fils naturel de Pepin, ou s'il était né d'un mariage authentique et solennel. Les auteurs, comme nous l'avons observé, sont divisés sur ce point ; les uns représentent Bernard comme fils d'une concubine, les autres le croient né d'une épouse légitime. Quoi qu'il en soit, nous avons dit que sous la première race, et apparemment encore au commencement de la seconde, les fils des concubines étaient réputés légitimes, et pouvaient succéder du consentement de leur père ; il est vrai que l'usage contraire a semblé prévaloir sous la seconde race, et que les bâtards ont en général été censés exclus de la succession au trône ; mais ce nouvel usage ne s'est établi que peu-à-peu, par les exemples, surtout par celui de Charlemagne, dont aucun des bâtards ne fut admis au partage ; encore voyons-nous cet usage démenti dans la suite par plusieurs exemples célèbres. Au reste, ou Bernard était fils d'une concubine, et en ce cas Charlemagne voulut qu'il succédât à son père, conformément à l'ancien usage qui subsistait encore ; ou il était légitime, et en ce cas il aurait pu, surtout étant fils de l'aîné, être, par le choix de Charlemagne, son principal successeur au préjudice de Louis. Charlemagne l'avait borné an royaume d'Italie ; et de même que Pepin son père n'avait possédé ce royaume que sous Charlemagne, qui s'y était réservé l'autorité, et qui surtout, à titre d'empereur, était le vrai souverain de Berne, il paraît que Bernard n'était aussi en Italie que le lieutenant de l'empereur, Louis-le-Débonnaire son oncle. Mandé à la cour de l'empereur, il y vint, et se reconnut formellement son vassal1 ; soit que Charlemagne l'eût ainsi ordonné, soit que Bernard ne fit que céder à la force. Charlemagne, qui, comme tous les grands princes, se connaissait en hommes, avait mis auprès de Bernard, pour diriger sa jeunesse, l'homme de sa cour qui avait le plus de mérite. C'était Vala, réputé prince du sang, fils du comte Bernard, lequel était fils naturel de Charles Martel : Cala fut suspect à l'empereur, parce que ses envieux voulurent qu'il le fût ; on le manda : l'empereur fut content de ses soumissions, et ce fut dans la suite un des hommes qui eurent le plus d'ascendant sur son esprit.

Louis-le-Débonnaire avait toujours à Rome cette plénitude de pouvoir qu'avait eue son père, et qu'on regardait comme attachée au titre d'empereur d'Occident. Mais on s'aperçut bientôt à Borne que ce pouvoir n'était plus dans les mains de Charlemagne ; et les papes, attentifs à tout, songèrent en conséquence à se rendre indépendants de leurs bienfaiteurs.

815.

Il y eut une nouvelle conspiration contre le pape Léon In. Dans le temps de la conspiration de Pascal et de Campule, .on avait vu le pape recourir à Charlemagne, comme à son seigneur, et lui demander justice et vengeance ; on l'avait vu aussi demander grâce, au moins de la vie, pour ses ennemis convaincus et condamnés. Cette fois-ci, le même pape se fit justice à lui-même, et une justice rigoureuse ; il fit mourir plusieurs des coupables : cette rigueur blessa doublement l'empereur, et comme contraire à sa souveraineté impériale, et comme contraire à la clémence pontificale, et à l'horreur que l'église a pour le sang ; il en fit faire de vifs reproches à Léon III, qui se crut obligé de lui faire des excuses. L'empereur envoya Bernard, roi d'Italie, comme son lieutenant, prendre connaissance de cette affaire sur les lieux ; et les Romains, plus irrités que l'empereur, de la cruauté de Léon, s'étant révoltés contre ce pape, Bernard eut ordre encore de pacifier les troubles au nom de l'empereur, comme modérateur suprême de l'Italie.

Léon mourut le 23 mai 816. Nous avons vu que lorsqu'il avait été nommé pape à la place d'Adrien, son premier soin avait été d'envoyer demander l'agrément de Charlemagne. Étienne V, élu à la place de Léon, n'attendit point, pour s'installer dans le pontificat, la confirmation de Louis ; cependant, sur les plaintes de ce prince, il lui fit prêter serment par les Romains, et vint le trouver à Reims, apportant avec lui, pour l'empereur et pour l'impératrice, deux couronnes d'or, qu'il leur mit solennellement sur la tête, dans la cathédrale de Reims ; car la politique des papes était, d'un côté, d'acquérir au Saint-Siège, par cette cérémonie, des droits sur l'installation des empereurs, tandis que, d'un autre côté, les mêmes papes tâchaient d'enlever insensiblement aux empereurs le droit de confirmer leur élection.

Lorsque Léon III avait couronné Charlemagne à Rome, c'avait été une surprise réelle ou supposée ; lorsque Pepin-le-Bref s'était fait couronner en France avec ses enfants par le pape Étienne III, il avait eu, pour en user ainsi, des raisons politiques qui ne subsistaient plus du temps de Louis-le-Débonnaire : Charlemagne, en ordonnant à celui-ci de se couronner de sa propre main, avait voulu faire entendre qu'il ne tenait que de Dieu la couronne impériale ; et c'était remettre la chose en question, que de consentir à tenir cette couronne du pape. Étienne V, par cette cérémonie, semblait dire à Louis : Vous n'étiez pas encore empereur, et voilà pourquoi je ne vous avais pas demandé votre confirmation. Ajoutons que, dans cette entrevue, Louis fut imprudemment prodigue — envers un pape qui lui avait manqué — de toutes ces démonstrations de respect qui ne se rendent qu'au caractère pontifical, mais dont les papes ont si bien su tirer parti pour leur-autorité temporelle.

Étienne V, à peine retourné en Italie, y mourut (le 25 janvier 817). Paschal Ier, son successeur, eut grand soin de ne pas demander l'agrément de l'empereur pour son installation, et de lui en envoyer ensuite faire de froides excuses, qui furent froidement accueillies en France. L'empereur envoya cependant son acte de confirmation, de peur qu'on ne s'en passât, et n'osant s'en prendre au pape de ces attentats contre sa souveraineté, il s'en prit aux Romains, auxquels il fit de fortes réprimandes d'avoir installé le pape sans son agrément, et de grandes défenses d'en user ainsi à l'avenir. Ainsi c'est sans fondement que quelques auteurs ont dit qu'il avait eu la faiblesse de renoncer au droit de confirmer l'élection des papes.

817.

Des instigations parties de la cour même de l'empereur engagèrent le jeune Bernard, roi d'Italie, à réclamer l'empire et la succession de Charlemagne ; mais quand on voit l'empereur, averti à temps de ce complot, s'avancer en force vers les Alpes, ceux mêmes qui avaient appelé Bernard, se hâtèrent de l'abandonner : il crut n'avoir plus de' ressources que dans la clémence de son oncle, et vint à ses pieds demander pardon. Louis, qui avait tant condamné la sévérité de Léon III, parce qu'il parlait d'après son cœur, l'imita en cette occasion, parce qu'il agit d'après des conseils : on lui persuada que le feu de la révolte ne pouvait être éteint que dans le sang1 ; il fit mourir plusieurs des conjurés, il fit crever les yeux à un beaucoup plus grand nombre, nommément à son neveu Bernard, qui en mourut trois jours après, âgé de dix-huit à dix-neuf ans.

Il est remarquable que Charlemagne, dans son premier testament, fait en 806, partageant ses États entre ses trois fils, et portant ses vues sur ses petits-fils nés et à naître, ait expressément défendu a ses fils de les faire mourir ou de leur faire crever les yeux, sous quelque prétexte que ce pût être, comme s'il eût prévu cette violence de Louis-le-Débonnaire.

Celui-ci, suivant toujours le plan de sévérité qui lui était tracé, chassa de la cour Vala et son frère Adélard, abbé de Corbie, qui avaient peut-être à se reprocher de n'avoir pas assez fortement détourné Bernard de son entreprise ; et craignant de pareilles conjurations de la part des nombreux bâtards de Charlemagne, il les fit tous raser et enfermer dans des cloîtres.

Son cœur ne tarda pas à se reprocher sa cruauté ; les remords s'emparèrent de lui pour toujours, et il n'eut plus un moment de paix ; il croyait sans cesse entendre Charlemagne son père et Pepin son frère, lui redemander le sang du malheureux Bernard. Les Français ne lui pardonnèrent jamais cette violence, et la pénitence publique, à laquelle il voulut se soumettre pour expier son crime, ne fit que l'avilir à leurs yeux sans les apaiser. Il permit à tous ses frères et à tous ses autres parents qu'il avait fait raser, de sortir de leurs cloîtres ; il rappela Vala et Adélard, et se gouverna par leurs conseils, car toutes ses idées étaient flottantes, et sa faiblesse le jetait tour-à-tour dans tous les sentiments les plus opposés. S'il publiait des lois sages, il n'avait pas la fermeté nécessaire pour los faire exécuter ; si ses juges condamnaient un criminel, il lui faisait toujours grâce, ne pouvant pas se résoudre à laisser exercer un acte de sévérité, parce qu'il en avait eu un à se reprocher.

Ses propres fils se chargèrent de venger son neveu ; il s'était pressé de partager entre eux ses États, croyant en cela imiter Charlemagne ; mais Charlemagne n'avait fait de ses fils que ses lieutenants et ses vice-rois dans les différents royaumes qu'il leur avait donnés à gouverner en son nom ; il s'était réservé toute l'autorité : Louis n'en conserva aucune sur ses enfants. Il ne tarda pas à éprouver que si, selon Tacite1, il ne faut pas se hâter d'élever les jeunes gens aux honneurs, il faut encore moins se hâter de leur communiquer et surtout de leur abandonner la puissance.

819.

A cette faute de les avoir mis, dès son vivant, en possession de ses États, il joignit celle d'épouser une femme belle, galante, spirituelle, ambitieuse, qui le gouverna, et qui inquiéta les fils du premier lit sur leurs partages, qui, sans cesse occupée de l'agrandissement du seul fils qu'elle eut de Louis, et ne pouvant l'établir qu'aux dépens de ceux du premier lit, causa tous leurs soulèvements contre leur père2 ; cette femme fut la fameuse Judith, et ce fils dont elle travailla tant à élever la fortune, et qui devint en effet très puissant, est connu sous le nom de Charles-le-Chauve.

823.

Les trois fils que Louis avait eus d'Hermengarde sa première femme, étaient Lothaire, Pepin et Louis : il associa Lothaire à l'empire, et lui donna le royaume d'Italie ; il donna l'Aquitaine à Pepin et la Bavière à Louis., l'une et l'autre à titre de royaume. Lorsque ces partages eurent été confirmés dans une assemblée des grands, Lothaire n'eut rien de plus pressé que d'aller à Rome recevoir la couronne impériale des mains du pape. C'était précisément ce qu'il ne fallait point faire, car c'était ce que le pape désirait ; une telle démarche était un aveu tacite, qu'on n'était véritablement empereur que par cette cérémonie ; c'était abandonner entièrement les principes de Charlemagne sur l'indépendance de la couronne impériale. Le pape, pour prix de cette imprudente déférence, n'était occupé qu'à dégrader et à ruiner l'autorité des empereurs français en Italie.

Charlemagne avait été le maitre dans Rome ; Louis et Lothaire y avaient à peine un parti, et leurs partisans étaient bien loin d'avoir la faveur populaire ; deux des plus zélés d'entre eux furent décapités dans le palais même du pape, et presque sous ses yeux, sans qu'on leur reprochât autre chose que leur attachement à la France3. Charlemagne et Louis XIV eussent fait ériger dans Rome une pyramide pour monument de la vengeance qu'ils auraient prise d'un pareil attentat ; Louis et Lothaire obtinrent à peine de légères excuses, et un vain serment du pape de n'avoir eu aucune part à la mort de ces deux hommes, mais avec un refus persévérant de livrer les meurtriers, parce qu'ils étaient ses, domestiques, ce qui s'appelait être de la famille de saint Pierre, et ce qui rendait la personne des meurtriers sacrée.

824.

Paschal Pr mourut peu de temps après cette aven ture. Eugène II, son successeur, donna quelque satis, faction aux Français ; on convint d'établir à Rome des juges particuliers, pour connaître des affaires où la France serait intéressée.

Comme ce pape avoir un concurrent dans la personne d'un antipape, nommé Zizime, il ne manqua pas de demander la confirmation de l'empereur1 ; mais Valentin, son successeur, ne l'attendit point, et fut d'abord installé. Les empereurs Louis et Lothaire ayant témoigné leur ressentiment de cette précipitation, Grégoire IV, successeur de Valentin, attendit leur confirmation. Sergius II, qui succéda au pape Grégoire IV, quatre ans après la mort de Louis le-Débonnaire, n'attendit point la confirmation de l'empereur Lothaire, qui en marqua encore son mécontentement. Léon IV l'attendit : on a de lui une lettre, dans laquelle il promet d'ailleurs de suivre inviolablement les lois de Charlemagne et de ses successeurs. Benoît III attendit aussi la confirmation des empereurs Lothaire et Louis son fils, ut prisca consuetudo poscebat, dit Luitprand2. C'est ainsi que la prérogative impériale était tantôt respectée, tantôt violée, selon les conjonctures.

829.

Le prince Charles, fils de Judith, était à peine né, qu'il fallut, pour satisfaire l'impatience de sa mère, lui donner aussi un partage ; mais Louis-le-Débonnaire n'en avait plus à donner, au moins selon l'opinion de ses fils du premier lit ; car Louis, son troisième fils, prétendait que son royaume de Bavière comprenait la Germanie entière ; Pepin avait l'Aquitaine, et devait avoir la marche d'Espagne ; et Lothaire, empereur et roi d'Italie, jugeait que son droit d'aînesse devait le mettre en possession de toute la France, à la mort de son père. Louis-le- Débonnaire leur parut donc revenir sar les partages qu'il avait donnés à ses fils du premier lit, lorsqu'il en détacha quelques parties pour former à Charles un petit État, sous le titre de royaume de Rhétie 3. Le démembrement, quoiqu'on eût prétendu le déguiser par ce nom nouveau, n'en était pas moins réel à leurs veux, et fut senti par eux avec amertume ; leur mécontentement éclata : aussitôt ils se virent entourés des restes mal étouffés de la faction de Bernard, des parents et des amis de ceux qui avaient péri ou souffert pour cette cause ; enfin de tous les mécontents, qui n'étaient ni peu nombreux ni sans puissance ; il s'éleva un cri général d'indignation contre l'impératrice Judith ; elle avait ensorcelé l'empereur : on ne pouvait expliquer que par-là l'empire qu'elle exerçait sur ce prince débonnaire ; et qu'elle poussait jusqu'à faire publiquement de son amant le favori de son époux ; cet amant était Bernard, comte de Barcelone4, dont l'insolence, nourrie par ses succès et auprès de l'empereur et auprès de l'impératrice, ne contribuait pas peu à la jalousie des grands et à la haine du peuple, et qui finit par le conduire dans sa vieillesse à l'échafaud, par l'ordre de Charles-le-Chauve, qui aurait dû respecter en lui ou l'âge avancé, ou le souvenir de l'attachement qu'il avoir inspiré à sa mère.

830.

Lothaire étant en Italie, les chefs de la nation s'adressèrent à Pepin, le second des trois frères, et l'exhortèrent à s'armer contre une femme qui le dépouillait, et qui trompait et déshonorait son père. Le prince ne put se refuser à des propositions qu'il allait faire, si on ne l'eût, prévenu. L'impératrice tomba entre les mains des rebelles. Pour obtenir sa liberté, elle leur promit d'engager Louis à se faire moine, et ils la méprisèrent assez pour la croire capable de sacrifier ainsi son mari et son empereur.

Elle eut en effet avec lui, à ce sujet, une conférence, dont le résultat fut qu'ils convinrent ensemble qu'elle prendrait le voile pour un temps, et que Louis demanderait un délai pour se résoudre à embrasser l'état monastique.

831.

Lothaire, à son retour de Rome, approuva fort que pendant son absence on l'eût fait seul empereur, de simple associé qu'il était à l'empire ; il confirma tout ce qu'on avait fait contre Louis et Judith, il se mit à la tête de la conspiration, il enferma son père dans un monastère, séjour en effet aussi convenable pour Louis-le-Débonnaire, qu'il 'était peu convenable à son fils de le lui donner ; ce monastère était celui de Saint-Médard de Soissons. L'impératrice fut de même enfermée dans le couvent de Sainte-Radegonde de Poitiers. Lothaire mit auprès de son père des moines qui furent chargés spécialement de l'instruire des devoirs de la vie monastique, qu'il connaissait, qu'il remplissait aussi bien qu'eux, et mieux que ceux de la royauté1 ; ils étaient surtout chargés de l'engager à prendre leur habit : mais ce furent précisément ces moines qui ne voulurent pas Glue leur roi fit moine, parce qu'ils voulurent tenter d'être rois eux-mêmes sous son nom. Ils intriguèrent tant en sa faveur, qu'ils parvinrent à semer la discorde entre les princes, et à soulever les deux cadets contre l'aîné, qui, se trouvant le plus faible, fut obligé de livrer les principaux chefs de la conspiration ; ils furent tous condamnés à mort, du consentement même des trois princes : mais Louis- le-Débonnaire, instruit par le remords qu'il avait senti de ses cruautés passées, usa envers tous les coupables d'une indulgence que, suivant son caractère, il poussa jusqu'à la faiblesse. Cependant ses fils, une fois sortis du devoir, n'y rentrèrent jamais véritablement ; il eut toujours à les combattre, ou séparément, ou tous à-la-fois ; Judith fomentait, dit-on, ces divisions, dont elle se promettait la dépouille des princes pour son fils : en effet, elle obtint celle de Pepin, qui était celui qu'elle avait le plus poussé à bout, ou par ressentiment de ce qu'il avait été le premier à s'élever contre elle, ou parce que son royaume d'Aquitaine était le plus à la bienséance du jeune Charles, ou parce que les moines, irrités de ce que Pepin les empêchait de gouverner son père, étaient plus disposés à s'unir avec elle pour le perdre.

832.

Mais un tel coup d'autorité menaçait trop les autres princes, pour qu'ils laissassent ainsi dépouiller un d'entre eux ; ils reprirent les armes : Lothaire se mit à la tête du parti ; et, pour le fortifier, il amena avec lui le pape Grégoire IV, qui avait succédé à Eugène II, après le court pontificat de Valentin, dont la durée n'avait été que de quarante jours. Louis, toujours disposé à prendre les voies de conciliation, envoya des ambassadeurs à son fils et au pape, pour traiter de la paix : ces ministres trouvèrent dans le pape, au lieu d'un médiateur, un partisan déclaré de Lothaire, qui leur parla d'excommunication : ce mot, qui ne pouvait être plus mal placé, les choqua ; ils répondirent fièrement : L'excommunication est pour ceux qui violent les saints canons — ils auraient pu ajouter : ET LES SAINTES LOIS DE LA NATURE —, en défendant des fils rebelles contre leur père.

833.

Louis-le -Débonnaire, effrayé d'avoir été défendu avec cette vigueur contre un pape, désavoua ses ambassadeurs, au moins par la mollesse de ses démarches ; il s'empressa d'apaiser Grégoire par des négociations respectueuses, lui, refusant cependant certains honneurs, moins par un ressentiraient qu'il n'osait se permettre contre le pape, que pour obéir à l'étiquette et suivre le vœu de ses sujets. Les armées étaient presque en présence entre Bâle et Strasbourg : pendant que Louis négociait avec le pape, les princes négociaient avec les troupes de Louis, pour les attirer à leur parti. Louis, toujours incapable de soupçonner la fraude, ne s'aperçut de celle-ci que quand il se vit abandonné de son armée, qui, passant tout entière du côté des princes, et irritant encore leur fureur dénaturée, osait leur demander la mort de leur père, avec des cris séditieux que l'empereur entendait de sa tente1. Une telle rage contre un prince si doux, et de telles mœurs après le règne de Charlemagne, et si peu de temps après, se conçoivent à peine.

Le lieu où Louis avait été si indignement trahi en conserva le nom de Champ du Mensonge.

L'empereur crut n'avoir d'autre ressource que de se rendre lui-même aux princes, avec l'impératrice Judith sa femme, et son fils Charles. Il fit, avec ses enfants, un traité qui prouve encore combien les mœurs avaient rétrogradé depuis Charlemagne, et Combien elles s'étaient rapprochées de la férocité mérovingienne ; il stipula expressément que Judith et Charles ne perdraient ni la vie ni les membres. C'étaient des fils qui voulaient bien promettre à leur père de ne point outrager sa femme, et de ne point égorger leur frère. Il est vrai que les rois mérovingiens, à l'indignité de faire un tel traité, auraient joint celle de le violer ; les fils de Louis-le-Débonnaire exécutèrent celui-ci, mais à la rigueur et sans aucune grâce : ils enfermèrent Charles dans le monastère de Prume, reléguèrent Judith à Tortone en Italie, et travaillèrent à faire casser son mariage, sous le prétexte de parenté ; prétexte qui ne manquait jamais alors, parce que peu de personnes sachant lire, et l'usage des actes étant très peu commun, la preuve de la parenté se faisait par témoins, lesquels déposaient d'avoir entendu dire à leurs pères ou à leurs aïeux qu'il y avait de la parenté entre telle et telle famille. Les papes donnaient la plus grande authenticité à de pareilles preuves, et la plus grande étendue aux prohibitions résultantes d'une parenté ainsi prouvée. A la vérité, Judith avait aliéné les esprits par des-intrigues dignes de Brunehaut, et même par des crimes dignes de Frédégonde. Frédéric, évêque d'Utrecht, prélat d'une vertu rigide, plus touché peut-être qu'il n'aurait dû l'être de ce prétexte de parenté, reprocha publiquement à Louis-le-Débonnaire, à sa table, son mariage avec Judith, par un emportement de zèle qu'on appelait alors liberté apostolique, et qu'on aurait pu appeler un manque de respect et une témérité, puisque c'était insulter l'empereur chez lui, à sa table, et d'ailleurs l'avilir aux yeux de ses sujets. Judith, qui aurait pu faire exiler Frédéric, le fit assassiner.

On renferma de nouveau Louis-le-Débonnaire dans l'abbaye de Saint-Médard de Soissons ; mais on ne l'invita plus à se faire moine, on prit des mesures plus violentes pour assurer sa déposition. Ébon, archevêque de Reims, fils d'un serf de la Glèbe, Ébon, élevé aux plus hautes dignités de l'église par l'empereur Louis-le-Débonnaire, mais qui s'était vendu à l'empereur Lothaire, parce que celui-ci était le plus fort, proposa, dans une assemblée des évêques et des grands, qui se tenait à Compiègne, de dégrader Louis1, de le condamner à la pénitence publique, de lui interdire pour toujours l'usage des armes, et de le revêtir d'un habit de pénitent, qu'il ne pourrait jamais quitter, parce qu'on jugerait qu'il lui était donné pour des crimes ou pour des fautes qu'il fallait expier par une pénitence qui durât toute la vie. Ce projet fut exécuté. Les évêques dressèrent un écrit que l'empereur signa, et par lequel il se reconnut coupable, 1° de sacrilège, parce qu'il avait violé le serment qu'il avait fait de bien gouverner — accusation un peu vague — ; 2° d'homicide commis dans la personne de Bernard son neveu ; c'était en effet le crime qui pesait le plus sur son cœur ; 3° enfin d'être l'auteur de tous les maux que son peuple souffrait par les dissensions domestiques. Ce point était vrai encore ; la faiblesse du roi produit tous les maux.

Parmi les crimes dont on le chargeait, et dont il se laissait charger, était celui d'avoir fait la guerre en carême ; car en tout autre temps, la guerre, aux yeux du clergé même, était une action louable et glorieuse, dont il ne fallait s'abstenir en carême que par mortification. Plût à Dieu au moins que la religion eût continué de dérober à la guerre générale certains temps de l'année, comme elle déroba dans la suite, aux guerres privées, certains jours de la semaine, ne pouvant obtenir davantage !

Louis-le-Débonnaire lut lui-même à haute voix cet écrit infamant, et le remit aux évêques, qui le posèrent sur l'autel ; il demanda pardon publiquement à ses fils de leur avoir fait la guerre ; puis il se prosterna devant l'autel sur une chaire : les évêques lui détachèrent sa ceinture militaire, le dépouillèrent de ses vêtements, et le revêtirent de l'habit de pénitent.

Le peuple fut ému à cet étrange spectacle, il s'affligea de tant d'abaissement, et s'indigna de tant de violence ; la pitié entra dans tous les cœurs ; la nature même reprit une partie de ses droits. Pepin et Louis, honteux d'avoir laissé traiter ainsi leur père et le fils de Charlemagne, prièrent du moins Lothaire de le remettre en liberté : sur son refus, ils prirent les armes, et Lothaire se voyant abandonné à son tour, laissa son père libre à Saint-Denis ; mais Louis ne voulut pas reprendre les ornements impériaux avant d'avoir été réconcilié à l'église par les évêques : la cérémonie de sa réhabilitation se fit dans l'église de Saint-Denis avec autant de solennité qu'en avait eu celle de sa déposition ; les évêques lui ôtèrent de leurs mains ce vil vêtement d'esclave spirituel dont ils l'avaient couvert, ils lui rattachèrent sa ceinture militaire, et lui reposèrent la couronne sur la tête, avec l'applaudissement de toute l'assistance on lui rendit sa femme et son fils Charles ; tout parut réparé : mais le mal véritablement irréparable était la perte de toute considération, effet de tant de faiblesse ; c'était le mépris secret qui se joignait à la pitié pour un roi toujours prêt, à la voix d'un prêtre, à dévorer tous les outrages, et à subir toutes les humiliations.

834.

Lothaire se vit enfin réduit à implorer la clémence de son père, qu'il savait qu'on n'implorait point en vain. Louis-le-Débonnaire le reçut cependant en monarque et en père irrité ; il le laissa longtemps prosterné au pied du trône, sur lequel il s'assit pour le recevoir ; il parut prendre plaisir à jouir de l'humiliation de ce fils superbe ; il ne lui pardonna pas même sans condition, il lui imposa la loi de se renfermer dans l'Italie, et de ne jamais reparaître en France.

L'archevêque Ebon voyant le parti de Lothaire détruit, prit la fuite, sans oublier d'emporter les trésors de son église : il fut pris et amené à un parlement qui se tenait pour lors à Metz, et où l'empereur lui-même voulut se rendre son accusateur. Ébon demanda de n'être jugé que par les évêques : on peut penser qu'à ce seul mot l'empereur se rendit. Du moins les évêques déposèrent Ébon, et l'obligèrent de souscrire lui-même à sa dégradation. Ébon se retira en Italie auprès de Lothaire, à la cour duquel tous les fugitifs et tous les mécontents se rassemblaient déjà en foule. Les reproches que le chorévèque de Trèves, Thégan, adresse dans son histoire à ce perfide Ébon, ne sont pas sans éloquence, et prouvent d'ailleurs que les vrais principes sur la soumission due aux puissances n'étaient pas même alors entièrement inconnus au clergé. Cependant Ébon, après la mort de Louis-le-Débonnaire, fut rétabli dans le siège de Reims par le jugement des évêques.

835.

A moins d'être familiarisé par l'usage ou par l'histoire avec les intrigues de cour, on n'imaginerait jamais par qui Lothaire fut rappelé en France. Ce fut par Judith. Elle voyait la santé de Louis décliner sensiblement ; les chagrins et les affronts l'avaient vieilli avant le temps. Judith n'attendait que des marques de haine de la part de Pepin, qui s'était rétabli dans le royaume d'Aquitaine, dont elle l'avait fait dépouiller ; elle ne comptait pas plus sur l'amitié de Louis, roi de Bavière, qui ne se séparait guère de Pepin, et qu'elle n'avait pas beaucoup plus ménagé. Lothaire était leur ennemi ; il lui aurait l'obligation de son rappel en France, et de sa réconciliation avec, son père, duquel elle pourrait même lui procurer de nouveaux bienfaits ; elle espéra que par reconnaissance, et surtout par intérêt, il consentirait d'être son appui et celui de son fils : elle lui manda de revenir. Après quelques délais donnés à la défiance, Lothaire revint, rentra en grâce auprès de son père2. Celui-ci, en revenant sur ces partages qui avaient causé tant de troubles, lui fit de nouveaux avantages, qui achevaient de mécontenter ses frères, et qui, suivant les intentions de Judith, entretenaient la discorde entre l'aîné et les cadets.

838.

Pepin mourut avant Louis-le-Débonnaire, laissant deux fils ; l'un nommé Pepin comme lui, l'autre Charles.

Charlemagne avait prévu le cas où, après des partages faits entre des frères, comme il en avait fait entre ses fils, de ces frères viendrait à mourir laissant des enfants, et il avait décidé que les oncles alors laisseraient jouir de la succession de leur frère prédécédé, celui de ses enfants qu'il plairait à la nation de choisir pour lui succéder. Mais, sous Louis-le-Débonnaire, tous les principes étaient déjà confondus, il n'y avait plus rien de fixe sur le droit de succéder. Deux partis di visaient l'Aquitaine ; l'un voulait mettre sur le trône le jeune Pepin, fils aîné du mort ; l'autre, à la tête duquel était l'évêque de. Poitiers, nommé Ébroïn, nom diffamé par ce maire du palais, si funeste à la France sous la première race, était d'avis de s'en rapporter à l'empereur, c'est-à-dire à Judith, et par conséquent de donner l'Aquitaine à Charles-le-Chauve, eu déshéritant les fils de Pepin. Ébroïn vint prendre des Mesures avec la cour, et eut pour récompense l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. L'empereur parut en armes dans l'Aquitaine, qui se soumit et fut donnée à. Charles-le-Chauve, à qui le jeune Pepin ne cessa de la disputer, ayant pour partisans tous ceux qui aimaient la justice, et qui haïssaient Judith et son fils.

Ce coup d'autorité, par lequel Louis-le-Débonnaire sacrifiait ses petits-fils à sa femme, fut la dernière injustice que Judith lui fit commettre. Louis, roi de Bavière, à qui elle avait encore fait quelque nouveau tort en faveur de ce fils, objet de toutes ses entreprises, avait repris les armes. L'empereur désolé, malade, ne voyant point de terme aux chagrins que sa fatale condescendance pour sa femme lui préparait toujours, courait partout après ce fils rebelle pour le réduire, irrité surtout contre Louis de ce qu'il le forçait de voyager en carême, ce qui lui paraissait une grande irrégularité. Une fluxion de poitrine, une oppression de cœur non moins accablante, et l'effroi que lui causèrent une éclipse de soleil et quelques comètes qu'il crut envoyées du ciel uniquement pour prédire sa mort, terminèrent ses jours le 20 ou 23 juin 840, à Ingelheim, lieu de la naissance de Charlemagne. De cette horreur de Louis-le-Débonnaire pour les comètes et les éclipses ne semble-t-il pas résulter une raison de douter des connaissances astronomiques de Charlemagne ? Comment le fils d'un homme qui aurait fait quelques progrès en astronomie aurait-il eu cette crainte des éclipses ? par la même raison peut-être qui faisait que le fils d'un si grand prince était si petit et si faible. La superstition et la faiblesse sont personnelles, et les lumières ne passent point des pères aux enfants. Mais on a vanté les connaissances astronomiques même de Louis-le-Débonnaire. M. le président Hénault remarque à ce sujet que l'esprit et le sentiment n'ont rien de commun, et qu'on peut observer les comètes et en avoir peur.

Louis-le-Débonnaire mourut comme dans la suite Henri II roi d'Angleterre, en maudissant un fils dénaturé qui faisait mourir son père. Rien ne peut sans doute excuser les princes ses fils ; mais cependant Louis ne pouvait imputer qu'à lui- même toutes leurs révoltes. Une femme ambitieuse l'avait rendu bien malheureux, bien imprudent, et bien injuste. Il fut, dit M. de Montesquieu, jouet de ses passions et dupe de ses vertus mêmes ; il ne connut jamais sa force ni sa faiblesse ; il ne sut se concilier ni la crainte ni l'amour ; avec peu de vices dans le cœur, il avait toutes sortes de défauts dans l'esprit.

Son règne fut en tout l'opposé du précédent. De la faiblesse partout où Charlemagne avait mis de la force ; de la petitesse où il mettait de la grandeur ; Charlemagne faisait tout par raison, Judith tout par passion, Louis tout par prévention. Au lieu de ce zèle éclairé pour la religion, une superstition aveugle ; au lieu de cette soumission où Charlemagne savait tenir ses fils, et de la concorde qu'il entretenait entre eux, des soulèvements continuels des fils contre le père, et des divisions perpétuelles entre les frères ; au lieu des grandes vues d'un homme d'État, et des grandes actions d'un héros, des intrigues de femmes et. de moines. Voilà pour qui Charlemagne avait fait tant de conquêtes, et formé un si vaste empire.

Les peuples qu'il avait subjugués ou contenus, voyant la faiblesse de son fils et les divisions de ses petits-fils, inondaient cet empire de tous côtés, et se vengeaient ou de leurs défaites ou de leur inaction forcée. Les Abodrites, amis de la France sous Charlemagne, devenaient ses ennemis ; les Sorabes secouaient le joug ; les Bulgares faisaient des courses sur les terres de l'empire ; les Sarrasins infestaient les côtes de l'Italie et ses îles ; les Français perdaient la marche d'Espagne, et le royaume de Navarre s'élevait sur les ruines, d'une partie de l'État que Charlemagne avait possédé dans cette contrée ; les Gascons se révoltaient ; les Bretons s'étaient fait un roi ; les Normands cherchaient à s'établir en Flandre, en Poitou, dans toutes les provinces de France.

Pour qu'il ne manquât rien au désordre, Adélard, abbé de Corbie, frère de Vala, et qui lui succéda dans la confiance de Louis-le-Débonnaire, ajouta encore à tous ces fléaux politiques celui de la dissipation des finances, qui les contient tous, et qui oblige de recourir, dans les désastres publics, à ces moyens violents que Tacite n'a pas balancé à nommer des crimes1.

Louis-le-Débonnaire ratifia et augmenta même, Biton, les donations faites au Saint-Siège par son père et son aïeul : mais l'acte qu'on cite pour' le prouver n'est nullement authentique, ou du moins il faut qu'il ait souffert après coup des intercalations ; car Louis-le-Débonnaire y dispose, en faveur du pape, de la Sicile, qui certainement appartenait alors et a longtemps appartenu depuis aux empereurs grecs. On peut voir ce décret dans Baluze.

Le Blanc ne le croit pas entièrement faux, mais il pense qu'on l’a inséré après coup divers articles.

Louis-le-Débonnaire, si inférieur en toutes choses à Charlemagne, eut pourtant sur lui l'avantage en un point ; c'est dans sa conduite à l'égard des Saxons. Il jugea que son père les avait traités avec trop de rigueur, il adoucit leur sort, il les déchargea d'une grande partie des impôts, il leur permit de vivre selon leurs lois ; et ces peuples généreux, pénétrés de reconnaissance, se piquèrent envers lui d'une fidélité inviolable, que toutes les victoires et toute la puissance de Charlemagne n'avaient pu obtenir d'eux. Il est donc vrai que les nations sont susceptibles de bienveillance et de reconnaissance aussi-bien que les particuliers ; il est donc vrai que la bienfaisance est la meilleure politique.

CHARLES-LE-CHAUVE.

LOUIS-LE-DÉBONNAIRE se sentant mourir, avait envoyé à Lothaire, son fils aîné, sa couronne, son sceptre et son épée, comme pour l'investir de la plénitude de l'empire, et lui avait recommandé les intérêts du jeune Charles ; Lothaire chercha d'abord les moyens de le dépouiller : c'est ainsi qu'il remplissait les dernières volontés d'un père.

Il prétendait que sa qualité d'aîné, surtout ce titre d'empereur, devait lui donner sur ses frères une autorité que son père même n'avait jamais eue sur lui, et telle que Charlemagne l'avait exercée sur ses fils ; il ne parlait que de les faire obéir, de les faire rentrer dans le devoir ; il voulait tout avoir, et ne leur laisser que de faibles partages, tels que les apanages d'aujourd'hui. Louis et Charles, désunis jusqu'alors, s'unirent contre ce tyran ; mais il trouva aussi un allié dans le jeune Pepin, ennemi né de Charles, et qui lui disputait, comme nous l'avons dit, l'Aquitaine, partage de son père.

Les armées se trouvèrent en présence à la vue du bourg de Fontenay, près d'Auxerre. Là se livra, le 25 juin 841, entre quatre rois français, deux contre deux, trois frères et un neveu, entourés de toute la noblesse française, et de tout ce que la nation avait de chefs exercés dans les guerres étrangères et civiles, la plus furieuse bataille dont le récit ait souillé nos annales. Cent mille Français y restèrent sur la place. Jamais, ni avant ni après cette journée, il n'y eut, dans aucun combat, une telle effusion de sang purement français ; car aucun voisin, aucun ennemi, aucun allié ne partagea cette perte. C'est même à cette époque funeste qu'a cessé entièrement la distinction qui avait subsisté jusqu'alors entre les Francs et les autres habitants de la Gaule, ces malheureux conquérants auraient trop perdu à laisser durer une distinction qui eût montré l'état d'affaiblissement où ils s'étaient réduits. Ainsi, Gaulois, Romains, tout fut Français, parce qu'il ne restait plus assez de Français.

Bodin attribue aussi à cet immense carnage de Fontenay l'ancienne coutume de Champagne, qui transmet la noblesse par les femmes ; mais Pithou, Favin et divers autres auteurs, donnent d'autres causes et d'autres époques à cet usage. M. l'abbé de Mably ne croit pas qu'on puisse attribuer de si grands effets à la seule bataille de Fontenay : Cent mille hommes de plus ou de moins, dit-il, dans trois royaumes qui embrassaient la plus grande partie de l'Europe, et dont tout citoyen était soldat, ne pouvaient les jeter dans l'anéantissement où ils tombèrent. Un plus grand fléau avait frappé les Français ; c'est la ruine des lois.

Observons seulement que la bataille de Fontenay avait été précédée d'une multitude d'autres batailles, combats, sièges, etc. que les discordes civiles n'avaient pas cessé depuis le commencement du règne de Louis-le-Débonnaire. Quant à la ruine des lois, elle était aussi l'ouvrage de la guerre et des discordes civiles.

Le jour de cette bataille était, à cinq jours près, l'anniversaire de la mort de Louis-le-Débonnaire ; c'est ainsi que ses fils honoraient sa mémoire et répondaient à ses derniers vœux pour la réunion de Lothaire et de Charles.

L'avantage, c'est-à-dire le champ de bataille et le soin d'enterrer les morts, resta aux deux jeunes frères Louis et Charles ; ils montrèrent quelque sentiment d'humanité, quelque regret en voyant ce triste fruit de leurs querelles, et ils continuèrent la guerre, les évêques les y encourageant eux-mêmes, et leur alléguant la victoire comme une preuve de la justice de leurs aunes, au lieu de fortifier, par leurs remontrances, le juste remords qui semblait vouloir entrer dans ces âmes inhumaines. Si quelqu'un, ajoutaient les évêques, se sentait coupable d'avoir agi par quelques motifs particuliers de colère, de haine, ou de vaine gloire, il n'avait qu'à s'en confesser, on lui imposerait une pénitence particulière, suivant l'exigence du cas.

Le règlement par lequel Charlemagne avait interdit la guerre au clergé, n'avait plus aucune exécution ; les prêtres et les évêques continuaient de porter les armes plus que jamais : dans un combat livré vers le même temps entre les armées françaises, on trouve parmi les morts Hugues, abbé de Saint-Quentin, fils de Charlemagne, Riboron, abbé de Centule, petit-fils de ce prince ; tous deux ainsi punis d'avoir violé la loi, l'un de son père, l'autre de son aïeul : on trouve parmi les prisonniers, Ébroïn, évêque de Poitiers, grand aumônier de Charles-le Chauve ; Raguenaire, évêque d'Amiens, et Loup, abbé de Ferrières.

841-842.

Lothaire avant surpris Charles dans un moment où celui-ci s'était séparé de son frère, le fit reculer devant lui ; Charles l'ayant ensuite rencontré, après s'être rejoint avec Louis, fit reculer Lothaire à son tour. Les évêques du parti des deux frères, assemblés à Aix-la-Chapelle, rendirent un jugement solennel, par lequel ils bornèrent Lothaire au royaume d'Italie, et lui enlevèrent tout ce qu'il possédait en-deçà des monts ; car ils s'étaient aisément accoutumés à déposer et à dépouiller les rois. ils firent présent de la dépouille de Lothaire à Louis et à Charles, moyennant le serment qu'ils leur firent prêter de gouverner selon les lois de Dieu et de l'église : Nous vous permettons, dit aux deux rois l'évêque président, de régner à la place de votre frère, nous vous y exhortons, nous vous le commandons.

On sent qu'un pareil jugement dépendait entièrement du sort des armes.

Enfin, après bien des courses et des expéditions qui ne décidaient rien, les trois frères songèrent sérieusement à faire leurs partages : ils auraient dû commencer par-là, et s'épargner l'horrible et inutile carnage de Fontenay ; mais on revient toujours le plus tard qu'on peut à la raison.

843.

Cent vingt seigneurs français, quarante pour chacun des trois frères, s'étant assemblés à Thionville, firent, de ce qui restait de l'empire de Charlemagne, trois partages égaux, non compris les royaumes de Bavière, d'Italie et d'Aquitaine, dont le partage était tout fait. On tira au sort les nouveaux lots. Charles-le- Chauve eut, sous le nom de France occidentale une grande partie de ce qui compose aujourd'hui la France. Louis eut la Germanie, et il en eut le nom de Louis-le-Germanique ; les historiens observent que, comme il n'aurait point eu de vin dans les terres de sa domination, parce qu'on. n'avait point encore planté de vignes en Germanie, on lui céda quelques cantons en-deçà du Rhin. Lothaire, avec le titre d'empereur, l'Italie et la Provence qu'il avait déjà, eut les terres situées entre l'Escaut, la Meuse, le Rhin et la Saône. On appela cet État, en langue tudesque, Loterreich, en langue romance, Lohierregne, et par contraction Lorraine, c'est-à-dire royaume de Lothaire. Le pays ri porte aujourd'hui ce nom n'en est qu'une faible partie.

Depuis ces partages, les trois frères, à quelques intrigues et à quelques infidélités près, vécurent assez en paix, du moins entre eux, et la France eut de moins, pendant quelque temps, le fléau des guerres civiles. Il restait à ces princes assez d'ennemis et assez d'affaires d'ailleurs.

848.

Lothaire abandonna le jeune Pepin : mais celui-ci ne s'abandonna pas lui-même ; il gagna une bataille contre Charles-le-Chauve, et se maintint dans l'Aquitaine. Mais ses débauches, ses vexations, ses vices lui firent plus de tort que les armes de ses ennemis ; il devint méprisable à ses sujets, qui plusieurs fois appelèrent Charles-le-Chauve pour les gouverner ; et les liaisons de Pepin avec les Normands, qu'il attirait au sein de la France pour les opposer et à ses sujets-et à son rival, achevèrent de le rendre odieux : les Aquitains le livrèrent à Charles-le- Chauve, qui le fit tondre et l'enferma dans le monastère de Saint-Médard. Il s'échappa : il fut repris et gardé si étroitement dans le château de Senlis, qu'il lui fut impossible de se sauver :

852.

Nous avons dit qu'il avait un frère puîné, nommé Charles. Ce prince, qui aurait pu perpétuer la querelle, (toit tombé aussi entre les mains de Charles-le-Chauve, qui le fit tondre aussi et l'enferma dans le monastère de Corbie ; car telle est en général la différence caractéristique des mœurs des Carlovingiens à celles des Mérovingiens ; ceux-ci assassinaient, les autres se con-t entaient d'enfermer.

Louis-le-Germanique, oncle de ce jeune Charles, le fit dans la suite archevêque de Mayence.

855.

Charles-le-Chauve ne gouverna pas mieux au gré des Aquitains, que Pepin n'avait fait ; il fit trancher la tête à quelques-uns des grands, violence ou justice à laquelle les grands n'étaient pas accoutumés : ses peuples trouvaient d'ailleurs qu'il les défendait mal des incursions des Normands ; plusieurs des grands eurent recours à Louis-le-Germanique, et lui offrirent la couronne d'Aquitaine pour lui ou pour son fils. Louis-le-Germanique était le meilleur de tous ces princes, et il vivait en paix depuis dix ans avec Charles-le-Chauve ; mais il n'y avait alors ni concorde ni probité qui fût à l'épreuve d'une couronne offerte. Louis envoya son fils aîné examiner l'état des affaires et la disposition des esprits ; il ne trouva point les choses telles qu'elles avaient été annoncées ; le vœu qu'on avait porté à Louis-le-Germanique était celui de quelques mécontents, non celui de la nation : il prit donc le parti de rester tranquille. Mais Charles-le-Chauve sut ce qu'il avait voulu faire, et en garda le même ressentiment que si Louis l'eût véritablement détrôné ; il se lia étroitement avec l'empereur Lothaire, dans l'intention et dans l'espérance de prendre sa revanche sur Louis-le-Germanique : mais d'autres événements firent naître d'autres desseins. L'empereur Lothaire, dégoûté du monde, où, malgré tous ses grands projets, il" n'avait jamais pu parvenir à jouer un rôle bien brillant, même dans les idées vulgaires, quitta la pourpre impériale pour le froc, et alla faire pénitence, dans le monastère de Prum, de tout le sang qu'il avait fait verser inutilement à Fontenay ; sa pénitence ne fut pas longue ; sa mort suivit de près son abdication.

Il laissait trois fils : Louis, qu'il avait déjà depuis quelque temps associé à l'empire, et auquel il donna le royaume d'Italie ; Lothaire, qu'il fit roi de Lorraine, et qui semblait désigné pour l'être par le nom qu'il portait, et Charles, auquel il laissa la Provence et une partie du royaume de Bourgogne.

Voilà donc déjà le grand empire de Charlemagne divisé en cinq parts ; et ce mot seul est la condamnation des grands empires, qui nécessitent les partages, et dont les partages sont la destruction.

Mais, dira-t-on peut-être, puisque les partages avaient lieu alors entre les princes, il fallait agrandir son empire pour laisser à ses fils des partages plus considérables.

Je crois bien que tous ces princes belliqueux et conquérants raisonnaient ainsi ; mais je réponds que si l'on considère l'intérêt des peuples, les partages pouvaient être bornés impunément, les petits États étant les seuls qui puissent être bien gouvernés ; et ceci n'est pas contraire à ce que nous avons dit ailleurs, qu'il n'est pas bon aux rois d'être trop voisins les uns des autres. L'Angleterre, du temps de l'heptarchie, la France, du temps des partages, l'Espagne, lorsque ses diverses provinces formolent autant de royaumes, étaient déchirées et malheureuses. La France accrue des conquêtes de Charlemagne, l'Espagne devenue le centre d'un grand empire sous Charles-Quint, étaient des États trop vastes pour être bien gouvernés sous des princes ordinaires. La France, l'Espagne, l'Angleterre, d'autres États d'une étendue plus ou moins bornée, mais réunis chacun sous un seul chef, voilà la disposition la plus favorable à la paix et au bonheur qu'un bon gouvernement peut procurer.

Si l'on considère l'intérêt des princes, ses partages n'étaient pour eux due des sources de haine et de guerres : aussi ne fallait-il point de partages. Un royaume d'une étendue médiocre, un seul roi pour le gouverner et de simples apanages aux cadets, avec la clause de réversion ; voilà ce qu'il fallait : mais voilà ce qui n'a été bien compris que sous la troisième race, et voilà ce que Charlemagne aurait pu avoir la gloire d'établir, si l'esprit de conquête, qui l'entraînait sans cesse, lui eût laissé le loisir de réfléchir profondément sur les vrais principes de la grandeur et de la puissance, et lui eût permis de considérer que les partages avaient été une des principales causes de la chute des mérovingiens.

Des trois fils de l'empereur Lothaire, Charles, le plus jeuné, vécut vraisemblablement tranquille dans son royaume de Provence, sans prendre part aux affaires de ses frères ni de ses oncles, car on ne le voit jouer aucun rôle dans l'histoire ; cette obscurité est un signe ordinaire de paix et de bonheur. L'histoire n'a guère tenu registre que des désastres de l'humanité ; le tableau d'un bonheur paisible lui a toujours paru trop insipide.

Quant aux deux autres frères, Lothaire, le cadet, se ligua principalement avec Charles-le-Chauve, son onde, et l'empereur Louis avec son autre oncle, Louis-le- Germanique, mais sans épouser leurs querelles et sans beaucoup nuire à aucun d'eux.

856.

Nous avons dit que Charles-le-Chauve brûlait de se venger du dessein qu'avait eu Louis-le-Germanique de lui enlever l'Aquitaine. Louis-le-Germanique fit ce qu'il fallait pour enflammer ce désir. A son premier tort, il en joignit un plus grave. Invité, non plus par une partie des Aquitains, mais par presque tous les sujets de Charles-le-Chauve, Aquitains et Neustriens, de venir les défendre et les gouverner, il accepta encore cette offre. L'ingrat Wenilon ou Guenilon, que Charles-le-Chauve, de simple clerc de sa chapelle avait fait archevêque de Sens, et par les mains duquel il avait voulu être sacré et couronné dans l'église de Sainte-Croix d'Orléans, en usa envers lui comme l'archevêque de Reims, Ebon, envers Louis-le-Débonnaire ; il fut le premier à le trahir ; il introduisit Louis-le- Germanique dans la ville de Sens. Quelques-uns ont cru que la trahison de ce Guenilon avait donné lieu aux fables de Ganelon-le-Félon, si renommé chez les romanciers pour ses perfidies ; mais il paraît que ce nom de Ganelon est significatif, et qu'il vient d'un mot qui, dans plusieurs langues, signifie trompeur. Le soulèvement contre Charles-le-Chauve fut presque général, et la révolution la plus subite mit dans les mains de Louis-le-Germanique presque tous les États de son frère.

857.

Une révolution non moins subite les lui enleva, et pensa le faire tomber lui-même dans les mains de Charles-le-Chauve2. Les chefs des rebelles n'étant pas plus contents de Louis-le-Germanique que de Charles-le-Chauve, ou redoutant la vengeance de celui-ci, crurent ne pouvoir réparer leur première trahison que par une trahison nouvelle. Louis-le-Germanique, se fiant à eux, comme si on devait jamais se fier à des traîtres, avait l'envoyé ses troupes en Germanie, et vivait au milieu des Neustriens comme parmi ses sujets. La facilité de le trahir en fit naître le dessein. Ceux mêmes (lui l'avaient appelé complotèrent de l'arrêter et de le livrer à Charles-le-Chauve ; mais Louis fut averti à temps, et s'enfuit en Germanie. Charles-le-Chauve, rétabli dans ses États, fait sommer son frère, par le célèbre archevêque de Reims, Hincmar, de lui faire réparation ; il l'invite ou le mande au prochain parlement général : au lieu de parlement, c'est un concile qui s'assemble à Savonnières, faubourg de Toul ; Charles y porte respectueusement ses plaintes contre Guenilon. Mais depuis que Charlemagne n'était plus, on avait laissé les évêques usurper un tel empire, qu'il n'était plus possible, même à un roi, d'obtenir justice contre aucun d'eux : on fit contre Guenilon quelques vaines procédures ; mais il resta impuni, et mourut, cinq ou six ans après, fort tranquillement dans son siège ; du moins Louis-le-Débonnaire avait été vengé d'Ebon.

859.

Il n'y avait plus alors d'autre autorité réelle que celle des évêques ; leur nom servait d'excuse à toutes les injustices, de titre à toutes les usurpations, et, qui plus est, c'était un titre nécessaire, même pour les droits les plus légitimes. Si Charles-le-Chauve demandait raison à Louis-le-Germanique de la tentative que celui-ci avait faite de lui enlever ses États, Louis-le-Germanique répondait qu'il n'avait rien fait que de concert avec les évêques, et qu'il voulait, avant tout, prendre de nouveau leur avis sur cette affaire. Si Charles-le-Chauve demandait justice aux évêques, auxquels il aurait seulement dû la rendre, il déclarait humblement qu'il avait été sacré roi par la volonté des évêques, et il en faisait son seul titre royal ; il observait qu'il n'avait pas dû être privé, sans leur consentement, du bénéfice de cette consécration ; il ajoutait qu'il n'eût pas manqué de répondre devant eux, s'il eût été mandé par eux1. Tel était le degré d'avilissement où le trône était tombé depuis la mort de Charlemagne ; tel était le degré de puissance où la superstition avait élevé l'épiscopat.

Dans ce concile de Savonnières, les évêques formèrent entre eux une ligue pour corriger les rois, les grands seigneurs du royaume français et le peuple dont ils étaient chargés. Tels sont les termes du décret. Rois, grands et peuple, tous avaient besoin de correction sans doute ; mais le clergé en avait-il moins besoin qu'eux ?

Les évêques du moins ménagèrent la paix entre les deux frères, et si tel était l'emploi de leur puissance, l'effet en était plus heureux que le principe n'en était légitime.

Ce pouvoir des évêques eut alors une influence assez singulière sur les affaires de la Bretagne. Néoméne, descendu des anciens rois de ce pays, s'en était fait roi lui-même, à la faveur des troubles dont la France était agitée ; il avait battu deux fois les armées françaises et une fois le roi Charles-le-Chauve en personne ; mais, quelque autorité qu'on pût avoir, soit légitime, soit usurpée, il manquait toujours quelque chose à la royauté dans l'esprit des peuples, quand on n'avait pas reçu la couronne des mains d'un évêque, avec le consentement de tous les autres : or, les évêques de Bretagne ayant tous été nommés par Louis-le- Débonnaire, ou élus à sa recommandation, étaient tous dans les intérêts de Charles-le-Chauve, son fils, et refusaient de sacrer Néoméne ; de plus, il n'y avait point de métropolitain en Bretagne, c'était l'archevêque de Tours, sujet de Charles-le-Chauve, qui était le métropolitain de toute la province. Néoméne essaya tour-à-tour les moyens et de vaincre la résistance de ces évêques, et de se passer de leur suffrage ; il les accusa de simonie, il leur intenta un procès à Rome, où Charles-le-Chauve eut aisément plus de crédit que lui. Néoméne prit le parti de chasser ces évêques de leurs sièges et d'y mettre des gens à sa disposition ; il rétablit aussi trois autres évêchés, Dol, Tréguier et St.-Brieux, qu'il remplit aussi de ses créatures ; il voulut que l'évêque de Dol s'érigeât en métropolitain, et il se fit sacrer par lui, en présence des autres évêques, excepté celui de Nantes, qui, avec les évêques chassés de leurs sièges par Néoméne, se retira auprès de l'archevêque de Tours : celui-ci assembla les évêques de sa province et des provinces voisines ; mais il ne résulta de cette assemblée que des remontrances qui, même appuyées des armes de Charles-le-Chauve, embarrassèrent peu Néoméne. Comme ce prince avait une grande puissance, comme il avait eu des succès signalés contre les Français et même contre les Normands, alors la terreur des Français, comme, après tout, le peuple l'avait vu sacrer par des évêques, il sut se maintenir sur le trône pendant toute sa vie ; il le laissa en mourant à son fils Hérispoux : celui-ci fut assassiné par Salomon, son cousin-germain, fils de Rivalon, frère aîné de Néoméne.

Le concile qui réconcilia Charles-le-Chauve avec Louis-le-Germanique, son frère, écrivit à Sal6mon de reconnaître la souveraineté de Charles-le-Chauve, et aux évêques de Bretagne de ne reconnaître d'autre métropolitain que l'archevêque de Tours. Salomon et ses évêques eurent peu d'égard pour ces lettres.

Ce Salomon qui, pour régner, avait assassiné un fils de Néoméne, fut assassiné par un autre fils de Néoméne. C'est le fruit qu'on doit toujours attendre du crime. La Bretagne se partagea en diverses factions, et s'étant affaiblie par ses divisions, reprit les titres modestes de duché et de comté ; mais elle ne rentra point sous l'obéissance de Charles-le-Chauve.

Les Normands ne cessèrent, pendant tout ce règne, de ravager les diverses provinces de la France, où ils étaient appelés par tous les factieux et tous les rebelles ; les cruautés qu'ils y exercèrent faisaient horreur Même à leurs alliés. Charles-le- Chauve, incapable, et 'par ses forces et par ses talents, de résister à cette foule toujours renaissante d'ennemis tant étrangers que domestiques, chargea Robert-le-Fort ou le Vaillant du soin de tenir tête à-la-fois et aux Normands et aux Bretons, en lui donnant le duché ou gouvernement de tout le pays situé entre la Seine et la Loire. Robert-le-Fort fit tout ce que peut un héros, il mourut en combattant avec avantage contre les Normands : on l'appela le Macchabée de la France, parce qu'il mourut, comme Judas Macchabée, au sein de la victoire. Sa mort rendit sa victoire inutile, et les Normands continuèrent leurs ravages.

Robert-le-Fort laissa deux fils, Eudes et Robert, qui tous les deux signalèrent leur valeur contre les mêmes ennemis, et qui tous les deux sont au nombre des rois de cette seconde race, quoiqu'ils ne descendissent point de Charlemagne, au moins par mâles. Robert-le-Fort est la tige de la troisième race de nos rois ; il est à cette troisième race ce que saint Arnoul est à la seconde, c'est-à-dire le premier auteur sûrement connu. Le roi Robert, son fils, frère d'Eudes, fut le père de Hugues-le-Grand, père de Hugues Capet.

862.

En des événements les plus mémorables de ces temps, et qui met dans le plus Grand jour la faiblesse de nos rois et la tyrannie naissante des papes, c'est ce qui se passa au sujet des amours du jeune Lothaire et de Valdrade. Le jeune Lothaire, roi de Lorraine, était, comme nous l'avons dit, le second des trois fils de l'empereur Lothaire ; il se dégoûta de Thietberge, sa femme, et devint assez amoureux de Valdrade pour vouloir l'épouser en répudiant Thietberge. Sous les rois mérovingiens, rien n'était plus commun que ces divorces, sans même qu'il fût besoin d'alléguer ni cause ni prétexte1 ; mais depuis Louis-le-Débonnaire, les évêques ne laissaient plus aux rois une aussi grande liberté de suivre leurs penchants. Ce ne fut pas cependant des évêques français, mais des papes, que vint le plus grand obstacle aux volontés de Lothaire. La nécessité d'alléguer des causes de divorce engagea Lothaire à diffamer sa femme, et peut-être à la calomnier ; il l'accusa d'inceste avec un frère qu'elle avait, et cette accusation fut appuyée par des évêques. Valdrade était sœur de Gontier, archevêque de Cologne, et nièce de Thietgaud, archevêque de Trèves ; elle fut très bien servie par ces deux prélats. Thietberge prouva son innocence, comme on la prouvait alors, par l'épreuve de l'eau bouillante, qui fut subie impunément par un champion qu'elle fournit, selon l'usage établi alors, de subir les épreuves par procureur, même en matière criminelle ; mais dans la suite, pour recouvrer sa liberté et pour faire cesser la persécution, elle fit, dit-on, des aveux dont les deux archevêques profitèrent contre elle. Leurs suffragants, assemblés à Aix-la- Chapelle, prononcèrent la dissolution du mariage de Thietberge, sur le fondement de l'inceste, dont la plus forte preuve fut vraisemblablement l'allégation de Lothaire, qui épousa aussitôt Valdrade. Sa passion connue pour cette femme, et cette précipitation même, rendaient son témoignage contre Thietberge fort suspect.

Le Saint-Siège était alors occupé par Nicolas Ier, pontife ferme et fier, et qui aimait surtout à commander aux rois. L'empereur Louis II, frère aîné du jeune Lothaire, avait eu avec ce pape de violentes contestations pendant qu'il était à Rome : le pape, qui eût voulu l'éloigner, le faisait insulter tous les jours solennellement par des moines, auxquels il ordonnait de faire des processions dans la ville et autour du palais de l'empereur, en chantant des psaumes et des antiennes contre les mauvais princes. L'outrage fut si marqué, qu'il ne put être dissimulé. On pria le pape d'arrêter ce désordre ; le désordre continua. Des soldats de l'empereur le firent cesser, en chargeant à coups de bâtons une de ces processions ; ce qui, au lieu d'irriter le pape, le rendit si docile, qu'il alla trouver l'empereur, lui fit des excuses et le pria d'oublier le passé. L'avantage d'avoir raison au fond lui inspira une hauteur plus ferme et plus soutenue dans l'affaire du jeune Lothaire. Thietberge fit parvenir ses plaintes jusqu'à lui. Le pape écrivit en conséquence aux oncles et aux frères de Lothaire, pour être instruit des circonstances et des vrais motifs du divorce. De ses lettres, des plaintes de Thietberge, et surtout de l'avidité de ces princes, toujours prêts à se dépouiller les uns les autres, il résulta des mouvements qui engagèrent Lothaire à soumettre sa cause à la décision du pape : il demanda seulement que cette décision fût prononcée en France, c'est-à-dire en Lorraine, dans un concile d'évêques français, où le pape enverrait ses légats : ce qui fut fait.

863.

Les archevêques de Trêves et de Cologne, aidés dei présents de Lothaire, n'eurent pas moins de talent pour séduire les légats, qu'ils n'en avaient eu pour entraîner les évêques français ; la sentence qui avait ordonné la dissolution du premier mariage de Lothaire fut confirmée, et les deux archevêques triomphants allèrent eux-mêmes porter à Rome la décision du concile ; mais soit que le pape cherchât à mortifier un roi, soit qu'il crût Thietberge injustement condamnée, et qu'il eût quelque avis que ses légats s'étaient laissé corrompre, il assembla un autre concile à Rome, où, présidant en personne, il cassa le jugement du concile tenu en Lorraine, désavoua ses légats, excommunia les deux archevêques, et menaça de la même excommunication les autres évêques du concile français, s'ils ne demandaient pardon et ne se soumettaient au plus tôt. Cette affaire était presque, dans toutes ses circonstances, la même que celle qui, dans la suite, occasionna le schisme d'Angleterre sous le pontificat de Clément VII et le règne de Henri VIII.

864.

La hauteur du procédé du pape Nicolas émit propre à soulever le clergé de France contre le Saint-Siège : les deux archevêques repoussèrent vigoureusement cette attaque ; ils disaient, dans une protestation qu'ils rendirent publique, qu'ils résistaient à la folie de Nicolas, soi-disant pape, et qui voulait se faire maître et empereur de tout le monde ; ils le déclarèrent excommunié lui-même, comme abusant, contre les canons, des droits du saint- singe, et se séparant par orgueil de la société des autres évêques ; reproche dont le schismatique Photius, patriarche de Constantinople, tira un grand parti contre le pape pour justifier son schisme. Hilduin, frère de l'archevêque de Cologne, alla lui-même, l'épée à la main, placer cette protestation sur le tombeau de saint Pierre. Cependant l'archevêque de Trêves, effrayé des menaces du pape, finit par se soumettre ; et ce fut en vain, du moins pendant la vie. de Nicolas, qui refusa constamment de l'absoudre. L'archevêque de Cologne tint ferme, opposant toujours excommunication à excommunication. Les plus faibles furent Lothaire et Valdrade, car vraisemblablement ils se sentaient coupables. Valdrade voulut, pendant quelque temps, amuser le pape par une promesse d'aller à Rome demander l'absolution ; elle se mit en marche, entra deux fois en Italie, et en sortit aussitôt sans pouvoir se déterminer ni à la résistance ni à la soumission.

865.

Le pape, moins irrésolu, la déclara excommuniée, et ordonna fièrement à Lothaire de la renvoyer, sous peine, non seulement d'excommunication, mais de la perte de son royaume. Il faut avouer que ni Adrien, ni Léon III, ne se mêlaient ainsi des galanteries de Charlemagne, et que surtout ils ne l'auraient pas menacé de lui enlever ses États, s'il ne renvoyait sa maîtresse ; mais c'était Nicolas qui parlait à Lothaire. Tout était bien changé. Lothaire feignit de se soumettre et de renvoyer Valdrade ; mais leur intelligence ne put être assez secrète pour échapper aux regards des courtisans qui en instruisirent le public.

Le pape Nicolas mourut, et fut remplacé par Adrien II. Les querelles nées sous un pontificat s'apaisent quelquefois sous le pontificat suivant ; Lothaire crut avoir trouvé une occasion de rendre un service important au nouveau pape, et de se le rendre favorable. Lorsque l'empereur Lothaire, son père, dépeuplait l'Italie pour dévaster la France ; les Sarrasins, qui depuis longtemps infestaient toutes les mers dont l'Italie est baignée, et qui s'étant déjà établis dans plusieurs des îles dont elle est entourée, ne cessaient de menacer cette contrée, y furent introduits par les ducs de Bénévent et de Capoue, qui se faisaient la guerre en Italie, tandis que l'empereur Lothaire la faisait à ses frères en France. L'un appela les Sarrasins d'Espagne, l'autre ceux d'entre eux qui possédaient déjà. la Sardaigne ; et ces deux hordes de Sarrasins entrèrent, pour se combattre l'une l'autre, dans .le pays dont elles voulaient faire la conquête. Une fois introduits ils s'étendirent, ils s'agrandirent, et firent à-peu-près dans l'Italie les mêmes ravages que les Normands faisaient alors en France ; ils allèrent piller Rome-et le tombeau de saint Pierre.

868.

Le pape, au lieu de menacer les rois et de vouloir régler leurs amours, aurait dû tâcher de les réunir contre ces barbares, que l'esprit de guerre et de conquête n'abandonnait jamais, et qui, battus tant de fois par Charles Martel et par Charlemagne, ne cessaient de menacer à-la-fois la France et l'Italie. Mais de tout temps les petites passions ont fait perdre de vue les grands intérêts. Lothaire imagina d'aller offrir au pape ses services et ses secours contre les Sarrasins ; il crut qu'un tel bienfait lui tiendrait lieu de la soumission qu'avait si impérieusement exigée Nicolas ; il fut accueilli en effet avec toutes les démonstrations de la reconnaissance ; la confiance et l'amitié parurent régner entre Adrien et lui. Lothaire, dans un jour de solennité, voulut communier de la main du pape avec tous les seigneurs français de sa suite, sans soupçonner le piège où le pape l'attendait. Aussitôt qu'ils eurent reçu la communion, le pape les força de jurer avec le roi sur l'eucharistie, qu'il avait en effet obéi au pape Nicolas son prédécesseur, et que sa rupture avec Valdrade était sincère et sans retour. Le serment sur l'eucharistie était alors au nombre des épreuves ou jugements de Dieu, en vertu des paroles de saint Paul : Que celui qui reçoit indignement le corps et le sang de Jésus-Christ, mange et boit son jugement. On croyait en conséquence que quiconque osait se parjurer sur l'eucharistie, mourait infailliblement dans l'année. Lothaire et ses Français, surpris, effrayés, mais trop avancés pour pouvoir reculer sans une extrême confusion, bégayèrent en tremblant le serment redoutable qu'on exigeait d'eux, et si nous en croyons les historiens de ce siècle, ils moururent tous peu de temps après, comme si le glaive de l'ange exterminateur les eût frappés. Ce qui est certain, c'est que Lothaire tomba dans une maladie de langueur, dont il mourut à Plaisance lorsqu'il retournait dans ses États.

Charles, roi de Provence, son frère puîné, qui n'avait point subi comme lui l'épreuve de l'eucharistie, mourut assez tôt pour n'avoir pas le temps d'hériter de lui.

Leur seul héritier légitime était l'empereur Louis, leur frère ; et l'état de la famille de Charlemagne se trouvait alors le même qu'au moment de la mort de Louis-le- Débonnaire ; il n'y avait de changé que la personne de l'empereur ; au lieu de Lothaire, c'était Louis son fils. Charles-le-Chauve, au mépris des droits de son neveu, s'empara de la Lorraine, sans titre ni prétexte que celui de bienséance1. Louis-le-Germanique arracha aussi quelques lambeaux de l'héritage de son neveu. Les mœurs de la première race reprenaient le dessus, ou plutôt les mœurs de la première et de la seconde, à quelques degrés d'atrocité près, sont les mêmes ; celles de la barbarie qu'on voit seulement s'adoucir un instant par la législation de Charlemagne, et reprendre leur férocité sous ses fils par les discordes civiles et l'habitude de la violence.

Louis, ainsi dépouillé, eut recours à l'autorité du Saint-Siège, et lui qui, à titre d'empereur, devait être le protecteur du pape, en devint le protégé. Adrien prit avec Charles-le-Chauve le même ton d'empire que Nicolas avait pris avec Lothaire-le-Jeune : il le menaça de l'excommunier ; il ordonna même aux évêques français de se séparer de sa communion, si Charles différait de restituer la Lorraine à l'empereur. Le pape cependant ne montrait tout ce zèle que pour récompenser l'empereur du bon exemple qu'il avait donné de recourir au Saint- Siège ; car d'ailleurs Louis était, de tous les princes carlovingiens, celui dont le pape désirait le plus l'affaiblissement, précisément parce qu'il était empereur et qu'il avait l'Italie dans son partage.

Ces deux papes — Nicolas Ier et Adrien II — avaient du moins le mérite de défendre la cause la plus juste ; car Lothaire avait vraisemblablement tort à l'égard de Thietberge sa femme, et Charles-le-Chauve avait certainement tort à l'égard de l'empereur Louis son neveu ; mais les torts des rois ne pouvaient donner sur eux aux papes que le droit de représentation et d'exhortation ; les papes ne devaient jamais oublier que le royaume de Jésus-Christ n'est pas de ce monde, et que, s'ils possédaient un royaume temporel, ils en avaient l'obligation à la munificence des rois carlovingiens.

Le despotisme d'Adrien révolta une partie du clergé de .France. Le célèbre Hincmar, à qui son éloquence, sa doctrine, son caractère ferme et austère avaient donné dans le clergé la plus haute considération, et qu'on pouvait appeler le pape de deçà les monts, nom par lequel le pape Pie IV désigna dans la suite, par crainte et par jalousie, le cardinal Charles de Lorraine, homme assez semblable à ce prélat. Hincmar écrivit au pape Adrien en faveur des libertés de l'église gallicane, presque avec la même véhémence que Thietgaud et Gontier avaient déployée contre Nicolas.

870.

Cette dispute partagea les esprits, et porta le schisme non seulement dans le clergé, mais encore dans la famille d'Hincmar. Il avait un neveu, évêque de Laon, nommé Hincmar comme lui, aussi soumis à toutes les décisions de Rome, que l'archevêque de Reims voulait qu'on le fût aux siennes, incapable d'ailleurs de se soumettre à toute autre autorité, et révolté surtout contre celle de son oncle. Celui-ci, qui ne souffrait point de résistance, même de la part de ceux qui lui étaient étrangers, était encore moins disposé à en souffrir de la part de son neveu et de son suffragant. L'évêque de Laon devint le chef du parti papiste ; l'archevêque de Reims se porta pour le défenseur de son roi — Charles-le- Chauve — et des libertés de l'église gallicane ; aussi est-il cité avantageusement parmi les premiers défenseurs de ces libertés attaquées par les papes. Ces deux prélats se firent une guerre qui finit par être aussi cruelle que la guerre ordinaire. Tous deux inflexibles, l'oncle impérieux, le neveu insolent, et que les Annales de Saint-Bertin appellent homo insolentiœ singularis, le choc fut rude entre eux. L'archevêque, par son autorité de métropolitain, cassa une sentence d'excommunication rendue par l'évêque contre des particuliers ses ennemis ; l'évêque appela sur-le-champ à Rome, et le pape se prétendant saisi par cet appel, revendiqua l'affaire par puissance apostolique. Charles-le-Chauve, qui se sentait appuyé par Hincmar, conseilla au pape de montrer plus de modération, afin que lui et ses prélats n'eussent occasion de l'éconduire.

Cette réclamation du pape fut pour l'archevêque de Reims. une nouvelle occasion de défendre les libertés (le l'église Gallicane, en défendant sa propre autorité ; il cita son neveu à un concile qui devait se tenir à Attigny, et prononcer sur la validité de son appel. L'évêque de Laon y vint, soit qu'il ne crût pas pouvoir s'en dispenser, soit qu'il espérât y triompher. L'archevêque commença par le faire attaquer sur les chemins, et par faire piller ses équipages, correction peu ecclésiastique, et dont on ne voit pas trop quel était le but ; il le fit ensuite condamner et déposer par le concile, et la querelle s'échauffant toujours de plus en plus, parce que le jupe prenait la défense de l'évêque de Laon, comme Charles-le-Chauve celle de l'archevêque de Reims, celui-ci joignant à l'autorité d'un oncle et d'un métropolitain la cruauté d'un ennemi, poussa la violence jusqu'à faire crever les yeux à l'évêque de Laon. Il ne se montra guère moins sévère à l'égard du moine Gothescalc, qui avançait, sur la prédestination et la grâce, des propositions un peu dures, renouvelées depuis par les hérétiques des derniers temps.

871.

Telles étaient les entreprises des papes, et les mœurs des évêques, sous des rois qui ne savaient pas gouverner, qui se partageaient entre la barbarie et la superstition, et qui perdaient, par leurs divisions, l'autorité qu'ils cherchaient toujours à étendre par des conquêtes. Les fils de Louis-le-Débonnaire, à l'exception de l'empereur Lothaire, furent malheureux par leurs enfants, comme leur père l'avait été par eux ou à leur occasion. Charles II, fils de Charles-le- Chauve, ayant voulu, par badinage, faire peur à un jeune homme de sa cour, en fondant sur lui l'épée à la main avec tous ses courtisans, en reçut sur la tête un coup de sabre, dont il mourut après avoir langui longtemps. Carloman, le quatrième des fils du même Charles-le-Chauve, se révolta contre son père. Charles-le-Chauve, pour le priver du trône, le fit entrer dans l'état ecclésiastique ; il se révolta encore, son père le fit enfermer ; puis, à la prière du pape Adrien II et de ses légats, il lui pardonna. Carloman s'étant révolté une troisième fois, son père lui fit crever les yeux, et le fit enfermer de nouveau, après l'avoir fait condamner à mort. Sauvé de sa prison par files moines, il trouva un asile auprès de son oncle Louis-le-Germanique, qui lui donna une abbaye.

Charles, un des fils de Louis-le-Germanique, conspira plusieurs fois contre Son père, et il fut ensuite si troublé par ses remords, qu'il en perdit la raison. L'enfer s'ouvrait pour le recevoir, il voyait les démons et les flammes : sa tête ne se remit jamais bien de cette commotion violente. C'est celui qui a été connu dans la suite sous le nom de Charles-le-Gros ou le Gras. Les princes de la race carlienne, dit Mézeray, étaient, pour la plupart, des esprits faibles, ou fous, ou hébétés.

Voilà, encore une fois, pour qui Charlemagne avait fait tant de conquêtes.

875.

L'empereur Louis, fils de l'empereur Lothaire, mourut sans enfants mâles en 875. Louis-le-Germanique et Charles-le-Chauve, ses oncles, étaient ses seuls héritiers ; mais, au lieu de partager ses États, selon l'usage du temps, chacun d'eux voulut exclure l'autre. Louis-le-Germanique envoya ses fils en Italie, pour en prendre possession, soit en son nom, soit au nom de Carloman, l'aîné de ses fils, que l'empereur Louis, par son testament, avait appelé à l'empire. Charles-le- Chauve y passa en personne ; il amusa, il trompa ces jeunes princes par des présents par des promesses de se retirer au plus tôt, et de procéder à l'amiable au partage ; enfin il parvint à les renvoyer. Ainsi l'Italie, et par conséquent l'empire qu'on regardait encore alors comme attaché à la possession de Rome, restèrent à Charles-le-Chauve. On assure qu'il acheta l'empire à prix d'argent, du pape Jean VIII, et du sénat romain, charmés d'avoir cette occasion de le vendre, et très chèrement : on dit même, mais c'est un point débattu entre les savants, que, pour obtenir l'empire, Charles renonça pour lui et pour les empereurs ses successeurs, au droit de confirmer l'élection des papes. On voit, cependant encore, après Charles-le-Chauve, des rois et des empereurs agir en maîtres dans Rome ; et l'empereur Othon III, dans la donation qu'il fit à la fin du dixième siècle au pape Silvestre II, de quelques villes de la Romagne, met au nombre des choses supposées, la prétendue cession faite par Charles-le-Chauve, du droit de confirmer l'élection des papes, droit, à la vérité ; toujours supporté très impatiemment par les Romains. Au reste, le pape, suivant la remarque des historiens, donna l'empire en souverain, et Charles le reçut en vassal : Nous l'avons jugé digne de l'empire, dit le pape, et nous lui en avons conféré le titre et la puissance. — Charles, dit Mézeray, de souverain du pape, s'était rendu son sujet, jusque-là qu'il tenait à honneur de porter le titre de son conseiller d'État. Il ne crut pas avoir payé trop cher l'avantage de supplanter son frère aîné et ses neveux ; il s'applaudit d'avoir, en cette occasion, pris sa revanche des diverses entreprises de son frère sur ses États. Celui-ci armait pour se venger à son tour — car, dans le système de guerre, il n'y a jamais de raison pour que les vengeances finissent —, lorsqu'il mourut, le 28 août 876, âgé d'un peu moins de soixante et dix ans. Il fut, de tous les enfants de Charlemagne, le seul qui fit quelquefois ressouvenir de ce grand prince.

Il laissa trois fils, Carloman, Louis et Charles.

Charles-le-Chauve, ayant été couronné empereur à Rome des mains du pape, le jour de Noël 875, seul trait de conformité qu'il eut avec Charlemagne, eut, avec tous les princes mérovingiens, la conformité d'être avide et injuste ; il voulut dépouiller ses neveux de la succession de Louis-le-Germanique leur père. La facilité avec laquelle il les avait joués dans l'affaire de la concurrence à l'empire, lui persuada qu'ils seraient aisés à surprendre. Par le partage fait entre eux, Carloman .avait la Bavière et la Pannonie ; et en vertu du testament de l'empereur Louis, il prenait le titre de roi d'Italie, quoique Charles-le-Chauve se fût mis en possession de cette contrée et de l'empire ; Louis avait la Franconie, Charles-le-Gras le reste de la Germanie. Ce fut sur Louis que Charles-le-Chauve fondit d'abord. Louis. pour le désarmer, lui envoya des ambassadeurs, qui offraient de prouver par trente témoins, dont dix subiraient l'épreuve de l'eau froide, dix celle de l'eau chaude, dix celle du fer ardent, que ni lui ni ses frères n'avaient eu aucun tort à l'égard de Charles-le-Chauve. La chose était toute prouvée, et ce n'était pas de cela qu'il s'agissait ; mais Charles-le-Chauve saisit l'occasion qu'on lui offrait de négocier et de paraître entrer en accommodement : il fit faire les épreuves proposées qui réussirent toutes. En même temps il faisait filer secrètement des troupes à travers les montagnes et par des sentiers peu fréquentés, pour envelopper Louis, auquel il se proposait, dit-on, de faire crever les yeux, afin d'envahir ses États. L'archevêque de Cologne, qui était dans l'armée de Charles-le-Chauve, avant fait inutilement tous ses efforts pour le détourner de cette perfidie, en fit donner avis sous main à Louis, qui s'en vengea par une victoire complète qu'il remporta en 877 sur Charles près d'Andernach1.

Cependant le pape Jean VIII, pressé par les Sarrasins, suppliait l'empereur, les genoux en terre et la tête inclinée, comme s'il était en la présence du souverain son protecteur, d'accourir à son secours : ce sont les propres termes de son épître trente-deuxième. Outre qu'ils donnent une idée bien forte du danger du pape ou de sa terreur, ils semblent propres à détruire l'idée que Charles-le- Chauve dit renoncé au droit de confirmer les papes. Il est vrai que, dans la même lettre, Jean VIII confirme la nomination de Charles à l'empire ; car Borne ne perd jamais de vue ses prétentions. Charles se rendant aux instances du pape, et corrigé, au moins pour le moment, de son ambition, par sa défaite à Andernach, marcha pour défendre ses États d'Italie, au lieu d'envahir ceux de ses neveux en Germanie. Le pape vient à sa rencontre à Verceil, d'où ils s'avancent ensemble jusqu'à Pavie, délibérant avec les seigneurs lombards des moyens de chasser les Sarrasins : dans le moment ils apprennent que Carloman, qui n'avait point renoncé aux droits que lui donnait le testament de l'empereur Louis, s'avançait à la tête d'une puissante armée, pour revendiquer l'Italie et l'empire. A cette nouvelle, le pape s'enfuit à Rome, Charles-le-Chauve reprend la route de France. En même temps, par une bizarrerie qui montre combien on était mal servi en espions, et combien on savait mal faire la guerre en la faisant toujours, Carloman, sur un bruit qui se répandit que le pape et l'empereur s'avançaient pour le combattre, fut saisi d'une terreur panique, et s'enfuit de son côté en Allemagne1.

Charles-le-Chauve mourut au passage des Alpes, le 5 ou le 6 d'octobre 877, empoisonné, dit-on, par le médecin juif Sédécias, charlatan et intrigant auquel il prodiguait sa confiance. Il est difficile de concevoir quel intérêt pouvait avoir un médecin d'empoisonner un grand prince dont il était le favori, et qui le comblait de grâces ; mais puisque tous les historiens s'accordent à lui imputer ce crime, il doit s'expliquer sans doute par des promesses et des espérances de fortune supérieures à tout ce qu'il pouvait attendre de sa faveur auprès de Charles : nous voyons en effet, dans ce temps, une conspiration presque générale des seigneurs français contre l'empereur ; tous y entrèrent, jusqu'à Boson, autre favori de Charles, et de plus, son beau-frère. On reprochait à Charles d'élever aux emplois des gens de néant, comme s'il eût voulu s'en faire un appui contre les grands ; politique peut-être assez bonne dans un temps où la puissance des grands devenait excessive, mais crime irrémissible à leurs yeux.

On lui reprochait encore, depuis qu'il était empereur, l'affectation de préférer à l'habit français l'habit grec ou romain. Ceux qui connaissent peu les hommes auraient peine à croire combien cette petite affaire de mode et de cérémonial excita de mécontentement et de haine. Les Français se crurent méprisés par leur roi ; ils comparaient avec chagrin cet usage de Charles-le-Chauve, à l'usage qu'avait toujours observé Charlemagne, de ne quitter l'habit français que lorsqu'il y était forcé par quelque cérémonie. Cet habillement étranger déplaisait à tout le monde en France, même aux chiens, qui, selon quelques historiens, ne cessaient d'aboyer l'empereur Charles-le-Chauve, quand ils le voyaient ainsi vêtu.

On avait sans doute des différences plus importantes à remarquer entre Charlemagne et Charles-le-Chauve ; celui-ci détruisit l'ouvrage de la grandeur du premier, il acheva la décadence de la maison carlovingienne, commencée sous Louis-le-Débonnaire. Sous Charlemagne, dit M. l'abbé de Mably, le gouvernement se formait ; sous Louis-le-Débonnaire il se déformait ; sous Charles-le-Chauve il n'existait plus. Le règne de Charles-le-Chauve fut celui des évêques ; et, à l'exemple de ceux-ci, les grands, même laïcs, élevèrent leur puissance à un degré jusqu'alors inconnu. Il réunit la plus grande partie des États de Charlemagne ; ce qui ne servit qu'à montrer qu'un grand empire peut être bravé, lorsque l'empereur est méprisable. II eut le germe de cette politique machiavéliste, développée depuis par Louis XI, prince avec lequel il avait beaucoup de conformité. Il flatta et outragea tour-à-tour le pape, les évêques, les grands, suivant l'exigence supposée des conjonctures et le besoin apparent du moment ; il se soumettait bassement à la juridiction, même temporelle, du clergé ; il bravait ce même clergé jusque dans son autorité spirituelle, en faisant asseoir Richilde sa femme, en plein concile, au milieu des évêques, qui semblaient présidés par elle, mais qui en furent si indignés qu'ils ne se levèrent seulement pas pour la recevoir. Charles ne voyait pas que cette conduite chancelante et sans principes finissait toujours par le rendre le jouet et la victime du clergé. Comme Louis XI, il fut dévot et injuste, superstitieux et cruel ; comme Louis XI, ses conquêtes furent des surprises, son talent fut l'art de trahir, et la trahison retomba presque toujours sur lui-même ; comme Louis XI, en haine de la noblesse que Charlemagne et que tous les grands princes ont toujours su s'attacher, il voulut élever les gens sans naissance, ce qui le rendit plus odieux que redoutable ; comme Louis XI, ses intrigues perpétuelles remplirent son règne de troubles ; il mourut enfin sous l'empire et peut-être par le crime de Sédécias son médecin, comme Louis XI tremblait sous la tyrannie de son médecin Coctier.

Charles-le-Chauve aima les lettres ; il attira en France des savants, qu'il alla chercher dans la Grèce et même dans l'Asie : Très louable en cela, dit Mézeray, s'il eût songé à pourvoir à la sûreté et aux nécessités de son État, avant que de pourvoir aux ornements. Les gens de lettres, par une reconnaissance dont le principe est estimable, mais dont l'effet fut blâmable et honteux, ont prostitué à ce vil tyran le titre de Grand (i). La postérité, plus équitable, dit un auteur moderne, ne lui a laissé que le titre de Chauve, parce qu'il l'était en effet. Que les gens de lettres apprennent, par cet exemple, à louer, non ceux qui leur font du bien, mais ceux qui en font au monde, et que leur reconnaissance s'acquitte envers les mauvais princes par des leçons qui puissent les corriger, et non par des éloges qui ne peuvent que les pervertir encore.

On peut juger de la licence où les mœurs étaient parvenues, par l'enlèvement, non seulement impuni, mais presque consacré, de diverses princesses du sang royal, crime qui en suppose une infinité de pareils dans les conditions inférieures. En seigneur français, nommé Gilbert, enleva une fille de l'empereur Lothaire, et l'épousa publiquement. Le ravisseur était sujet de Charles-le-Chauve, qui ne le punit point, et qui fut même soupçonné de le protéger secrètement, n'étant pas fâché de l'humiliation et du chagrin qui arrivaient à son frère, et ne poussant pas la prévoyance jusqu'à sentir que cette impunité pouvait lui en attirer autant à lui- même. De plus, les trois frères, c'est-à-dire l'empereur Lothaire, Louis-le- Germanique, et Charles-le-Chauve, s'assemblèrent et convoquèrent une assemblée, pour délibérer des moyens de réparer ou de venger l'affront fait à l'aîné d'entre eux. Ils n'eurent pas même le crédit de faire condamner ou excommunier le coupable, soit que l'obstacle vînt de leur mésintelligence ou de la résistance des grands, qui défendaient un de leurs semblables, et qui voulaient en pouvoir faire autant dans l'occasion. On ordonna cependant, en se séparant, qu'à l'avenir le crime de rapt serait puni.

Ce qui devait arriver, arriva. Cette ordonnance, vague et purement comminatoire, eut bien moins d'effet que l'exemple de l'impunité de Gilbert. Si Charles-le-Chauve avait prêté son appui à l'enlèvement de la fille de Lothaire, il en fut justement puni par l'enlèvement de Judith sa propre fille, fait du consentement de Louis son fils, frère de Judith. Le ravisseur était Baudouin, grand forestier de Flandre. Charles, dans sa colère, parvint à le faire excommunier, ainsi que Judith ; mais on négocia, et après quelques traverses, Baudouin fut récompensé de son crime par Charles, qui non-seulement consentit à le regarder comme son gendre, mais qui le fit comte héréditaire de Flandre. C'est de lui que descendait cette maison de Flandre, si longtemps redoutable à nos rois.

Louis et Charles, frères de Judith, se marièrent aussi contre le gré de Charles-le- Chauve leur père, ou à son insu. Il fallut les soumettre par les armes.

Lorsque des sujets d'un crédit ordinaire commettaient impunément, et même heureusement, de tels attentats, Boson, à qui la faveur de Charles-le-Chauve, et le titre de beau-frère de ce monarque, rendaient tout permis, crut que l'enlèvement d'une princesse du sang était la moindre chose qu'il pût se permettre. Il enleva Hermengarde, fille de l'empereur Louis II, et il l'épousa1. Les noces furent célébrées avec une magnificence solennelle dans cette maison royale de Ponthion, où Pepin-le-Bref avait reçu, en 753, le pape Étienne.

Un concile tenu à Verneuil-sur-Oise, en 884, nous fait connaître une fraude pieuse d'un genre bien singulier, qui se pratiquait alors. Des femmes qui voulaient entrer dans l'état monastique, ne jugeant pas qu'il y eût pour leur sexe d'ordres assez austères, se coupaient les cheveux et s'habillaient en hommes pour être reçues dans les communautés de moines les plus renommées pour l'austérité. Le concile condamne, avec raison, cet abus et cette recherche de macérations.

On trouve à la suite des œuvres d'Agobard, archevêque de Lyon, une lettre fort curieuse d'Amulon ou Amolon son successeur ; elle contient le détail d'une aventure toute semblable à celle qui, de nos jours, a donné pour un temps une si grande célébrité au cimetière de Saint-Médard ; car il n'y a aucun genre de fanatisme et de barbarie dont on ne retrouve des traces dans ce dix-huitième siècle si fier de ses lumières, et les peuples ont toujours besoin d'être avertis de veiller sur eux. Des moines errants et fort suspects déposèrent dans l'église de Saint-Bénigne de Dijon des reliques qu'ils avaient, disaient-ils, apportées de Rome, et qui étaient d'un saint dont ils avaient oublié le nom. L'évêque de Langres, nommé Théotbolde, du diocèse duquel Dijon dépendait alors, refusa de recevoir ces reliques sur cette allégation vague et suspecte. Les reliques ne manquèrent pas de faire des miracles, et ces miracles étaient des convulsions dont étaient saisis ceux qui venaient pour révérer ces reliques. L'opposition de l'évêque fit bientôt de cette dévotion une fureur, et de ces convulsions une épidémie. Cette folie passa du peuple aux grands, souvent peuple sur ces matières. Les femmes s'empressèrent de donner de la vogue au parti. Théotbolde consulte l'archevêque de Lyon, dont il était suffragant. Proscrivez, lui dit l'archevêque de Lyon, ces fictions infernales, ces hideuses merveilles, qui ne peuvent être que des prestiges ou des impostures. Vit-on jamais aux tombeaux des martyrs ces funestes prodiges, qui, loin de guérir les malades, font souffrir les corps et troublent les esprits ? La lettre d'Amulon était accompagnée d'une lettre écrite anciennement par son prédécesseur Agobard, sur, des prestiges à- peu-près semblables, employés de son temps dans la ville d'Uzès. Il n'y a guère de folies modernes dont on ne trouve le modèle dans les temps anciens, ni de folies anciennes qu'on ne répète avec succès dans les temps modernes.

LOUIS-LE-BÈGUE.

ON ne sait presque rien de Louis, fils et successeur de Charles-le-Chauve, sinon qu'il était bègue ; et qu'il en eut le surnom. Le mélange du droit héréditaire et du droit électif, sous la seconde race, avait tellement confondu tous les droits, que, quoiqu'à la mort de Charles-le-Chauve, Louis, fils aîné de ce prince, fût le seul qui lui restât, ou du moins le seul qui pût lui succéder — Carloman, qui vivait encore, étant aveugle et prêtre —, les grands firent leurs conditions avec lui pour le reconnaître, et lui vendirent bien cher son royaume. On peut, par ce trait, juger de l'anarchie où les vices et la foi-blesse de Charles-le-Chauve avaient jeté la France.

878.

C'est une question parmi les savants, de savoir si Louis-le-Bègue fut empereur : Carloman, fils aîné de Lobis-le-Germanique, ayant été appelé à l'empire par le testament de l'empereur Louis Il son cousin, fils de l'empereur Lothaire, avait le droit le plus apparent ; mais Louis-le-Bègue était fils du dernier empereur. Le pape Jean VIII, que nous avons déjà vu implorer si instamment et si humblement la protection de Charles-le-Chauve contre les Sarrasins, était alors dans une situation encore plus violente, pressé par les armes de ces mêmes Sarrasins, de plus, chassé de Rome, et à peine échappé des fers de Lambert duc de Spolète, et d'Adalbert, marquis de Toscane ; ces deux tyrans, sous prétexte de défendre les droits de Carloman, travaillaient vraisemblablement pour eux- mêmes, parce qu'ils descendaient de Charlemagne par les femmes, et qu'ils étaient établis en Italie. Jean vint chercher un asile en France, et couronna Louis-le-Bègue à Troyes. Comme Louis-le-Bègue avait déjà été couronné roi de France par Hincmar, plusieurs auteurs ont cru que c'était la couronne impériale que le pape lui avait donnée en cette occasion ; mais il paraît constant que Jean VIII couronna Louis-le-Bègue roi de France, après Hincmar, comme Étienne III avait couronné Pepin-le-Bref, quoique déjà couronné par saint Boniface ; et il y a beaucoup d'apparence qu'il voulait, par ce nouvel exemple, acquérir au Saint- Siège le droit de couronner les rois de France, aussi-bien que les empereurs.

Quant à l'empire, il le laissa vacant, et déclara que ce serait le partage du prince dont il recevrait les secours les plus efficaces contre les Sarrasins. Non content de refuser, sous ce prétexte, l'empire à Louis-le-Bègue, et de le lui refuser dans ses États et à sa cour, il lui refusa encore une autre grâce que Louis-le-Bègue eut la faiblesse de solliciter.

Ce prince, comme nous l'avons dit, s'était marié sans le consentement de son père. Il avait eu d'Ansgarde, sa première femme, Louis et Carloman. Forcé par les armes et par la volonté absolue de son père, de répudier Ansgarde, il épousa une Anglaise, nommée Alix ou Adélaïde, dont il eut un fils posthume, connu dans la suite sous le nom de Charles-le-Simple. Les auteurs qui ont cru que Louis-le- Bègue avait pu se passer, pour son mariage, du consentement de son père, ont regardé Charles-le-Simple comme bâtard ; ceux qui ont cru ce consentement nécessaire, ont rejeté la bâtardise sur Louis et Carloman. De là vient qu'on ne voit nul accord sur cet article entre les divers historiens. L'inconstance de Louis- le-Bègue avait consacré le choix de son père ; car, après la mort de Charles-le- Chauve, il avait continué de vivre avec Adélaïde, et la grâce qu'il demanda au pape fut de la couronner. Le pape sentit de quelle conséquence pouvait être cette espèce de confirmation du second mariage au préjudice du premier. Il n'y avait point encore d'enfants de ce second mariage, et Louis et Carloman, nés du premier, et dont la mère vivait encore, étaient élevés dans l'espérance de succéder à leur père. Boson, par les intrigues duquel on croyait que le pape était conduit, projetait, dans cette même espérance, de marier une de ses filles avec le prince Carloman. Quoi qu'il en soit des motifs de ce refus, il était singulier que le roi ne pût rien obtenir d'un pape auquel il donnait un asile et qui implorait son appui. Telle était la puissance pontificale, même dans la dépendance ; telle était l'abjection royale, même sur le trône.

Le pape eut cependant aussi un dégoût que lui attira son ambitieuse avidité ; il produisit, dans un concile qu'il tenait à Troyes, une donation vraie ou fausse que Charles-le-Chauve avait, disait-il, faite au Saint-Siège, des abbayes de Saint- Denis et de Saint-Germain-des-Prés. Cette demande fut si mal accueillie, que le pape n'osa pas insister. Tous les évêques lui déclarèrent unanimement que les rois n'étant qu'usufruitiers des biens de leur royaume ne pouvaient faire de pareilles aliénations ; à quoi on pourrait ajouter qu'à l'égard des biens ecclésiastiques, dans l'usage actuel, les rois ne sont usufruitiers que du droit d'en concéder l'usufruit, et que, dans le temps dont il s'agit, ils n'étaient usufruitiers de rien, car il paraît qu'alors les élections avaient lieu.

879-880.

Carloman-le-Germanique et Louis-le-Bègue moururent à peu de distance de temps l'un de l'autre ; mais le chaos des prétentions rivales, soit par rapport à l'empire, soit à l'égard des autres États réunis autrefois sous Charlemagne, n'en subsista pas moins, et alla toujours en augmentant. Louis-le-Bègue laissait des fils, Carloman laissait des frères et un fils bâtard ; tous prétendirent à tout.

LOUIS ET CARLOMAN.

LOUIS et Carloman, fils du premier lit de Louis-le-Bègue, régnèrent après lui. Louis, leur cousin, l'aîné des frères de Carloman-le-Germanique, et nommé Louis-le-Germanique comme son père, voulut dépouiller les deux princes français, sans autre titre que d'avoir été appelé par quelques mécontents ; il fit la guerre à ces deux princes tant qu'il vécut : il mourut jeune, sans enfants, n'ayant eu qu'un fils qui était tombé d'une fenêtre en jouant, et s'était tué.

881.

Charles-le-Gras, son frère, alla se faire couronner empereur à Rome. Le couronnement se fit encore le jour de Noël, en mémoire de celui de Charlemagne ; car il était bien plus aisé de' se faire couronner le même jour que de gouverner comme lui. C'est ainsi que la superstitions sait imiter le génie : on observait avec soin de se faire couronner par le pape, et le jour de Noël ; parce que Charlemagne avait été couronné par le pape et le jour de Noël, et on oubliait que Charlemagne, en ordonnant à son fils de prendre lui-même sur l'autel la couronne impériale, avait donné l'exemple et la leçon de ne point recourir au ministère dangereux des papes, pour des droits qu'il regardait comme héréditaires ; mais ses successeurs, toujours occupés à se prévenir ou à se supplanter les uns les autres, étaient trop heureux que le pape voulût bien leur conférer des titres.

Louis et Carloman eurent à combattre, pendant tout leur règne, ces opiniâtres ennemis de la France, les Normands, qui, souvent battus, mais toujours réparant leurs pertes et remplaçant leurs morts, faisaient toujours des ravages et des progrès, et qui, trop souvent payés pour s'en aller, revenaient à l'instant pour se faire payer encore ; ils étaient particulièrement attirés alors par un bâtard nommé Hugues, que ce Lothaire II, excommunié par le pape Nicolas, et mort après avoir communié de la main d'Adrien II, avait eu de Valdrade. Ce Hugues voulait s'assurer, par le moyen des Normands, la Lorraine, qui avait été le partage de son père, comme autrefois le jeune Pepin et Charles son frère avaient voulu, par le même moyen, se maintenir dans l'Aquitaine leur patrimoine.

882.

Le vieil Hincmar, chassé de son siège de Reims par l'effroi qu'inspiraient ces barbares, mourut dans sa fuite à Épernay, chargé d'années, accablé de douleur. Il fut le flambeau de l'église gallicane ; mais la sévérité, la violence ont terni sa gloire, et privé sa mémoire de l'intérêt attaché au malheur.

Louis et Carloman sont distingués de tous les princes carlovingiens, et même en général de tous les princes, par l'union qui régna toujours entre eux, et qui fut telle, que, quoiqu'ils eussent fait des partages comme tous les autres, il semble qu'ils aient régné par indivis, et tous les historiens les associent comme s'ils eussent occupé en commun le même trône.

La mort de l'un et de l'autre eut quelque chose de remarquable. On dit que Louis, rencontrant dans la ville de Tours une jeune fille qui lui parut belle, la poursuivit à cheval jusque dans une maison où elle se sauvait, et dont la porte, étant trop basse pour que Louis put y entrer commodément à cheval, lui brisa la tête et les reins. Il est vrai que ce fait ne se trouve point dans les auteurs du temps, et n'est raconté que par Paul Émile, historien des quinzième et seizième siècles.

884.

Carloman fut blessé mortellement à la chasse, ou par un sanglier, comme il le publia lui-même, ou, comme d'autres le prétendent, par un gentilhomme de sa suite qui voulut lancer son dard au sanglier. Ceux qui adoptent cette dernière idée, disent que Carloman, bien sûr de n'avoir que de la maladresse à reprocher au gentilhomme, attribua sa blessure au sanglier, pour mettre l'auteur du coup à l'abri de toute recherche. Le prince ne fit en cela que ce qu'exigeait la justice, et il passa pour généreux.

Comme la décadence de la maison carlovingienne allait toujours en croissant, et que le mal était devenu trop grand pour que des talents ordinaires pussent y remédier, le règne de Louis et de Carloman sert d'époque à de nouveaux démembrements de la France. Bo.- son, infidèle à la postérité de Charles-le- Chauve son bienfaiteur, renouvela en quelque sorte, sous le nom de Provence, l'ancien royaume de Bourgogne, comme Charlemagne avait renouvelé l'empire d'Occident : cependant dom Plancher, auteur de la nouvelle histoire de Bourgogne, prouve que Boson ne prit point le titre de roi de Bourgogne ; mais le pays dont il se rendit maître avait fait partie du premier royaume de Bourgogne. Louis et Carloman le punirent de son ingratitude et de sa perfidie ; ils le battirent, ils firent prisonnières sa femme et sa fille : mais Louis, fils de Boson, se rétablit dans le royaume usurpé par son père, et bientôt ce second royaume de Bourgogne fut subdivisé en Bourgogne cisjurane et Bourgogne transjurane. La cisjurane, ou royaume d'Arles ou de Provence, occupée par ce Louis fils de Boson, s'étendait depuis Lyon jusqu'à lamer, entre le Rhône et les alpes, comprenant aussi le Lyonnais et le Dauphiné. La transjurane, occupée par Raoul, fils de Conrad, autre usurpateur, comprenait la Savoie et le pays des Suisses.

CHARLES-LE-GRAS.

L'HÉRITIER naturel de Louis et de Carloman était Charles-le-Simple, leur frère consanguin, fils posthume de Louis-le-Bègue ; mais la moitié de la France affectait de le regarder comme bâtard, tandis que l'autre moitié le regardait comme avant été le seul fils légitime de Louis-le-Bègue. En effet, les deux mariages ayant eu lieu en même temps, il fallait qu'un des deux fût nul et n'eut produit que des fruits adultérins, du moins on commençait alors à raisonner ainsi. D'ailleurs Charles-le-Simple n'a voit que cinq ans ; ce fut là le vrai motif de son exclusion ; les Français élurent pour leur roi l'empereur Charles-le-Gras2. C'était prendre un fou au lieu d'un enfant. Charles-le-Gras, comme nous l'avons dit, voyait les diables prêts à le saisir et l'enfer ouvert pour l'engloutir. Sa destinée fut aussi étrange que son esprit et son caractère. Déjà empereur et roi d'Italie, il venait de recueillir en entier la succession germanique, lorsque, pour comble de bonheur, il fut élu roi de France ; de sorte qu'à quelques démembrements près, il réunissait toute la monarchie de Charlemagne. Il conçut une jalousie assez déraisonnable au sujet de Richarde, sa femme, et il la répudia, protestant d'ailleurs qu'au bout de dix ans de mariage il la laissait telle qu'il l'avait prise. Ce premier trait de bizarrerie fit impression sur l'esprit des peuples.

887.

Il assembla ensuite un parlement, dans lequel il donna des marques si éclatantes de folies, que ses peuples l'abandonnèrent tous à-la-fois, pour se donner à divers souverains, sans même prendre le soin de pourvoir à sa subsistance. Il tomba dans un tel excès de misère, qu'il ne lui resta pas un seul domestique pour le servir, ni le moindre revenu pour vivre ; et il serait mort de faim, à la lettre, si Luitperd, archevêque de Mayence, n'eût pris pitié de lui, et ne se fût chargé de le nourrir jusqu'au moment où il obtint d'Arnoul, son neveu, bâtard de Carloman, son frère, et l'un de ses successeurs, le revenu de deux ou trois villages pour son entretien ; encore fallut-il que le malheureux Charles eût l'humiliation de mendier ce secours par des lettres très pressantes. Le plus puissant prince de la terre fut réduit en cet état, dit Mézeray, pour n'avoir pas eu assez de force d'esprit, et pour avoir été destitué d'enfants légitimes, deux choses très nécessaires à un souverain.

Il mourut peu de temps après (le 8 janvier 888), ou de douleur, ou, selon quelques auteurs, étranglé par l'ordre de ceux qui pouvaient encore redouter ses droits.

Son déplorable règne sert d'époque au siège mis devant Paris par les Normands, et sa conduite y donna lieu. Entraîné par de mauvais conseils — car pour lui- même il était incapable d'un crime —, il engagea dans une conférence Godefroy, chef des Normands, et s'y étant rendu le plus fort, par artifice, il le fit massacrer avec tous les Normands de sa suite : en même temps, Hugues, ce bâtard de Lothaire II et de Valdrade, dont nous avons déjà parlé, Hugues qui, lui disputant toujours la Lorraine, était toujours l'allié des Normands, et qui l'était encore plus particulièrement de Godefroy, auquel même il avait donné sa sœur en mariage, Hugues étant venu trouver Charles sur sa parole, pour conférer avec lui de leurs intérêts, Charles le fit arrêter et lui fit crever les veux. On avait persuadé à Charles qu'en se défaisant ainsi des deux chefs des ennemis, il terminerait pour jamais la guerre, et par cette violence perfide il la fit renaître avec plus de fureur que jamais. Les Normands coururent à la vengeance ; leur juste ressentiment ne mit plus de bornes aux ravages : ce fut alors qu'ils se déterminèrent à ce fameux siège de Paris, soutenu avec tant de constance par Gosselin, évêque de cette ville, par l'abbé Ebon, son neveu, et surtout par le vaillant comte Eudes, digne fils de Robert-le-Fort.

Il est à remarquer que Charles-le-Gras n'est point compris dans la liste des rois du nom de Charles qui ont régné sur la France. On ne compte, dans la race carlovingienne, que trois rois de ce nom : Charlemagne, Charles-le-Chauve et Charles-le-Simple. Charles-le-Bel, quatorzième roi de la race capétienne, est compté pour le quatrième roi du nom de Charles. Cette omission de Charles-le-­Gras peut venir des droits de Charles-le-Simple, que la nation n'avait pas tellement perdus de vue qu'elle ne les eût consacrés, en se chargeant de la tutelle de ce jeune prince, et en la confiant à un des plus grands seigneurs du royaume. D'ailleurs, cette même nation, qui avait élu Charles- le-Gras, semblait avoir révoqué son élection, en abandonnant ce prince.

On peut remarquer encore que Charles-le-Gras est le dernier prince légitime de la race carlovingienne qui ait possédé l'empire. Si un bâtard de cette maison a encore porté ou traîné ce titre d'empereur, il est sûr du moins que depuis Charles-le-Gras l'empire n'a plus été ni uni à la couronne de France, ni possédé par aucun prince carlovingien légitime.

Sigonius dit que sur la fin de l'an 884, sous l'empire de Charles-le-Gras, le pape Adrien III fit deux décrets très préjudiciables à la postérité de Charlemagne ; le premier, que le pape étant élu serait sacré sans attendre le consentement de l'empereur : Ut pontifex designatus consecrari sine prœsentia regis aut legatorum ejus posset ; le second, que Charles-le-Gras venant à mourir sans enfants, le royaume d'Italie et le titre d'empereur demeureraient aux Italiens : Ut moriente rege Crasso sine filiis, regnum Italicis principibus, una cum titulo imperii traderetur.

Malgré ces décrets, l'empire ne fit que passer sur la tête de quelques Italiens ; il se fixa, comme nous aurons bientôt occasion de le rapporter, chez les Allemands ; nous voulons seulement observer ici que, selon Le Blanc, ces empereurs allemands jouirent longtemps du droit de confirmer l'élection des papes, et qu'ils exercèrent dans Rome tous les autres droits régaliens.

Il est à remarquer que le fameux décret du pape Nicolas II, du mois d'avril 1059, pour l'élection des papes, est bien différent dans Baronius et dans Le Blanc : celui de Baronius réserve aux seuls cardinaux le droit d'élire les papes ; celui de Le Blanc joint expressément l'empereur aux cardinaux. En effet, nous voyons que les papes qui, depuis ce décret, se firent sacrer sans attendre la confirmation de l'empereur, et parmi eux Grégoire VII lui-même, en firent des excuses, comme du temps de Louis-le-Débonnaire et de Lothaire, son fils2.

Ce ne fut, selon Le Blanc, que vers le milieu du douzième siècle, sous le pontificat d'Innocent II, que les papes, se voyant appuyés des armes des Normands établis dans le royaume de Naples, voulurent être dans Rome des souverains absolument indépendants. Il y eut à ce sujet, entre les empereurs et les papes, puis entre les papes et les Romains, de longues et sanglantes querelles, qui s'apaisèrent à peine vers la fin de ce douzième siècle. A la fin du siècle suivant, il existait encore de fortes traces, sinon de l'autorité des empereurs dans Rome, du moins de l'indépendance des Romains à l'égard des papes ; et, dans les siècles postérieurs, les Romains tentèrent plus d'une fois de la recouvrer. Mais ces faits sont étrangers à la race carlovingienne, et nous ne les indiquons que pour compléter l'histoire des vicissitudes de l'autorité impériale dans Rome.

CHARLES-LE-SIMPLE.

888.

DEPUIS la mort de Charles-le-Gras, la maison carlovingienne semblait réduite à deux seuls princes : Arnoul, bâtard de Carloman-le-Germanique, et Charles-le- Simple, fils posthume de Louis-le-Bègue, que plusieurs affectaient de regarder aussi comme bâtard. Cette idée donna naissance à une foule de prétentions nouvelles. Divers seigneurs français, qui descendaient de Charlemagne par les femmes, croyaient valoir au moins deux bâtards, dont l'un l'était incontestablement, et l'autre passait pour tel à leurs yeux. Eudes, comte de Paris et duc de France, qui venait de se signaler par la défense de Paris contre les Normands, était du nombre de ces descendants de Charlemagne par femmes. Les Français l'élurent pour leur roi, et il continua de faire la guerre aux Normands avec sa valeur ordinaire1.

Arnoul eut la succession germanique. Quant à l'empire et à l'Italie, déjà depuis longtemps divers seigneurs italiens, ou du moins établis en Italie, tels que les ducs de Spolète et les ducs de Frioul, commençaient à prétendre que l'empire d'occident étant l'empire romain, son siège devait être à Rome,-et qu'il devait appartenir à un Italien, plutôt qu'à un Français ou à un Allemand. A ce titre de convenance ces Français italianisés ajoutaient l'avantage qu'ils avaient aussi bien qu'Eudes, roi de France, Louis, fils de Boson, roi de Provence-, et Raoul, roi de la Bourgogne transjurane, de descendre de Charlemagne par des femmes ; car c'était alors le grand titre qu'on faisait valoir ; tant cette rage épidémique de guerres, tant étrangères qu'intestines, avait confondu tous les droits et anéanti tous les principes. C'étaient des maisons étrangères qui déchiraient l'héritage de Charlemagne, tandis qu'il restait un prince de sa maison, réputé légitime au moins dans une grande partie de la nation, un prince à qui tous ces trônes auraient dû appartenir, et qui n'en possédait aucun ; ou, si quelque prince de cette maison en défendait les droits, c'était encore un bâtard.

Nous avons dit que la race carlovingienne semblait réduite aux princes Arnoul et Charles--Simple, et non pas qu'elle l'était ; car nous ne concevons pas comment, tandis que le bâtard Arnoul jouait le rôle principal parmi les princes de cette maison, Hébert ou Herbert, comte de Vermandois, et Pepin, comte de Senlis, qui descendaient de mâle en mâle de Charlemagne, par Bernard, roi d'Italie, dont la bâtardise est pole le moins très équivoque, n'étaient pas au moins réputés princes du sang, eux dont les branches avaient le droit d'aînesse sur toutes les branches issues de Louis-le-Débonnaire. Nous concevons mieux comment ils étaient rejetés par ceux qui, descendant de Charlemagne par femmes seulement, prétendaient être préférés aux princes carlovingiens, dont la bâtardise était ou prouvée ou alléguée.

Ainsi donc Bérenger, duc de Frioul, et Guy, duc de Spolète, tous deux issus de Charlemagne par des femmes, se disputaient l'Italie et l'empire, et même la France, car Guy, duc de Spolète, étant venu à Rome à main armée, s'y fit couronner empereur et roi de France.

Le bâtard Arnoul, fils de Carloman-le-Germanique, prétendait, de son côté, à toute la succession de Charlemagne, parce qu'il était, disait-il, le seul mâle issu de mâle en mâle de Charlemagne, et qui ne fût pas un enfant, car on comptait toujours pour rien les descendants de Bernard.

896.

Arnoul avait bien voulu reconnaître pour roi de France le comte Eudes, qui lui avait fait des soumissions ; mais il ne voulait pas de même céder l'empire aux nouveaux concurrents qui cherchaient à l'usurper. Il passe en Italie, il arrive aux portes de Rome, et s'empare de cette ville par un hasard bien singulier. Ses troupes étaient excédées de fatigue ; mais les soldats étaient pleins d'ardeur : les chefs insistaient pour qu'on donnât aux troupes quelques jours de repos ; les soldats criaient gaiement qu'un assaut les délasserait. Pendant ce débat, un lièvre sort du milieu du camp ; les soldats le poursuivent avec de grands cris du côté de la ville1. Les Romains de ce temps, qu'il est presque ridicule d'appeler d'un tel nom, persuadés que l'armée d'Arnoul court à l'assaut, s'effraient, abandonnent la garde des portes et des murailles. Les Germains, ne trouvant point d'obstacle, escaladent les murailles, enfoncent les portes, prennent la ville. Arnoul est couronné empereur par le pape Formose ; mais les prétentions des papes faisaient toujours quelque progrès. Formose, en faisant prêter serment de fidélité par les Romains au nouvel empereur, changea la formule ordinaire, et introduisit une restriction qui soumettait entièrement l'autorité impériale à l'autorité pontificale. Voici quelle était cette nouvelle formule :

Je jure, par les saints mystères, que, sauf mon honneur, ma loi et la fidélité que je dois au pape Formose, mon seigneur, je serai fidèle à l'empereur Arnoul.

Ce prince mourut, peu d'années après, de la maladie pédiculaire, et l'empire sortit pour toujours de la race de Charlemagne, tant légitime que bâtarde.

Le dernier empereur descendu de Charlemagne dans la ligne masculine et légitime fut, comme nous l'avons dit, Charles-le-Gras ; le dernier empereur de la même ligne, mais bâtard, fut Arnoul ; et le dernier prince descendu de Charlemagne par les femmes, qui ait régné dans une partie de l'Italie, en aspirant à l'empire, fut Bérenger, duc de Frioul.

Vers le même temps, le sceptre de la Germanie fut aussi enlevé à la race de Charlemagne, par le choix que fit cette nation de Conrad, duc de Franconie, pour la gouverner. Dans la suite, après bien des vicissitudes et des violences, après des flots de sang versés comme à l'ordinaire, l'empire a passé à des princes germains, et s'est fixé en Germanie avec tous les titres fastueux de l'ancien empire romain et avec des prétentions sur l'Italie, source de discordes éternelles. Dans cette institution singulière, à travers la subversion de tous les droits, on reconnaît encore l'influence de Charlemagne, on voit l'effet de sa prédilection pour la Germanie et .des grands établissements qu'il avait formés dans cette contrée ; on voit la suite naturelle de son indifférence pour les affaires de l'Italie, et des concessions faites ou confirmées par ce grand prince au Saint-Siège.

Sa race abâtardie ne pouvait plus disputer que la France, la France affaiblie par des démembrements considérables, la France où, par l'abus de la féodalité, tous les emplois devenaient des domaines et tous les domaines des souverainetés ; encore cette couronne ainsi dégradée était-elle enlevée aux princes carlovingiens. La maison de Robert-le-Fort s'élevait sur leurs ruines, comme autrefois la maison de saint Arnoul et de Pepin s'était élevée sur les ruines des enfants de Clovis. Eudes, fils aîné de Robert-le-Fort, occupait alors le trône qu'il avait mérité par ses exploits contre les Normands. Défendre la France de ce fléau, était presque alors le seul titre à la royauté, comme le seul devoir qu'elle prescrivait. Déposait-on un prince légitime, on lui reprochait toujours sa négligence à défendre l'État contre les Normands. Se livrait-on à un usurpateur, c'était toujours le prix des services qu'on en avait reçus ou qu'on en attendait contre les Normands.

Charles-le-Simple disputait encore la couronne au roi Eudes ; celui-ci, selon quelques auteurs, n'était, au moins dans l'intention de la nation, que régent du royaume sous le roi Charles. S'il est ainsi, le régent voulait conserver pour lui seul l'autorité royale, et n'en faire aucune part à son pupille ; il avait pour lui son âge et ses exploits ; il était contre les Normands ce que Charles Martel avait été contre les Sarrasins, et il était à l'égard des princes carlovingiens de son temps, ce que Charles Martel avait été à l'égard des derniers rois mérovingiens ; Charles n'avait pour lui que ses droits, et ils suffirent pour lui donner un parti. Des grands, mécontents du gouvernement d'Eudes, ou plutôt de sa fermeté à maintenir les droits de l'autorité souveraine, qu'il avoir usurpée, nommément Herbert et Pepin, descendants, comme nous l'avons dit, de Bernard, roi d'Italie, placèrent sur le trône le jeune Charles, et le firent sacrer par l'archevêque de Reims ; mais ils lui vendirent bien cher la couronne qu'ils lui rendaient ; ils partagèrent entre eux la souveraineté ; et de concessions en concessions, d'usurpations en usurpations, d'inféodations en inféodations, se forma ce fameux régime féodal qui a, dit-on, encore dans la noblesse quelques partisans secrets, mais qui laissa aux rois capétiens l'autorité tout entière à conquérir lentement et par degrés.

897.

Le règne de Charles, qu'il employa tout entier à mériter dans le plus mauvais sens le surnom de simple, est l'époque de la plus grande décadence de la maison carlovingienne. On parvint d'abord à concilier les intérêts des deux prétendants, et à partager entre eux le royaume. Eudes eut le nord, Charles le midi.

898.

Eudes mourut peu de temps après ce partage. Robert son frère hérita de ses titres, de sa puissance, et de son ambition ; il disputa aussi la couronne à Charles. Celui-ci, hors d'état de résister et aux ennemis domestiques et aux ennemis étrangers, fit, en 912, avec les Normands, ce honteux traité de S.-Clair- sur-Epte, qui leur assura la partie de la Neustrie nommée aujourd'hui de leur nom Normandie, et par lequel Rollon, cet illustre chef des Normands, devint le

gendre et le vassal redoutable d'un roi méprisé. Charles avait un ministre, nommé Haganon, qui le servait aussi bien qu'on peut servir un roi faible, et qui gouvernait aussi sagement qu'on peut gouverner un état déchiré ; on ne lui reprochait guère qu'une naissance obscure, et c'était alors un reproche grave pour un ministre : Les grands ne pardonnaient qu'aux grands d'avoir de la faveur et de la puissance : ils furent plus blessés du crédit d'Haganon que du traité de Saint-Clair ; ils obligèrent le roi d'abandonner son ministre ; et dans une assemblée des grands, où Charles comparut plus qu'il n'y présida, et où Robert, son concurrent, se fit son accusateur, on lui déclara que par condescendance, et en faveur du sacrifice qu'il faisait d'Haganon, on voulait bien lui continuer POUR UN AN l'obéissance qui lui avait été rendue jusqu'alors. C'est ainsi qu'on traitait les restes du sang de Charlemagne.

921.

Tant d'affronts rendirent à Charles un peu de courage, il osa se révolter contre Robert, car c'était le roi qui se révoltait alors ; et dans une bataille qu'il lui livra, Robert périt, quelques auteurs disent même que ce fut de la main de Charles.

923.

Hugues-le-Grand, fils de Robert, n'en gagna pas moins la bataille : et il se fût fait couronner, s'il l'eût voulu. On dit que, content du pouvoir, il traita ce titre de roi avec tant d'indifférence, qu'il demanda froidement à Emme sa sœur, qui elle aimait mieux voir roi, de lui ou de Raoul son mari, et qu'il lui en laissa le choix. La réponse d'Emme, selon Glabert, fut qu'elle aimait mieux baiser les genoux d'un mari que d'un frère ; en conséquence, Raoul fut roi.

Herbert, comte de Vermandois, alla offrir ses services au malheureux Charles, il lui prodigua les respects ; il frappa son fils, parce que celui-ci recevait debout le baiser du prince, et quand il eut gagné sa confiance par ces démonstrations de zèle, il le retint prisonnier, et alla trafiquer de son crime et de sa proie à la cour de Raoul. Raoul ne lui en ayant pas d'abord payé le prix qu'il désirait, il remit, pour s'en venger, son prisonnier sur le trône ; puis Raoul s'étant empressé de satisfaire un homme qu'il était si dangereux de mécontenter, Herbert remit son fantôme de roi du trône dans les fers, où le malheureux Charles-le-Simple mourut au bout de quelques années — le 7 octobre 929.

Ogine sa veuve, sœur d'Adelstan roi d'Angleterre, emmena Louis son fils dans cette île, et montra d'abord un grand courage et beaucoup de zèle pour son mari et pour son fils : mais dans la suite, afin qu'il ne manquât aucun genre d'humiliation ni d'abandon aux princes carlovingiens, elle devint amoureuse du comte de Troyes, fils de cet Herbert, l'oppresseur de Charles-le-Simple, et elle l'épousa, se rendant ainsi, après coup, complice de la mort de son premier mari.

Raoul régna encore quelques années après la mort de Charles — jusqu'en 936 — ; mais jamais il ne fut universellement reconnu : on cite une multitude d'actes datés de telle ou telle année depuis que Charles, roi, a été dégradé par les Français, et Raoul élu contre les lois, ou bien, depuis la mort de Charles, Jésus- Christ régnant en attendant le légitime roi ; et du moins, après la mort de Raoul, ce ne fut point Herbert qui lui succéda, quoique ce fût peut-être celui qui avait le plus de droit au trône ; l'horreur qu'inspirait sa perfidie le fit exclure unanimement.

Hugues-le-Grand, persévérant dans son indifférence pour le titre de roi, fit venir d'Angleterre Louis, fils de Charles-le-Simple, qui en eut le surnom de Louis d'Outremer, et le remit au trône de ses pères. Hugues-le-Grand disposait des derniers rois carlovingiens, comme Pepin et Charles-Martel avaient disposé des derniers rois mérovingiens ; mais il s'en fallait beaucoup qu'il ne fût comme eux le maître de l'État. La mairie avait autrefois conservé et réuni l'autorité dont elle avait dépouillé les rois. Sur la fin de la seconde race, au contraire, le système féodal avait partagé cette autorité entre les grands vassaux. Tout le inonde était roi, et personne ne l'était ; celui qui portait ce titre stérile était moins puissant que plusieurs de ses vassaux. Pepin et Charlemagne, cri se substituant aux rois mérovingiens, furent d'abord des rois puissants. Hugues Capet et ses successeurs eurent toute la puissance royale à conquérir ; ainsi les Carlovingiens avaient perdu, avec leur autorité, la puissance même de l'État ; non seulement toutes les conquêtes de Charlemagne étaient perdues, mais la France elle-même, démembrée, morcelée, n'avait plus de gouvernement, plus de consistance ; ce n'était plus Un royaume, c'était un grand fief livré à l'anarchie.

Le règne de Louis d'Outremer n'eut rien de remarquable, si ce n'est que ce prince fut quelques moments prisonnier des Normands, qu'il avait voulu surprendre et priver de leur jeune duc, Richard sans peur.

C'est à Louis d'Outremer que Foulques-le-Bon, comte d'Anjou, écrivait : Sachez, sire, qu'un prince non lettré est un âne couronné. Mais cette littérature, qui faisait prendre au comte d'Anjou un ton si fier, et dont Louis d'Outremer avait tort de se moquer, puisqu'après tout c'était quelque chose alors, se réduisait à chanter au lutrin.

Louis mourut d'une chute de cheval, en courant après un loup. Il laissa deux fils, Lothaire, qui lui succéda, et Charles de Lorraine, connu seulement par son exclusion.

954.

Hugues-le-Grand couronna encore Lothaire, et mourut peu de temps après, ayant dédaigné trois fois la couronne, fils de roi, neveu de roi, beau-frère de roi, père de roi, et tige d'une suite de rois, non seulement en France où ils règnent depuis huit siècles, mais en Portugal, à Naples, en Hongrie, en Espagne, etc. ; suite telle, qu'aucune autre race, en aucun temps, en aucun pays, n'a pu se glorifier d'en avoir produit une semblable, soit en nombre de rois, soit en étendue de royaume, soit en durée de succession, et nous ne parlons ici que d'une succession de mâle en mâle, non interrompue, en remontant jusqu'à Robert-le-Fort ; en sorte que la maison de France pourrait être appelée, par excellence, la maison royale de l'Europe1, où même son empire ne se borne pas à beaucoup près.

956.

Lothaire avait, dit-on, des qualités naissantes qui semblaient promettre un roi, mais qu'il n'eut pas le moyen de développer. Il mourut encore jeune — à quarante-cinq ans —, empoisonné, à ce qu'on croit, par la reine Emme sa femme, qui voulait régner sous le nom d'un fils au berceau.

986.

Ce fils, nommé Louis V, caractérisé dans nos annales par ce seul mot, juvenis qui nihil fecit, jeune homme qui ne fit rien, fut encore empoisonné, selon l'opinion commune, par Emme sa mère, qu'on avait chassée de la France, et qui voulait y régner.

987.

Après la mort de Louis, les Français ne voulurent être gouvernés ni par sa mère, ni par Charles de Lorraine, son oncle paternel, soit, comme le disent tant d'auteurs, parce que Charles s'était rendu vassal de l'empire, soit plutôt parce que les Français étaient las de la race carlovingienne, et que les raisons qui avaient fait rejeter les derniers princes mérovingiens étaient devenues plus fortes encore contre les derniers princes carlovingiens.

Auguste étant en Égypte, dit M. de Montesquieu, fit ouvrir le tombeau d'Alexandre : on lui demanda s'il voulait qu'on ouvrît ceux des Ptolomées ; il dit qu'il avait voulu voir le roi et non pas les morts. Ainsi, dans l'histoire de cette seconde race, on cherche Pepin et Charlemagne ; on voudrait voir les rois et non pas les morts.

Laissons les rois et les morts dans leurs tombeaux. Tout ce qu'il importe de considérer ici, c'est que la foule des morts, c'est-à-dire des rois faibles, laisse toujours infailliblement périr la grandeur des rois, c'est-à-dire des conquérants ; que les successeurs d'Auguste et de Constantin partagèrent d'abord et ensuite perdirent l'empire romain ; que les Mérovingiens détruisirent l'ouvrage de Clovis, et que surtout les Carlovingiens détruisirent en moins de temps encore l'ouvrage beaucoup plus vaste de Charlemagne. Louis V, le dernier roi de cette race, n'avait plus pour tout domaine que Laon et Soissons, avec quelques petites terres que même on lui contestait. Voilà ce qu'était devenu l'empire de Charlemagne ; voilà où étaient venus aboutir les triomphes de ce conquérant, dont l'exemple, comme nous l'avons prouvé, et comme lui-même semblait l'avoir enfin reconnu, n'est qu'un titre de plus contre les conquêtes. S'il avait su se contenter de l'empire peut-être déjà trop vaste de son père, ses fils auraient pu le conserver plus longtemps. Un empire faible et borné peut être gouverné bien ou mal par des princes bornés et faibles ; l'empire de Charlemagne ne pouvait être gouverné que par lui-même, et ne le fut que par lui. Sparte, disait Callicratidas, ne tient pas à un seul homme ; c'est précisément le contraire qu'il faut dire de l'empire de Charlemagne.

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Catel, Histoire du Languedoc. Besse, Histoire de Narbonne et de Carcassonne.

Recueil des Historiens de France, t. 5, p. 216, 272. Histoire de l'académie des inscriptions et belles-lettres, t. 21, p. 149 et suivantes. Chronique d'Alberic des Trois- Fontaines. Pasq., Rech., lib. 6, c. 36.

Duclos, Histoire de Louis XI