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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:

UNE HISTOIRE DIVINE

LA PERSÉCUTION DE DIOCLÉTIEN ET LE TRIOMPHE DE L’ÉGLISE

 

CHAPITRE PREMIER

LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN HERCULE (285-292).

I

Persécutions partielles à Rome et en Gaule.

 

Quand, après avoir défait en Mésie le dernier fils de Carus, Dioclétien se trouva maître incontesté de l’Empire, des problèmes de plus d’une sorte se posèrent devant l'ambitieux Dalmate.

Le plus délicat et le plus grave regardait la conduite à tenir vis-à-vis de l’Église chrétienne. Parmi les prédécesseurs du nouveau souverain, les uns avaient tenté d’arrêter par la violence les progrès du christianisme; d’autres avaient mieux aimé ne pas le voir, ou le confondre avec les associations tolérées : un seul, Gallien, avait essayé d’une reconnaissance légale, qui ne survécut pas à son auteur. Aujourd’hui, répandue sur tous les rivages du monde romain, et jusque chez les Barbares, comptant ses adhérents par millions, ralliant même, dans certaines parties de l’Orient, la majorité de la population, l’Église attendait que l’État prit à son égard un parti décisif et digne de tous deux. Fermer les yeux sur l’existence des chrétiens n’était plus possible : ils s’étaient fait trop large leur place au soleil. Affecter encore de ne voir dans l’Église que des associations de secours mutuels, des «collèges de petites gens», paraissait désormais une fiction trop peu conforme à la réalité. Accorder même à la religion chrétienne une tolérance précaire et toujours révocable n’était qu’un expédient dilatoire, qui reculait la difficulté sans la résoudre : le nombre croissant des fidèles obligerait tôt ou tard le pouvoir civil à y renoncer. Que resterait-il, un jour ou l’autre, probablement dans un avenir très prochain, sinon de travailler avec une suprême énergie à l’anéantissement du culte chrétien, au risque d'être vaincu soi-même dans cette dernière bataille; ou d'accepter au contraire de bonne grâce les conquêtes du christianisme, de rendre définitive la solution éphémère tentée par l'impuissant Gai lien, et de mettre fin pour jamais â des luttes qui avaient grandi les victimes et déshonoré les bourreaux?

Deux fois, dans son long règne, Dioclétien examinera cette alternative, et deux fois il décidera différemment.

En 285, au lendemain de son élection, il n’a encore adopté aucune ligne de conduite, même provisoire. On vit probablement à Rome, vers ce moment, quelques violences contre les chrétiens : cela parait résulter d’un mot du liber Pontificalisqui montre le pape Caius obligé de se cacher pour un temps dans les profondeurs du cimetière de Calliste. Mais rien ne prouve que Dioclétien ait pris quelque part à ce prolongement local de la persécution de Carinus.

Vint-il à Rome après la mort de celui-ci? Le fait n'est pas invraisemblable, car des bords du Margus, affluent du Danube, vers la frontière ouest de la Mésie, où avait eu lieu la bataille dans laquelle Carinus fut défait, il n’y avait que la Pannonie à traverser pour entrer en Italie : c’était l’affaire de quelques jours de marche sur la voie militaire qui longeait le Danube, ou mieux encore de quelques jours de navigation sur ce fleuve. Le nouveau souverain peut avoir en hâte de paraître dans la ville où avait résidé son prédécesseur, et qui était encore pleine du bruit des fêtes que celui-ci avait données. Il était sûr d’être bien accueilli, sinon par le peuple, que Carinus avait amusé et flatté, du moins par les sénateurs et tous les grands, cruellement maltraités sous le règne de ce tyran. Le sénat, qui avait régi l’Empire après la mort d’Aurélien, qui avait élu Tacite et pensé régner sous son nom, possédait encore, à la fin du troisième siècle, une influence réelle: s’en servir eût été d’un habile politique. Dioclétien peut avoir voulu faire hommage de son pouvoir à la haute assemblée, et lui en demander la confirmation : démarche opportune de la part d’un prince qui, appelé par ses goûts comme par ses intérêts à résider surtout en Orient, avait besoin de trouver en Occident l’appui moral que seul, à cette époque, le sénat pouvait lui offrir. L’hypothèse d’un séjour du nouvel empereur à Rome semble donc naturelle, et comblerait même une lacune de l’histoire, qui ne nous apprend rien sur ses actes entre le printemps de 285, époque de son avènement, et l’hiver de la même année, où nous le trouvons définitivement établi en Orient. Mais il faut bien avouer qu’aucun document certain ne nous renseigne à ce sujet. En tout cas, si Dioclétien vint à Rome, on ne peut lui attribuer avec assurance aucun acte personnel de persécution .

Que Dioclétien soit demeuré pendant les premiers mois de son règne en Mésie et en Pannonie, ou qu'il en ait passé une partie en Italie, il est certain que dans l’hiver de 285-286 il franchît le Bosphore, et se fixa à Nicomédie. Des rivages de la mer de Marmara il pouvait surveiller à la fois le Tigre, le bas Danube et l’Euxin, par où entraient les envahisseurs de races diverses, attirés par les provinces d'Asie si riches quoique si souvent pillées. Métropole de la Bithynie, cité assez opulente pour avoir sous Trajan dépensé en travaux publics plus de trente millions de sesterces, Nicomédie était aussi un ardent foyer dé paganisme: un des premiers temples dédiés à Auguste vivant s’était élevé dans ses murs, et servait encore de siège aux députés de la communauté d’Asie, de centre à leurs fêtes; elle portait le titre de «deux fois néocore, ville sainte, lieu d’asile.» A la dévotion officielle les habitants de Nicomédie joignaient une superstition opiniâtre : jusqu’au troisième siècle ils avaient conservé sur leurs monnaies l’image du dieu inventé par Alexandre d'Abonotique, le serpent Glycon; au siècle suivant l’exercice de la divination et de la magie y sera encore florissant. Un tel milieu était favorable au fanatisme, et contribuera peut-être à l’éclosion des idées persécutrices qui ensanglanteront la fin du règne de Dioclétien. Mais, au moment où il s’établit à Nicomédie, d’autres pensées occupaient son esprit.

Il y avait longtemps que les politiques sensés trouvaient l’Empire trop vaste pour être gouverné par une seule tête, et surtout jugeaient ses frontières trop nombreuses et trop menacées pour être défendues par une seule épée. Dès le milieu du troisième siècle, Valérien avait senti qu'un pouvoir unique devenait inégal à régir et à protéger ce grand corps : aussi, près d'aller combattre et périr en Orient, avait-il laissé l’Occident à son fils Gallien. La démonstration commencée alors s’était pour ainsi dire achevée d’elle-même : après la chute de Valérien, on avait vu le monde romain se diviser, afin d’opposer aux Barbares de l’est comme à ceux de l’ouest un front toujours armé. L’énergique mais aveugle politique d’Aurélien avait arrêté ce mouvement et rétabli par la violence une factice unité. Cependant Carus, en confiant la Gaule à l’un de ses fils et en se portant avec l’autre en Orient, venait de revenir d’instinct à la politique inaugurée par Valérien. La mort de Carinus avait remis maintenant l’autorité au seul Dioclétien : allait-il la conserver sans partage, ou se décharger d’un fardeau trop lourd en s’associant un collègue? Dioclétien eut la sagesse de prendre ce dernier parti. Le 1er avril 286, il revêtit de la dignité d’Auguste le pannonien M. Aurelius Valerius Maximianus.

Officier de fortune comme Dioclétien, et comme lui sans naissance, sans éducation, sans lettres, Maximien avait de plus que lui l'activité militaire, l'énergie du commandement: il n'oublia jamais sous la pourpre l'amitié qui, dans les camps, l'avait uni à Dioclétien et la reconnaissance due à l'homme qui avait fait sa fortune : toute sa carrière le montre loyal et fidèle. Mais de grands vices jettent une ombre sur ces qualités : Maximien, licencieux jusqu'à la débauche, avare et dissipateur tout ensemble, était naturellement cruel; il prenait plaisir à verser le sang . Dioclétien fera faire quelquefois à ce rude soldat de cruelles besognes, auxquelles, par calcul autant que par tempérament, lui-même se jugeait impropre. Un tel choix n'était pas pour relever le pouvoir souverain dans l'esprit des peuples; cependant, dès la nomination du nouvel Auguste, Dioclétien laissa deviner la transformation que sa politique fera subir par degrés à la dignité impériale. Sept ans auparavant, Probus recevait, dit-on, les ambassadeurs du roi de Perse assis à terre dans son camp et mangeant comme un soldat un morceau de lard salé ; mais cette simplicité républicaine ne suffisait plus à Dioclétien. Dans sa pensée, le pouvoir de l'empereur romain est trop fragile et trop menacé pour que celui-ci puisse impunément se contenter d’être le premier des magistrats et le premier des généraux. Il faut qu’un rayon du ciel tombe désormais sur le souverain et le rende inviolable en le transfigurant aux yeux des peuples; sa robe de pourpre devra devenir «le manteau de l’immortel Zeus.» Aussi, bien que personnellement peu dévot aux vieilles divinités de Rome, Dioclétien, lorsqu’il éleva Maxîmien à l’empire, prit-il pour lui-même le nom de Jupiter et donna-t-il à son collègue celui d’Hercule, que nous lui conserverons dans la suite du récit.

De graves nouvelles arrivées de Gaule avaient peut-être hâté le choix de Dioclétien. Dans ce pays venait d’éclater une révolte de paysans, excitée à la fois par les usurpations des riches et les exactions du fisc. Déjà, quelques années auparavant, un rhéteur gallo-romain avait traduit en phrases d’une extrême énergie les colères qui grondaient dans le cœur des prolétaires ruraux. D’un côté, l’extension demeurée des grandes propriétés submergeait en beaucoup de lieux, comme une marée montante, les petits champs voisins; de l'autre, le fisc, levant l’impôt à l’aide du fouet et de la torture, achevait la misère des paysans. Ceux-ci cherchaient un refuge dans les opulents domaines qui s’étaient formés des débris de la petite propriété : colons, ils se mêlaient aux esclaves et aux serfs, et, attachés comme eux à la glèbe, finissaient par perdre les derniers privilèges de l’homme libre. Accablés de prestations et de corvées, payant pour eux-mêmes, payant souvent pour le propriétaire du sol, ces malheureux finirent par ne plus prendre conseil que de leur désespoir. «On nous pousse aux armes; désormais, nous n’aurons plus d’autre loi que notre colère : et, quelles que soient les forces de nos adversaires, nous sommes aussi forts qu’eux, si nous ne tenons pas à la vie. » Ainsi se formèrent sur divers points de la Gaule ces troupes de désespérés, auxquels on donna le nom celtique de Bagat ou Bagad, multitude. De tous les domaines, tenanciers, esclaves, venaient à eux : une armée prête pour la révolution sociale s’organisait. On comprendra quel pouvait être le nombre de ces soldats d’un nouveau genre, quand on se souviendra qu'un seul noble gaulois, au milieu du troisième siècle, avait pu lever sur ses terres deux mille hommes armés. Les agriculteurs, dit un panégyriste, prirent promptement les habitudes militaires. Le laboureur se fit fantassin; les pâtres, accoutumés à garder à cheval leurs troupeaux, et déjà à demi brigands, formèrent une cavalerie redoutable. Un sourd réveil de nationalité gauloise, suscité par les druides, qui erraient encore dans les montagnes et les forêts, et gardaient leur influence sur le paysan superstitieux, se mêla peut-être à ce mouvement de désespoir.

Pour conduire et discipliner une telle armée, il fallait des chefs: deux hommes se rencontrèrent, qui se mirent à sa tête, et prirent même le titre d’Augustes. Ces empereurs des esclaves et des paysans s'appelaient Ælianus et Amandus. On a prétendu qu'ils étaient chrétiens : une Vie de saint, écrite au septième siècle , dit même que ceux qui leur obéissaient s'étaient soulevés en haine du paganisme, et refusaient de se soumettre aux adorateurs des dieux. Il semble qu’au temps où cette légende fut rédigée, une tradition, dont il est impossible de découvrir l’origine, représentait l'insurrection des Bagaudes comme une révolte chrétienne. Rien, cependant, n’est moins fondé qu’une telle opinion. M. Duruy dit fort justement : «Les chefs de brigands sont souvent populaires : la guerre qu'ils font aux riches semble aux pauvres des représailles légitimes. Les Bagaudes restèrent dans la mémoire du peuple comme les défenseurs des malheureux.» De là à en faire des chrétiens la distance n'était pas grande : l’imagination naïve du septième siècle la franchit sans peine. Qu'il y ait eu, mêlés aux paysans insurgés, quelques chrétiens, cela ne paraît pas impossible : tous n'étaient pas des saints, quelques-uns étaient poursuivis par des créanciers ou par le fisc, et plusieurs de ces malheureux purent chercher un refuge dans le camp des rebelles, comme on avait vu, sous Valérien, des chrétiens faire cause commune avec les Barbares qui ravageaient la province du Pont. Mais on ne saurait étendre au corps entier ce qui fut la faute d’un petit nombre d’individus seulement. Les chrétiens pris en masse n’ont jamais transgressé le devoir d’obéissance aux lois enseigné par l’Évangile et imposé par l’Église. A cette observation générale j’ajouterai deux arguments, qui me paraissent décisifs. En 286, époque de la guerre des Bagaudes, les fidèles des Gaules n’étaient molestés nulle part: depuis 275, date de la mort d’Aurélien, ils jouissaient d’une paix complète. Comment auraient-ils choisi un tel moment pour se révolter, eux qui restèrent patients et soumis au milieu des plus dures épreuves des persécutions? De plus, la révolte des Bagaudes fut essentiellement une révolte de pâtres et de paysans. Mamertin, Eutrope, Orose, Eusèbe, saint Jérôme, le disent en termes formels. Or le christianisme, très répandu dans les villes à la fin du troisième siècle, était à peu près inconnu dans les campagnes gauloises, que saint Martin, au siècle suivant, trouvera encore toutes païennes, attachées même avec un fanatisme sauvage au culte de leurs dieux. Une insurrection dont tous les éléments furent pris dans la population rurale ne peut avoir eu pour mobile la haine du paganisme et la défense de la religion chrétienne. Si quelque symbole religieux parut sur ses drapeaux, ce fut celui des vieilles divinités celtiques.

Chargé par Dioclétien de dompter cette redoutable révolte, Hercule se hâta de quitter Nicomédie : par les provinces danubiennes, il gagna le nord de l’Italie, et de là Rome.

Un des premiers soins d’Hercule fut la formation d'un corps expéditionnaire, capable de lutter contre la multitude insurgée. La Gaule proprement dite ne renfermait presque pas de troupes : une cohorte légionnaire à Narbonne, une à Bordeaux, une en Belgique; une cohorte de la garde urbaine de Rome détachée à Lyon; une cohorte de Liguriens dans la petite province équestre des Alpes Maritimes : en tout trois mille soldats environ pour maintenir la paix dans une région qui correspond à la France, à la Suisse, à la Belgique, à une partie de la Hollande, de la Prusse et de la Bavière Rhénanes. Cette absence de forces militaires dans l’intérieur du pays explique la facilité avec laquelle se propagea l’insurrection. Sans doute dix légions étaient massées à la frontière, dans les camps permanents des deux Germanies; mais la présence des Barbares, si redoutables à cette époque, ne permettait sans doute pas d’en diminuer le nombre. On comprend ainsi comment Hercule dut, avant d’entrer en Gaule, composer une armée de légions ou de détachements empruntés à des contrées moins menacées. Le rendez-vous de ces divers corps parait avoir été l’Italie. Si l’on en croit des pièces hagiographiques, c’est à Rome qu’ils furent reçus et concentrés. Aussi peut-on attribuer au séjour d’Hercule dans la capitale de l’Empire une recrudescence de la persécution locale dont cette ville avait précédemment souffert: peut-être périrent alors, en juillet, Zoé, Tranquillin et quelques autres fidèles, dont les Actes de saint Sébastien racontent le martyre.

Quand toutes ses troupes eurent été rassemblées, Hercule se mit en route, au mois de septembre. Il se dirigea vers la Gaule par le nord de l’Italie, et, suivant une route très fréquentée au troisième et au quatrième siècle, franchit les Alpes au Summus Pœninus (Grand-Saint-Bernard). Son plan était de pénétrer le plus rapidement possible dans le bassin de la Seine, afin d’étouffer la rébellion, qui semble avoir eu son foyer principal aux environs de Lutèce. Cependant, après la pénible traversée des Alpes Pennines, Hercule sentit le besoin de se reposer et de laisser respirer son armée. Il s’arrêta dans la principale ville du Valais, sur les bords du Rhône, à moitié route entre le Summus Pœninus et le lac Léman. Les troupes, qui avaient pris les devants, reçurent l’ordre de suspendre leur marche. Un des corps qui les composaient campa en un lieu appelé Agaune, à quatorze milles de l’extrémité orientale du lac Léman. «Ce lieu est situé dans une vallée, entre les chaînes des Alpes. On y arrive par une route escarpée, car le Rhône, dans son cours impétueux, laisse à peine au pied des rochers un passage pour les voyageurs. Mais quand, malgré tous les obstacles, on a franchi les gorges étroites de ces défilés, aussitôt l’on voit s’ouvrir une plaine assez étendue entre les montagnes.» Cette plaine fut témoin d’une scène terrible, dont le souvenir a été conservé par une tradition que l’on peut suivre, d’anneau en anneau, jusqu'à une époque rapprochée des faits.

Bien que le document qui la raconte lui soit postérieur de plus d'un siècle et doive un grand nombre de détails à l'imagination du narrateur, je n'hésite pas à l’accepter dans l'ensemble.

Voici comment les choses me paraissent s’être passées.

Parmi les troupes campées dans la vallée d’Agaune se trouvait un détachement auquel la postérité a conservé le nom de «légion,» mais qui semble avoir été soit une simple vexillatio empruntée à la légion d'Égypte, soit une cohorte auxiliaire, composée de cavaliers et de fantassins, choisie parmi celles qui gardaient l'extrême frontière méridionale de la Thébaide, vers les districts de Syène, d'Éléphantis et de Philæ. Ces soldats transportés si loin de leur pays d’origine étaient tous chrétiens, ce qui n’étonnera pas si l’on veut bien se souvenir que le christianisme était alors très florissant en Égypte, même parmi les troupes qui y tenaient garnison. Placés tout à coup entre leur religion et leur devoir militaire, les Thébéens commirent une faute grave contre la discipline, car, pour obéir à leur conscience, ils désobéirent aux ordres de l’empereur.

Hercule venait d’ordonner à toute l’armée de se concentrer à Octodure, pour prendre part, avec lui, à un sacrifice solennel destiné à appeler la faveur des dieux sur l'expédition périlleuse qu’on allait entreprendre. Dans les grands dangers publics, d’extraordinaires démonstrations religieuses furent quelquefois accomplies. C’est ainsi que, en de nombreuses circonstances, le sénat fit faire des supplications pour la patrie menacée. Vingt-six ans avant les événements que nous racontons, quand les Marcomans eurent envahi l’Italie, Aurélien contraignit les sénateurs à ouvrir, malgré leur répugnance, les livres sibyllins: un amburbium solennel eut lieu, et l’on offrit même, semble-t-il, des sacrifices humains. Parfois c’est aux armées, en face de l’ennemi, que l’on recourait à des moyens inusités de conjurer la colère des dieux. Dans la guerre des Quades, Marc Aurèle, après avoir consulté le serpent Glycon, présida lui-même à des sacrifices offerts devant les légions, sur les bords du Danube: deux lions vivants furent jetés dans le fleuve. Telles étaient les superstitions dont, en de rares circonstances, les soldats furent rendus témoins et complices. On croira sans peine que le grossier Maximien, né dans la Pannonie, où florissait le culte des divinités étrangères, ne se soit pas montré plus philosophe que Marc Aurèle, et ait voulu contraindre tous les corps de troupes enrôlés sous ses drapeaux à se souiller par des cérémonies idolâtriques. Il peut aussi avoir obligé les soldats à se lier par un serment spécial avant d’entrer en campagne contre les Bagaudes. Les légions avaient plus d’une fois, en Gaule, fait cause commune avec les rebelles; c’est elles qui, naguère, établirent et soutinrent pendant quatorze années l’empire de Posthume et de ses successeurs: Hercule pouvait craindre qu’elles n’eussent aujourd’hui encore pour le peuple insurgé de secrètes sympathies. En soi, l’engagement demandé n’aurait eu rien de contraire à la conscience chrétienne. Mais ce serment, distinct du sacramentum prêté par tous les soldats lors de leur incorporation dans l’armée, devait sans doute être mêlé d’invocations idolâtriques et d’imprécations sacrilèges. C’est ainsi que Scipion, après la bataille de Cannes, contraignit les jeunes gens dont il craignait la désertion à prononcer après lui ces terribles paroles: «Je jure que je n’abandonnerai jamais la République, ni ne souffrirai qu’aucun citoyen l’abandonne. Si je manque à cet engagement, que Jupiter, très bon et très grand, inflige à ma maison, à ma famille et à moi la plus cruelle mort.» Un chrétien n'eût pu répéter sans apostasie des imprécations de ce genre.

Aussi les Thébéens refusèrent-ils d’accomplir les ordres d’Hercule, et non seulement de participer au sacrifice, mais même de prêter le serment. Au lieu de se mettre en marche vers Octodure, ils demeurèrent à Agaune. Dès que l’empereur connut leur désobéissance, il fut saisi d’une violente colère. Probablement il vit dans le refus des Thébéens autre chose qu’une résolution inspirée par la conscience: de bonne foi il put se figurer d’abord que ceux-ci faisaient alliance avec les rebelles. La docilité avec laquelle ils se soumirent au châtiment dut le détromper bientôt, sans toucher son âme farouche. Recourant tout de suite à la plus terrible des peines inscrites dans le code militaire, Hercule commanda de décimer les Thébéens. On sait comment cette peine s’exécutait. En présence du reste de l’armée comparaissaient les soldats coupables de désobéissance ou de désertion. On tirait au sort, et chaque dixième, après avoir été battu de verges, était décapité devant ses camarades. Mais l'exécution accomplie, les survivants ne se montrèrent pas plus traitables. Mis de nouveau en demeure de suivre l’injonction sacrilège du tyran, les Thébéens protestèrent de leur attachement au Christ et de leur résolution de ne rien faire contre sa loi. Hercule les fit décimer une seconde fois.

Trois officiers soutenaient par leurs exhortations le courage de ces soldats chrétiens: c’étaient Maurice, Exupère et Candide. Sommés une dernière fois de se soumettre, les Thébéens, dociles aux conseils de ces généreux chefs, refusèrent unanimement de trahir leur Dieu. On leur fait tenir un admirable langage, qui traduit bien, sinon leurs paroles exactes, du moins les sentiments dont ils étaient animés. «Nous avons vu égorger les compagnons de nos labeurs et de nos périls; nous avons été couverts de leur sang. Cependant nous n'avons point pleuré la mort de ces très saints camarades; nous les avons estimés heureux de souffrir pour Dieu. Et maintenant, même l’extrême danger ne fait pas de nous des rebelles : le désespoir ne nous arme pas contre toi, ô empereur! Nos mains tiennent des armes, et nous ne résistons pas; nous aimons mieux mourir que tuer, mourir innocents que vivre coupables. Tout ce que tu ordonneras contre nous, le feu, les tourments, le glaive, nous sommes prêts à le souffrir.» Les Thébéens devinaient le sort qui les attendait. La violence d’Hercule était connue: on le savait cruel par goût autant que par politique; et Dioclétien lui-même le comparait à Aurélien, dont la dureté pour les soldats restait célèbre. Maximien n’ordonna pas de décimer une troisième fois les héros chrétiens; il commanda de massacrer la troupe entière. «On vit ces soldats frappés A coups d’épée, sans se défendre; déposant leurs armes, jetant casque, bouclier, cuirasse, pour offrir leur gorge et leur poitrine au glaive des exécuteurs. Ni le nombre ni les armes ne leur inspirèrent la pensée de venger par le fer la justice de leur cause : ils se souvinrent seulement qu’ils représentaient Celui qui se laissa mener à la mort sans protester, l’agneau divin qui n’ouvrît pas la bouche pour se plaindre. Brebis du Seigneur, ils se laissèrent déchirer par les loups. La plaine fut bientôt couverte des cadavres des saints, et leur sang ruissela sur le sol»

On dit que quelques-uns, ayant pu s’échapper, furent rejoints et immolés en diverses villes; mais deux seulement sont connus avec certitude, Ursus et Victor, tués à Soleure. Un émouvant épisode marqua, dans la plaine d’Agaune, la fin du massacre. Les exécuteurs venaient de se partager les dépouilles de leurs camarades égorgés. Ces dépouilles (pannicularia), abandonnées aux bourreaux par d’anciennes lois contre lesquelles la jurisprudence essaya vaine ment de réagir, consistaient, aux termes d’un rescrit d’Hadrien, dans les objets trouvés sur les corps des condamnés : vêtements, bourses, anneaux, etc. On se rappelle les soldats jouant aux dés, sur le Calvaire, la robe sans couture du Sauveur. Hadrien refuse aux exécuteurs le droit de s’approprier les objets les plus précieux laissés par les victimes, pierres fines, obligations de sommes d’argent. Mais, dans ces tueries en masse, de telles règles étaient probablement oubliées, et les soldats avaient ou prenaient la permission de faire main basse sur toute espèce de dépouilles. Il ne fallait pas moins, peut-être, pour leur donner le courage d’accomplir une horrible besogne. Après le massacre des Thébéens, les exécuteurs, joyeux du butin qu’ils avaient recueilli, s’assirent par groupes et commencèrent un bruyant repas. A ce moment, un vétéran, nommé Victor, retiré du service militaire, fut amené par les hasards d’un voyage au lieu où s’était passée la scène sanglante, remplacée maintenant par l’orgie. Les soldats l’engagèrent à manger avec eux; mais il se retira plein d’horreur. Ivres de sang et de colère, les meurtriers le poursuivirent, lui demandant s’il était chrétien. «Je le suis, et le serai toujours, » répondit le vétéran. Aussitôt l’on se jeta sur lui : et le cadavre d'un nouveau martyr tomba près de ceux qui couvraient déjà la plaine ensanglantée.

Après ces cruelles exécutions, Hercule entra en Gaule, où il ne trouva pas les difficultés auxquelles il s'était attendu. Poussant devant lui les bandes insurgées, les battant en détail, il atteignit enfin le camp où le gros de leur armée s'était retranché, dans la presqu’île formée par la Marne, à une lieue de Lutèce. Ce ramassis de laboureurs et de pâtres ne put tenir devant des troupes régulières: Hercule en eut promptement raison. Cependant, malgré l'assertion des historiens, «la Bagaudie» ne fut pas exterminée: ses adhérents se répandirent en fugitifs dans le pays, gagnant les bois, les retraites inaccessibles; pendant de longues années le brigandage ne cessa pas en Gaule, où l'on retrouve des Bagaudes jusqu'au cinquième siècle. Aussi la poursuite des vaincus, la recherche des suspects, durent-elles suivre la victoire, et, dirigées par un tyran comme Hercule, amener de sanglantes représailles. On dit que les chrétiens ne furent pas épargnés. Furieux de la désobéissance des Thébéens, considérant dès lors tous leurs coreligionnaires comme des rebelles, Hercule parait avoir marqué par de nombreux martyres son séjour en Gaule.

Des Actes de rédaction tardive et souvent gâtée par la légende, mais dont l’accord et le rapprochement méritent cependant l’attention, montrent l’empereur et ses lieutenants versant en plusieurs villes le sang des fidèles. De nouveaux édits n’étaient pas nécessaires : celui d’Aurélien n’avait pas été abrogé; pour le faire revivre il suffisait d’une dénonciation particulière, d’un incident local: les circonstances politiques s’y prêtaient facilement. Aussi voyons-nous le magistrat chargé, apparemment comme légat de la Lyonnaise, des vengeances de son maître dans le pays des Parîsii, n’épargner pas plus les chrétiens que les insurgés : martyre, à Lutèce, de l’évêque Denys et ses compagnons Rustique et Éleuthère; martyre de saint Nicaise et de plusieurs autres, sur les confins des Parisii et des Véliocasses; à l’autre extrémité de la province, dans la ville de Nantes, mort des deux frères Rogatien et Donatien, l’un déjà chrétien, l’autre baptisé par son martyre.

D’autres documents hagiographiques nous montrent le légat de la Belgique parcourant pendant au moins deux années les principales villes de cette vaste province, et, au cours de ses tournées officielles, condamnant des chrétiens: à Amiens, Fuscien et Victoric; à Augusta Vermanduorum, l’évêque dont elle prendra le nom, Quentin; A Soissons, Crépin et Crépinien; dans la même ville, Rufin et Valère; à Reims, de nombreux martyrs anonymes; à Fismes, près de Reims, Macra; peut-être Lucien, à Beauvais; probablement Piaton, à Tournai. On pourrait admettre qu'à la Belgique le même magistrat joignit le gouvernement de tout l’est de la Gaule, c’est-à-dire les deux Germanies inférieure et supérieure, car les mêmes documents disent qu’il fit mourir des fidèles à Trêves et à Bâle. Le légat d’Aquitaine parait avoir aussi marché dans cette voie sanglante: Agen vit le martyre de sainte Foi et de saint Caprais.

Les seuls martyrs de la Grande-Bretagne dont le souvenir ait été conservé appartiennent vraisemblablement aussi à cette époque. Une tradition attribue à l’année 286 la mort de saint Alban, qui, ayant recueilli un prêtre fugitif et favorisé son évasion, comparut pour ce fait devant les juges, se confessa chrétien, et fut décapité. Ce martyre parait avoir eu lieu à Verulam. Un grand nombre d'autres chrétiens, parmi lesquels Aaron et Jules, furent aussi massacrés à Caerleon; d'autres, dit-on, à Lichfield. On raconte qu'après ces exécutions la persécution cessa tout à coup. Cette fin des rigueurs exercées contre les fidèles peut coïncider avec la fin de la domination de Maximien Hercule dans le pays, renversée vers les derniers mois de 287 par l’usurpa­tion de Carausius, puis d’Alectus, qui tinrent successivement la Bretagne avec le titre d’Auguste, jusqu’à ce quelle eût été, en 296, reconquise par Constance.

Maximien demeura dans les Gaules pendant six années, occupé à préparer une expédition contre son ancien lieutenant Carausius, et surtout à repousser les Alemans, les Burgondes et les Francs. Il eut pour résidence habituelle Trêves, l’ancienne capitale de Posthume: c’est là qu’au 1er janvier 288, prenant possession de son second consulat, on le vit tout à coup en dépouiller les ornements, sauter à cheval et repousser une attaque des Barbares; c’est là que deux fois le rhéteur Mamertin prononça son panégyrique; c’est autour de Trêves qu’il établit des colons Lètes et Francs. Mais il semble qu’avant de se fixer dans cette Rome du Nord, dans cette « ville auguste, » comme on l’appellera bientôt, Hercule ait visité la région méridionale de la Gaule, l’ancienne «province» romaine. Un document chrétien qui, sans être contemporain, n'est cependant pas d'une époque assez éloignée des faits pour avoir perdu toute valeur historique, le montre à Marseille, au mois de juillet, encore animé contre les fidèles par le souvenir de la légion Thébéenne : le séjour en Narbonnaise se place probablement en 287, et précède l’établissement définitif d’Hercule dans la Belgique.

Bien que déchue de son ancienne splendeur, Marseille occupait dans la Gaule un rang à part. Elle en était le grand port d'exportation, entassant sur ses quais et dans ses bassins, à destination d’Ostie, les produits industriels et agricoles de tout le pays. Mais cette ville commerçante était aussi une ville lettrée: ses écoles rivalisèrent avec celles d’Athènes. Même au troisième siècle, elle demeurait pour la patrie gauloise le centre de l’hellénisme, comme Naples pour l’Italie. Les dieux qu’elle adorait étaient la Diane d’Éphèse et l’Apollon de Delphes : le temple de celui-ci, rendez-vous des Ioniens, l’Ephesium de celle-là, dominaient toute la cité du sommet de l’acropole. La constitution de Marseille restait toute grecque: république autonome, elle se gouvernait elle-même; une aristocratie de six cents membres, à la tête de laquelle étaient le conseil des quinze et les trois timouques, présidait à ses destinées. Dans ses rues, sur ses quais, le grec était parlé autant que le latin et le gaulois. Malgré la corruption des mœurs, une décence extérieure réglait les plaisirs publics : les jeux impurs des mimes furent longtemps interdits sur les théâtres de Marseille. La sérénité grecque, ennemie des démonstrations bruyantes, y modérait jusqu'aux deuils: les funérailles se célébraient sans lamentations, et un repas funèbre les terminait. On raconte que, dans cette ville fréquentée cependant par des matelots de toutes les nations, les crimes étaient si rares, que le glaive destiné au châtiment des coupables s'était rouillé. Bien que plusieurs traits de ce tableau ne conviennent probablement plus â la fin du troisième siècle, Marseille devait offrir encore une physionomie originale quand Maximien Hercule la visita. L'auteur de la Passion de saint Victor loue son étendue, la force de ses remparts, «sa glorieuse beauté,» son activité commerciale, le nombre et la richesse des habitants. «C’était pour les contrées d’Occident, dit-il, le siège principal de la puissance romaine.»

Comme tous les grands ports de l’antiquité, Marseille était aussi une ville dévote. Les voyageurs venus de tous les pays, et particulièrement des contrées orientales, y avaient apporté leurs religions; près des dieux grecs florissait le culte des divinités étrangères. Le christianisme, répandu dès les premiers temps sur les côtes de la Méditerranée, et qui avait pénétré au second siècle dans tout le bassin du Rhône, compta aussi de bonne heure des adhérents à Marseille. Elle parait avoir eu des martyrs dès l’époque des Antonins, peut-être au moment où périssaient à Lyon les victimes de la persécution de Marc Aurèle. Lors de l'arrivée d'Hercule, la population chrétienne devait être nombreuse. La présence d'un tyran couvert encore du sang des Thébéens la frappa de terreur. Un officier chrétien, nommé Victor, qui faisait probablement partie des troupes dont l'empereur était accompagné, s'efforça de ranimer le courage des fidèles. Dénoncé ou surpris, il fut traduit devant le tribunal des préfets de sa légion: se montrer ouvertement chrétien, si près encore des événements d’Agaune, était pour un militaire de cette armée un crime capital. Cependant les préfets s'efforcèrent de persuader Victor : lui parlant avec douceur, ils l'exhortèrent à ne pas préférer aux dieux, à son service militaire, à l'amitié de l'empereur, le culte d'un homme mort. Mais Victor, d'une voix forte: «Ceux que vous appelez des dieux, s'écria-t-il, sont d'impurs démons. Je suis le soldat du Christ: le service militaire, l'amitié de l'empereur ne me sont plus rien, si je ne les puis conserver qu'en méprisant mon vrai roi.» Parmi les cris des assistants, Victor proclama la divinité de Jésus-Christ, ressuscité des morts. A cause de son grade, les préfets le renvoyèrent à l'empereur.

Celui-ci, voulant faire un exemple, commanda de lier Victor et de le traîner à travers les rues de la ville. En d'autres lieux, le peuple, devenu indifférent ou même sympathique aux chrétiens, avait cessé de manifester contre eux de la haine: mais dans cette ville pleine de fanatiques, les vieilles passions duraient encore : ce fut au milieu des coups et des outrages que le martyr subit cette première épreuve. Sa résolution n'en fut pas ébranlée: ramené devant les préfets, il confessa le Christ. Les magistrats se disputèrent, dit-on, au sujet des tortures à lui infliger: l'un d'eux, Eutychius, se retira; Asterius, demeuré seul, livra le soldat chrétien aux coups des licteurs. L’auteur des Actes raconte qu'à ce moment Jésus apparut au patient pour l'encourager. Dans la prison, où il reçut de nouveau la visite céleste, Victor convertit trois soldats, Alexandre, Longin et Félicien, qui reçurent aussitôt le baptême. Par l'ordre du «grand dragon Maximien,» il fut conduit avec les néophytes au forum; le peuple y courut en foule. On commanda à Victor de ramener au culte des dieux ceux qu'il en avait détournés : «L'édifice que j’ai bâti, je ne le détruirai pas,» répondit-il. Les trois soldats persistèrent dans leur nouvelle foi, et furent décapités. Victor, après avoir subi le chevalet, fut encore une fois mis en prison. Après trois jours, il comparut de nouveau devant Hercule. Celui-ci voulut le contraindre à sacrifier. Un prêtre s’approcha, tenant dans la main un autel. «Offre de l’encens, apaise Jupiter, et sois notre ami,» dit l’empereur. Mais, saisi d'une soudaine indignation, Victor arrache l’autel des mains du prêtre, le jette à terre et pose sur lui le pied. Hercule commanda de couper ce pied sacrilège, puis, inventant un supplice horrible, fit conduire Victor aux pistrines publiques, où son corps, « froment choisi de Dieu,» fut à demi broyé sous la meule. Comme il respirait encore, on lui trancha la tête. Les restes des martyrs, jetés à la mer, furent recueillis par les chrétiens, qui creusèrent dans un rocher une crypte pour les recevoir .

Ces cruautés, exercées par Maximien Hercule en personne ou par des gouverneurs dociles à son impulsion, cessèrent probablement quand il se fut fixé à Trêves, tournant tous ses regards vers l’Angleterre, où régnait Carausius, et le Rhin, que franchissaient sans cesse les Germains. Aussi peut-on supposer que, deux ans après qu’il eut passé les Alpes, la condition des chrétiens s’améliora dans la Gaule, comme elle s’était apparemment améliorée déjà en Italie, et que les Églises purent de nouveau jouir dans l’Occident de cette paix relative qui était leur partage en dehors des persécutions déclarées.

 

II

Les Églises, le néo-paganisme et la philosophie.

 

Depuis la courte persécution d’Aurélien, l’Orient, plus heureux, n’avait point vu la paix troublée. C’est à peine si deux ou trois épisodes locaux, que nous avons racontés en leur temps, en avaient fait sentir la fragilité. Celle-ci même avait bientôt cessé d’être aperçue: presque partout, on s’était accoutumé à regarder comme définitif le repos dont on jouissait. Les deux sociétés, païenne et chrétienne, vivaient l’une auprès de l’autre, sans se mêler beaucoup, mais sans se heurter.

Le christianisme, encore nouveau dans quelques parties de l’Occident, ne l’était plus dans aucune des provinces de la presqu’île asiatique. En Syrie, en Galatie, en Bithynie, en Phrygie, dans l’Asie proconsulaire, il datait de l'aurore même de la prédication évangélique. Ses dogmes, ses cérémonies, ses mœurs, n’étaient là pour personne une chose inconnue. Les païens n'avaient même plus sous les yeux le spectacle irritant de conversions en masse opérées par la parole enthousiaste et persuasive de quelque missionnaire. Ces contrées évangélisées de longue date avaient cessé d'être, comme nous dirions aujourd'hui, des «pays de mission» :l’Église y avait la vie forte et traditionnelle d’une institution plusieurs fois séculaire. D’innombrables familles lui appartenaient depuis maintes générations: le mouvement qui faisait entrer dans son sein de nouveaux prosélytes s’opérait maintenant d’une façon régulière, insensible, comme une marée qui monte, non comme une inondation qui se précipite. Le mot de Tertullien : Fiunt, non nascuntur christiani, avait depuis longtemps cessé d’être vrai en Orient: la population chrétienne s'y recrutait d'elle-même, par sa fécondité propre; plus elle devenait nombreuse, plus elle attirait, en vertu d’une loi naturelle, les âmes hésitantes, partagées entre les charmes de la nouvelle foi et la peur de l’inconnu. Comme on avait de moins en moins à craindre de se singulariser en devenant chrétien, on cédait plus facilement aux touches délicates de la grâce ou au généreux entrainement de l’exemple.

Il n'était pour ainsi dire pas de ville dans l’Empire romain, où les fidèles ne formassent une minorité compacte, disciplinée, puissante par le nombre comme par l'autorité morale: en quelques cités même, la majorité paraissait leur appartenir déjà. Mais, tandis qu'en Occident c'étaient surtout les populations urbaines qui avaient des fidèles, le christianisme était, en Asie, aussi répandu dans les campagnes que dans les villes. Sans doute, la proportion numérique des sectateurs des deux cultes variait suivant les lieux: même en plein quatrième siècle, le paganisme sera dominant en certaines parties de l’Asie, alors qu'en d'autres il aura presque disparu : à plus forte raison, ces différences locales étaient sensibles sous Dioclétien. Cependant, si l'on se contente d'une appréciation générale, où il entre nécessairement une grande part d'inconnu, on ne se trompera peut-être pas en estimant que, dans les provinces asiatiques de l’Empire, le nombre des fidèles, à cette époque, balançait presque celui des sectateurs du paganisme. Les historiens évaluent à, cent millions la population totale de l'Empire: l’Asie romaine, alors très peuplée, en comprenait probablement le tiers : on se rend compte de l’importance de la population chrétienne dans ces régions, plus vite conquises que toutes les autres à l’Évangile.

Loin de mettre obstacle à la paix religieuse, la venue de Dioclétien en Asie contribua plutôt à la consolider et à l’étendre. Les sentiments défavorables aux chrétiens, que combattaient peut-être déjà des influences domestiques, cédèrent promptement à l’action bienfaisante d’un milieu nouveau. Le séjour de la superstitieuse Nicomédie ne suffit pas à entretenir ou à réveiller en lui le fanatisme. Des contacts plus intimes et plus doux achevèrent d’incliner son âme à la tolérance. Il ne parait pas douteux que sa femme Prisca et sa fille Valeria aient été soit chrétiennes complètes, soit au moins catéchumènes. Bien que nul document n’indique l’époque de leur conversion, on peut la reporter avec vraisemblance au temps de l’établissement définitif de Dioclétien en Orient. Peut-être est-elle due à quelqu’un de ces serviteurs chrétiens que l’histoire nous montre aussi nombreux pour le moins dans le palais impérial de Nicomédie que dans celui de Rome. Eusèbe rapporte que Dioclétien les aima comme ses propres enfants. «Que dirai-je, ajoute- t-il, de ceux de nos coreligionnaires qui servaient dans le palais? A eux, à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs esclaves, on laissait la faculté de suivre ouvertement leur religion : libres de se glorifier de leur foi, ils étaient préférés par le souverain à tous ses autres serviteurs. Parmi eux fut Dorothée, qui montra tant de bienveillance à nos frères, et pour cette cause mérita d'être élevé en dignité au-dessus de tous les magistrats et de tous les gouverneurs de provinces. On doit lui joindre le célèbre Gorgonius, et tant d'autres qui, dociles à la parole de Dieu, partagèrent leur gloire.» Un de ceux-ci, Pierre, est nommé ailleurs par l’historien: il était, comme les précédents, au nombre des intimes serviteurs du prince, eunuques ou cubiculaires, qui, dans une cour déjà façonnée à l'étiquette orientale, approchaient seuls «la divine personne» du maître, et obtenaient quelquefois, à ce titre, un pouvoir ou des honneurs supérieurs à ceux des plus hauts magistrats.

La faveur de Dioclétien ne s'arrêtait pas aux chrétiens du palais impérial : elle s’étendait à ceux des fidèles qui voulaient servir l’État dans les charges publiques. Les fidèles s’en abstenaient ordinairement, parce qu’à l’exercice des magistratures étaient presque toujours attachées des obligations contraires à leur conscience : offrir des sacrifices, donner des jeux, par conséquent renier le Christ soit dans sa religion, soit dans sa morale. Mais toutes les fois que des empereurs tolérants avaient permis à ceux que leur naissance appelait aux honneurs de s’abstenir de ces accessoires de leur charge, et d’en remplir seulement les devoirs essentiels, on les avait vus accepter avec joie l’occasion de se rendre utiles au public. Quelques exagérés, souvent plus voisins des sectes hérétiques que de l’Église orthodoxe, persistaient seuls dans une abstention systématique: la grande masse des chrétiens, docile à l’enseignement modéré de ses chefs, ne les suivait pas dans cette voie fausse. Aussi les vrais fidèles s’empressèrent-ils de mettre à profit les bienveillantes dispositions de Dioclétien. Celui-ci nomma au gouvernement de plusieurs provinces des chrétiens déclarés, en les dispensant des sacrifices, comme s’en dispensaient déjà, sous ses yeux mêmes, sa femme et sa fille. Eusèbe nous fait connaître deux de ces fonctionnaires, qui furent plus tard martyrs: «Philorome, investi dans Alexandrie d’une charge élevée de l'administration impériale, et qui, à cause de sa dignité et de son rang parmi les Romains, rendait chaque jour la justice entouré de soldats; Adauctus, Italien de naissance, ayant passé par toutes les charges de la cour, et obtenu celle d’intendant des finances et du domaine impérial, qu’il exerçait avec la réputation d’une grande intégrité .»

L’aristocratie chrétienne des villes put aussi remplir, sans faire acte d’idolâtrie, des charges municipales, là du moins où ne dominait pas une intolérante majorité de païens. D’un concile tenu apparemment avant la dernière persécution, pendant la période de paix qui nous occupe, nous apprenons que, même en Occident, des fidèles eurent la dignité de flamines municipaux sans sacrifier et sans donner des jeux. Cependant ces fonctions, exercées sous le regard des habitants d’une même ville, jaloux de leurs coutumes et de leurs pompes locales, pouvaient entraîner quelque concession apparente aux usages idolâtriques : il était difficile aux flammes de ne pas porter au moins la couronne des prêtres, insigne de leurs fonctions, aux duumvirs de ne pas veiller à l’entretien des temples et des théâtres: l’Église les toléra néanmoins, en leur imposant de légères pénitences. Mais dans certaines cités, surtout en Orient, cette indulgence ne fut pas nécessaire. Soit que la masse de la population y professât déjà le christianisme, soit que le gouverneur de la province fût lui-même chrétien, ou au moins très tolérant, on vit les charges municipales de plusieurs villes gérées par des fidèles, sans aucun compromis entre leurs fonctions et leur foi. Une ville de Phrygie avait tous ses magistrats chrétiens, le logiste, le stratège, les membres de la curie. En Thrace, un des décurions d’Héraclée put même être diacre sans cesser de siéger dans rassemblée municipale et d’entretenir des rapports amicaux avec les bureaux du gouverneur. Un prêtre chrétien d’Antioche fut nommé directeur des teintureries impériales de Tyr.

Telle était, dit Eusèbe, «la grande bienveillance que les souverains montraient alors à notre religion.» Cette bienveillance fut naturellement imitée par les officiers publics, surtout dans les régions où résidait l'empereur. Eusèbe, témoin oculaire, note «les égards, le respect, les grands honneurs accordés à l'évêque de chaque Église par tous les magistrats et les gouverneurs.» Depuis longtemps déjà les évêques avaient été, par la force des choses, tirés de l'obscurité et de la retraite, pour prendre rang parmi les personnages principaux des cités. On se souvient de Gallien reconnaissant leur dignité et leur adressant nominativement des rescrits. On n’a pas «oublié la grande place occupée par Paul de Samosate dans une cité aussi considérable qu’Antioche. En Espagne, des évêques comme saint Fructueux avaient gagné naguère l'affection des païens. Maintenant, les hommages officiels consacraient la situation acquise, et les gentils eux-mêmes s'accoutumaient à regarder avec respect des hommes auxquels les magistrats rendaient honneur.

Les évêques se hâtèrent de mettre à profit ce moment favorable. Se croyant sûrs de l'avenir temporel de leurs communautés, voyant leurs ressources ac­rues, leurs entreprises protégées, ils voulurent donner au culte chrétien la splendeur qui lui manquait encore. Une soudaine émulation s'empara d’eux, comparant aux beaux temples du paganisme les humbles édifices, cachés souvent dans les faubourgs, dont s'étaient jusqu'à ce jour contentés les chrétiens. Il fallait d'ailleurs préparer des abris plus spacieux à leur multitude, chaque jour croissante à la faveur de la paix, et que les anciennes églises ne suffisaient plus à contenir. Aussi vit-on non seulement celles- ci embellies et agrandies, mais de nombreux et vastes édifices chrétiens, «neufs depuis les fondations,» s’élever «dans toutes les villes» et prendre place parmi leurs monuments. A Nicomédie, l’église principale, fort haute, fut construite sur une colline, en vue du palais impérial. Une des églises de Carthage, la basilica novorum, dont nous parlerons plus tard en racontant la persécution, fut probablement aussi bâtie à cette époque. Au même temps remonte le canon du concile d’Illiberis prohibant dans les églises les peintures « e tout ce qui est honoré et adoré» ; discipline rigoureuse et tout exceptionnelle, qui s’explique apparemment par des circonstances locales, mais fait supposer qu’en Espagne comme ailleurs on renouvelait alors et on décorait les édifices sacrés. Il semble qu’on ressentit une fièvre de construction religieuse égale à celle qui agita certaines années du moyen Age, et que l’on ait pu dire dès lors, comme fera sept siècles plus tard un chroniqueur, que «le monde se revêtait de la blanche robe des églises. »

Ce mouvement se fit sentir à Rome comme dans le reste de l’Empire. Il n’est pas douteux que, parmi les églises titulaires qu’on y comptait au cinquième siècle, beaucoup n’aient été fondées avant la dernière persécution. Probablement les plus anciennes furent agrandies ou même reconstruites pendant la paix dont jouirent les fidèles après les orages qui, à Rome, les avaient agités au début du règne de Dioclétien. Cependant, en cette capitale où le paganisme étalait ses pompes officielles, où ses grands sacerdoces avaient leur siège, où l’aristocratie lui restait presque entière attachée par intérêt et par politique autant que par conviction, le chef de l’Église, malgré sa suprématie reconnue de la puissance publique elle-même , ne pouvait entretenir avec les sénateurs et les consuls des rapports analogues à ceux qui s'étaient noués entre les autres évêques et les fonctionnaires des villes de province. Aussi l'expansion extérieure et pour ainsi dire monumentale du christianisme parait-elle s'être faite à Rome avec moins d'assurance qu'ailleurs. Au lieu qu'en Orient Eusèbe montre les nouveaux sanctuaires chrétiens s'élevant au centre même des villes, à Rome presque toutes les églises titulaires occupent une zone relativement excentrique. La partie centrale, le cœur de la ville, où se trouvaient le Capitole, le Palatin, la Voie Sacrée, les divers Forums, le Grand Cirque, ne renferme pas dans ses quatre régions de « titres » chrétiens dont on puisse placer l'origine avant la fin des persécutions. Les pontifes qui gouvernèrent successivement l'Église de Rome au temps qui nous occupe, Caius et Marcellin, conservaient la mémoire de la persécution partielle qui venait d'y sévir, et croyaient peu à la durée du repos dont celle-ci avait été suivie.

Aussi semblent-ils avoir porté surtout leur attention sur les catacombes, où l’un d’eux avait, dit-on, cherché naguère un refuge. Ils profitent de la sécurité momentanément rendue aux chrétiens pour y faire de grands travaux. La nature même de ces travaux montre que ceux qui les ordonnèrent sentaient l’instabilité de la situation présente, et craignaient une persécution future. Avant la dernière moitié du troisième siècle, les assemblées liturgiques qui avaient lieu à certains jours dans les cimetières s’étaient surtout tenues dans les salles ou petites basiliques élevées à la surface du sol, entre les limites de l’enclos extérieur. Après les édits seulement qui, violant le droit commun des sépultures, interdirent sous Valérien la fréquentation des cimetières chrétiens, les fidèles s’accoutumèrent à tenir secrètement des réu­nions dans leurs parties souterraines. L’architecture intérieure des catacombes commença à se transformer à partir de cette époque: les chambres funéraires s’agrandirent, prirent la forme de salles de réunion ou même de petites basiliques, afin de rendre possible la célébration des saints mystères devant un grand nombre d’assistants. Les dernières années du troisième siècle furent employées à multiplier dans les catacombes ces chapelles souterraines : les papes semblent avoir songé dès lors au jour où non  seulement les sanctuaires extérieurs des cimetières seraient de nouveau interdits, mais où même les églises de la ville ne pourraient plus être fréquentées. De là, dans la partie du cimetière de Calliste qui paraît avoir été aménagée vers cette époque par une branche chrétienne de la gens Aurélia, l’excavation de vastes salles, recevant l'air et le jour par des luminaires, communiquant souvent entre elles par groupes de deux, trois ou même quatre, et pouvant contenir de nombreux fidèles: Tune, creusée par les soins de l'archidiacre Severus, porte la date du pontificat de Marcellin. Au cimetière Ostrien, sur la voie Nomentane, plusieurs cryptes, garnies d'une sorte de tribune où devaient être posés l'autel avec le siège du pontife, appartiennent à cette époque: une ins­cription donne la date de 291. La prévision des papes parait avoir été plus loin encore : redoutant que les cimetières possédés en commun par l'Église romaine fussent, dans un jour prochain, l'objet d'une confiscation, ils paraissent avoir obtenu des possesseurs de l'antique hypogée connu sous le nom de Priscille, sur la voie Salaria, et demeuré propriété privée, l’autorisation de creuser des galeries et des chambres à l’étage inférieur: ce travail, dont on admire les vastes proportions et la régularité extraordinaire, fut commencé en vue de préparer un nouvel asile aux sépultures des fidèles.

On voit qu’à Rome l’autorité ecclésiastique ne s’endormait pas, et se tenait prête à tout événement. Ail­leurs, il n’en était pas de même: une sécurité exagérée avait pénétré les âmes, et, comme il arriva plusieurs fois dans les premiers siècles, amolli les courages. Une messe latine contient une prière qui porte en elle sa date, et appartient à ces époques incertaines où le christianisme naissant flottait, pour ainsi dire, entre la paix et la persécution; avant la récitation des di­ptyques renfermant les noms des martyrs, des confesseurs, des fidèles défunts, le prêtre demande à Dieu, «si le repos sourit, de continuer à le servir, si la tentation survient, de ne pas le renier». Beaucoup d’Églises avaient oublié l’un et l’autre péril : se croyant assurées contre le retour de la tempête, elles s’abandonnaient aux douceurs de la paix, sans songer qu’il y a plusieurs manières de renier Dieu, et que dans la paix comme dans la tempête on lui peut devenir infidèle. Plusieurs canons du concile d'Illiberis montrent les abus qui, même en Occident, s'introduisaient dans les mœurs et la discipline. On y voit non seulement les vices que la morale chrétienne eut à réprimer dans tous les temps, mais encore les désordres particuliers aux époques de prospérité. Les mariages entre chrétiens et infidèles, les divorces, la cruauté envers les esclaves, la possession d'esclaves de luxe et de plaisir, l'usure, la délation , la diffamation publique, la négligence des offices chrétiens, la fréquentation des cérémonies païennes, les jeux de hasard, les sortilèges, sont reprochés au peuple et frappés de peines canoniques; de plus, nous apprenons du concile que des vierges consacrées à Dieu oubliaient leurs engagements, que des évêques, des prêtres et des diacres menaient une vie scandaleuse, ou abandonnaient leurs églises pour fréquenter les marchés et faire le négoce, que des clercs prêtaient à intérêt. Sans doute, de ce que des fautes sont énumérées et punies parles canons, il serait téméraire de conclure qu'elles étaient communes à tous, et autre chose que des exceptions; cependant le soin avec lequel elles sont ici notées montre que ces exceptions se produisaient quelquefois, et que les évêques réunis à Illiberis de tous les points de l'Espagne sentaient la nécessité de guérir des maux qui menaçaient de s'étendre à leurs Églises, grâce au relâchement universel produit par la paix.

Nous n'avons point pour l’Orient de documents aussi précis : mais plusieurs phrases d'Eusèbe, malheureusement trop oratoires, nous font connaître la situation des chrétiens dans ces contrées où leur sécurité paraissait encore plus grande. Même en taxant de quelque exagération les paroles d’un contemporain plus frappé, comme il arrive souvent, du mal que du bien, plus empressé à condamner les fautes de ceux qui manquaient à leurs devoirs qu’à rappeler les vertus de tant d’autres qui demeuraient fidèles, on doit avouer que beaucoup d’Églises d’Orient étaient en décadence. «La liberté dont elles jouissaient avait fait tomber leurs membres dans la négligence et la mollesse. De là étaient sorties les rivalités, les guerres intestines, où les paroles blessent comme des armes. On avait vu les évêques s’élever contre les évêques, les peuples contre les peuples... Sourds aux avertissements de la justice divine, les chrétiens semblaient croire avec les impies que les choses humaines vont au hasard, sans providence qui les conduise; aussi multipliaient-ils tous les jours leurs crimes : les pasteurs, méprisant les règles de la religion, se déchiraient mutuellement : chacun voulait le pouvoir, pour en faire une tyrannie.» Eusèbe laisse dans l’ombre les désordres moraux, soit que les Églises d’Orient en eussent été heureusement préservées. soit que les divisions qui y régnaient et surtout les rivalités des chefs lui parussent le trait principal du triste tableau offert par ces Églises aux regards des chrétiens et des païens.

Les païens intelligents observaient avec soin ces défaillances, et s'efforçaient d'en profiter pour attirer les chrétiens douteux. On connaît révolution insensiblement accomplie par le polythéisme, et parvenue à son apogée dans la seconde moitié du troisième siècle. Ses forces dispersées jadis se sont concentrées en une sorte de monothéisme solaire, donnant satisfaction tout ensemble à la raison qui tend chaque jour davantage vers l’unité divine, et aux habitudes idolâtriques, qui veulent un Dieu matériel. Les autres divinités ne sont plus que des émanations, des vertus ou des symboles du dieu Soleil, adoré seul sous tant de noms différents. C’est lui qui parait dans Apollon aux flèches lumineuses, dans Mithra, feu purificateur, dans Sérapis ou dans Baal. Jupiter, bien qu'assimilé parfois aux divinités solaires, demeure cependant le dieu politique, personnification de la souveraineté : quand Dioclétien veut entourer son pouvoir d'une auréole sacrée, il choisit le nom de Jovius, pour faire entendre qu'il est la tête pensante de l’Empire, dont son collègue Hercule sera le bras. Mais s'il est appelé à se justifier devant l'armée du meurtre d'un de ses prédécesseurs, c'est un dieu «plus certain», le Soleil, qu'il prend à témoin (et, plus tard, avant de se décider à proscrire les chrétiens, il ira consulter un oracle d’Apollon. Même pendant les années de paix qui précédèrent cette résolution suprême, les chrétiens furent plus d'une fois sollicités d'adhérer à leur tour au culte nouveau, qui absorbait et résumait tous les autres. Déjà, de telles avances avaient été repoussées par l'inébranlable foi de l’Église; mais le moment paraissait favorable pour les renouveler. A en croire les polémistes païens, la transition était ménagée d’avance par renseignement chrétien lui-même. Jésus n’est-il pas appelé la lumière du monde? le soleil de justice? Dieu n’a-t-il pas, selon les Écritures, placé son tabernacle dans le soleil? Un hérésiarque de la fin du second siècle, Hermogène, avait appliqué ce texte au Christ, et prétendu que le corps ressuscité du Sauveur habitait le soleil: peut-être en souvenir de cette traduction grossière d’une poétique métaphore, dès le temps de Tertullien on imputait aux chrétiens d’adorer l’astre radieux. Que leur res­tait-il à faire, sinon de prendre à la lettre les paroles des prophètes, des évangélistes et du Sauveur lui-même, et, sans abjurer le dogme de l’unité divine, sans renoncer même aux formes particulières de leur culte, d’entrer dans le concert que formaient maintenant toutes les religions antiques? Cet appel venait bien en son temps, alors que beaucoup d’Églises étaient envahies par l’esprit du monde, tandis que la religion païenne s’expliquait dans un sens chaque jour plus spiritualiste et plus raisonnable. Ses défenseurs, ou plutôt ses réformateurs, s’appliquaient à écarter d’elle tout reproche d’idolâtrie. A les en croire, les statues des dieux n’eurent jamais d’autre objet que de perpétuer leur souvenir et de les rendre présents à la pensée des adorateurs; même les mythes les plus obscènes et les plus révoltantes pratiques prenaient une haute signification religieuse ou morale; les sacrifices étaient simplement le symbole de l’amour et de la reconnaissance des hommes envers l’Être suprême dont ils ont reçu tous les biens. «Les chrétiens, disaient ces avocats du paganisme, imitent nos temples, puisqu'ils construisent de grands édifices pour leurs assemblées religieuses, quoiqu’ils puissent prier Dieu dans leurs maisons, car Dieu sans doute écoute partout les prières». Entre le culte païen, dont au prix de bien des contradictions on épurait ainsi la théorie, et le culte chrétien qui rivalisait maintenant de splendeur avec lui, n'y avait-il donc pas de conciliation possible? Des églises comme des temples, l'encens et les prières ne pourraient-ils pas s’élever vers un même Être suprême, le Dieu visible, la lumière dont les rayons éclairent tout homme qui vient en ce monde?

Ces raisonnements reposaient sur une équivoque: rien, dans le fond, ne se ressemblait moins que le Dieu du syncrétisme païen, informe conciliation de tous les systèmes, depuis les grossières religions de la nature jusqu'au spiritualisme le plus raffiné, et le Dieu unique, vivant, personnel, distinct du monde qu’il a créé, le Dieu jaloux de la Bible et de l’Évangile. Mais quelques ignorants, mal défendus par des mœurs relâchées et une discipline affaiblie, purent se laisser prendre à de séduisants sophismes : on dit même que des esprits d'une trempe plus ferme passèrent, vers ce temps, de l’Église au paganisme. Tels sont Théotecne et, si l’on en croit certains témoignages, Hiéroclès, qui figureront parmi les fauteurs les plus intelligents et les plus cruels de la persécution de Dioclétien.

Tous deux adoptèrent les doctrines néoplatoniciennes, qui depuis Porphyre se posaient de plus en plus en rivales du christianisme. Il est difficile de saisir dans son essence cette mobile philosophie: elle se modifie selon ses interprètes, paraissant avec Porphyre une libre pensée presque aussi éloignée du néo-paganisme que de la religion chrétienne, redevenant païenne avec Jamblique par la théurgie et la divination, plus tard s’attachant avec Julien â la dévotion officielle et au culte solaire. Mais tous les Alexandrins de la fin du troisième siècle et du commencement du quatrième ont un sentiment commun, la haine du christianisme. Porphyre, si près quelquefois de l’Évangile par la pureté de sa morale et la sublimité de ses aspirations religieuses, est acharné à en poursuivre les sectateurs. Entre 290 et 300, il composa un ouvrage en quinze livres contre les chrétiens. On ne saurait, avec quelque vraisemblance, faire de lui aussi un transfuge du christianisme, comme l’ont essayé quelques écrivains: mais peut-être des circonstances domestiques autant qu'une rivalité de philosophe le tournèrent-elles contre l’Église. Un passage de la lettre à sa femme Marcella insinue que les concitoyens de celle-ci essayaient de la détacher des doctrines de son mari, comme pour l’attirer à l’Évangile. Quoi qu’il en soit, les livres de Porphyre contre les chrétiens, dont beaucoup de passages ont été conservés par les écrivains du quatrième siècle, montrent qu'il avait étudié avec le plus grand soin l’Ancien et le Nouveau Testament. Comme Celse, il annonce une partie des objections que l'irréligion moderne croit avoir inventées. Mais par plus d’un trait il diffère de Celse. Celui-ci, tout à la raillerie et à l’invective, est le Voltaire du paganisme : Porphyre en serait plutôt le Renan. Il reconnaît la beauté morale, la sainteté de Jésus, et cite des oracles qui le proclamaient un grand homme de bien, un sage, un immortel. Mais c'est pour taxer de folie les disciples qui adorent comme un Dieu leur maître né d'une femme et mort sur une croix. Sa critique paraît d’hier: il affirme que les prophéties de Daniel ont été écrites après coup, puisque l'événement les montre accomplies. Très habilement surtout il bat en brèche le système d'interprétation allégorique des livres saints, appliqué avec excès par Origène, et, après avoir ramené tout à la lettre, il soumet celle-ci à un minutieux examen. Le Nouveau Testament est particulièrement passé au crible. Comme fera Strauss, il s'efforce d'y montrer des contradictions, des inexactitudes, des invraisemblances. S'élevant parfois à des vues plus hardies, il devance l'école de Tubingue en mettant en lumière le prétendu antagonisme de saint Pierre et de saint Paul. Par le souvenir de la fortune qu’ont eue de nos jours cette recherche des antinomies ou ces hautaines affirmations, accompagnées parfois d’hommages attendris à la personne de Jésus séparé de ses disciples et de son œuvre, on se rendra compte de l'effet que les quinze livres de Porphyre durent produire sur l'opinion des contemporains. Pour le dissiper, les vrais fondateurs de l’exégèse chrétienne n'auront pas trop de tout un siècle.

Porphyre ne demeura pas sans imitateurs. Dès leur apparition, ses livres firent école: toute une littérature antichrétienne s'en inspira. Porphyre, du moins, avait écrit avant la persécution, et jamais n'appela contre ses adversaires les rigueurs de la puissance publique. D'autres seront moins généreux : nous assisterons au répugnant spectacle d'écrivains officiels insultant par la plume les chrétiens au moment de les poursuivre comme magistrats. Mais avant de raconter l'effort suprême de l'Empire contre l’Église, et la part qu'y prirent les sophistes, il nous reste à exposer les réformes politiques et administratives de Dioclétien, qui auront une grande influence sur les vicissitudes locales de la prochaine persécution.

 

CHAPITRE DEUXIEME

L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE ET LA PERSÉCUTION DANS L’ARMÉE (292-302).