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CRISTORAUL.ORG

EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

LIVRE VINGT-HUITIÈME.

ARCADIUS, HONORIUS, THÉODOSE II.

 

LA frontière de la Gaule le long du Rhin étant demeurée sans défense depuis que Stilicon en avait retiré les garnisons pour les employer contre Alaric, les barbares ne trouvèrent aucun obstacle à leur passage. Un auteur du temps dit que, si l’Océan se fût débordé dans la Gaule, ses eaux n’y auraient pas causé tant de dommage. Ils se répandirent d’abord dans la première Germanie, qui renfermait les territoires de Mayence, de Worms, de Spire et de Strasbourg. Mayence fut et saccagée ; plusieurs milliers de chrétiens furent égorgés dans l’église, avec Aurée leur évêque. Worms fut détruite après un long siège. Spire, Strasbourg et autres villes de moindre considération, éprouvèrent la fureur de ces cruels ennemis. Ils s’emparèrent de Cologne, dans la seconde Germanie. Delà ils passèrent dans les deux Belgiques, portant partout la désolation et le carnage. Trêves fut pillée : Tournai, Térouanne, Arras, Amiens, Saint-Quentin, ne purent arrêter ce torrent. Laon fut la seule ville de ces cantons qui tint contre leurs attaques; ils se virent obligés d’enlever le siège. Ces barbares, furieux ariens, la plupart même encore idolâtres, firent dans toute la Gaule grand nombre de martyrs. Nicaise, évêque de Reims, eut la tête tranchée après la prise de sa ville épiscopale. Ils trai­tèrent de même Didier, évêque de Langres. Ils passèrent les habitants au fil de l'épée, et mirent le feu à la ville. Besançon vit massacrer son évêque Antidius. Lion fut prise, Bâle ruinée. Ils s’étendirent jusqu’aux Pyrénées; les deux Aquitaines, la Novempopulanie, les deux Narbonnaises, provinces auparavant les plus fortunées de la Gaule, ne furent plus couvertes que de cendres et de ruines. Peu de villes purent résistera cette fureur par l’avantage de leur situation. Ils détruisirent Marseille : ils assiégèrent inutilement Toulouse; et l’on attribua le salut de cette ville aux prières de son saint évêque Exupère. La faim dévorait ceux que le fer ennemis avoi épargnés. Dans toute l’étendue de la Gaule, auparavant si peuplée, on ne rencontrait plus que des cadavres vivants, qu’on distinguait à peine des morts dont la terre étroit jonchée. Ces horribles ravages ne cessèrent pen­dant trois ans.

Les Alains, les Suèves et les Vandales s’étant avancés dans l’intérieur de la Gaule, les Allemands et les Bourguignons, à leur exemple, passèrent le Rhin pour avoir part au pillage de cette riche contrée. Les Allemands s’emparèrent des bords du fleuve depuis Bâle jusqu’à Mayence, et demeurèrent en possession de ce pays jusqu’au temps qu’ils en furent chassés par les Francs. Les Bourguignons, sous la conduite de leur roi Gondicaire, se rendirent maîtres de l’Helvétie, aujourd’hui la Suisse, jusqu’au mont Jura. Peu de temps après, ils s’étendirent dans le pays des Séquanois et des Eduens, jusqu’à la Loire et à l’Yonne. C’est ce qu’on appelle à présent le duché et le comté de Bourgogne. Cette nation puissante et pleine de valeur avait des mœurs plus douces et plus pacifiques que les autres barbares. Ils traitèrent les peuples conquis avec plus d’humanité. Ils étaient encore païens lorsqu’ils entrèrent dans la Gaule. Instruits par les missionnaires que les évêques des Gaules leur envoyèrent, ils embrassèrent avec docilité la religion chrétienne, dans sa pureté; ensuite ils se laissèrent corrompre par le commerce des Goths, qui les infectèrent des erreurs de l’arianisme.

Le bruit de tant de ruines dont la Gaule retentissait effraya les troupes romaines cantonnées dans la Grande-Bretagne. Elles craignirent à la fois ce déluge de nouveaux barbares et les attaques de ceux de l’Ecosse et de l’Hibernie. N’espérant aucun secours de l’empire, elles se donnèrent un empereur, et choisirent d’abord un officier nommé Marc. A peine fut-il élu, qu’on s’en défît pour mettre en sa place Gratien, qui ne parut pas plus digne de la couronne. On la lui ôta avec la vie au bout de quatre mois, et l’on revêtit de la pourpre un simple soldat qui portait le nom de Constantin. Ce nom respecté semblait être d’un bon augure : Constan­tin y joignit quelque valeur, mais peu de capacité. La faiblesse et les troupes de l’empire firent toute sa force et le soutinrent pendant quatre ans.

S’il se fût contenté de régner dans la Grande-Bretagne, comme avait fait autrefois Carause, il aurait pu jouir plus longtemps du fruit de son usurpation. Mais, à l'exemple de Maxime, dont il n’avait ni la méchanceté ni l’habileté, il voulut s’emparer de tout l’Occident, et passa la mer. Etant abordé à Boulogne, il s’y arrêta quelque temps à recevoir les hommages de toutes les provinces de la Gaule, qui le reconnurent pour souverain depuis le Rhin jusqu’aux Alpes et aux Pyrénées. Ce qui restait de soldats dispersés dans cette étendue de pays vint le joindre. Liménius, préfet du prétoire, et Cariobaud, commandant des troupes, prirent la fuite. Il partagea son armée en différons corps, dont il donna te commandement à quatre généraux qui dévoient agir sous ses ordres : c’étaient Justin, Nébiogaste, Edobine François, et Géronce, né dans la Grande-Bretagne. Avant que de les séparer, il marcha à leur tête contre les barbares, qu’il défit dans une grande bataille. On croit qu’elle se donna dans le pays des Nerviens, aujourd'hui le Hainaut. Il en aurait sur-le-champ délivré la Gaule, s’il eût su profiter de la victoire. Mais, faute de les poursuivre, il leur donna le temps de réparer leurs pertes, et se laissa ensuite tromper par les traités qu’il fit avec eux. Il s’avança jusqu’au Rhin, et s’allia avec les Francs au-delà du fleuve, et avec les Allemands établis en-deçà, dans le pays qu’on nomme aujourd’hui l’Alsace.      

Honorius était à Rome, où il passa toute celte année, lorsqu’on vint en même temps lui annoncer la mort d’Alaric en Epire, et l’usurpation de Constantin dans la Gaule. La première nouvelle fut bientôt démentie; mais le rapport des officiers de la Gaule, qui venaient se rendre auprès de lui, confirma la vérité de l’autre. Il manda Stilicon, qui était pour lors à Ravenne, toujours occupé de ses préparatifs pour la guerre d’Illyrie. Stilicon envoya Sarus à la tête d’une armée pour chasser l’usurpateur. Il complait sur ce capitaine dont il avait éprouvé la valeur dans la guerre contre Radagaise.

Constantin avait séparé ses troupes, et s’était retiré dans Valence, ville alors très-forte, où il se croyait en sureté. Sarus alla d’abord attaquer Justin, qui fut défait et tué. Il vint ensuite assiéger Constantin dans Valence. Nébiogaste fit proposer à Sarus une conférence; elle fut acceptée. Nébiogaste fut reçu avec de grandes démonstrations d’amitié; et après les serments prêtés de part et d’autre, Sarus, aussi perfide que vaillant, tua de sa propre main ce général. Cependant Edobine et Géronce approchaient avec une forte armée. Sarus ne jugea pas à propos de les attendre; il décampa de devant Valence, après sept jours de siège, et regagna les Alpes avec peine, harcelé sans cesse par ces deux généraux, et obligé de laisser tout son butin aux Bagaudes, qui ne lui ouvrirent qu’à ce prix le passage des montagnes, dont ils s’étaient emparés. On sait déjà qu’on appelait Bagaudes des paysans révoltés qui s’attroupaient pour ravager le pays. Constantin plaça une partie de ses troupes à l’entrée des Alpes pour former une barrière, et se retira dans la ville d’Arles, où il établit sa résidence.

Les barbares continuaient leurs courses et leurs pillages sans fixer leur demeure en aucun lieu. Ce n’étaient que des brigandages qui troublaient la possession du nouvel empereur sans la détruire. Constantin, se voyant donc maître de la Gaule, autant qu’on pouvait l’être au milieu de ces désordres, forma sa maison sur le modèle de celle des empereurs. Il nomma des officiers civils et militaires, et choisit pour préfet du prétoire un Gaulois nommé Apollinaire, né à Lyon, homme d’un grand mérite, également habile dans la science de la guerre et dans la jurisprudence. On lui donne cet éloge, qu’il sut conserver sa liberté sous la domination des tyrans. Cet Apollinaire fut le premier chrétien de sa famille, et l’aïeul de saint Sidoine, évêque de Clermont en Auvergne. Rien n’était plus important pour Constantin que de s’emparer de l'Espagne, qui était depuis longtemps une dépendance de la Gaule, ainsi que la Grande-Bretagne. Constantin avait encore une plus pressante raison de ne pas négliger celte conquête. Théodose avait laissé en Espagne des parents riches et puissants; attachés par les liens du sang à la famille régnante, il était à craindre qu’ils ne vinssent fondre sur l’usurpateur du côté des Pyrénées, en même temps qu’Honorius l’attaquerait du côté des Alpes. Mais dans la conjoncture présente, Constantin ne pouvait quitter la Gaule sans courir risque de la perdre. Il avait deux fils, Constant et Julien. Le premier avait embrassé l’état monastique; il le nomma César, le maria, et l’envoya en Espagne avec une armée composée de barbares qu’on appelait les Honoriaques, parce qu’Honorius les avait formés en cohortes et incorporés dans les troupes de l’empire. Il lui donna pour conseil le général Géronce et le préfet Apollinaire ; il retint auprès de lui Julien, qu’il honora du titre de nobilissime.

Constant, ayant passé les Pyrénées au commencement du printemps, ne rencontra de résistance que de la part de deux frères pleins de valeur, nommé Didyme et Vérinien. Ils étaient cousins d’Honorius et très-puissants en Lusitanie. Divisés auparavant l’un de l’autre pour des intérêts domestiques, ils s’unirent pour la cause commune, et résolurent de maintenir jusqu’à la mort l’autorité légitime. D’abord ils marchèrent vers les Pyrénées avec ce qu’ils purent ramasser de soldats. Ayant été vaincus, ils se retirèrent dans leur pays, assemblèrent leurs esclaves et leurs laboureurs; et, à la tête de cette petite armée qu’ils entretenaient à leurs dépens, ils remportèrent sur Constant plusieurs avantages, et le réduisirent plus d’une fois à l’extrémité. Enfin, comme il arrivait sans cesse à l’ennemi de nouveaux secours, il fallut succomber. Ils furent pris avec leurs femmes, chargés déchaînés, et conduits en Gaule. Deux autres de leurs frères, nommés Théodosiole et Lagodius, qui habitaient dans une autre contrée de l’Espagne, se sauvèrent, l’un auprès d’Honorius, l’autre en Orient, vers le jeune Théodose, qui avait déjà succédé à son père, ainsi que nous le dirons dans la suite. Constant, maître de toute l’Espagne, étant rappelé par son père, abandonna à ses soldats, pour les récompenser de leurs services, le pillage du territoire de Palencia, ville aujourd’hui du royaume de Léon. Il laissa à Saragosse sa femme, sa cour et tous ses bagages. Il confia la garde du passage des Pyrénées à Géronce et aux Honoriaques. En vain les habitons du pays le supplièrent de leur laisser ce soin, dont ils s’étaient toujours fidèlement acquittés; il leur préféra ces barbares, et il eut lieu de s’en repentir dans la suite.

Ces succès, qu’on ne pouvait guère espérer d’un jeune homme élevé dans un monastère, causèrent beaucoup de joie à Constantin. Aveuglé par la tendresse paternelle, souvent d’accord avec la vanité, il attribuait tout à son fils, et comptait pour rien les conseils de Géronce et d’Apollinaire. Peu content même de la noble franchise de celui-ci, il lui ôta la préfecture pour la donner à Décimus Rusticus, apparemment meilleur courtisan. Il éleva son fils à la qualité d’Auguste, et lui ceignit le diadème. Usant cruellement de sa victoire, il fit secrètement mourir Didyme et Vérinien. Avant qu’Honorius en fut instruit, Constantin lui députa plusieurs de ses eunuques pour traiter avec lui. Il représentait qu’il n’avait accepté qu’à regret l'autorité souveraine ; qu’il avait fallu céder à la violence des soldats; il le priait de lui conserver un titre dont il ne voulait faire usage que pour le service d’Honorius et de l’empire. Honorius, qui voyait alors Alaric en Toscane, et qui croyait par cette condescendance sauver la vie à Didyme et à Vérinien, consentit à tout, et lui envoya même la pourpre impériale. Cette députation n’arriva à Ravenne qu’à la fin de cette année, après la mort de Stilicon et le siège de Rome, deux événements également fameux, dont il est temps de rendre compte.

Quelque favorables que les auteurs païens soient à Stilicon, il ne faut point d’autre preuve de sa perfidie que l’indifférence avec laquelle il vit l’Occident devenu la proie des barbares. Maître de toutes les troupes, il ne fit aucun mouvement pour délivrer ces malheureuses provinces; et tant que vécut Arcadius, il ne s’occupa que du projet qu’il avait formé de ruiner ce prince, en lui enlevant d’abord l’Illyrie. Sa femme Sérène n’était guère moins ambitieuse; mais elle aimait tendrement son cousin Honorius, qu’elle avait élevé; et persuadée qu’une guerre civile entre les deux frères ne pouvait être que funeste à tous les deux, elle employait son crédit auprès du jeune empereur pour traverser l’entreprise de son mari. Dans le temps que Constantin entra dans la Gaule, Stilicon était prêt à partir pour aller joindre Alaric en Epire; et l’alarme répandue eu Italie ne l’aurait pas retenu, si Honorius, à la sollicitation de Sérène, ne l’eût mandé à Rome pour aviser aux moyens d’arrêter le rebelle. Au commencement de l’année Stilicon et Sérène se trouvèrent encore dans des sentiments opposés. Honorius avait perdu, quatre ans auparavant, Marie, sa première femme; Sérène proposait de lui faire épouser son autre fille nommée Æmilia Materna Thermantia. Stilicon refusait d’y consentir, et il ne manquait pas de solides raisons, qui, dans sa bouche, n’étaient cependant que des prétextes. C’était également l’ambition qui poussait Sérène et qui retenait Stilicon; mais celle de Sérène, quoiqu’elle conduisît à une alliance illicite, était au fond moins criminelle : cette princesse cherchait encore à perpétuer son crédit en plaçant sur le trône sa seconde fille. Stilicon, au contraire, pour demeurer le maître de la succession, ne voulait pas courir une seconde fois le risque de procurer un héritier à Honorius. Sérène l’emporta en cette rencontre. Ce mariage, opposé à toutes les lois, fut aussi malheureux qu’inutile.

Stilicon, étant retourné à Ravenne, apprit qu’Alaric, s’ennuyant de l’attendre en Epire depuis trois ans, venait avec son armée le chercher en Italie. Ce prince, ayant traversé la Dalmatie, s’était avancé jusqu’à Emone ; de là il était entré dans le Norique par les défilés des montagnes qui bordent la haute Pannonie, et dont les passages sont si étroits, qu’il ne faudrait qu’une poi­gnée de soldats pour les défendre contre l’armée la plus nombreuse. Alaric, arrivé sans obstacle sur cette frontière de l’Italie, députa vers Stilicon : il lui demandait une somme d’argent en dédommagement du séjour qu’il avait fait en Epire pour y attendre les Romains, et de la marche qu’il venait de faire pour venir en Italie. Stilicon, laissant les députés à Ravenne, partit pour Rome, afin de conférer avec l’empereur et le sénat sur le parti qu’on devait prendre. La plupart des sénateurs opinaient pour la guerre : Stilicon, suivi d’un petit nombre qui n’osait le contredire, soutenait au contraire qu’il fallait contenter Alaric; et comme les autres lui demandaient pourquoi il préférait à la guerre une paix honteuse achetée à prix d’argent : «C’est ( répondit-il ) parce que la demande d'Alaric est juste. Il n’a si longtemps séjourné en Epire que sur ma parole. Nous étions convenus qu’il se joindrait à moi pour la conquête de l’Illyrie que l’empereur d'Orient retient avec injustice; et ce projet glorieux serait déjà exécuté sans les ordres de l’empereur, qui, me rappelant à Rome, a mis obstacle à mon départ». Il montra en même temps la lettre d’Honorius, et ne put s’empêcher de se plaindre de Sérène, qui, par des conseils timides, traversait, disait-il, les intérêts de l’empire. Le ton de maître que prenait Stilicon fit plier ceux qui étaient le plus contraires à son avis: on décida qu’on donnerait au roi des Goths quatre mille livres pesant d’or. Lampadius, frère de ce Théodore dont j’ai parlé, fut le seul qui osa faire connaitre qu’il n’approuvait pas ce parti : Ce n'est pas ici un traité de paix, s’écria-t-il hardiment, c'est un contrat de servitude. Ces paroles, que Cicéron avait autrefois prononcées dans ce même lieu contre Marc Antoine, firent trembler celui même qui les avait proférées. Au sortir du sénat, Lampadius craignant le ressentiment d’un ministère absolu, se réfugia dans une église voisine.

La promesse d’une somme si considérable retint Alaric. Stilicon songeait à l’aller joindre pour exécuter enfin le projet formé sur l’Illyrie. Il fut encore arrêté par un nouveau contretemps. Honorius voulait aller a Ravenne pour se faire voir aux troupes. Dans une conjoncture où l’on avait tout à craindre d’un ennemi aussi redoutable qu’Alaric, qui était déjà en Italie, il était important de gagner leur affection. Sérène, toujours zélée pour la conservation du prince, le pressoir de sortir de Rome. Cette ville n’était pas en état de défense, et la personne de l’empereur y demeurait exposée au premier caprice d’Alaric. Stilicon, au contraire, n’approuvait pas ce départ; il mettait tout en œuvre pour l’empêcher. Il alla même jusqu’à engager Sarus, son ami, à exciter une sédition dans Ravenne, pour intimider le prince et le détourner de ce voyage. Il est difficile de suivre Stilicon dans les détours obscurs de sa politique; mais l’opposition opiniâtre qu’il apportait au départ d'Honorius fait croire qu’il soupçonnait dès-lors quelque dessein tramé contre lui, et qu’il espérait s’en garantir en tenant l’empereur enfermé dans Rome. Il employa pour dernière ressource un avocat célèbre, nommé Justinien, son conseil et son ami intime. Celui-ci fit de vains efforts pour retenir l’empereur à Rome; et, par un effet de sa pénétration naturelle, ayant pressenti l’orage qui se formait secrètement contre Stilicon, il s’éloigna et disparut pour n’être pas écrasé par la chute de son protecteur. Honorius alla donc à Ravenne. Il y laissa Stilicon, et prit la route de Pavie, où il avait marqué le rendez-vous des troupes qu’il devait envoyer contre Constantin. Lorsqu’il fut arrivé à Bologne, il manda Stilicon pour apaiser une mutinerie qui s’était élevée entre les soldats de sa garde. Stilicon, étant venu, assembla les séditieux, et, pour se faire aimer aux dépens du prince, il leur déclara qu’il avait ordre de les châtier, et même de les décimer sans miséricorde. Ces paroles les ayant jetés dans la consternation, comme ils demandaient grâce, il feignit de se laisser attendrir, et leur promit de s’employer pour obtenir leur pardon, qu’il n’eut pas même la peine de demander. C’était un jeu de Stilicon; le défaut d’Honorius n’était pas d’excéder en sévérité. Avant le départ de Rome, le bruit s'était déjà répandu qu’Arcadius était mort: on en reçut alors la nouvelle certaine. Cet événement déconcertait les projets de Stilicon; il ne pouvait plus être question de l'expédition d’Illyrie. Honorius, loin de consentir à dépouiller son neveu, voulait partir sur-le-champ pour mettre ordre aux affaires d’Orient, et assurer par sa présence la succession d’Arcadius au jeune Théodose. Stilicon s’y opposa encore, représentant au prince l’énorme dépense d’un si long voyage et le danger d’abandonner le centre de l’empire, tandis que le tyran résidait dans Arles, aux portes de l’Italie. Il ajoutait qu’on ne devait pas trop compter sur la bonne foi d’Alaric, qui, étant à la tête d’une armée formidable, serait tenté de pénétrer dans le cœur du pays dès qu’il verrait l’empereur éloigné; que le meilleur parti était d’envoyer Alaric combattre Constantin, et de le faire accompagner de généraux fidèles et d’une partie des troupes romaines qui travailleraient avec lui à réduire le tyran. Il offrit de se transporter lui-même en Orient avec quatre légions, et d’y agir selon les instructions que lui donnerait l’empereur. C’était rendre au jeune Théodose un service bien dangereux que de lui envoyer Stilicon à la tête d’une armée. Mais Honorius, facile à tromper, se rendit à ses raisons. Il lui ordonna d’exécuter le plan qu’il proposait, et continua sa route vers Pavie. Stilicon demeura dans Bologne sans faire aucuns préparatifs; et son inaction fit comprendre qu’il roulait dans sa tête d’autres desseins que ceux dont il amusait l’empereur.

Il se trouva un homme assez habile pour les pénétrer, et assez hardi pour les dévoiler au prince. Olympe, né sur les bords du Pont-Euxin, s’était avancé à la cour d’Honorius. Il devait sa fortune à Stilicon. Selon les autres païens de ce temps-là , c’était un hypocrite qui sous le masque d’une austère vertu cachot un cœur ingrat et une ambition démesurée. Selon de pieux écrivains, c’était un chrétien zélé pour son prince. Symmaquefait l’éloge de ses mœurs. Honorius l’aimait et s'entretenait volontiers avec lui. Dans le chemin de Bologne à Pavie, Olympe instruisit l’empereur de la perfidie de son ministre: il lui fit connaitre que c'était Stilicon même qui avait attiré en Occident ce déluge de barbares ; que dans sa liaison avec Alaric , il n'avait eu d'autre vue que de détrôner Arcadius, et qu'aujourd'hui il songeait à dépouiller le jeune Théodose pour élever son fils Euchérius ; que était là le but de son voyage à Constantinople ; que son inaction présente cachait des desseins encore plus criminels; qu0il méditait sur les moyens de s'emparer de l'empire d’Occident, et qu'il était sans doute disposé à préférer un trône dont il se voyou si proche à une conquête éloignée : que son fils avait déjà un parti puissant; que les païens le désiraient pour maître, dans l’espérance qu’il relèverait l'idolâtrie; que le père, chrétien en apparence , avait élevé son fils dans le paganisme, afin de réunir ainsi les deux grands partis qui divisaient tout l’empire : que le mariage d'Euchérius avec Placidie, projeté depuis long­temps, n'avait pour objet que de légitimer l'usurpation : que Stilicon faisait actuellement frapper des monnaies qui paraîtraient bientôt marquées de son empreinte et de celle de son fils: qu'il n'y avait pas un moment à perdre, si l'empereur voulait conserver son diadème et sa vie. Ce qu’Olympe avançait de l’inclination d’Euchérius pour le paganisme était connu de tout le monde, excepté peut-être de l’empereur; et cette circonstance rend raison de la partialité de Zosime et d’Olympiodore en faveur de Stilicon. Les discours d’Olympe effrayaient Honorius sans lui faire prendre aucune résolution.

Olympe crut devoir forcer l'indolence naturelle du prince. Mais il faut convenir que les ressorts qu’il mit en mouvement annoncent bien plutôt un politique sanguinaire qu’un chrétien pieux et modéré. Arrivé à Pavie, il s’attacha d’abord à gagner le cœur des soldats. Prodiguant l’argent, écoutant leurs plaintes, leur confiant en grand secret ce qu’il prétendait avoir découvert des mauvais desseins de Stilicon, visitant les malades et leur procurant des soulagements, il faisait passer dans leur cœur la haine contre Stilicon et ses partisans. Il n’en coûte guère pour se concilier l’affection d’une multitude inconsidérée. Olympe devint l’idole de toute l’armée. Le cinquième jour, l’empereur assembla les troupes pour animer leur courage et les exhorter à servir fidèle­ment l’état et le prince dans la guerre qu’elles allaient faire en Gaule. Lorsqu’il eut cessé de parler, Olympe leur fit un signe dont il était convenu avec les principaux officiers. Aussitôt il s’élève un grand cri; l’ordre est donné de faire main basse sur tous les traîtres; c’est ainsi qu’on désigne les amis de Stilicon. On égorge d’abord Liménius et Cariobaud, qui, après avoir quitté la Gaule, comme nous l’avons dit, s’étaient rendus à Pavie auprès de l’empereur. Vincent, général de la cavalerie, et Salvius, comte des domestiques, sont mis en pièces. Le prince, saisi d’effroi, se sauve dans le palais. Les soldats se dispersent dans les rues, forcent les maisons où les proscrits s’étaient renfermés, et sous ce prétexte ils pillent toute la ville. Honorius, revenu de sa première terreur, essaie d’apaiser le tumulte; il sort du palais, vêtu d’une simple tunique, sans aucune marque de la dignité impériale; il se présente à ces furieux, il les relient, il les conjure : rien ne les arrête. Ils tuent à ses yeux Némorius, maître des offices, et Patronius, intendant des finances. Le questeur Salvius, poursuivi par une troupe d'assassins, se jette aux genoux du prince, les embrasse, et est égorgé à ses pieds. Les meurtres continuent jusqu’au soir. Aux approches de la nuit, l’empereur craint pour lui-même et se retire. Ce jour malheureux se termina par le massacre de Longinien, préfet d’Italie, que les séditieux cherchaient depuis longtemps. Il était païen, lié d’amitié avec Symmaque et avec saint Augustin , qui avait tâché de le convertir. On ignore si le saint y avait réussi. Outre ces officiers, il périt un nombre infini de personnes de moindre considération.

Stilicon était encore à Bologne lorsqu’il reçut la nouvelle de cette sanglante exécution. Il crut d’abord que c’était une révolte des soldats contre le prince. Il assembla aussitôt les officiers des barbares auxiliaires dont il était accompagné. Tous furent d’avis de marcher à Pavie , et de faire un massacre général des soldats romains, s’ils avoient ôté la vie à l’empereur; mais de ne châtier que les auteurs, si le prince avait été épargné. Ils allaient se mettre en marche, lorsqu’ils apprirent que Stilicon seul était l’objet de la haine publique, et qu’on n’avait massacré que ses partisans. Stilicon, intimidé par ce récit, voulait s’éloigner et se retirer à Ravenne : les officiers des barbares persistaient dans la première résolution; ils pensaient que c’était attirer le péril que de le fuir en cette conjoncture, et qu’il fallait payer de hardiesse. Stilicon, incertain des dispositions du prince à son égard, et ne se croyant pas en état de soutenir une guerre civile, refusa absolument de prendre ce parti. On se détermina donc à demeurer à Bologne, ou dans quelque place forte des environs, en attendant qu’on fût instruit des sentiments de l’empereur. Mais le fougueux Sarus ne put souffrir cette inaction timide: le zèle qu’il avait voué à Stilicon se changea tout à coup en mépris, et du mépris il passa bientôt à la fureur contre un homme qui s’abandonnait lui-même par sa lâcheté, et qui perdait ses amis avec lui. Il se jeta pendant la nuit avec sa troupe sur les Huns qui formaient la garde de Stilicon; et, après les avoir massacrés tandis qu'ils étaient endormis, il s’empara des équipages du général, et courut à sa tente pour le tuer lui-même. Stilicon n’eut que le temps de se sauver; il gagna Ravenne à toute bride, en laissant ordre partout où il passait de fermer les portes aux barbares.

Dès qu’Olympe en fut averti, il envoya de la part du prince ordre aux soldats qui étaient à Ravenne de se saisir de Stilicon. Celui-ci l’ayant appris au milieu de la nuit, se réfugia aussitôt dans une église voisine. Le jour venu, plusieurs officiers l’allèrent trouver dans cet asile, et lui protestèrent avec serment en présence de l’évêque qu’ils n’avoient pas ordre de lui ôter la vie, mais seulement de le garder prisonnier. Sur cette assurance, Stilicon se mit entre leurs mains; il connaissait son ascendant sur l’esprit de l’empereur, et se flattait imprudemment qu’il triompherait de ses ennemis, si on lui laissait le temps de se reconnaitre. Mais dès qu’il fut sorti de l’église, l’officier qui avait apporté le premier ordre, en montra un second par lequel Stilicon était condamné à mort, comme traître au prince et à la patrie. Zosime rapporte que les amis et les domestiques de ce général prirent les armes et accoururent pour le sauver, mais que Stilicon s’opposa lui-même à leur zèle, et qu’il présenta sa tête avec courage pour recevoir le coup mortel. C’est un faible témoignage que celui de cet historien, partisan déclaré de Stilicon; et cette soumission héroïque, ne s’accorde guère avec les in­trigues perfides que nous avons racontées d’après les autres écrivains, et que Zosime lui-même ne dissimule qu’en partie. Stilicon eut la tête tranchée le 23 d’août, et termina par ce supplice une vie éclatante: assez ambitieux pour former des projets criminels, mais non pas assez décidé, ni peut-être assez méchant pour les conduire à une prompte exécution.

Euchérius, la principale cause des crimes de son père, en fut aussi la victime. Une troupe de barbares attachés à Stilicon, voulant le dérober aux poursuites de ceux qui a voient ordre de le tuer, l’enleva de Ravenne et le conduisit aux portes de Rome. Il s’y réfugia dans une église, et les barbares, le croyant en sûreté, déchargèrent leur colère sur les campagnes voisines qu’ils ravagèrent. Cet asile ne sauva pas Euchérius; il en fut tiré par ordre du prince et ramené à Ravenne, où Honorius était retourné après un voyage fait à Milan. On lui prononça sa sentence de mort; mais il parait que l’empereur n’osa la faire exécuter dans Ravenne de crainte de quelque soulèvement de la part des barbares et des païens. Il chargea deux de ses eunuques, Térence et Arsace, de le conduire à Rome avec Thermantie, qu’il venait de répudier. Les troupes d’Alaric étaient déjà répandues en Italie, et Euchérius aurait été enlevé en chemin, si les gardes n’eussent fait une extrême diligence. Arrivés à Rome, ils remirent Thermantie entre les mains de Sérène sa mère. Celte jeune princesse vécut encore sept ans dans l’obscurité et dans la douleur, après avoir vu périr toute sa famille, son mariage n’ayant rien eu de réel que sa disgrâce. Euchérius fut mis à mort. Les deux eunuques prirent la route de la mer pour retourner à Ravenne, les Goths étant maîtres de tous les chemins. Ils eurent pour récompense, Térence la dignité de grand-chambellan, et Arsace le premier rang après lui entre les eunuques du palais.

On entendit pendant sept jours à Rome, dans la place qui était devant l’ancien temple de la paix, un mugissement souterrain, dont les amis de Stilicon ne man­quèrent pas de faire un prodige. Un grand nombre d’entre eux furent enveloppés dans son malheur. On en fit une rigoureuse recherche. Deutérius, capitaine des gar­des de la chambre du prince, et Pierre, le premier secrétaire d’état, furent appliqués à la question. Olympe n’ayant rien pu tirer de leur bouche, les fit assommer à coups de bâton. On en mit beaucoup d’autres à la torture, sans que la cruauté des tourments pût leur arracher aucun aveu. C’est ce défaut de preuves légales qui jette de l'incertitude sur le crime de Stilicon. Mais sa conduite dépose assez hautement contre lui. Il y a grande apparence qu'il était déjà criminel sans avoir encore de complices. Il était trop habile pour éventer ses projets avant qu’ils eussent acquis leur point de maturité. Bathanaire, comte d’Afrique, avait épousé la sœur de Stilicon; on le fit mourir, et sa charge fut donnée à Héraclien, qui avait prêté son bras pour trancher la tête à l’infortuné ministre. Le nom de Stilicon fut effacé de tous les actes et de tous les monuments pu­blics. Ses biens et ceux de ses partisans furent confisqués. On y confondit les biens de ceux qui lui avoient prêté des sommes d’argent; ils furent déclarés non-recevables dans leurs demandes. Il fut défendu à tous d’approcher de la cour ni d’entrer dans Rome, à moins qu’ils n’y fussent auparavant domiciliés. On étendit la même défense sur ceux qui, par la faveur du général et sans avoir servi, avoient obtenu des lettres de vétérance et des grades militaires. Héliocrate fut chargé de la poursuite des confiscations. C’était un homme compatissant, plus propre à tempérer la rigueur de sa commission qu’à l’exercer au gré d’Olympe. Il encourageait secrètement les proscrits à soustraire à ses recherches tout ce qu’ils pourraient sauver de leurs biens. On en fut informé à la cour; on le fit venir à Ravenne; et, dans cet esprit de sévérité qui régnait alors, il courait risque d’être puni du dernier supplice, s’il ne se fût mis à couvert dans un asile sacré.

Olympe, en abattant Stilicon, avait profité de sa dépouille. Revêtu de la charge de maître des offices, il disposait de la maison du prince, et ne gouvernait pas moins absolument le prince même. Il distribua les emplois à ses créatures, et l’empereur ne donnait de brevets que sur la recommandation d’Olympe. Après tant d’exécutions sanglantes, le nouveau ministre voulut se faire aimer par quelques traits de bonté. Ce fut par son conseil qu’Honorius dispensa l’Italie de la fourniture des vivres qu’on était obligé de porter en nature aux dépôts publics pour la subsistance des troupes. Il excepta aussi les sénateurs du tribut annuel qu’ils payaient en or pour leurs terres. C’était le moyen de rendre odieuse la mémoire de Stilicon que de faire de sa mort une épo­que de soulagement et de joie. Cette politique réussit au-delà même de ce qu’on avait désiré. Bientôt le nom de Stilicon fut si détesté, que, par un complot général, les soldats romains cantonnés dans les villes de l’Italie massacrèrent les femmes et les enfants des barbares qui servaient dans les armées de l’empereur, et qui s’étaient toujours montrés affectionnés à Stilicon. Ils pillèrent en même temps leurs maisons et leurs biens. Cette inhumanité révolta les soldats barbares; ils se séparèrent avec horreur d’une nation si cruelle et si perfide; et, s’étant attroupés de toutes parts, enflammés de rage et de désespoir, invoquant la justice divine, ils allèrent au nombre de trente mille hommes se jeter entre les bras d’Alaric, résolus de le suivre partout, et de venger le sang de leurs familles par le massacre des Romains.

Dans l’état où se trouvait l’empire, cette désertion lui portait un coup mortel. On manquait de soldats, et on en perdait un grand nombre au profit des ennemis, qui n’étaient déjà que trop redoutables. Mais avant que de rendre compte de l’expédition d’Alaric, je vais achever d’exposer la conduite d’Olympe dans le gouvernement de l’état. On doit attribuer à ses conseils les lois qui furent publiées pendant les derniers mois de cette année. Honorius, revenu à Ravenne, rétablit la communication entre les deux empires, en révoquant l’ordre que Stilicon avait donné de garder les côtes de la mer Adriatique, et de fermer l’entrée des ports aux vaisseaux qui venaient de l’Orient. On interdit le trafic aux nobles, aux personnes élevées en dignité ou riches de patrimoine, non pas comme une profession dérogeant, mais parce que la supériorité de leur crédit ou de leurs richesses pourrait nuire à la liberté du commerce. Il fut défendu de prêter de l'argent aux juges sous peine d’exil, tant pour l’emprunteur que pour le prêteur : ce service rendu aux magistrats fut regardé comme une sorte de corruption. On chargea les gouverneurs de provinces d’apporter une attention particulière à réprimer les usurpations des personnes puissantes. Les incursions des barbares avoient désolé l'Illyrie occidentale; quantité d’Illyriens, obligés d’abandonner leur pays, erraient en diverses provinces; et ces fugitifs, sans défense et sans appui, perdaient encore leur liberté; on les réduisait impunément en esclavage. Théodore, préfet d’Italie pour la seconde fois, eut ordre de les protéger contre cette injustice. Mais les lois les plus mémorables de ce temps-là sont celles qu’Olympe inspira au prince en faveur des évêques et de l’Eglise. Il fut permis à tout plaideur de porter sa cause devant l'évêque; la sentence qu’il prononçait devait être sans appel, et revêtue de la même autorité que si elle eut été rendue par le préfet du prétoire : il était enjoint aux officiers de la justice séculière de la faire exécuter. Du vivant de Stilicon, les païens avoient commis de grands excès à Calame en Numidie. Possidius, évêque de la ville, n’avait évité leur fureur qu’en se tenant caché; il en était venu porter ses plaintes à l’empereur. Après la mort du ministre, les hérétiques et les païens, devenus encore plus hardis, prétendaient que toutes les lois publiées contre eux pendant le ministère de Stilicon étaient anéanties par sa mort. Les donatistes en Afrique se remettaient en possession des églises ; les païens ouvraient leurs temples; et, dans les lieux où ils étaient les plus forts, ils s’emportaient aux dernières violences. Deux évêques perdirent la vie; d’autres furent traités avec outrage. Le concile d’Afrique, assemblé à Carthage au mois d'octobre de cette année, députa vers Honorius pour se plaindre de ses fureurs, et saint Augustin en écrivit à Olympe. Ces justes remontrances produisirent plusieurs lois contre les païens et les hérétiques. L’empereur les déclara exclus de toutes les charges: les églises dévoient être remises entre les mains des catholiques; les revenus des temples des païens appliqués à la subsistance des troupes; les simulacres et les autels détruits; les temples convertis en d’autres usages; toutes les solennités et les fêtes païennes abolies : les évêques étaient chargés de veiller à l’exécution de ces ordres, et les officiers publics obligés d’y prêter la main sous peine d’une amende de vingt livres d’or. Par deux autres lois on condamnait à mort ceux qui troubleraient par quelque violence l’exercice de la religion catholique, et à l’exil quiconque oserait contredire publiquement les dogmes qu’elle enseigne. Au commencement de l’année suivante, l’empereur déclara que les magistrats convaincus en ce point de connivence seraient destitués de leurs charges, pour être ensuite plus sévèrement punis, et que les officiers municipaux subiraient la peine du bannissement et de la confiscation. Ce sont sans doute ces lois, si avantageuses à l’Eglise, qui ont servi à couvrir les vices d’Olympe, et à lui procurer les suffrages les plus respectables.

Alaric attendait dans le Norique l’argent qui lui avait été promis, lorsqu’il apprit la mort de Stilicon. Il se  douta bien que le nouveau ministre ne se croirait pas obligé à tenir les engagements de son prédécesseur. Mais afin de mettre la justice de son côté, malgré l’ardeur de vengeance dont ses nouveaux soldats étaient embrasés il envoya des députés à Honorius pour recevoir le paiement dont on était convenu. Il demandait en même temps pour otages Jason , fils de Jové, préfet d’Illyrie, et le même Aétius qu’il avait déjà tenu auprès de lui pendant trois ans. Il offrait aussi des otages de sa part, et promettait à ces conditions de sortir du Norique et de repasser en Pannonie. Honorius rejeta ces propositions mais il ne prit aucune mesure pour soutenir son refus avec honneur. Au lieu d’assembler ses troupes, et de fermer les passages à l'ennemi, il se reposait de tout sur les soins d’Olympe, qui n’entendait rien à la guerre. Celui-ci se contenta de nommer des généraux, et il les choisit parmi ses créatures, gens aussi incapables que lui, méprisés du public, et qui ne pouvaient que ruiner les affaires. Turpilion fut fait général de la cavalerie, Varane de l’infanterie; Vigilance fut mis à la tête des troupes de la maison du prince. Les officiers subalternes ne furent pas mieux choisis. Des dispositions si mal entendues n’inspiraient que le désespoir aux Romains et le mépris aux ennemis : les uns et les autres y voyaient la ruine prochaine de l’Italie. Alaric, se moquant de ces ridicules préparatifs, résolut d’aller droit à Rome. Ataulf, frère de sa femme, était en Pannonie à la tête d’un corps de Huns et de Goths; Alaric, pour ne rien négliger de ce qui pouvait assurer sa conquête, lui manda d’entrer en Italie et de le suivre. Mais il n’attendit pas la jonction de ces troupes, et, sans s’arrêter à aucun siège, il passa comme en courant devant Aquilée, Concordia, Altinum, et traversa le Pô à Crémone. Dans cette marche rapide il ne rencontra pas un ennemi qui se mît en état de lui disputer le terrain. Il ne trouva pas plus d’obstacle au-delà du Pô. Ayant ravagé le territoire de Bologne, il laissa sur la gauche Ravenne, où était la cour, s’approcha de Rimini, entra dans le Picenum, et, tournant vers Rome, il pilla en passant les villes et les châteaux qui se trouvèrent sur sa route. A la vue de Narni, il essuya une furieuse tempête; et quelques misérables magiciens prétendirent que cette ville leur devait son salut, et que c’était par la vertu de leurs conjurations magiques qu’Alaric avait été écarté à coups de foudre. On rapporte qu’un pieux solitaire s’étant présenté devant lui dans sa route, et le suppliant avec larmes de se désister d’une entreprise qui allait causer tant de meurtres et d’horreurs, il lui répondit : Mon père, ce n’est pas ma volonté qui me conduit; j’entends sans cesseà mes oreilles une voir qui me crie : Marche, et va saccager Rome.

Dès qu’il parut devant cette ville , le sénat fit étrangler Sérène. On l’accusait de s’entendre avec Alaric. Placidie, sœur d’Honorius, accrédita ce soupçon injuste, peut-être par un effet de jalousie, parce que Sérène avait toujours eu plus de part au gouvernement et à la tendresse d’Honorius. Ainsi périt cette princesse, nièce du grand Théodose, dont elle fut chérie, et qui avait tenu lieu de mère à Honorius. Elle avait fait par les grâces de son esprit l’ornement des deux cours. Fière et ambitieuse, il parait cependant qu’elle avait borné ses désirs à tenir après son cousin le premier rang dans l’empire, et qu’elle partagea les malheurs de son mari sans avoir eu part à ses forfaits.

Dans le récit de cette énorme injustice, l’histoire ne dit pas un mot d’Honorius : elle se contente de dire que Sérène était innocente. Si le prince fut consulté, c’était de sa part une horrible ingratitude; s’il ne le fut pas, ce fut de la part du sénat l’attentat le plus criminel, et qui montre à quel point le souverain était méprisé. En effet, Rome assiégée semblait être rentrée dans son ancienne indépendance; et, du côté d’Honorius, on eût dit qu’il l’avait abandonnée à Alaric, et qu’il avait renoncé à tous les droits de la souveraineté sur la capitale de son em­pire. Il ne fit aucun mouvement pour la délivrer. Alaric ferma aux assiégés tous les passages des vivres; il se rendit maître de la navigation du Tibre, et en peu de jours la disette fut si grande, qu’on fut obligé de réduire à la moitié, et ensuite au tiers la mesure de blé qu’on distribuait au peuple. Hilaire, préfet de la ville, fut massacré. Ce fut en cette extrémité que Laeta, veuve de Gratien, et sa mère Pissamène, auxquelles Théodose avait assigné sur le fisc un entretien honorable, s’acquirent dans leur infortune une gloire fort supérieure à celle d’un règne long et heureux, en faisant vivre à leurs dépens une grande partie du peuple. La peste se joignit bientôt à la famine. Toutes les rues étaient jonchées de cadavres; et comme on ne pouvait les transporter hors de la ville, dont les ennemis occupaient tous les dehors, Rome n’était plus qu’un vaste cimetière où les morts tutoient les vivants par la vapeur meurtrière qu’ils exhalaient.

Enfin, après avoir inutilement attendu de jour en jour du secours de Ravenne, tout ce qui ne peut servir d’aliment qu’à une faim désespérée étant consumé, comme il ne restait plus aux habitants d’autre ressource que de se dévorer les uns les autres, ils se déterminèrent à traiter avec l’ennemi. On choisit pour cette négociation un Espagnol nommé Basile, qui avait été préfet de Rome quelques années auparavant; et Jean, premier secrétaire d’état, qui était connu et aimé d’Alaric. Les assiégés étaient si peu instruits, qu’ils doutaient encore si c’était Alaric qui les assiégeait. Le bruit s’était répandu parmi le peuple que Stilicon n’était pas mort, et qu’un chef de barbares, autre qu’Alaric, avait pris sa défense et venait l’établir dans Rome. Les envoyés s’étant convaincus par leurs propres yeux que c’était au plus redoutable ennemi des Romains qu’ils avaient affaire, voulurent cependant soutenir l’honneur de l’ancienne fierté romaine: dans la première entrevue, ils dirent au roi des Goths que le peuple romain acceptèrent la paix, si on la proposait sous des conditions raisonnables; mais que, si sa gloire était intéressée, il était encore plus disposé à la guerre, et qu’il ne demandait qu’à sortir pour livrer bataille. A la bonne heure, répondit Alaric avec un grand éclat de rire; jamais il n'est plus aisé de faucher le foin que quand l'herbe est plus drue. Il savait parfaitement l’état où la ville était réduite; les esclaves barbares qui passaient à tout moment dans son camp l’instruisaient de tout. Aussi proposa-t-il d’abord les pins dures conditions: qu'on lui mettait entre les mains tout ce qu’il y avait dans la ville, d’or, d’argent, de meubles, et d’esclaves étran­gers. Sur quoi les députés lui ayant demandé, que laissait-il donc aux habitants, la vie, répondit-il. Ils obtinrent une trêve tandis qu’ils iraient porter ces proposi­tions à leurs citoyens, et recevoir leur réponse.

Les païens attendaient encore du secours de leurs divinités. Les magiciens qui se vantaient d’avoir sauvé Narni étaient venus à Rome, et prétendaient avoir encore des foudres et des orages pour délivrer cette ville. Mais, afin d’engager les dieux à prendre les armes en faveur de Rome, il fallait, disaient-ils, rappeler les anciennes cérémonies, et faire des sacrifices publics au nom du sénat et du peuple. Pompeïen, préfet de Rome, n’osa, quoiqu’il fût chrétien, contredire ce caprice d’une populace que ses malheurs renvoient aussi féroce qu’insensée. L’événement la détrompa. Les sacrifices n’ayant produit aucun effet, il fallut en revenir à s’humilier devant Alaric. Après de longues contestations, on convint enfin que Rome donnerait cinq mille livres d’or, trente mille d’argent, quatre mille tuniques de soie, trois mille peaux teintes en écarlate, trois mille livres d’épiceries, et qu’elle mettait en otage entre les mains d’Alaric les enfants des plus nobles citoyens. A ces conditions, Alaric promettait non-seulement de vivre en paix avec les Romains, mais encore d’employer ses armes pour la défense de l’empire contre quelque ennemi que ce fût. Les Romains demandèrent quelques jours pour obtenir le consentement de l’empereur. Honorius approuva tout; il ne fut plus question que d’exécuter le traité. Ce n’était pas l’opération la plus facile. Le trésor public était épuisé: il fallait avoir recours aux particuliers. Pallade, un des sénateurs les plus distingués, fut chargé d’imposer sur les habitants une contribution proportionnelle. Il lui fut impossible de remplir l’objet de sa commission : chacun cachot avec soin ce qu’il avait d’or et d’argent. On fut obligé d’enlever les ornements des temples et de fondre les statues; ce qui causa aux païens une douleur très-amère. Ils regrettèrent surtout une statue de la Valeur ; et leurs devins prononcèrent que dans cet instant fatal la bravoure romaine périssait pour jamais. Les chrétiens pensaient, au contraire, qu’on ne perdait la statue de la Valeur que parce que depuis longtemps on en avait perdu la réalité.

Quelque diligence que fit Pallade, la somme ne put être fournie sur-le-champ. On prit des termes pour acquitter le reste. Le vainqueur donna trois jours aux Romains pour venir dans son camp se pourvoir de vivres : il leur marqua les portes par lesquelles il leur permettait de sortir, et leur rendit la liberté de la navigation. Le peuple, affamé, vendit ce qui lui restait de plus précieux pour acheter du pain; et par cet échange les Goths emportèrent encore une grande partie des richesses de Rome. Alaric se retira en Toscane pour y attendre une entière satisfaction. Presque tous les esclaves s’échappèrent de la ville et se joignirent aux barbares. Il en sortit quarante mille. Le roi des Goths fit alors une action de justice. Un parti de ses coureurs s’étant avancé jusqu’à Porto, à l’embouchure du Tibre, enleva un convoi de vivres que l’on conduisit à Rome. Alaric, irrité d’une infraction du traité qu’on pouvait lui imputer, n’attendit pas les plaintes des Romains; il fit rendre ces vivres, et punit sévèrement les auteurs de cette violence.

L’Orient se trouvait alors dans un état plus tranquille, quoiqu’il fût gouverné par un enfant de sept ans. Arcadius était mort. Nous n’avons rien dit des trois dernières années de sa vie, qui fournissent peu d’événements. En 4o6, il fit transférer de la Palestine à Constantinople les os du prophète Samuel. La nuit du 24 octobre il y eut dans cette ville un grand incendie qui donna lieu à quelques lois pour prévenir ces accidents.

Les eaux du Nil ne montèrent pas à la crue nécessaire pour fertiliser l’Egypte; et la Palestine fut réduite à la stérilité par une cause encore plus funeste. Des nuées des sauterelles, si épaisses, que l’air en était obscurci, s’abattaient sur la terre; et ces insectes, serrés les uns contre les autres sans confondre leurs rangs, avançaient comme en ordre de bataille, et dévoraient toute la verdure. Saint Jérôme, témoin de ce désastre, dit que les campagnes semblaient être couvertes d’un pavé de mosaïque. Un vent violent emporta les sauterelles, partie dans la mer Morte, partie dans la Méditerranée: poussées ensuite par les flots sur les rivages, elles s’y accumulèrent en si grands monceaux, que la corruption qui se répandit dans l’air engendra la peste. Le premier d’avril de l’année suivante, Constantinople essuya, au commencement de la nuit , un furieux orage, accompagné d’un tremblement de terre. Grand nombre de maisons s’écroulèrent; plusieurs vaisseaux furent brisés dans le port; et le lendemain le bord de la mer du côté de l’Hebdome se trouva couvert de cadavres. En 408, Arcadius échappa d’un grand péril. Une église fondit tout à coup dès qu’il en fut sorti avec un peuple nombreux qui l’accompagnait. Il ne survécut pas longtemps à cette faveur de la Providence. Il mourut le premier de mai, âgé de trente-un ans, après avoir régné treize ans trois mois et quatorze jours depuis la mort de son père. Il fut inhumé dans l’église des Apôtres auprès de sa femme Eudoxie. Il laissait un fils nommé Théodose, et trois filles, Pulchérie, Arcadie et Marine.

Entre plusieurs autres édifices, il fit construire à Constantinople une église de Saint-Jean, qui fut appelée  l’Arcadienne. Cette église fut particulièrement affectée à ceux qu’on nommait les arcadiens. Ce n’était pas ce corps de troupes dont nous avons fait mention; c’était corps de six mille citoyens qu’il avait choisis pour lui faire cortège dans les marches de cérémonie. Il les aimait et se plaisait à les honorer de ses faveurs. Les Grecs du moyen âge parlent souvent du palais de Lausus bâti au centre de la ville : ils disent que ce Lausus fut patrice, grand-chambellan d’Arcadius et de Théodose le jeune, et revêtu de plusieurs autres dignités. On croit que c’est le gouverneur de Cappadoce, auquel Pallade, évêque d’Hénélopolis, adressa l’ouvrage qu’il a pour cette raison intitulé Lausiaques. Selon ces Grecs, qui ne méritent guère de croyance, ce palais était orné de colonnes de marbre : on y avait transporté ces merveilles de l’art qui ont immortalisé la mémoire des plus habiles sculpteurs de la Grèce : la Vénus de Cnide, chef-d’œuvre de Praxitèle, la Junon de Samos, ouvrage fameux de Lysippe et de Bupale; le Jupiter Olympien de Phidias. Une seule de ces statues avait autrefois rendu célèbre une ville entière. Ils ajoutent qu’elles furent détruites par le feu, soixante-dix ans après, sous le règne de Basilisque. Ce qu’il y a de plus assuré, c’est que les bâtiments qui accompagnaient ce palais, et qui servaient d’hospice pour loger les étrangers, renfermaient une citerne que le savant voyageur Pierre Gilles croit être celle qu’on voyait encore de son temps, c’est-à-dire dans le seizième siècle. La voûte en était soutenue sur deux rangs de colonnes de marbre posées les unes sur les autres, chacune de six pieds neuf pouces de contour. A. chaque rangée on comptait deux cent douze colonnes. Mais le plus célèbre monument d’Arcadius est la colonne qu’il fit élever dans la place qui porta son nom. Elle est haute de cent vingt pieds au-dessus de sa base. On y monte, comme dans celle de Tra jan, par un escalier intérieur. Les bas-reliefs, qui tournent en spirale, depuis la base jusqu’au chapiteau, représentent le triomphe de Théodose sur les Goths. La statue d’Arcadius, placée au sommet, fut abattue par un tremblement de terre, du temps de Léon l’Isaurien. Dans les siècles postérieurs, les Grecs, ignorants et superstitieux, s'imaginèrent que dans cette colonne, ainsi que dans les autres de Constantinople, résidait une vertu magique; et que les bas-reliefs étaient autant de talismans qui annonçaient la ruine de leur ville. Ainsi, dans leur guerre contre les Latins au commencement du treizième siècle, ils en détruisirent à coups de marteaux plusieurs figures, croyant par cette opération abattre leurs ennemis. C'est à ce caprice grossier, encore plus qu'aux tremblements de terre, qu’on attribue le dommage qu’a souffert ce beau monument. Selon quelques auteurs, cette colonne ne fut construite que sous l’empire de Théodose le jeune, en 421 ; et les bas-reliefs ont rapport à des événements du règne d’Arcadius.

L’histoire ne doit pas omettre les règlements et les lois qui font connaitre les mœurs et les usages du temps. Les satires se multipliaient sans doute sous un règne où les places les plus éminentes étaient occupées par des hommes sans mérite. Arcadius renouvela toute la sévérité des lois précédentes contre les libelles diffamatoires. Les statues des souverains étaient encore révérées avec une sorte de superstition. On n'osait, sans un rescrit de l'empereur, les déplacer pour la reconstruction d'un portique ou d’une maison qui tombait en ruine. Une loi de l’an 406 en donne une permission générale, mais à condition que, la réparation achevée, on rétablira ces statues dans leur premier état. Arcadius fit aussi des efforts pour abréger la procédure, et pour abattre quelques têtes à l’hydre de la chicane qui les reproduit sans cesse. Sous un prince si peu vigilant, ces lois furent sans doute inutiles contre un monstre qui veille toujours. Une loi ancienne ordonnait aux juges, dans toute l'étendue de l'empire, de prononcer leurs sentences en latin : c'était la langue du peuple, qui se regardait comme souverain du monde; et les empereurs d’Orient n’avoient rien changé à cet usage, quoique la langue grec que fût la seule entendue dans la plus grande partie de leur domination. Arcadius laissa aux juges la liberté de faire usage de ces deux langues.

Théodose, lorsqu’il succéda à son père, n’était âgé que de sept ans et quatre mois. L’Orient avait tout à craindre; il voyait un enfant succéder à un prince qui n’était jamais sorti de la faiblesse de l’enfance. Arcadius laissait l’empire dans une sorte d’anarchie; il n’avait fait aucune disposition pour le gouvernement pendant la minorité de son fils; on n’avait rien à espérer d’Honorius, qui se soutenait à peine en Occident. La sagesse d’Anthémius conserva au jeune empereur son héritage, et à l’empire sa tranquillité. Ce grand homme, que nous avons déjà fait connaitre, se mit à la tête des af­faires. Il était depuis trois ans préfet du prétoire d’Orient; mais sa haute vertu et la supériorité de son génie lui formaient dans l’esprit des peuples un titre encore plus respectable que sa dignité. Il sut bien contenir, et les sujets, et les ennemis; mais il ne put arrêter les cabales de la cour, ni réprimer l’insolence des eunuques, qui abusaient de l’enfance du prince pour surprendre quelquefois des ordres conformes à leurs passions.

Isdegerd, roi de Perse, était, de tous les princes voisins, celui qui devait causer le plus d’inquiétude. Ce fut sans doute par un effet de la prudente politique d’Anthémius que ce monarque, guerrier par inclination, loin de profiter de l’occasion d’étendre les bornes de ses états,se déclara le protecteur de Théodose. Il lui écrivit une lettre pleine d’affection; il conclut avec les Romains une paix pour cent ans; il envoya au jeune empereur un eunuque grec fort savant, nommé Antiochus, pour l’instruire dans les lettres. Antiochus avait été attaché en Perse au service d’un grand seigneur nommé Narsès; il s’était fait estimer du roi par ses talents; il auraitsoutenu cette estime auprès de Théodose, s’il se fût contente de la gloire modeste que lui donnait le titre de précepteur, et s’il n’avait pas troublé la cour par une ardente ambition, qui, après lui avoir procuré des honneurs, lui attira des disgrâces, comme nous le verrons dans la suite. Isdegerd fut fidèle à sa parole; la paix subsista tant qu’il vécut, et le traité ne fut rompu que par son successeur. Cette bienveillance d’un prince qui semblait être l’ennemi naturel de l’empire donna lieu au peuple de confondre les idées; il regarda Isdegerd comme tuteur de Théodose, parce qu’il s’en était déclaré le défenseur. C’est sans doute ce qui a fait naître une fable très-célèbre: on imagina qu’Arcadius, en mourant, avait nommé Isdegerd tuteur de son fils. Les historiens contemporains ne disent rien d’une disposition si absurde, et qui, par sa bizarrerie, n’aurait pu leur échapper. Mais Procope qui vivait cent cinquante ans après, et qui ne donne pas grande opinion de sa critique, a recueilli ce bruit populaire. Il a été copié par les Grecs des siècles suivants, qui ramassent avec soin et sans choix tout ce qui leur parait merveilleux. Rien n’est devenu plus fameux dans l’histoire de ce temps-là que la fable de la tutelle d’Isdegerd.

Anthémius était trop éclairé pour se persuader qu’il n’eût pas besoin de conseil. Il s’en forma un des personnes qu’il connaissait les plus habiles et les plus fidèles; il n’eut égard qu’à ces deux qualités. Ceux dont l’histoire a conservé les noms méritent de n’être pas oubliés. C’étaient Nicandre, Anastase, qui tous deux  ne sont connus que par un choix si honorable; Théotime, poète, mais ennemi de la flatterie, et qui méprisait l’art de déguiser la vérité; Troïle, qui n’a pas dans l’histoire de titre plus relevé que celui de sophiste ; mais elle lui attribue des qualités plus précieuses que les titres les plus éminents : un esprit droit, guidé par une profonde étude des affaires, et une probité à toute épreuve. Anthémius n'entreprenait rien sans l’avoir consulté.

Le ministre n’était pas guerrier; mais il savait conduire les affaires militaires; et son esprit étendu, judicieux, méthodique, n’était obscurci par aucune passion. Son entrée au ministère fut signalée par un succès éclatant. Uldès, roi des Huns, qui habitaient les bords du Danube, a voit secondé les armes romaines contre Gaïnas et contre Radagaise. Il s’ennuya de servir au lieu de ravager, qui était beaucoup plus conforme au caractère de sa nation. Ayant donc passé le fleuve à la tête d’une nombreuse armée, il prit à la faveur d’une trahison la ville nommée le camp de Mars dans la haute Mœsie, et fit des courses dans la Thrace. Le commandant des troupes de cette province étant venu le trouver pour traiter avec lui, le roi barbare demanda que l’empire lui payât un tribut tel qu’il jugerait à propos de l’imposer : Si vous le payez, dit-il, nous vivrons en paix : sinon nous ferons la guerre ; et, montrant le soleil, il ajouta : Il ne tient qu'à moi de conquérir tout ce que cet astre éclaire. La négociation se prolongea; et les Romains, dispersés dans le camp des Huns, s’entretenant avec eux, leur donnèrent une haute idée de la douceur du gouvernement, de l’équité et de la libéralité de l’empereur qui, dirigé par un sage conseil, savait déjà distinguer le mérite et honorer la valeur par de brillantes récompenses. Ces discours charmaient les Huns. Uldès était dur et avare : ses officiers et ses gardes même se détachèrent de lui; ils entraînèrent beaucoup de soldats, et passèrent avec eux dans le camp des Romains. Uldès, effrayé de cette désertion, repassa le Danube. On l’attaqua dans ce moment ; il perdît une grande partie de son armée. Les Squires, Alains d’origine, qui formaient l’arrière-garde, furent tous ou tués ou pris, et conduits à Constantinople. Comme ils étaient en très-grand nombre, on crut qu'il serait dangereux de les garder dans la ville. Ils furent vendus ou donnés en qualité d’esclaves, pour être dispersés dans les provinces de l’Asie, avec défense de revenir jamais à Constantinople, ni même en Eu­rope. Long temps après, les environs du mont Olympe en Bithynie étaient encore peuplés de ces barbares employés à la culture des terres. Il n’est plus parlé d’Uldès depuis cette défaite.  

Pendant la faiblesse du règne précédent, il s’était introduit grand nombre d’abus qu’Anthémius se proposa de réformer; non pas tous à la fois, mais avec ménagement, de peur que des remèdes violents et multiples ne jetassent létal, comme un corps malade, dans une crise dangereuse y commença par abolir une fête sacrilège instituée chez les Juifs. Tous les ans, le 14 et le 15 du douzième mois de l’année judaïque, nommé le second Adar, qui répond aux mois de février et de mars, les Juifs renouvelaient la mémoire du supplice d’Aman. Sous ce prétexte, ils brûlaient une croix pour insulter à la religion chrétienne. Cette profanation fut interdite sous des peines rigoureuses; et l’on menaça les Juifs de révoquer toutes les permissions qu’on leur avait accordées, s’ils soient entreprendre au-delà de ce qui leur était permis. Théodose, dans la suite, fut obligé de faire plusieurs lois pour contenir cette nation opiniâtre, et éternellement envenimée contre les chrétiens. Nous allons réunir sous un même point de vue tout ce qui s’est passé sous son règne à ce sujet. Il voulut, à la vérité, qu’ils fussent à couvert de toute insulte; il défendit aux chrétiens de brûler ou d’usurper leurs synagogues; et, comme on en avait converti plusieurs en églises, il fit donner des emplacements pour les rebâtir. Mais, d’un autre côté, il défendit aux Juifs d’en bâtir de nouvelles; de rien commettre contre le respect dû au christianisme; de faire des prosélytes; d’acquérirpar achat ou par donation aucun esclave chrétien : il les déclara exclus de tout office, soit militaire, soit civil; il abolit la dignité de patriarche, qui avait jusqu’alors résidé en Orient. Le patriarcat était héréditaire; le dernier qui le posséda fut Gamaliel. Théodose appliqua au fisc le tribut que les synagogues payaient chaque année à ce chef du judaïsme, à la place duquel on établit un primat dans chaque province. Les reproches de saint Siméon Stylite obligèrent dans la suite Théodose à révoquer la loi qui ordonnait la restitution des synagogues usurpées sur les Juifs. Les chrétiens d’Antioche s’étant emparés d’une synagogue, et ayant reçu ordre de la rendre, le saint solitaire écrivit à l’empereur avec tant de force, que la loi fut annulée : on ajoute même que le préfet qui l’avait conseillé fut déposé. Ce devait être Asclépiodote, qui fut préfet d’Orient depuis l’an 423 jusqu’en 425. Ç’aurait été sans doute punir bien rigoureusement un conseil que la politique pouvait justifier. Les Juifs, de leur part, s’échappaient à des violences criminelles toutes les fois qu’ils soient se flatter de l’impunité. La dixième année du règne de Théodose, dans une fête tumultueuse qu’ils célébraient à Imma, entre Antioche et Chalcis, ivres de vin et de folie, ils saisirent un jeune enfant chrétien, le lièrent à une croix qu’ils élevèrent; et, leur fureur s’allumant à ce spectacle, ils le déchirèrent à coups de fouets jusqu’à la mort. Les chrétiens du pays prirent les armes, et les deux partis se firent une guerre sanglante. L’empereur en étant instruit, envoya ordre d’arrêter les auteurs de cette horrible cruauté, et de les punir du dernier supplice.

La disette est une source de séditions. Il s’en éleva une à Constantinople au commencement de l’année suivante. Le retardement de la flotte d’Alexandrie qui apportait les moissons de l’Egypte causa la famine. Le peuple mit le feu à la maison de Monaxe, préfet de la ville; et, ce magistrat ayant été assez heureux pour sauver sa personne, on se saisît de son char, et on le traîna par les rues. Les généraux Varane et Arsace, avec Synèse, intendant des finances, eurent bien de la peine à calmer cette émeute en promettant un prompt soulagement et une sévère justice: elle se faisait pour l'ordinaire aux dépens des boulangers, qu’on fouettait publiquement, au grand contentement de la multitude. Le tumulte étant apaisé, Anthémius prit des mesures pour en prévenir désormais la cause. Le convoi d’Alexandrie arrivait souvent trop tard, parce que la compagnie chargée de ce transport, faute d’un nombre suffisant de vaisseaux, perdait à en rassembler le temps propre à la navigation. On obligea les vaisseaux d’Alexandrie même et ceux de l’île de Karpathos à faire la traite moyennant un salaire convenable, à condition qu’ils répondraient des accidents de cette navigation. De plus, Anthémius établit un fonds perpétuel de cinq cents livres pesant d’or, pour acheter des blés lorsqu’on serait menacé de disette. Ce fonds fut formé de la réunion de plusieurs sommes, et en grande partie d’une contribution volontaire des sénateurs, qui se prêtaient avec zèle aux vues salutaires du ministre. Il fut défendu à tout magistrat d’en appliquer aucun denier à quelque autre emploi que ce fût, sous peine de restituer le double. Le pain fait de ce blé, car il n’était pas permis de vendre le blé en nature, se vendait au peuple à un prix raisonnable; et le profit de la vente formait un accroissement qui, joint au principal de la somme, rentrait dans le trésor, et fournissait pour une autre occasion une ressource encore plus abondante. Vingt-cinq ans après, la somme de cette épargne se trouvait montée à six cent onze livres d’or. C’était au sénat qu’on rendait compte de toute cette administration. Le Nil, le vrai Pactole de l’Egypte, faisait aussi la principale espérance de Constantinople. On avait toujours eu grand soin d'en ménager les eaux : endommager les digues, arracher les mûriers ou les sycomores qui servaient à les soutenir, c’était un crime irrémissible; le coupable était condamné aux mines. Lorsque la crue du Nil montait à seize coudées, il produisait la plus grande fertilité; à douze et au-dessous, c’était stérilité et disette. Ici, comme en tant d’autres occasions, l’avidité des particuliers nuisit au bien public : sans attendre que le Nil fût par­venu à la hauteur de douze coudées, ils faisaient des coupures dans les digues du fleuve pour en attirer les eaux sur leurs terres. On fit une loi qui condamnait les auteurs du délit à être brûlés vifs dans le lieu même, et leurs complices à être relégués dans l’Oasis, sans espérance de retour. La sage conduite d’Anthémius relevait peu à peu l’empire d’Orient, et le maintenait dans une telle tranquillité, qu’il se trouva cette année avoir assez de forces pour envoyer des secours a Honorius réduit aux dernières extrémités. C’est ce que nous allons développer en reprenant la suite des affaires d’Occident.

Constantin, maître de la Gaule et de l’Espagne, avait obtenu le titre d’Auguste; il prit encore celui de consul, pour être en toute manière collègue d’Honorius, qui partageait avec le jeune Théodose le consulat de l’année 409. Honorius ne ménageait le tyran que pour conserver la vie à Didyme et Vérinien, ses parens. Mais ceux-ci ayant été secrètement mis à mort, Constantin craignit le juste ressentiment d’Honorius, à qui cette cruauté ne pouvait être longtemps inconnue. Il n’était pas encore assez bien établi pour soutenir la guerre. En attendant qu’il pût lui-même la commencer, il fallait amuser l’empereur par de feintes protestations. Il lui envoya donc un Gaulois nommé Jove, homme habile et très capable de manier avec succès une négociation si délicate. Jove employa toute son adresse à disculper Constantin; c’était, disait-il, malgré lui et par l’em­portement des soldats que Didyme et Vérinien avaientperdu la vie. Constantin ne respirait que la paix; il ne se proposait que le salut et l’honneur de l’empire; et comme il s’aperçut que ces belles paroles ne calmaient pas la colère d’Honorius, il lui représenta l’état où se trouvait l’Italie; ce qu’il avait à craindre d’Alaric, à espérer de Constantin; qu’il ne pouvait sans un extrême danger s’attirer en même temps sur les bras deux ennemis si puissants; qu’il trouverait dans Constantin un appui assuré; et que, s’il maintenait la paix avec lui, il le verrait bientôt arriver avec toutes les forces de la Gaule, de l’Espagne et de la Grande-Bretagne, pour sauver Rome et l’Italie. Honorius se laissa tromper par ces promesses, qu’il oublia lui-même aussitôt que Constantin pour s’endormir dans sa nonchalance naturelle. Géronce, le plus habile et le plus brave des généraux était demeuré en Espagne pour garder les passages des Pyrénées. Il apprit que Constant était près d’y revenir, et qu’il amenait avec lui un autre général, nommé Juste, qui devait prendre le commandement des troupes. Piqué de cette préférence qu’il regardait comme une disgrâce, il gagna les soldats qu’il commandait, souleva contre Constantin les barbares répandus dans la Gaule; et, n’osant prendre lui-même le titre d’empereur, il le donna à un officier de la garde, nommé Maxime, homme inconnu, sans ambition comme sans capacité, qui ne prêtait que son nom aux entreprises de Géronce. Maxime resta à Tarragone tandis que Géronce, qui ne prenait que la qualité de son lieutenant, soulevait toute l’Espagne. Constantin, alarmé de cette révolte, envoya aussitôt Edobine vers les bords du Rhin pour y chercher du secours chez les Francs et les Allemands. Constant, accompagné de Décimius Rusticus, préfet du prétoire, parcourut toute la Gaule pour y rassembler des soldats; et quoique Géronce fût maître des défilés des Pyrénées, Constant trouva le moyeu de passer en Espagne par la connaissance qu’il avait du pays. Il y soutint la guerre contre les rebelles.

Cependant les Alains, les Suèves et les Vandales ravageaient la Gaule; la Grande-Bretagne était désolée par les Pictes et par les Ecossais. Constantin, dont les troupes étaient occupées en Espagne, n’avait ni assez d’activité ni assez de force pour secourir en même temps ces deux importantes provinces. Ce fut alors que la Grande-Bretagne se détacha de l’empire, dont elle se voyait abandonnée. Honorius reconnut dès-lors l’impuissance où il était de la protéger; il écrivit aux Bretons qu’ils songeassent à se défendre par eux-mêmes. N’ayant donc d’autre ressource que leur désespoir, ils prirent les armes, et repoussèrent les barbares dans leur pays. Leur exemple réveilla dans les peuples armoriques le désir de la liberté. Ce nom, qui, en langue celtique, signifiait maritimes, avait d’abord été commun à tous les peuples de la Gaule voisins de. l’Océan; il désignait alors en particulier les habitants des côtes entre la Seine et la Loire. Ils chassèrent les magistrats romains, et formèrent entre eux un corps de république qui ne put longtemps se soutenir.

Cette ligue des Armoriques couvrait leur pays contre de nouvelles incursions. Le reste de la Gaule, épuisé par des ravages continuels depuis près de trois ans, n’offrît plus aux barbares que des ruines ou des places fortes qu’ils n’soient ni ne savaient assiéger. L’Espagne leur présentait une nouvelle source de richesses. «Ce pays, environné de mers et de hautes montagnes, avait toujours été moins exposé aux pillages. La conquête en était facile : les forces romaines, partagées entre Constant et Geronce, se déchiraient par une guerre meurtrière; à la faveur de l’un des deux il était aisé de détruire l’autre. Les barbares entretenaient intelligence avec Géronce. S’étant rassemblés au pied des Pyrénées, ils les passèrent le 28 d’octobre. Les honoriaques, qui gardaient les défilés, en ouvrirent l’entrée; et tandis que Géronce occupait Constant dans la partie de la Tarraconoise, nommée depuis Catalogne, les barbares se répandirent dans le reste du pays. Avec ce torrent entrèrent tous les maux destructeurs de l’humanité. Pendant l’espace d’une année entière, l’Espagne fut un théâtre sanglant où se renouvelèrent toutes les scènes que l’histoire met sous les yeux dans la désolation des états. Sans distinction d’âge, de sexe, de condition , tout était passé au fil de l’épée. Les paysans qui étaient assez heureux pour sauver leur vie se retiraient dans les places; ils y retrouvaient la même barbarie qui dévastait leurs campagnes. Tandis que les Vandales brûlaient les fruits de la terre, les commis des impôts, autres espèces de Vandales, dévoraient la subsistance des villes; et les soldats, moins ardents à les dé­fendre qu’à les piller, enlevaient le reste. La famine et la peste, suites funestes des ravages, y mirent le comble. Les hommes se mangeaient les uns les autres; tout était en guerre; il fallait se défendre et contre les hommes et contre les bêtes : celles-ci, sortant des forêts, dévorant les cadavres dont les campagnes étaient couvertes, s’accoutumaient tellement au sang humain, que, ne goûtant plus d’autre nourriture, elles attaquaient les hommes vivants. Mais ce qui est beaucoup plus horrible, on vit des mères se repaître des enfants qu’elles allaitaient; et l’histoire, qui raconte toujours avec effroi ces cruels effets dès la famine, n’a jamais rien rapporté de plus affreux qu’un fait qui fit alors frémir l’Espagne. Une mère fit rôtir et mangea ses quatre enfants. Dans le massacre des trois premiers, on eut pour elle une compassion mêlée d’horreur ; on crut qu’elle les sacrifiait pour la conservation de l’autre; mais, quand on la vit égorger le seul qui lui restait encore, le peuple de la ville où se passait cette exécrable tragédie se souleva contre ce monstre d'inhumanité, et l’assomma à coups de pierres.

Les campagnes étant ruinées, les places, déjà désolées par la peste et par la famine, ne purent se défendre. Les évêques de l’Espagne montrèrent alors un courage qui fait honneur à l’Eglise. Ils pouvaient se soustraire par la fuite aux maux qu’ils souffraient, et à ceux qu’ils avoient encore à craindre, ils se firent un devoir de mourir avec les déplorables restes de leur troupeau. Enfin, après plusieurs batailles où les troupes de Constant furent toujours défaites, celui-ci fut obligé de s’enfuir en Gaule, et les barbares partagèrent entre, eux l’Espagne, devenue presque déserte. Selon quelques auteurs ils tirèrent au sort. Les Suèves, sous leur roi Herménéric, joints à une partie des Vandales, s’établirent dans la Galice. Cette province, alors beaucoup plus étendue qu’elle ne l’est aujourd’hui, comprenait aussi ce qu’on appelle le royaume de Léon et la vieille Castille. Respendial, avec les Alains, occupa la Lusitanie et une grande partie de la province de Carthagène. Ce prince mourut en 415, et eut pour successeur Atace, dernier roi des Alains. L’autre portion des Vandales, qu’on nommait Silinges, s’empara de la Bétique. Presque toute la Tarraconoise, c’est-à-dire, la contrée en-deçà de l’Ebre, la nouvelle Castille depuis Tolède, le royaume d’Aragon et celui de Valence jusqu’à l’ancienne Sagonte, demeura sous l’obéissance des Romains. Les barbares laissèrent tous ces pays à Géronce, qui les avait favorisés dans leur conquête. Les peuples des Asturies défendirent opiniâtrement leur liberté contre les attaques des Suèves. Herménéric fut enfin obligé, par une longue maladie, de les laisser en paix.

Jamais on ne vit un peuple changer de mœurs aussi promptement que ces barbares dès qu’ils se virent paisibles possesseurs de l’Espagne. La paix fit sur leur caractère un effet aussi subit et aussi heureux que sur les terres du pays, qui reprirent bientôt une face riante. Dès qu’ils eurent quitté l’épée, ils saisirent la charrue; et les campagnes abreuvées de sang montrèrent dès l’année suivante de riches moissons et se peuplèrent de troupeaux. Les vainqueurs, moins avides que les princes naturels, traitaient les habitants avec plus d’équité et de douceur. Ils portaient l’humanité jusqu’au point de ne pas contraindre ceux que leur intérêt ou leur inclination déterminait à quitter le pays. Ils leur laissaient emporter librement leurs effets; ils leur fournissaient des voitures, et leur donnaient même une escorte pour les défendre; ils se contentaient d’un médiocre salaire pour leur conserver les biens et la vie, qu’ils pouvaient également leur ôter. Rien n’était plus sacré que leur serment; et l’on était tenté de croire que les Romains étaient les vrais barbares. Ils se trouvèrent bien d’ignorer cette politique fausse et farouche qui se fait une maxime de gouverner avec une verge de fer les peuples nouvellement soumis. Leur douceur rappela la plupart de ceux que la terreur avait dispersés, et les villes virent rentrer dans leur sein une partie de leurs habitants. Les auteurs du moyen âge confondent ensemble tous les barbares par le nom de Vandales : ils nomment ainsi même les Sarrasins. La raison en est que les Vandales sont devenus les plus célèbres par la conquête de l’Afrique. Aussi toute l’Espagne porta-t-elle pendant quelque temps le nom de Vandalous ; et c’est de là que celui d’Andalousie est resté à la province nommée anciennement Bétique, qui fut l’habitation particulière des Vandales.

L’empire d’Occident se détruisit, la Grande-Bretagne abandonnée, la Gaule envahie par un usurpateur, l’Espagne presque entière perdue sans ressource. L’Italie même n’était plus au pouvoir d’Honorius. Alaric campait en Toscane, et demandait avec hauteur et impatience l’exécution du traité qui lui avait fait suspendre son bras prêt à détruire Rome. On ne se pressoir pas de lui livrer les otages, ni d’achever le paiement des sommes dont on était convenu. Le sénat, qui appréhendait un nouveau siège, envoya à Ravenne Cécilien, Attale et Maximien, qui, ayant représenté sous les couleurs les plus vives les maux que Rome venait d’éprouver, supplièrent le prince de désarmer l’ennemi en accomplissant les conditions du traité, ou d’envoyer contre lui une armée pour l’obliger à sortir de l’Italie. On se moqua de leurs alarmes. Les courtisans, toujours d’accord, sans le savoir, avec les destructeurs des états, berçaient le prince par leurs flatteries, faisaient sonner bien haut les noms de puissance romaine et de majesté de l’empire. Au lieu d’accorder aux députés ce qu’ils demandaient, on crut faire habilement de leur fermer la bouche en leur conférant des dignités qu’ils ne demandaient pas. Cécilien, qui avait été intendant des vivres et vicaire d’Afrique, fut fait préfet du prétoire à la place de Théodore; Attale fut nommé intendant des finances.

Cependant, pour ne pas laisser Rome entièrement sans défense, on fit venir de Dalmatie cinq légions qui ne faisaient en tout que six mille hommes: mais c’était l'élite des troupes romaines. Elles marchèrent vers Rome sous la conduite de Valens, dont la folle bravoure causa leur perte. Cet officier, s’imaginant que ce serait une lâcheté honteuse d’éviter la rencontre de l’ennemi, prit un chemin dans lequel Alaric l’attendait avec son armée entière. Toute la troupe fut enveloppée et taillée en pièces. Il y en eut à peine cent qui échappèrent, entre lesquels furent Valens et Attale, qui revenaient à Rome avec Maximien. Celui-ci fut pris, et ne fut rendu à Maximien son père que pour une rançon de trente mille pièces d'or, qui montent «à environ quatre cent mille livres de notre monnaie.

Un renfort que faisait venir Alaric fut conduit avec plus de prudence. Nous avons dit que, dès l’année précédente, il avait mandé Ataulf, son beau-frère, qui étroit en Pannonie à la tête d’un corps composé de Goths et de Huns. Ataulf, arrêté par plusieurs obstacles, ne put passer les Alpes que cette année: il prit la route de la Toscane pour y joindre Alaric. Honorius, ayant appris que son armée n’était pas considérable, espéra de lui couper le passage. Il donna ordre à toutes les garnisons des villes qui étaient sur la route de se rassembler, et fit partir avec Olympe trois cents Huns qu’il avait à Ravenne. Ces troupes réunies formèrent un corps supérieur à celui d’Ataulf. On l’attaqua près de Pise; les Romains lui tuèrent onze cents hommes et n’en perdirent que dix-sept; mais ils ne purent l’empêcher de se réunir avec Alaric. Ils retournèrent à Ravenne avec la gloire du succès d’un combat dont tout le fruit resta auxvaincus.

Olympe, au lieu de s’occuper des affaires publiques, ne songeait qu’à établir son pouvoir en poursuivant les amis de Stilicon. Il fit encore arrêter deux frères, Marcellien et Salonius, employés au service du périnée. On les accusait de savoir le secret de la conjuration imputée à Stilicon. Mais les tortures ne purent tirer de leur bouche aucun éclaircissement. Comme le crédit d’Olympe n’était fondé que sur la haine qu’il avait inspirée au prince contre Stilicon, il ne put longtemps se soutenir. Les eunuques du palais, toujours jaloux des ministres, vinrent à bout de le détruire en lui attribuant tous les malheurs de l’état. Il fut dépouillé de sa charge de maître des offices, et, craignant un plus mauvais traitement, il se retira en Dalmatie. Ayant été rétabli quelque temps après, il fut une seconde fois banni de la cour. Enfin il termina sa vie par une mort plus funeste que celle de Stilicon. Constance, beau-frère d’Honorius, après lui avoir fait couper les oreilles, le fit assommer à coups de bâton.

L’empire se serait plus aisément passé d’empereur qu’Honorius de ministre. Cette place dangereuse piqua cependant l’ambition de Jove. Il était brouillon, hardi et perfide. Ce Jove n’est pas le Gaulois dont nous avons parlé, qui était attaché au tyran Constantin. Celui dont il s’agit maintenant devait son élévation à Stilicon, qui l’avait fait préfet du prétoire d’Illyrie, et qui s’était servi de lui dans son commerce d’intrigues avec Alaric. Il venait de succéder à Cécilien, qui n’avait pas joui longtemps du titre de préfet d’Italie. Il était décoré de la qualité de patrice. A son entrée au gouvernement des affaires, il fit de grands changements dans les officiers. Attale passa de la charge d’intendant des finances à celle de préfet de Rome; Démétrius fut nommé pour remplacer Attale; et, comme si le prince ne courait aucun risque en se rendant odieux dans de si fâcheuses conjonctures, on chargea Démétrius de faire une sévère recherche de tout ce qui devait revenir au fisc. Généride était barbare de naissance et païen, mais habile dans le métier de la guerre, infatigable, désintéressé, libéral. Il commandait la garnison de Rome lorsque l’année précédente on avait publié la loi par laquelle l’empereur excluait de tous les emplois ceux qui ne professaient pas la religion catholique. Sur-le-champ il quitta le baudrier, qui était la marque du commandement, et se retira du service. Honorius, en étant informé, le fit venir à la cour, et lui demanda la raison de sa retraite. II répondit sans balancer qu’il avait mieux aimé renoncer à son emploi qu’à ses dieux. La loi n'est pas faite pour vous, répliqua l’empereur: Je vous dispense d'y obéir; je suis trop content de vos services pour ne pas les accepter, quelque religion que vous professiez. Généride persista dans son refus, suppliant le prince de ne pas l’honorer d’une distinction qui tournerait à la honte de ses semblables; en sorte qu’Hono­rius, pour ne pas se priver d’un officier de ce mérite, fut obligé de révoquer sa loi. Jove donna à Généride le commandement de toutes les troupes de la Dalmatie, de la Pannonie supérieure, du Norique et de la Rhétie; en un mot, de tous les pays qui étaient à l’orient et au septentrion des Alpes. Ce brave officier n’était aveugle que sur l’article de la religion. Il rétablit dans les troupes la discipline et l’habitude du travail : il fit défense de rien retrancher sur la paie ni sur la ration des soldats; usage que l’avarice des subalternes avait introduit; il prenait sur ses propres appointements de quoi exciter l’émulation par des récompenses. Enfin il fut, tant qu’il commanda, la terreur des barbares voisins, et l’assurance des provinces dont la garde lui était confiée.

Il parait que Jove, créature de Stilicon, voulait changer le système de la cour, et détruire ceux qui avoient contribué à la perte de son protecteur. Afin d’y réussir sans paraitre y avoir part, il se servit d’un officier nommé Allobic, aussi intrigant et aussi perfide que lui, et souleva par son moyen les troupes qui se trou voient à Ravenne. Le peu de respect qu’on portait au prince facilitait cette entreprise. Les soldats prennent les armes, s’emparent du port, et, poussant des cris tumultueux, demandent à parler à l’empereur. Honorius, tremblant à cette nouvelle, leur envoie Jove, qui, feignant d’ignorer la cause de cette émeute, après les avoir réprimandés en apparence, leur ordonne d’exposer leurs demandes. Ils s’écrient qu’ils ne poseront les armes qu’après qu’on leur aura mis entre les mains les généraux Turpilion et Vigilance avec les eunuques Térence et Arsace. Les deux premiers étaient de la nomination d’Olympe; les deux autres avoient conduit à Rome Euchérius pour y être mis à mort. L’empereur, afin d’apaiser les soldats, condamna les deux généraux au bannissement. On les fit embarquer aussitôt, et, dès qu’ils furent en mer, on les massacra par un ordre secret de Jove, qui craignait leur ressentiment, s’il arrivait qu’un retour de faveur les rappelât à la cour. Térencefut relégué en Orient; sa charge de grand-chambellan fut donnée à Eusèbe. Arsace eut défense de sortir de Milan. Valens succéda à Turpilion, et Allobic à Vigilance. Ce Valens ne doit pas être confondu avec celui qui s’était sauvé à Rome après la défaite des légions de Dalmaltie. La conformité des noms dans les différents personnages de ce temps-là pourvoit jeter de l’embarras dans l’histoire. Il n’est pas ici parlé de Varane, qui, sous le ministère d’Olympe, avait été fait général de la cavalerie. Il était dans le même cas que Turpilion et Vigilance; et l’on doit croire qu’il ne fut pas mieux traité. Ce changement dans les offices de la cour et de l’armée calma la sédition, et rendit Jove maître absolu des affaires.

Rome était déjà bloquée par Alaric. Il n’avait pas été possible d’y faire entrer de secours; et la seule précaution qu’on avait pu prendre s’était bornée à chasser les magiciens, dont la folie avait troublé la ville pendant le siège précédent. Le sénat députa une seconde fois à l’empereur pour lui représenter la nécessité de conclurela paix avec Alaric. Celui-ci, étant maître de tous les chemins, fit escorter les députés jusqu’à Ravenne. Le pape Innocent se joignit à eux, et ne revint à Rome qu’après qu’elle eut été saccagée. Les envoyés, ayant de nouveau exposé à l’empereur l’état de faiblesse où Rome était réduite, le déterminèrent enfin à traiter avec le roi des Goths. Jove et Alaric se rendirent à Rimini pour y conférer sur les conditions d’un nouvel accommodement. Ils étaient amis depuis qu’ils avoient vécu ensemble en Epire, où ils avoient si longtemps attendu Stilicon et son armée. Alaric, irrité qu’on lui eût manqué de parole, enchérissait sur ses premières propositions : il exigeait une rétribution annuelle payable en or, une certaine quantité de blé chaque année, et la cession des deux Vénéties, du Norique et de la Dalmatie. Jove instruisit l’empereur de ces demandes, et, par affectation de franchise, il écrivit sa dépêche sous les yeux d’Alaric. Il envoya en même temps à Honorius une lettre secrète par laquelle il lui conseillait de conférer au roi des Goths la charge de général des troupes de l’empire, étant, disait-il, bien assuré que cette faveur distinguée l’engagerait à se relâcher sur les conditions. Honorius, choqué d’une proposition si téméraire, répondit à Jove qu’il lui laissait le pouvoir de régler la somme d’argent et la quantité de blé qu’il serait à propos d’accorder à Alaric; que Jove, en qualité de préfet du prétoire, devait être au fait des revenus de l’état ; mais que, pour ce qui regardait le commandement des troupes, il ne se résoudrait jamais à le remettre entre les mains d’aucun barbare.

Jove reçut cette réponse lorsqu’il était dans la tente d’Alaric avec un grand nombre d’officiers de l’armée des Goths; et, par une insigne étourderie, il l’ouvrit devant eux, et en fit hautement la lecture. Alaric n’avait pas demandé la dignité qu’on lui refusait; mais, piqué du refus comme d’un affront fait à sa personne et à sa nation : Vous ne voulez pas, dit-il, me donner le commandement de vos troupes; il faudra donc me contenter des miennes; marchons à Rome. En même temps il part; et Jove, couvert de confusion, retourne à Ravenne. Pour réparer son imprudence, il en fit une seconde. Craignant d’être soupçonné d’intelligence avec l’ennemi, il jura, sur la vie de l’empereur, qu’il ne consentirait jamais à aucun accommodement avec les Goths; et il engagea tous les officiers, et l’empereur même, à se lier par le même serment. Après cette protestation solennelle, Honorius donna ordre d’assembler toutes les troupes; il envoya demander à la nation des Huns un secours de dix mille hommes; et, pour leur subsistance, il fit venir du blé et des troupeaux de Dalmatie. Il dépêcha en même temps des coureurs pour suivre Alaric et observer sa marche.

Alaric avait l’âme noble et élevée. Le nom de l’ancienne puissance de cette ville, la mémoire de tant de héros quelle avait produits, lui imprimaient une sorte de respect. Il aurait désiré s’en rendre maître sans détruire sa splendeur; ce qui lui semblait très-difficile avec une armée telle que la sienne, composée de barbares avides et féroces, dont un grand nombre brûlaient du désir de se venger sur les Romains du massacre de leurs femmes et de leurs enfants. Ainsi, flottant encore entre l’honneur de conserver Rome et la gloire de la réduire en son pouvoir, il engagea les évêques des villes par lesquelles il passait à s’employer pour la paix auprès de l’empereur. Afin d’en faciliter la conclusion, il voulait bien se rabattre à des conditions modérées; il n’exigeait ni commandement, ni aucun titre; il ne demandait plus ni rétribution annuelle, ni la cession des trois provinces ; il se contentait du Norique, pays toujours infesté par les courses des barbares, et dont les Romains ne retiraient presque aucun revenu; il laissait à l’empereur à décider quelle quantité de blé il serait nécessaire de fournir aux Goths pour subsister dans un terrain si pauvre et si stérile : à ces conditions, il offrait une alliance inviolable et une ligue défensive contre quiconque attaquerait l’empire. Ces propositions, portées à Ravenne, paraissaient plus raisonnables qu’on n’avait osé l’espérer. On convenait de la douceur et de la modération d’Alaric. Mais Jove et les courtisans insistèrent sur l’obligation contractée par un serment irrévocable. Ils disaient hautement que, si l’on eût juré par le nom de Dieu, on pourrait espérer de sa miséricorde divine le pardon du parjure; mais qu’après avoir juré par la vie du prince, on ne pouvait violer cet engagement sans exposer le prince même : morale bizarre et impie, qui, selon la réflexion d’un auteur païen, montrait assez combien étaient aveugles et abandonnés de Dieu ceux qui conduisaient alors les affaires. Les propositions d’Alaric furent encore rejetées.

La fierté qu’on inspirait à l’empereur aurait été digne de l’ancienne majesté de l’empire, si elle eût été soutenue par   des effets : mais ici les Romains n’ont que des paroles; on ne voit agir qu’Alaric. Il alla camper aux portes de Rome, et menaça les habitants de la ruiner de fond  en comble s’ils ne se déclaraient pour lui contre Honorius. Comme ils tardaient à lui répondre, il laissa une partie de ses troupes devant la ville, et alla attaquer Porto, place importante située à l’embouchure du Tibre, qui, se partageant en deux bras à peu de distance de la mer, se rend d’un côté à Ostie, et de l’autre au port bâti par l’empereur Claude , et qui se nomme maintenant Porto. C’était le dépôt de toutes les subsistances du peuple romain. Cette place, aujourd’hui ruinée, était forte en ce temps-là; elle soutint un siège de plusieurs jours. Alaric, s’en étant emparé, fit savoir aux habitants de Rome que, s’ils différaient de lui ouvrir leurs portes, il alloti livrer leurs magasins au pillage. Le sénat s’assembla, et, après avoir délibéré sur l’état de la ville, il consentit à se soumettre. Le roi des Goths, pour détacher Rome de l’obéissance d’Honorius, résolut de faire un nouvel empereur; mais il eut soin de le choisir tel qu’il pût lui-même demeurer toujours le maître. Il jeta les yeux sur Attale, dont nous avons déjà parlé, et qui était pour lors préfet de Rome. Affale avoir trop peu de mérite pour donner de l’ombrage à Alaric; et un souverain de ce caractère n’en pouvait guère soutenir que le nom. Né dans l’Ionie, les troubles de l’état l’avoient porté aux premières charges, comme dans un naufrage on voit surnager les matières les plus légères. Païen de naissance, athée dans le cœur, dès qu’il vit Alaric maître de Rome , il se fit baptiser par Sigésaire , évêque arien, qui suivit l’armée des Goths. Ainsi ce choix ne pouvait manquer de plaire en même temps aux païens, qui ne regardaient son changement que comme un déguisement politique, et aux ariens, qui se flattaient de l’avoir converti. Les uns et les autres comptaient également sur sa faveur, et Zosime dit que les seuls Anices furent affligés de soja élévation. Cette famille, distinguée par sa noblesse et par ses richesses, l’était encore davantage par un zèle héréditaire pour le christianisme. Le sénat, devenu esclave des volontés d’Alaric, ayant fait dresser un trône, on y plaça le nouvel Auguste; on le revêtit de la pourpre; on lui mit la couronne sur la tête, et le cérémonial fut d’autant mieux observé, que la crainte est plus formaliste.

Attale portait le nom de Priscus : il y ajouta celui de Flavius, devenu propre des empereurs depuis Constantin. Il se hâta de faire usage de son pouvoir en créant de nouveaux officiers. Il donna la préfecture du prétoire à Lampade, et celle de la ville à Marcien. Ce n’est ici ni Lampade, frère de Théodore, dont il a déjà été fait mention, ni Marcien, qui vivait en Orient, et qui fut depuis empereur; ce sont deux hommes d’ailleurs inconnus. Alaric fut nommé général de l’infanterie; Valens, celui qui avoir été défait par Alaric, général de la cavalerie; Jean, maître des offices. Ataulf, beau-frère d’Alaric, fut revêtu du titre de comte des domestiques, c’est-à-dire de commandant de la garde impériale. Tertulle fut désigné consul pour l’année suivante. Après cette distribution de rôles, Attale,empereur de théâtre, accompagné de ses gardes, alla prendre possession du palais. Le lendemain il vint au sénat, et, ivre de sa nouvelle grandeur, il y fit un discours rempli d’arrogance, promettant aux Romains la conquête de l’univers, et d’autres événements encore plus merveilleux. Les habitants de Rome, aussi vains que lui, surtout les païens, comptaient beaucoup sur ce glorieux avenir; ils attendaient les plus grands succès du consulat de Tertulle, connu pour son attachement à l’idolâtrie. Les monnaies qu’Attale fit frapper portent l’empreinte de sa vanité : on n’y voit plus le labarum ni la croix de Jésus-Christ; c’est la Victoire qui couronne le prince; c’est Rome décorée des épithètes pompeuses, d'éternelle, d'invincible. Socrate rapporte cependant que dès le lendemain qu’Alaric eut fait proclamer Attale, il le déposa; et que, l’ayant revêtu d’un habit d’esclave il l’obligea de servir à table les seigneurs goths. Mais ce récit n’est qu’une fable imaginée pour mettre en action les sentiments qu’Airai portait sans, doute au fond de son cœur.

Pour achever la ruine d’Honorius, il était important de s’assurer de l’Afrique. Héraclien y commandait, et maître de Carthage, il ne tenait qu’à lui d’affamer la ville de Rome. Alaric était d’avis d’y envoyer un corps de bonnes troupes avec un de ses meilleurs officiers nommé Druma, capable de conduire une si grande entreprise. Mais il éprouva dès lors qu’il s’était trompé en espérant trouver dans Attale une docilité proportionnée à son incapacité. Attale était ignorant et présomptueux : pour se persuader qu’il gouvernait lui-même, il s’opiniâtrait à contredire Alaric; et, se laissant abuser par des devins qui lui promettaient que l'Afrique allait se rendre à lui sans combattre, il se contenta d’y envoyer un de ses courtisans, nommé Constantin, aussi peu guerrier que lui, avec quelques méchantes troupes. Jean proposait de mettre entre les mains de cet officier un rescrit signé du nom d’Honorius, comme si ce prince révoquait la commission d’Héraclien, et lui ordonnait de laisser le commande­ment à Constantin. La ruse pouvait réussir, parce qu’on n’était pas encore instruit en Afrique de la révolution arrivée en Italie. Ce conseil fut rejeté, non pas comme une indigne fourberie, mais comme une précaution inutile. Constantin aborda en Afrique avec confiance, et fut en arrivant battu et tué, ainsi que toute sa troupe. Héraclien fit garder tous les ports et les rivages pour empêcher le transport des blés en Italie.

Dès que Constantin se fut embarqué pour l'expédition d’Afrique, Attale, qui ne doutait pas du succès, marcha vers Ravenne. Alaric l’accompagnait avec son armée. Honorius, saisi d’épouvante, envoya à Rimini les premiers de sa cour, Jove, Valens, le questeur Potamius, et Julien, principal secrétaire de l’état. Il offrait de reconnaitre Attale pour son collègue et de partager avec lui l’empire d’Occident. Attale répondit fièrement qu’il ne vouloir point de partage; il consentit seulement à laisser à Honorius la liberté de se retirer dans le lieu qu’il choisirait pour sa demeure, où il promettait de lui faire un traitement honorable. Le perfide Jove, croyant alors les affaires de son maître entièrement désespérées, forma une liaison secrète avec Attale, et fut assez méchant pour lui conseiller de pousser à bout Honorius jusqu’à ce qu’il l’eût entre ses mains, et de le faire eunuque pour le mettre hors d’état de remonter jamais sur le trône. Mais Attale eut lui-même horreur de cette barbarie; il déclara qu’il n’exigeait de ce prince infortuné que de renoncer à la couronne. Jove, dont la trahison était encore secrète, fit plusieurs voyages à Ravenne. Enfin, voyant que les deux partis ne pouvaient s’accorder, il se démasqua, et demeura avec Attale, qui lui donna auprès de lui le titre de patrice, que ce scélérat avait déjà auprès de son légitime empereur. La confiance d'Honorius, toujours malheureux en ministres, passa à son grand-chambellan Eusèbe. Celui-ci n’en jouit pas longtemps; il fut peu de jours après assommé à coups de bâton par Allobic, aux yeux mêmes de l’empereur, qui n’eut pas assez d’autorité pour empêcher cette horrible violence.

Alaric s’était avancé jusqu’à Ravenne et la tenait assiégée. Honorius, ayant rassemblé dans le port tout cequ'il avait de vaisseaux, se disposait à prendre la fuite; lorsqu’il reçut de l’Orient le secours dont nous avons parlé. Il consistait en six cohortes qui formaient un corps de quatre mille hommes. L’empereur, un peu rassuré par ce renfort, confia la garde des murs aux soldats orientaux, parce qu’il se défiait de la fidélité des siens propres. II attendait des nouvelles de l’Afrique , résolu, s’il apprenait la perte de cette province, de se retirer auprès de son neveu Théodose et d’abandonner l’empire d’Occident.

Le siège traînant en longueur, on découvrit dans le camp d’Alaric une intelligence du général Valens avec les assiégés. Valens fut mis à mort. Le roi des Goths, pour ne pas perdre de temps devant Ravenne, laissa dans ses lignes une partie de son armée, et marcha avec l’autre à la conquête des villes de l’Emilie qui refusaient de reconnaitre Attale. Il les emporta toutes, à l’exception de Boulogne, dont il leva le siège après plusieurs jours. Il passa en Ligurie, qu’il soumit au nouvel empereur. Cependant on apprit en Italie le succès d’Héraclien en Afrique. Le vainqueur envoyait de l’argent à Honorius, et continuait d’arrêter les convois à Carthage; en sorte que Ravenne assiégée, ayant la mer libre, souffrait moins que la ville de Rome. L’empereur distribua l’argent à ses soldats, et leur inspira par cette libéralité de l’attachement pour lui et du courage. A la nouvelle de la défaite de Constantin, Jove traita fort mal en plein conseil les ministres d’Attale, et dit hautement que l’Afrique était perdue pour jamais, si l’on n’y envoyait promptement un corps considérable de Goths. Sur quoi Attale, emporté de colère, protesta que jamais il ne se fierait à des barbares pour une conquête de cette importance; et sur-le-champ il fit partir pour l’Afrique un corps de Romains ainsi faible que le premier. Cette conduite insensée acheva de convaincre Alaric qu’Attale, loin d’être entre ses mains une instrument utile, n’était qu’un obstacle au succès de ses affaires. Jove, de son côté, sentant qu’il avait pris un mauvais parti, par une seconde trahison, se retourna vers son maître légitime; il fut le premier à conseiller au roi des Goths d’abandonner cette vaine idole qui n’était propre qu’à troubler les opérations. Il lui persuada même qu’Attale était son ennemi secret, et que s’il se voyait une fois solidement établi, il ne manqueront pas de faire périr son bienfaiteur et toute la nation. Ces réflexions, jointes aux mécontentements d’Alaric et au mépris qu’il avait conçu pour Attale, déterminèrent le roi des Goths à lever le siège de Ravenne, et à renouer la négociation avec l’empereur. La saison de l’hiver déjà avancée lui servit de prétexte : il se retira à Rimini.