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CRISTORAUL.ORG

EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

LIVRE VINGT-SEPTIÈME.

ARCADIUS, HONORIUS.

 

Pendant que la dignité consulaire se flétrissait en Orient par l’élévation et par le supplice d’Eutrope, l’Occident la voyait se soutenir avec éclat dans la personne de Mallius Théodorus. Ses vertus et ses talons lui avoient procuré sans intrigues une longue suite d’honneurs, et, ce qui est plus encore, l’estime des plus grands hommes qui vécussent alors. Né païen, il avoir embrassé la religion chrétienne, et il en pratiquait les maximes. Celte raison n’empêcha pas Symmaque de rechercher son amitié, ni Claudien dé composer un poème à sa louange : mais elle fut le principal attrait qui le fit aimer de saint Augustin. Ce grand saint lui dédia son livre de la vie heureuse; et dans ses premiers écrits il le combla de tant d’éloges, que dans ses rétractations il se taxe lui-même de les avoir exagérés. Théodore, ayant dès sa jeunesse étudié avec succès l’éloquence et la jurisprudence, fut dans la suite un des cinquante avocats attachés à la juridiction du préfet du prétoire; c’était d’entre eux que les préfets choisissaient ordinairement les magistrats pour les présenter à l’empereur, qui leur donnait le brevet de leurs charges. Il fut d’abord proconsul d’Afrique, ensuite gouverneur de Macédoine, questeur du palais, et intendant du domaine. Après la mort de Gratien, il se retira en Ligurie pour se livrer entièrement à l’étude et à l’agriculture. Il composa plusieurs ouvrages de physique et de morale; mais c’est à tort que quelques-uns lui attribuent le poème astronomique dont l’auteur porte le nom de Manilius. Quelques années après, Stilicon, pour s’aider de ses conseils, le tira de sa retraite, et le fit préfet du prétoire des Gaules. En 397, Théodore passa à la préfecture d’Italie, qu’il exerçait encore lorsqu’il fut nommé consul, et dont on le voit une seconde fois revêtu neuf ans après. Il était supérieur aux affaires, inaccessible à la faveur ainsi qu’à la haine, désintéressé, sourd aux sollicitations injustes, tuais toujours prêt à écouter les justes demandes, grave sans orgueil, et doux sans faiblesse. On ne lui reproche que d’avoir donné trop de temps au sommeil; et Claudien le comparant avec un autre préfet, grand concussionnaire, qu’il ne nomme pas, invite toute l’Italie à prier le ciel de faire en sorte que Théodore ne dorme jamais, et que l’autre dorme toujours. Il eut un frère nommé Lampius, homme de mérite, et qui fut préfet de Rome. L’entrée de Théodore dans le consulat fut célèbre par le concours des personnes illustres qui vinrent honorer cette solennité. C’était la coutume que l’empereur invitât par ses lettres à cette cérémonie ceux à qui il voulait témoigner une singulière faveur. Honorius y invita Flavien, fils de ce rebelle opiniâtre qui a voit perdu la vie en combattant pour Eugène. Ce jeune homme avait conservé ses biens par la clémence de Théodose; il méritait par lui-même de l’estime; mais la mémoire odieuse de son père le condamnait à une sorte d’exil. Le généreux Théodore n’en fut que plus ardent à le protéger; il le recommanda à Stilicon. Flavien se ressentit bientôt du crédit de ce ministre; il fut fait cette année même préfet de Rome. Théodore eut pour successeur dans la préfecture d’Italie un homme que l’histoire ne doit pas oublier : c’était Valérius Messala, qui faisait remonter son origine jusqu’à Valérius Publicola. Cette haute noblesse était soutenue par l’intégrité des mœurs, par l’élévation du génie, et par l’amour des lettres. Rutilius, un des meilleurs poètes de ce temps-là, ajoute à ces belles qualités le talent de la poésie. Les louanges que lui donne ce zélé idolâtre, quelques expressions de Symmaque, et un fragment d’inscription antique, font soupçonner que Messala était païen.

En effet, il restait encore un grand nombre d’idolâtres dans les familles même les plus illustres; et ils ne cessaient de se flatter qu’ils verraient relever le culte des dieux. On faisait courir une prophétie selon laquelle Pierre avait par magie accrédité la religion du Christ, mais l’enchantement allait tomber; le terme du christianisme était fixé à la fin du quatrième siècle. On y était arrivé, et les païens attendaient ce miracle, lorsque Honorius publia contre l’idolâtrie les lois dont j’ai déjà exposé le précis. On parle d’une machine cruelle qui avait échappé à la connaissance de Théodose, et qui fut alors détruite : c’était une figure de dragon d’énorme grandeur, renfermée à Rome dans un lieu souterrain. On y faisait tous les ans descendre de jeunes filles qui devenaient, sans le savoir, la victime de ce monstre artificiel. Il se remuait par ressorts, et les mettait en pièces. Ce récit pourrait bien n’être qu’un bruit populaire, aussi peu fondé que les mensonges inventés par les païens contre les chrétiens des premiers siècles. De toutes les pertes que fit alors l’idolâtrie, nulle ne lui fut plus sensible que celle des livres des sibylles. Stilicon les fit réduire en cendres. Ainsi périrent ces oracles respectés, dont l’origine se perdit dans les fables des commencements de Rome; imposture accréditée par l’adresse de ceux qui en avoient fait un des grands secrets de l’état, et un des plus utiles ressorts de la politique.

L’Afrique était de toutes les provinces d’Occident la plus obstinément attachée au paganisme. Honorius y avait défendu les sacrifices; il avait ordonné aux magistrats de faire briser les statues, qui étaient l’objet d’une vénération sacrilège. Cependant, par une sorte de ménagement, il permit les festins et les divertissements que la coutume avait établis à l'occasion des fêtes païennes, pourvu qu’ils ne fussent marqués d’aucun caractère d’idolâtrie. Il laissa même subsister les temples, mais sans autels, sans sacrifices, sans statues. Les deux comtes Jove et Gaudence furent envoyés en Afrique pour exécuter les ordres de l’empereur. Ils tirèrent de plusieurs cavernes de Mauritanie des images monstrueuses de divinités qu’on y avait cachées, et les réduisirent en poudre. Ils détruisirent à Carthage une idole célèbre : elle y était révérée sous le nom de Céleste. Son temple était spacieux, pavé de mosaïque, orné de colonnes des plus beaux marbres. A l’entour s’élevaient des chapelles consacrées à tous les dieux de l’Afrique. Cette enceinte avait deux mille pas de circuit. L’idole était assise sur un lion, le tympanum à la main, la tête couronnée de tours : ces attributs convenaient à Cybèle, mais l’idole rassemblait encore ceux de plusieurs autres divinités. On y reconnaissait l’Astarté des Sidoniens, la Vénus-Uranie des Grecs, celle que l’Ecriture sainte nomme la reine du ciel, et que les Juifs, dans le temps de leur prévarication, avoient souvent adorée. Ce culte, apporté en Afrique par Didon, s’était répandu par toute la terre. On envoyait de toutes parts des offrandes à Carthage; et Céleste était une des divinités qu’on pouvait, selon les lois romaines, instituer héritière. Le temple étant fermé depuis la loi de Théodose en 391, le terrain s’était couvert de ronces et d’épines, où les païens disaient qu’étaient cachés une infinité de serpents et d’aspics qui gardaient ce lieu sacré, et en défendaient l’accès contre les chrétiens sacrilèges. Cette menace n’effraya personne. On nettoya la place, on abattit la statue ; et Aurelius, évêque de Carthage , fit du temple une église qu’il dédia à Jésus-Christ. Il y célébra avec un concours extraordinaire la solennité de Pâques. Un grand nombre de païens se convertirent. Cependant la superstition ne tomba pas avec la statue : sur la foi d'une prétendue prophétie, les païens débitaient que la déesse triompherait un jour de ses destructeurs. On recommença même à lui offrir des victimes; et, ce qui semble incroyable, il y eut des chrétiens assez grossiers pour mêler ce culte impie avec le culte de Dieu. Constance, ayant été nommé Auguste en 421, arrêta ce désordre en faisant abattre le temple jusqu'aux fondements : la place fut destinée à servir de cimetière commun. Cette destruction d’idoles, ordonnée par Honorius, souleva les païens en quelques villes : ils massacrèrent à Sufes, en Byzacène, soixante chrétiens, qui avaient brisé une statue d’Hercule.

Ce fut cette année qu’Honorius alla pour la première à Ravenne, où trois ans après il fixa sa résidence. Il y n’y séjourna que peu de jours. Etant de retour à Milan, il réforma par une même loi deux abus qui affligeaient les Gaules. Il y avait dans ces provinces beaucoup de riches habitants que leurs privilèges exemptaient du paiement des tributs. Ainsi le fardeau tombait sur les moins capables de le soutenir. Ce mal en avait produit un autre. Les débiteurs du fisc, obligés à se défaire de leurs terres, ne trouvaient à les vendre qu’à condition qu’après s’en être dépouillés, ils continueraient d’en payer les charges. C’était vouloir tirer de ces malheureux ce qu’ils n’avoient plus. Les provinces portèrent leurs plaintes à l’empereur. Il abolit toutes les exemptions, réduisit tous les habitants au droit commun, ordonna une répartition proportionnée à la fortune de chacun, et défendit ces transactions injustes, qui tout à la fois ruinaient les vendeurs et renvoient la perception des deniers du fisc absolument impossible.

An. 4oo.

Stilicon, moins jaloux des titres d’honneur que de la réalité du pouvoir, avait jusqu’alors différé de prendre le consulat qu’il donnait aux autres. Il fut consul l’année suivante avec Aurélien. Il célébra son entrée dans cette charge avec toute la pompe qui convenait au véritable maître de l’Occident. Il alla ensuite à Rome, où il ne s'était pas montré depuis cinq ans. Il y reçut les hommages du sénat et du peuple. On lui prodigua dans les acclamations publiques les titres de seigneur et de père. Les Romains n’étaient plus alors ce qu’ils avoient été sous les premiers empereurs, lorsque le nom de dominus, même dans le souverain, révoltait leur fierté, et que les princes modérés le rejetaient comme une indécente flatterie. Domitien et ses successeurs y avoient accoutumé les oreilles; et dans le suprême degré de puissance où Stilicon était élevé, il croyait faire assez pour son maître en lui laissant le titre d’Auguste. La poésie épuisa toutes ses hyperboles pour chanter les louanges du nouveau consul; l’Afrique envoya pour ses jeux ce qu’elle avait d’animaux plus rares et plus féroces.

Cependant les provinces gémissaient. L’Afrique proconsulaire, accablée d’impôts, et encore plus épuisée par les rigueurs et les chicanes de l’exaction, députa Mécilien à la cour. Ses plaintes donnèrent occasion à plusieurs lois, que l’impitoyable avidité des exacteurs sut bien rendre inutiles. La Gaule ressentit les mêmes maux, et se dépeuplait sensiblement par la désertion des habitants. Ces désordres préparaient la perte de l’Occident, et frayèrent le chemin aux barbares, qui attaquèrent cette année le cœur de l’empire. Alaric s’ennuyait de porter depuis quatre ans en Illyrie le titre oisif de commandant des troupes. Ses soldats, qui ne recevaient point d’Arcadius la solde promise, le proclamèrent roi des Visigoths, dont jusqu’alors il n’avait été que le chef. Sous ce nouveau titre il se joignit à Radagaise , qui commandait au-delà du Danube une autre partie de la nation gothique : ces deux capitaines réunis, laissant Sirmium sur la droite, marchèrent vers l’Italie au travers de la Pannonie. Il était temps de mettre l’Italie en état de défense. Le désordre régnait parmi les troupes. On obtenait par protection des lettres de vétérance sans avoir servi, ou dès les premières années de service. D’autres s’engageaient dans la cléricature pour se soustraire à la milice. L’empereur déclara qu’on n’aurait aucun égard à ces lettres illusoires; il défendit d’attacher aux fonctions ecclésiastiques ceux que leur âge, leur force, leur taille, renvoient capables de porter les armes , s’ils étaient destinés par état à la profession militaire. Tels étaient les fils des vétérans, et les barbares auxquels on avait donné des terres à cette condition. Il en fit faire la recherche pour les forcer au service. Il eut même recours à la dernière ressource que la politique emploie à regret dans les plus grandes extrémités: il rappela ceux qui avoient été bannis ou condamnés aux mines pour quelque cause que ce fût, pourvu qu’ils eussent obéi à la sentence. On ne voit pas que ces ordonnances aient produit aucun effet salutaire, ni qu’on ait opposé aucune armée aux barbares. Alaric et Radagaise assiégèrent Aquilée et ravagèrent toute la contrée voisine. Mais, n’ayant pu se rendre maîtres de la ville, ils repassèrent les Alpes pour rassembler de plus grandes forces. Alaric, encore plus avide de gloire que de butin, désirait ardemment de prendre Rome: en conséquence d’un oracle, si cependant ce prince a jamais suivi d’autre oracle que son propre courage, il se vantait qu’un jour il vengerait les nations asservies par cette ville superbe.

Il est vraisemblable que, dans le dessein de ruiner l’empire, Alaric agissait de concert avec Gainas et Tribigilde. Ceux-ci trouvaient moins de résistance en Orient, où le gouvernement était réduit à une extrême faiblesse. Depuis la disgrâce d’Eutrope, Eudoxie régnait sans aucun rival sur l’esprit d’Arcadius, et cette princesse impérieuse était elle-même gouvernée par ses eunuques et par les femmes de sa suite. Leur insatiable avarice épuisait l’état; leurs cabales et leurs jalousies occupaient uniquement le prince et la cour; les hommes du plus grand mérite étaient le jouet de leurs intrigues. Eudoxie n’avait eu jusqu’alors que le titre de nobilissime: le 9 de janvier elle prit celui d'Auguste, et fit à cette occasion porter son image dans les provinces, où elle reçut les honneurs qu’on a voit coutume de rendre aux empereurs; ce qui n’avait encore été pratiqué en faveur d’aucune impératrice. On en murmura comme d’une innovation, et Honorius s’en plaignit dans une lettre qu'il écrivit à son frère. Mais l’exemple subsista; les impératrices s’en firent dans la suite un droit; elles prirent même tous les titres honorifiques que le respect ou l’adulation avoient attachas à la personne des souverains. Eudoxie accoucha au mois d’avril d’une troisième fille qui fut nommée Arcadia.

L’infidélité de Gaïnas était connue de tout l’empire; mais l’inaction de l’empereur donnait lieu de croire que la cour était encore trompée par ses artifices. Gaïnas n’en doutait pas; et il sut profiter de cette confiance pour faire le médiateur entre le prince et le rebelle Tribigilde. Il négocia un traité dont il se rendit garant; et à peine l’eut-il conclu, qu'il se pressa de le violer. Son dessein n’était que d’amuser Arcadius et de l’empêcher de se mettre sur ses gardes. Gaïnas et Tribigilde se mirent en marche; et s’étant joints à Thyathire, ils résolurent d’aller ensemble s’enrichir du pillage de Sardes, capitale de la Lydie, ville ouverte et sans garnison; ce qu’ils auraient exécuté, si des pluies abondantes, qui firent déborder les rivières, n’eussent rendu les chemins impraticables. S’étant donc séparés, et ravageant tout sur leur passage, Gaïnas marcha en Bithynie et se rendît à Chalcédoine : Tribigilde prit la route de l’Hellespont et arriva à Lampsaque.

Constantinople, dépourvue de troupes, et apercevant déjà l’incendie des villages au-delà du Bosphore, était dans une étrange consternation. Arcadius, plus alarmé que personne, assembla son conseil. On crut qu’il y aurait de l’imprudence à s’exposer sans forces aux attaques d’une armée nombreuse, commandée par un général habile et désespéré. II faillait, disait-on, dans une nécessité si pressante, offrir à l’ennemi ce qu’il pouvait emporter de force. En conséquence de cette délibération, Arcadius écrivit à Gaïnas que pour le satisfaire il n’attendait qu’a être instruit de ses demandes. Gaïnas demanda qu’on lui mit entre les mains Aurélien, Saturnin et le comte Jean. C’étaient les premiers de la cour; Saturnin est connu depuis le règne de Valens. Aurélien, sept ans auparavant préfet de Constantinople, consul cette année même et préfet du prétoire, jouissait d’une haute considération dans tout l’empire. Bienfaisant par inclination , il ne faisait usage de son pouvoir que pour le soulagement des peuples. Il avait un fils nommé Taurus, qui donnait de grandes espérances. Le comte Jean était confident d’Arcadius, et soupçonné d’être en même temps favori d’Eudoxie. Gaïnas craignait ces trois courtisans, et ne dissimulait pas le dessein qu’il avait de leur ôter la vie. On les sacrifia, ou plutôt ils s’offrirent généreusement eux-mêmes pour le salut de l’état, et allèrent se livrer à Gaïnas, qu’ils rencontrèrent dans l’Hippodrome, à quelque distance de Chalcédoine. Jean Chrysostôme partit avec eux; et son éloquence adoucit tellement le cœur du barbare, qu’il ne leur fit souffrir d’autre supplice que la crainte de la mort. Après les avoir condamnés à perdre la tête, il donna secrètement ordre à l’exécuteur de leur faire seulement sentir le tranchant de l’épée, et il les envoya en exil. Ils revinrent à Constantinople après la mort de Gaïnas. Quelques années après, Aurélien étant une seconde fois préfet du prétoire, fut honoré du titre de patrice, et le sénat lui fit dresser une statue, comme au libérateur de la patrie.

Le général des Goths poussa plus avant le mépris de la majesté impériale; il obligea l’empereur à veuille trouver à Chalcédoine pour traiter des conditions de l’accord. Ils conférèrent ensemble dans l’église de Sainte-Euphémie, aux portes de la ville. On convint que Gainas et Tribigilde poseraient les armes; qu’ils seraient reçus dans Constantinople avec leurs soldats, et qu’ils y pourraient demeurer en sûreté; que Gainas conserverait la qualité de général, et qu’il serait décoré des ornements consulaires. Le traité fut juré de part et d’autre; mais le serment n’était sincère que du côté d’Arcadius. Gaïnas rentra dans Constantinople aussi malintentionné qu’il en était parti. 

Jean Chrysostôme, zélé pour la conversion des Goths, avait ordonné des prêtres catholiques de leur nation. Il envoyait les uns vers le Danube pour instruire leurs compatriotes, et ils en convertissaient un grand nombre. Il employait les autres à Constantinople. Le saint évêque leur avait donné l’église de Saint-Paul, où les e Goths catholiques s’assemblaient ; il y faisait lire des passages choisis de l’Ecriture sainte, traduits en leur langue; il les instruisit lui-même par le secours d’un interprète; il formait des catéchistes et des prédicateurs entre ceux de leurs ministres qui montraient plus de talent pour la parole. Gaïnas et les Goths ariens étaient obligés de s’assembler hors de la ville sous des tentes. La loi de Théodose leur avait interdit l’usage de toutes les églises. La fierté de Gainas ne put souffrir cette distinction. Il demanda à l’empereur une église pour lui et pour ceux de sa suite. Arcadius n’osait rien refuser à celui auquel il venait d’être forcé de sacrifier ses plus fidèles serviteurs. Il lui promit de le satisfaire; et, ayant fait venir l’évêque, il lui exposa la demande de Gaïnas, et combien il était dangereux d’irriter un barbare si redoutable. L’évêque lui répondit que le prince n’était pas le maître de disposer à son gré de la maison de Dieu; que, pour lui, il ne souffrirait jamais qu’on fermât une église aux fidèles qui venaient y célébrer les louanges du fils de Dieu pour l’ouvrir à ceux qui ne s’y rendraient que pour l’insulter par leurs blasphèmes. Prince, continua-t-il, si vous craignez ce barbare, permettez-moi de lui parler en votre présence, et écoutez-nous sans rien dire. J’espère lui fermer la bouche, et le réduire à se désister d’une prétention sur laquelle on ne peut sans crime lui rien accorder. L’empereur y consentit avec joie et les manda tous deux le lendemain. Chrysostôme se rendit au palais, accompagné des prélats qui se trouvaient pour lors à Constantinople. Gaïnas, avec sa hardiesse ordinaire, somma le prince de sa parole; il représenta que ce serait lui faire injure de lui refuser une église; qu’il ne pouvait se joindre dans les prières à ceux dont il était séparé dans la doctrine; et qu’après ce qu’il avait fait pour l’honneur et la défense de l’empire, il méritait bien cette déférence. Mais Chrysostôme prenant la parole, et tenant en main la loi de Théodose qui ôtait aux sectaires toutes les églises de Constantinople : «Il est vrai ( dit-il à Gaïnas) que vous avez servi le père de l’empereur, mais jugez vous-même si les récompenses n’ont pas au moins égalé les services. Considère ce que vous étiez et ce que vous êtes. Né barbare, fugitif de votre pays, réduit à la plus extrême misère, vous trouvâtes un asile entre les bras de Théodose; vous y trouvâtes des richesses et des honneurs. Vous lui jurâtes alors de le servir lui et ses enfants, et d’observer fidèlement les lois de l’empire. Vous êtes maintenant général; vous portez les ornements de la dignité consulaire. Comparez ces habits dont vous êtes revêtu avec ceux sous lesquels vous passâtes le Danube. Souvenez-vous de votre serment. Voici une de ces lois auxquelles vous avez juré d’obéir. N’oubliez pas tes bienfaits du père, auxquels les enfants n’ont cessé d’en ajouter de nouveaux. Les empereurs sont-ils seuls obligés à la reconnaissance? et vous est-il permis d’être ingrat? Pour vous, prince (ajouta-t-il en se tournant vers Arcadius), c’est à vous à maintenir les saintes ordonnances de votre père. Vous perdriez moins en renonçant au nom d’empereur qu’à celui de prince catholique; et vous ne pouvez conserver ce dernier titre, si vous abandonnez la maison de Dieu à un culte qui l’outrage». Ces paroles foudroyèrent l’audace de Gaïnas; il se retira confus, renfermant sa douleur et sa honte, mais se promettant d’être bientôt le maître de toutes les églises.

La charge de commandant-général de la cavalerie et de l’infanterie lui donnait autorité sur toutes les troupes. Il ne retint dans Constantinople que les Goths, et dispersa tous les autres soldats dans les villes et dans les villages d'alentour. Il éloigna sous divers prétextes la plupart des troupes de la garde impériale : en sorte que Constantinople semblait être devenue barbare, et que les citoyens naturels se voyaient réduits à une sorte de captivité. Le dessein de Gaïnas était de commencer par enlever l’argent des banquiers, dont les comptoirs étaient réunis dans une des places de la ville; ce devait être le signal d’un pillage et d’un massacre général. Mais ce projet ayant transpiré, et les banquiers ayant fermé leurs comptoirs et transporté leur argent en lieu sûr, il envoya au commencement de la nuit une troupe de Goths avec ordre de mettre le feu au palais. Ceux-ci, frappés sans doute d’une terreur panique, crurent voir un grand nombre de soldats romains bien armés, qui faisaient le guet et en défendaient l’approche. Ils retournèrent avec effroi en rendre compte à Gaïnas. Ce général, qui savoir qu’il ne pouvait y avoir alors de troupes romaines à Constantinople, se moqua de leur épouvante, et en envoya d’autres. Ceux-ci, prévenus de cette vision, revinrent encore sur leurs pas. La même chose arriva la nuit suivante. Enfin, Gaïnas voulut s’instruire par ses propres yeux; et, soit que les officiers du palais, avertis du dessein de Gaïnas, eussent usé de quelque stratagème, soit que le récitée tant de soldats eût fait impression sur une âme d'ailleurs intrépide, il s’imagina voir cette armée nocturne, et se persuada que c'étaient des troupes qui se tenaient cachées pendant le jour. Les auteurs contemporains, aussi crédules que les Goths, donnent à cette apparition une cause qui dispense de tout examen; ils s'accordent à dire que ce fut un miracle, et qu’une multitudes d’anges vinrent monter la garde autour du palais.

Les Goths, se croyant environnés d’ennemis invisibles, n’osaient plus se séparer, ni paraitre dans les rues qu’en ordre de bataille. Gaïnas craignait d’être surpris et accablé; il pensait qu’il fallait se rendre maître des dehors pour empêcher les troupes répandues autour de Constantinople de venir se joindre à celles qu’il y croyait cachées. Il partagea les Goths en deux corps, dont l’un devait demeurer dans la ville, et l’autre camper avec lui dans le voisinage, jusqu’à ce qu’il fût en état d’attaquer de concert les habitants par dedans et par dehors. Feignant donc d’être malade, et d’avoir besoin d’un air plus pur et plus libre, il sortit avec une partie de ses gens qui cachaient leurs armes, et alla camper à l’Hebdome. D’autres disent qu’il prit un prétexte de dévotion, et qu’il feignit d’aller faire des prières pour sa santé dans l’église de Saint-Jean-Baptiste, bâtie dans l’Hebdome par Théodose.

La terreur dont les Goths étaient frappés jeta le désordre parmi eux. Une grande partie de ceux qui avoient ordre de demeurer se joignit à ceux qui partaient; leurs femmes et leurs enfants se pressaient de les suivre. Un départ si précipité alarma le peuple; on soupçonna quelque mauvais dessein. On se renferme dans les maisons, on prend les armes  quelques-uns quittent la ville et vont chercher leur sûreté dans les îles et dans les bourgs des environs. La nuit se passe en tumulte. Une pauvre femme qui avait coutume de mendier à une des portes de la ville, y étant allée de grand matin, et voyant ce mouvement des Goths qui entraient et sortaient pour emporter leurs effets, se persuade qu’ils ont dessein de brûler la ville; elle se met à crier et à les accabler d’injures. Un Goth, voulant la faire taire, s’approche d’elle la hache levée pour lui abattre la tête; un soldat de la garde qui passait par là tue le Goth, et encore un autre qui voulait venger son camarade. On pousse des cris, le peuple accourt armé de tout ce qu’il trouve sous sa main; sans ordre et sans chef, il tombe sur les Goths, qui se défendent; on fait un grand carnage; enfin la multitude l’emporte sur les barbares; ils sont obligés de gagner le camp de Gaïnas. On ferme les portes. L’empereur déclare par un cri public Gaïnas ennemi de l’état, et ordonne de faire main basse sur les Goths, dont environ la cinquième partie se trouvait renfermée dans la ville. Ceux-ci, croyant leurs compagnons égorgés, mettent bas les armes, et demandent la vie. En même temps Gaïnas et ses gens se rapprochent pour les secourir. Les habitants se partagent; les uns montent sur la muraille et repoussent les Goths du dehors, les autres se jettent sur ceux du dedans; ils lés percent de traits, les assomment, les massacrent. Plus de sept mille Goths se renferment dans une église voisine du palais comme dans une asile : c’était celle où les catholiques de leur nation avoient coutume de s’assembler. L’empereur ordonne de les y forcer et de ne leur faire aucun quartier. Pour n’avoir point à combattre des gens désespérés, on met le feu au toit de l’église, on les accable des débris de la charpente embrasée. Ils furent brûlés avec l’édifice. Ce massacre se fit le 12 de juillet.

Gainas s’étant démasqué avec si peu de succès, n’avait plus de ressource qu’en une guerre ouverte. Il s’éloigna de Constantinople dans le dessein de s’emparer de la Thrace. Les villes y étaient en état de défense, et les habitants aguerris par les incursions des barbares, contre lesquels ils combattaient presque continuellement depuis plus de vingt ans. On avait retiré des campagnes et mis en sûreté dans les places fortes les grains, les fruits, les troupeaux. Il ne restait plus à Gaïnas que des masures et l’herbe des champs. Cependant on redoutait autant sa cruauté que sa bravoure, et personne n’osait aller ni le combattre, ni même traiter avec lui. Dans cette crainte universelle, on eut recours à Jean Chrysostôme, le seul homme intrépide qui fût dans s Constantinople. Il accepta cette commission, plus dangereuse pour lui que pour tant autre, après la liberté avec laquelle il avait confondu Gaïnas. Il alla le trouver en Thrace; et l’on vit en cette rencontre combien est forte et victorieuse l’impression que fait la vertu. Le barbare, averti de son approche, va bien loin au-devant de lui; il lui prend la main et l’applique sur ses yeux; il lui présente ses enfants et leur fait embrasser les genoux du saint évêque. Toutefois ne voit pas que cette députation ait produit aucun effet.

Les Goths ne trouvant pas de quoi subsister, se retirèrent dans la presqu’île de Thrace. Gaïnas désirait traverser l’Hellespont et retourner en Asie, dont il espérait se rendre maître. Il força la longue muraille qui, s’étendant depuis Cardie, sur le golfe de Mêlas, jusqu’à la Propontide, fermoit la Chersonèse, et borda de ses troupes la côte du détroit. L’empereur, qui n’avait pour l’ordinaire d’autre conseil que celui d’Eudoxie, consulta cette fois le sénat, et fit un bon choix. Il opposa au rebelle un capitaine de la même nation, plein de valeur et d'expérience. C’était Fravite, qui, vingt ans auparavant, avait signalé son zèle en tuant Eriulphe, chef de la faction des Goths conjurés contre l’empire. Il n’avait encore fait que le métier de partisan; on l’avait employé avec succès à purger la Syrie des brigands qui l’infestaient depuis la Cilicie jusqu’en Palestine. On rapporte qu’il était d’une complexion délicate et sujet aux maladies, mais que la vigueur de son âme surmontait la faiblesse de son tempérament. On ne lui reproche que d’avoir été opiniâtrement attaché au paganisme, rapportant tous ses succès à la puissance de ses dieux. Il rassembla les troupes, et vint se poster sur la côte d’Asie, vis-à-vis de Gaïnas, pour lui disputer le passage de l’Hellespont. Les deux armées demeurèrent campées pendant quelque temps, le détroit entre deux. Fravite profita de cette inaction. Les troupes de l’empire étaient sans vigueur, sans courage, peu instruites des évolutions militaires. Il les dressa par de continuels exercices, et sut leur inspirer tant d’ardeur et de confiance, qu’elles ne désiraient que l’occasion de se signaler. Pour lui, toujours en action, il veillait jour et nuit sur la discipline de son camp et sur les projets de Gaïnas. Il avait formé une petite flotte avec des vaisseaux légers ramassés de toutes parts: en sorte qu’il était maître de la mer; et, ne se hasardant qu’avec prudence, il alloti lui-même visiter les côtes, et éclairait de près les mouvements des ennemis. Enfin Gaïnas, ayant épuisé les subsistances, résolut de risquer le passage. Il fit faire des bateaux à la hâte pour le transport des hommes et des chevaux; et les ayant chargés de troupes, il les abandonna dans le détroit, avec ordre de gagner à force de rames le bord opposé. Il se persuadait que la flotte de Fravite ne tiendrait pas contre des troupes aguerries et beaucoup plus nombreuses, dont elle se verrait investie de toutes parts. Les Goths étaient fort mauvais constructeurs, et ces bateaux étaient si mal faits, qu’il était presque impossible de les gouverner. Fravite les laissa d’abord avancer: quand il les vit en désordre, emportés par le courant, alors se mettant à la tête de sa flotte, et prenant le dessus du vent qui soufflait avec force, il alla heurter de sa proue le premier bateau, et le coula à fond avec toute sa charge. Ses gens imitèrent sa manœuvre. Les Goths à découverts, percés de flèches, tâchaient en vain d’aborder les vaisseaux ennemis, qui, semblables à des tours flottantes, braisoient, renversaient, abîmaient tout ce qu’ils choquaient. La seule agitation des flots séparait les planches mal jointes, et détruisit plusieurs bateaux. Bientôt l’Hellespont fut couvert de débris et de cadavres, au travers desquels les vaisseaux de Fravite voguaient en liberté , achevant à coups de crocs, de rames et de traits, ceux qui tâchaient de se sauver à la nage.

Gaïnas était resté sur le rivage avec une partie des troupes. Après cette perte irréparable, il quitta la Chersonèse. Fravite se retira dans son camp sur la côte d’Asie. II ne s’était trouvé aucun courtisan qui osât partager le péril avec lui; il s’en trouva beaucoup qui censurèrent sa conduite : c’était, disait-on, un traître qui n’avoit pas poursuivi Gainas dans sa retraite, parce qu’il ménageait ses compatriotes et qu’il voulait perpétuer la guerre. Fravite, informé des mauvais offices qu’on lui rendit à la cour, s’y transporta aussitôt. Il fut innocent dès qu’il parut; sa noble assurance déconcerta la calomnie, et l’empereur le nomma consul pour l’année suivante. Cependant Gaïnas, avec le reste de ses troupes, faisait diligence pour regagner le Danube. Craignant d’être attaqué dans sa route, et se défiant des Romains qui étaient dans son armée, il les fit tous massacrer, et passa le fleuve avec ses barbares, à dessein de se fixer dans les anciennes demeures des Goths. Mais Uldès, chef des Huns de ces cantons, aima mieux acheter l’amitié des Romains aux dépens de ce fugitif que de laisser établir un voisin si dangereux. Il vint l’attaquer à la tête de ses troupes. Il se livra plusieurs combats, dans lesquels les Goths disputèrent la victoire. Enfin , après une défaite totale, Gaïnas fut tué en combattant avec courage. Le vainqueur envoya sa tête à l’empereur, qui la reçut le troisième de janvier de l’année suivante. Arcadius reconnut ce service par des présents considérables, et par un traité d’alliance qu’il conclut avec les Huns. Peu de temps après, des esclaves fugitifs et déserteurs, qui se disaient de la nation des Huns , ravageant les campagnes de la Thrace, Fravite, chargé de cette expédition, détruisit ces brigands et en délivra le pays. Tribigilde avait perdu la vie, soit dans l’entreprise du passage de l’Hellespont, soit dans les combats contre les Huns.

On aperçut cette année à Constantinople une comète d’une grandeur extraordinaire, et qui paraissait très- voisine de la terre. Comme elle se montra dans le temps que Gaïnas travaillait à se rendre maître de la ville, on ne manqua pas d’y voir un pronostic des plus grands malheurs. Il y avait eu dès le commencement de l’année un tremblement de terre qui se renouvelait plusieurs fois le jour. Selon saint Jean Chrysostôme, l’effroi qu’il causa opéra grand nombre de conversions, qui ne se soutinrent pas longtemps après que la terre eut cessé de trembler.

An 401

Fravite eut pour collègue dans le consulat Ragonius Vincentius Celsus, qui depuis quatre ans était préfet du prétoire des Gaules. C’était un homme vertueux, et fort ami de saint Martin. Il avait d’abord été avocat au tribunal du préfet de Rome. Sa probité et ses talents l’élevèrent par degrés aux premiers honneurs. Etant intendant des vivres, il remplit les fonctions de sa charge avec tant d’équité, qu’après qu’il en fut sorti, les compagnies soumises à cette magistrature, lorsqu’elles n’avaient plus rien à espérer ni à craindre de lui, se réunirent pour lui ériger une statue. Elles eurent soin de consacrer dans l’inscription cette glorieuse circonstance, pour faire connaitre que la flatterie n’avait eu aucune part au témoignage de leur estime. Les trois années suivantes fournirent peu d’événements pour l’empire d’Orient. Le froid fut si excessif dans l'hiver de 401, que le Pont-Euxin fut glacé pendant un mois. Les glaces s’étant ensuite rompues, Constantinople, pendant plusieurs jours, en vit flotter des montagnes qui se conservaient encore longtemps entières dans la Propontide. La même année, au mois de janvier, il naquit à Arcadius un fils qu’il nomma Théodose. Il lui donna dès sa naissance le titre de César, l’année suivante celui d’Auguste, et le consulat lorsque cet enfant finissait sa seconde année. En 4o2, on parle d’un grand tremblement de terre à Constantinople. L’année suivante, le 10 ou 11 février, Eudoxie accoucha de Marine, sa quatrième et dernière fille. Arcadius rétablit et augmenta une ville ancienne de Thrace nommée Bergules, au pied du mont Rhodope, entre Andrinople et Héraclée; elle prit le nom d’Arcadiopolis.

Les ariens excitèrent un grand trouble à Constantinople. Une loi d’Arcadius, donnée en 396, leur défendait de s’assembler dans leur ville, soit le jour, soit la nuit, pour faire leurs prières. Ils se réunissaient donc dans les campagnes voisines le samedi, le dimanche, et les autres jours de fêtes. Mais, avant que de se rendre au lieu marqué, ils s’attroupaient sous certains portiques de la ville, et dès avant le jour ils partaient tous ensemble, et traversaient Constantinople en chantant des hymnes remplies de leurs erreurs et injurieuses à la doctrine orthodoxe. Saint Jean Chrysostôme, pour combattre ce scandale, leur opposa des processions semblables, où les fidèles chatoient des hymnes conformes au dogme catholique. Ce contraste produisit un désordre qu’il n’avait pas prévu. Comme les processions des catholiques, favorisées de l’impératrice, étaient plus brillantes et plus pompeuses que celles des ariens, ceux-ci, fiers encore de leur ancien pouvoir, en conçurent du dépit; ils en vinrent aux mains. Brison, un des principaux eunuques du palais, qui faisait l’office de maître des cérémonies pour les catholiques, fut blessé au front d’un coup de pierre. Il y eut des gens tués de part et d’autre. L’empereur défendit ces processions et ces chants nocturnes.

L’événement le plus mémorable de ce temps-là fut la destruction des temples de Gaza. Cette ville, plus obstinée qu’aucune autre dans le culte idolâtrique, avait de nouveau ouvert le temple de Marnas, et les païens maltraitaient l’évêque Porphyre qui s’opposait à leur impiété. Ce prélat avait obtenu d’Arcadius, par le crédit de saint Jean Chrysostôme, un ordre de fermer tous les temples et d’en briser les idoles. Mais un officier nommé Hilaire, chargé de l’exécution, s’était laissé gagner par argent; et l’idolâtrie régnait à Gaza. Marnas continuait de rendre ses oracles; on lui faisait publiquement des sacrifices. Porphyre, ne pouvant plus supporter l’audace des païens qui, faisant le plus grand nombre, opprimaient les chrétiens, même dans les fonctions civiles, fit le voyage de Constantinople avec Jean de Césarée, son métropolitain. Ils y arrivèrent peu de jours avant la naissance de Théodose. Saint Jean Chrysostôme, qui dès-lors était devenu odieux à l’impératrice, leur procura la recommandation de l’eunuque Amantius. Eudoxie leur fit un bon accueil; elle parla en leur faveur à son mari. Arcadius fit d’abord difficulté de les satisfaire, craignant d’irriter les païens de Gaza, qui payaient des tributs considérables. Théodose étant né, l’impératrice leur conseilla de dresser une requête, et de la mettre entre les mains de son fils lorsqu’il sortirait des fonts baptismaux. Saint Jean Chrysostôme étant pour lors absent de Constantinople, le prince fut baptisé par Séverin, évêque de Gabales, et le baptême fut célébré avec une grande pompe. Les deux évêques ayant présenté leur requête à l’enfant, selon l’avis de l’impératrice, un des principaux de la cour, qui le tenait entre ses bras, lui fit pencher la tête, et dit : Sa majesté accorde la requête. Ce jeu réussit auprès d’Arcadius; sollicité en même temps par Eudoxie, il consentit à tout, disant que le premier ordre que donnait son fils, il ne voulait pas le dédire. L’impératrice fit aussitôt expédier la commission. Un chrétien zélé, nommé Cynége, qui en fut chargé, s’en acquitta avec vigueur, malgré les cris et le désespoir des idolâtres. Les troupes qu’on fit entrer dans la ville les tinrent en respect. Toutes les idoles furent brisées, tous les temples abattus. On brûla celui de Marnas, et l’on bâtit sur la place une église qu’on dit avoir été la plus grande qui fût alors. L’impératrice fournit à la dépense, et fit aussi construire un hôpital pour les voyageurs. Saint Jean Chrysostôme envoya des moines dans le reste de la Phénicie pour y effacer toutes les traces du paganisme. Ces missions ne coulèrent à l’empereur que son consentement. Le saint prélat engagea des femmes chrétiennes à consacrer à cette pieuse entreprise une partie de leurs richesses. Les missionnaires eurent beaucoup à souffrir de l’opiniâtreté des peuples; mais leur zèle et leur constance triomphèrent de tous les obstacles. Alors furent détruits le fameux temple d’Astarté à Sidon, celui de Vénus à Byblos; et ce pays, si renommé dans les annales de l’idolâtrie, et qui se vantait d’être le berceau de tant de divinités, fut entièrement purgé de ses anciennes superstitions.

Pendant que l’Orient voyait sans effusion de sang  tomber ses temples et ses idoles, l’Italie était le théâtre d’une guerre sanglante. Alaric avait ramassé de nouvelles forces. Les mines de fer de l’Illyrie, dont il était le maître, lui avoient fourni des armes; son pays natal lui avait envoyé des soldats, et il trouvait les autres ressources dans son expérience et dans son courage. Il prit le temps où les légions romaines étaient employées en Rhétie à repousser les barbares de Germanie qui s’étaient jetés dans ce pays. La saison de l’hiver était la plus favorable aux Goths, accoutumés aux glaces du nord. II passa donc les Alpes en automne; et, semant l’argent ainsi que l’épouvante, il s’empara des places qu’il rencontra sur son passage. Ses partis mettaient en feu la Vénétie et la Ligurie. Toute l’Italie était en alarme : grand nombre d’habitants fuyaient déjà en Sardaigne, en Corse, en Sicile. On ne croyait voir que présages funestes. Tandis qu’Honorius s’exerçait aux portes de Milan avec les cavaliers de sa garde, deux loups affamés vinrent se jeter sur la troupe. On les tua à coups de traits, et l’on trouva une main entière et encore fraîche dans le ventre de chacune des deux bêtes. La superstition tourna cette rencontre en prodige. On rappelait une ancienne prédiction selon laquelle les douze vautours qu’avait aperçus Romulus lorsqu’il fondait Rome signifiaient que cette ville subsisterait douze cents ans. On n’était encore qu’au milieu du douzième siècle; mais la crainte anticipait le terme. Le bruit de l’invasion des Goths se répandit rapidement jusqu’aux extrémités de l’empire d’Orient. Sur la fin de cette année 401 on faisait à Edesse, en Mésopotamie, des prières publiques pour obtenir de Dieu la délivrance de l’Italie. On craignait surtout pour la ville de Rome, dont on savait qu’Alaric désirait ardemment de se rendre maître. Stilicon en fit réparer les murailles, et la reconnaissance du sénat et du peuple érigea aux deux empereurs des statues dont l’inscription subsiste encore. Lorsque la puissance impériale était partagée, c’était la coutume de joindre ensemble les souverains sur les monuments publics, ainsi que dans l'inscription des lois.

La cour, qui était à Milan, effrayée de l’approche d’Alaric, se préparait à se retirer en Gaule. Stilicon rassura les esprits : il protesta que ni sa femme, ni son fils, ni l’empereur même, ne quitteraient l’Italie, et promit de ramener au plus tôt les troupes de Rhétie. Il passa sur une barque le lac de Côme, et traversa à cheval, au milieu de l’hiver, les Alpes couvertes de glaces; couchant dans les cavernes ou dans des cabanes de bergers. Lorsqu’il eut joint les troupes romaines, il traita avec les barbares. Son nom était respecté de ces peuples; ils se retirèrent dans leur pays, lui laissant autant de leurs soldats qu’il en voulut accepter : car il craignait qu’un trop grand nombre ne fût à charge à l’Italie et difficile à gouverner. Dès la première nouvelle de l’invasion d’Alaric, il avait rappelé les cohortes qui gardaient les bords du Rhin. Elles vinrent le joindre en Rhétie, et ne retournèrent plus dans le pays dont la défense leur avait été confiée; ce qui facilita dans la suite aux barbares l’entrée de la Gaule. Stilicon, ayant ordonné au reste de l’armée de le suivre en diligence, reprit le chemin de Milan avec la cavalerie légère.

Alaric avait déjà passé l’Adda, et s’était rendu maître du pont. Stilicon balança d’abord s’il devait attendre son armée, on s’il hasarderait le passage avec ses cavaliers. Le danger où était Honorius le détermina à prendre le parti le plus périlleux. S’étant écarté de l’ennemi, il choisit un abord commode pour les chevaux, traversa le fleuve pendant la nuit, partie à la faveur d’un gué, partie à la nage, passa sur le ventre d’un détachement qu’Alaric lui avait opposé sur l’autre bord, et gagna Milan à toute bride. L’approche de ces cavaliers jeta d’abord l’alarme dans la ville; on les prit pour des ennemis. Mais, dès qu’on eut reconnu Stilicon, on courut en foule au-devant de lui, et on les reçut avec de grandes acclamations de joie.

La bataille de Pollence, qui, selon l’opinion la plus vraisemblable, fut livrée le 6 d’avril 402, est un événement célèbre, mais enveloppé d’incertitudes. Les poètes du temps donnent la victoire à Stilicon: ce témoignage n’est pas d’un grand poids. Zosime nous manque en cet endroit. Entre les historiens, qui ne sont ici que des chronologistes ou des abréviateurs, les uns attribuent tout le succès aux Goths; mais ils sont Goths eux-mêmes : les autres le partagent entre les Goths et les Romains; ceux- ci me semblent plus croyables. Il y a toute apparence que cette bataille fut une de celles où les deux partis, également vainqueurs et vaincus, s’attribuent chacun la victoire. Je vais recueillir les circonstances qui me paraissent s’accorder le mieux ensemble et avec la suite des événements.

Alaric, averti de la marche de l’armée de Rhétie, tenta de gagner par un traité ce qu’il ne pouvait espérer d’une victoire. Il députa vers Honorius, et lui proposa, ou de permettre aux Goths de s’établir en Italie, dans laquelle ils vivraient tranquillement et en bonne intelligence avec les Romains, ou d’accepter la bataille pour décider laquelle des deux nations céderait le pays à l’autre. L’empereur, après en avoir délibéré avec son conseil, offrit aux Goths un établissement au-delà des Alpes. Alaric y consentit; il passa le Pô, et se mit en marche vers les Alpes qui séparent la Gaule de l’Italie. Celte concession, suggérée par Stilicon, n’était qu’un piège pour tromper Alaric. Stilicon, a la tête de son armée qui arriva dans le même temps, le suivit, cherchant l’occasion de le surprendre. Il crut l’avoir trouvée près de Pollence, où le roi des Goths s’était arrêté pour faire reposer sa cavalerie. Pollence était une ville de Ligurie sur le fleuve Tanaro. C’est encore aujourd’hui un bourg du Piémont, un peu au-dessous de Quierasc. Le jour de Pâques tombait cette année le 6 d’avril; et les Goths, se reposant sur la foi des Romains, ne s’occupaient que de la célébration de cette grande fête , lorsque Stilicon mit ses troupes en bataille. Pour diminuer en quelque sorte l’odieux de sa perfidie, il ne voulut point se trouver à l’action, et chargea du commandement de l’armée un capitaine barbare et païen nommé Saül, qui avait servi sous Théodose. Alaric, surpris d'un mouvement si imprévu, eut bientôt rangé son armée en bon ordre. Quoique engagé dans les erreurs de l’arianisme, il était religieux : résolu d’éviter le combat ce jour-là, il se tint sur la défensive : enfin il se vit forcé d’en venir aux mains, et fit usage de toute sa valeur. Il eut d’abord de l’avantage. A la tête des Alains qui servaient dans l'armée romaine était un guerrier de petite taille, mais d’un grand courage, exercé dans les combats, couvert de cicatrices et de gloire. Stilicon avait conçu d’injustes soupçons de sa fidélité, et l’avait offensé par des reproches outrageants. Cet officier généreux, mais féroce et ennemi des apologies, voulut prouver son innocence à sa manière; il se précipita avec sa troupe au travers de l’armée des Goths, et y trouva une mort honorable. Les Alains prirent la fuite, et ils entraînaient avec eux le reste de la cavalerie, lorsque Saül la fit soutenir par l’infanterie; ce qui changea la face du combat. Après une vigoureuse résistance, les Goths plièrent; on les poussa bien loin avec un grand carnage; leur camp fut pillé; la femme d’Alaric y fut prise avec ses enfants; les pr­sonniers, qu’il trainait en grand nombre, furent délivrés de leurs fers, et se joignirent aux vainqueurs. Tout était perdu pour Alaric, excepté le courage et la présence d’esprit. Ce fut alors que, voyant les Romains plus occupés du pillage que du combat, il rallia ses troupes; et, les animant par son exemple, il retourna sur l’ennemi avec tant de vigueur, qu’il lui arracha la victoire, et lui rendit cette journée aussi funeste à la fin qu’elle l’avait d’abord été pour les Goths.

Une bataille si sanglante avait également affaibli les deux partis. Les Romains en déroute sauvèrent cependant le butin qu’ils avoient fait dans le camp des Goths. Alaric se retira sur l’Apennin. Il y manquait de vivres, et Stilicon aurait pu lui fermer la retraite. Mais le général romain craignit que le désespoir ne portât Alaric dans le cœur de l’Italie, et n’exposât Rome même à sa fureur. II convint avec lui que les Goths sortiraient du pays, prenant le même chemin par lequel ils étaient entrés, sans faire aucun dégât sur leur route : il lui rendit sa femme, mais il garda ses enfants pour otages. Alaric reprit donc le chemin des Alpes Juliennes. Stilicon le suivait de près, bien résolu de l’attaquer dès que les Goths lui en fourniraient le prétexte en faisant quelque dégât; ce qui était inévitable dans une armée de barbares peu capables de discipline, et qui manquaient de tout. Comme ils approchaient de Vérone, Stilicon prétendit, que les Goths avaient contrevenu au traité, et les chargea avec toutes ses troupes. Les deux généraux se signalèrent en cette rencontre. Stilicon se trouvait partout, faisant en même temps le devoir de soldat et de capitaine. Alaric s’exposait au plus fort de la mêlée; il aurait même été pris, sans la précipitation des Alains auxiliaires de l’empire, qui, par une ardeur inconsidérée, jetèrent le désordre dans l’armée romaine. Le roi des Goths dut son salut à la vitesse de son cheval. Il sut encore rallier ses troupes; et, n’étant point abattu par tant de mauvais succès, il cherchait entre les montagnes un chemin pour entrer en Rhétie, et passer de là dans la Gaule. Mais Stilicon, qui avait des espions dans son armée, prévenait ses desseins et lui fermait tous les passages. Alaric, dépourvu de subsistances, se retrancha au pied d’une montagne. La faim, la contagion qui se mit dans ses troupes, la vue de ses enfants prisonniers, que les soldats romains lui montraient de loin avec insulte; enfin, tous les maux qu’il éprouvait déjà et ceux qu’il devait craindre pour l’avenir n’étaient pas encore capables de dompter ce fier courage. Il ne quitta l’Italie que lorsqu’il se vit lui-même abandonné. Ses soldats, mourant de faim et de maladie, passaient dans le camp des Romains. Des bataillons entiers désertaient, gagnés secrètement par l’argent de Stilicon. En vain Alaric, frémissant de courroux, attestant la foi qu’ils lui avoient jurée, leur présentant son épée et sa poitrine prête à recevoir la mort, s’efforçait de les retenir. Enfin, resté presque seul, plein de dépit et de rage, il s’enfonça dans les montagnes; et s’arrachant avec peine de l’Italie, qu’il avait regardée comme sa proie, il reprit le chemin de l’Illyrie, résolu de réparer sa honte, et de faire racheter bien cher aux Romains un succès qu’ils dévoient à leur perfidie plutôt qu’à leur valeur. Cette guerre, commencée dans l’automne de l’année précédente, fut terminée à la fin du printemps de celle-ci.

L’empereur avait tremblé plus d’une fois pendant le cours de cette expédition d’Alaric. On jugea que les Goths ayant appris le chemin des Alpes, Milan n’était plus un séjour assuré pour la cour. Il y avait plus de cent ans que Maximien Hercule y avait établi sa résidence, comme dans le lieu le plus propre pour arrêter les incursions des Allemands, et pour se porter, selon le besoin, soit en Germanie, soit en Illyrie. La proximité des barbares avait été la raison pour laquelle ce prince guerrier avait choisi Milan; ce fut celle qui détermina le timide Honorius à l’abandonner. Stilicon transféra la cour à Ravenne. Cette ville, située sur le golfe Adriatique, était d’un difficile accès, et donnait, en cas de péril, la facilité de passer en Epire. Ravenne, fondée par des Thessaliens dans le pays des anciens Hénètes, renouvelée par une colonie de Sabins, et comprise autrefois dans l’Ombrie, était ensuite devenue la capitale d’une province particulière nommée Flaminie, qui faisait partie du vicariat d’Italie. Elle porta d’abord le nom de Rhéné, parce qu’elle était environnée d’eaux; ce que ce mot signifié, selon l’étymologie grecque. Elle avait la mer à l’orient, à l’occident des marais, au septentrion le fleuve Utis, aujourd’hui Montone, au midi le fleuve Badésis, maintenant Ronco. Une branche du Pô, qu’on appelait le Fossé d’Ascon, baignait les murailles du côté du septentrion. L’empereur Auguste avait encore fait tirer du même fleuve un canal profond, qui circulait jusqu’à la mer du côté du midi, et dont une branche traversait la ville. Pour arriver à Ravenne du côté de la terre, il n’y avait qu’une chaussée étroite au travers des marais. La mer formait un port assez spacieux pour contenir deux cent cinquante vaisseaux. C’était dans ce port qu’Auguste et ses successeurs entretenaient la flotte qu’ils avoient sur la mer Adriatique. La ville était divisée en trois parties; la plus occidentale se nommait proprement Ravenne; la partie orientale, où était le port, avait le nom de Classis, à cause de la flotte : entre ces deux quartiers était celui qu’on appelait la Césarée. Le terrain de celui-ci était uni, affermi par le sable, par les cailloux, et propre au passage des voitures. Malgré les marais et l’abondance des eaux, l’air était très-pur à Ravenne, parce que la mer, montant dans les canaux, emportait par son reflux tout ce qui aurait pu le corrompre. Le courant des deux rivières contribuait au même effet; ce qui rendit ce lieu si sain, que les empereurs l’avoient choisi pour y faire entretenir et exercer les gladiateurs, dont ils avoient grand soin de conserver la vigueur et la santé. Du temps de Jornandès, évêque de cette ville, qui écrivit au milieu du sixième siècle, le port était déjà comblé et changé en de fertiles vergers. Depuis Honorius, Ravenne continua d’être le siège de l’empire en Occident, tant qu’il subsista; et c’est ce qui a fait donner à cette contrée le nom de Romanie ou Romagne, qu’elle conserve encore aujourd’hui.

L’effroi que le nom d’Alaric répandit en Italie avait causé la désertion dans les troupes. Honorius fît l’année suivante quatre lois pour remédier à ce désordre. Il ordonna la recherche des déserteurs, défendant de leur donner asile, sous peine de confiscation des terres et des maisons qui leur auraient servi de retraite. Il permit même aux particuliers de leur courir sus, et de les tuer, s’ils les trouvaient exerçant des brigandages, ressource de ses soldats fugitifs.

An 403

Cette année fut la dernière où Rome vit couler le sang des gladiateurs, spectacles inhumains qu’une cruauté héréditaire avait jusqu’alors maintenus malgré la loi de Constantin. L’Eglise en gémissait; et Prudence, dans un poème composé après la bataille de Pollence, venait de supplier Honorius de le proscrire. Mais une prière si raisonnable aurait peut-être été inutile, sans un accident singulier. Un saint anachorète nommé Télémaque était venu de l’Orient à Rome exprès pour engager les Romains à renoncer à ces jeux homicides. Un jour de spectacle il vint au milieu de l’arène; et se jetant entre les combattants, il s’obstinait à les séparer. Les spectateurs, irrités contre cet inconnu qui venait interrompre leurs plaisirs, le tuèrent à coups à de pierres. L’empereur en étant informé, honora Télémaque comme un martyr, et prit occasion de ce meurtre pour abolir à jamais ce cruel divertissement.

A peine Honorius fut-il établi à Ravenne, que les deux principales villes de l’Italie, Rome et Milan, se disputèrent à l’envi l’honneur de posséder l’empereur. Toutes deux lui députèrent les plus considérables de leurs citoyens. Rome l’invitait à venir recevoir, âpres la défaite d’Alaric, les mêmes hommages qu’elle lui avait préparés cinq ans auparavant après la victoire remportée sur Gildon. Elle lui représentait qu’elle était la mère et la reine des autres villes, le berceau de l’empire, et la demeure naturelle de ses maîtres; qu’elle les avait possédés dans son sein pendant plus de trois siècles, et qu’elle ne pouvait penser sans une extrême douleur que, depuis Constantin, elle n’eût vu qu’en passant trois de ses princes, Constance, Valentinien II et Théodose. Le consulaire Mallius Théodorus, député de Milan, appuyait sa demande sur une possession de cent années; c’était, selon lui, une prescription glorieuse qui formait un droit de préférence sur Rome; il conjurait l’empereur d’honorer de sa présence une ville accoutumée aux regards de ses souverains. Comme Stilicon retenait l’empereur à Ravenne et ne se hâtait pas de satisfaire l’empressement de Milan ni de Rome, le sénat romain, assemblé le treizième de juin, envoya une seconde députation qui l’emporta enfin sur la jalouse politique de Stilicon. Ce ministre craignait que son autorité ne fût éclipsée par celle du sénat. Honorius étant donc parti de Ravenne, passa par Fano, dans l’Ombrie, d’où il vint à Narni, et arriva à Rome dans les premiers jours de décembre. On le reçut avec joie et magnificence. Il en coûte peu aux princes pour se faire louer: on le loua beaucoup de ce qu’il n’a voit pas permis que les sénateurs marchassent devant son char, quoique sa sœur Placidie, et Eucherius, fils de Stilicon, lui eussent rendu cet honneur. Stilicon était assis dans le même char que le prince. Les soldats de la garde, armés de toutes pièces et richement vêtus, avec leurs chevaux bardés de fer, l’accompagnaient en ordre de bataille. L’empereur, s’étant rendu au sénat, y fit selon l’ancien usage le récit des événements de la dernière guerre. Il se retira ensuite au palais en faisant jeter de l’argent au peuple. Saint Augustin, qui vivait en ce temps-là , nous donne lieu de croire qu’il alla premièrement offrir ses prières aux tombeaux de saint Pierre et de saint Paul : les empereurs chrétiens, lorsqu’ils arrivaient à Rome, commençaient par rendre ce pieux hommage à ces saints apôtres. Les jours suivants, Honorius donna dans le Cirque le spectacle de courses de chars, de combats de bêtes féroces, de carrousels; et, le premier de janvier de l’année suivante, il prit pour la sixième fois le titre de consul.

Ce prince passa à Rome plus de la moitié de cette année 404: il n’en sortit au plus tôt qu’au mois d’août pour retourner à Ravenne. Ce fut dans cet intervalle que mourut l’impératrice Marie. On a retrouvé le corps de celte princesse dans la basilique de Saint-Pierre au Vatican, vers le milieu du seizième siècle : il tomba en poussière dès qu’il fut exposé à l’air. On avait enterré avec elle beaucoup de richesses, et l’on retira de ses habits le poids de trente-six livres d’or. Le corps de sa sœur Thermantie, qu’Honorius épousa aussi en 408, fut trouvé dans le même lieu avec la robe impériale et les autres marques de sa suprême dignité. On ne rapporte d’Honorius, pendant son séjour de Rome, aucune action digne de mémoire, sinon qu’il tenta vainement par ses lettres d’inspirer à son frère des sentiments plus équitables en faveur de saint Jean Chrysostôme.

Cet illustre prélat était pour lors attaqué par toutes les passions humaines, qui se vengeaient de la guerre que son zèle leur avait déclarée. L’avarice des riches, l’orgueil des grands, le luxe des femmes, l’inquiétude des moines relâchés, et tous ces vices réunis dans les ecclésiastiques corrompus, suscitèrent contre lui un violent orage. Il n’avait jamais cessé de déclamer contre les spectacles, qui ne respectaient pas les jours même consacrés par les plus saints mystères. L’année 399 on avait donné, le Vendredi saint, des courses de chars dans le Cirque, et le Samedi saint, des jeux de théâtre. Le prélat avait parlé avec véhémence contre des désordres si scandaleux; il avait menacé d’excommunication ceux qui fréquentaient les spectacles. Cette vigueur révolta tous ceux qui voulaient allier leurs plaisirs avec l’extérieur du christianisme. On intrigua, on souffla la calomnie. Trois femmes distinguées par leur naissance et par leurs richesses mirent en œuvre tout leur art à former des cabales; elles furent secondées par les officiers de la cour. L’impératrice Eudoxie était à leur tête. On avait aigri son esprit par des rapports pleins de malignité : on prétendait que le prélat la désignait dans ses discours publics sous le nom de Jézabel. Plusieurs évêques convaincus de simonie, et qu’il avait déposés dans un concile; d’autres, jaloux de ses talents supérieurs, fortifièrent le parti. Le plus violent de ses adversaires était Théophile, évêque d’Alexandrie; celui-ci avait fait les plus grands efforts pour traverser l’élection de Chrysostôme ; il ne pouvait lui pardonner cette haute réputation de sainteté et d’éloquence qui l’avait élevé sur le siège de Constantinople, et qui l’y soutenait avec éclat. La protection que Jean venait d'accorder à des moines injustement persécutés par Théophile aigrissait encore cet esprit hautain et vindicatif. Ces moines chassés d’Alexandrie, ayant présenté une requête à l’empereur, le prince manda Théophile, qui après quelques délais se rendit à Constantinople. Chrysostôme reçut ordre d’informer contre lui; mais il s’en excusa par respect pour ce prélat. L’argent et les intrigues de Théophile changèrent bientôt la scène. Il était venu comme accusé, la faveur de l’impératrice le rendît juge de Chrysostôme.

On fit venir à Constantinople les évêques qu’on savait être malintentionnés contre le saint prélat. Ses ennemis réunirent toute leur malice pour composer un libelle d’accusations. Faute de crimes réels, ils en inventèrent de faux, et lui en firent de ses vertus. Leur complot étant formé, un prétendu concile s’assembla au Chesne, faubourg de Chalcédoine. Chrysostôme y fut cité; il refusa de comparaître, à moins qu’on ne consentît à exclure du nombre de ses juges ses ennemis déclarés, qu’il nomma. Ayant été condamné par contumace et déposé, il appela de cette sentence au jugement d’un concile général. Arcadius fut prié par les évêques de prononcer sur la peine qu’il méritait. Le prince, animé par Eudoxie, le condamna au bannissement. Cependant le prélat ne faisait aucune démarche pour conjurer la tempête. Sa voix, toujours libre et assurée, se faisait entendre dans l’église de Constantinople. Le peuple, zélé pour son pasteur, accourait en foule; les ouvriers quittaient leur travail, les laboureurs leurs campagnes, les mariniers leurs vaisseaux; tous étaient prêts à mourir pour lui : ils montaient la garde autour de la maison épiscopale. Chrysostôme, trop instruit des maximes de l'Evangile pour se défendre contre l’injustice de son souverain , se déroba au zèle de son peuple; il se livra aux officiers chargés de le faire sortir de Constantinople. On attendit la nuit, et on le conduisit au port d’Hiéron sur la côte de Bithynie, d’où il se retira dans la petite ville de Prénete, sur le golfe d’Astaque, vis-à-vis de Nicomédie.

Le lendemain le peuple, instruit du départ de Chrysostôme, court au palais, accablant d’injures ce conciliabule odieux, implorant la justice de l'empereur. Tout retentissait de gémissements et de cris. Sévérien, évêque de Gabales, un des plus furieux adversaires du saint prélat, ayant voulu payer de hardiesse, et étant monté dans la chaire de la grande église pour invectiver contre Chrysostôme , fut trop heureux de pouvoir échapper par la fuite à l’indignation publique. L’impératrice, effrayée de ce tumulte, demande elle-même le rappel de l’évêque : on envoie de tous côtés pour le chercher. Le Bosphore est couvert de barques qui passent en Asie. L’eunuque Brison, ami fidèle de Chrysostôme, le trouve à Prénète, et le ramène à Constantinople. Le saint s’arrêta hors de la ville, ne voulant y rentrer qu’après avoir été justifié par un autre concile dont il demandait la convocation. Mais il ne fut pas le maître de différer. Le peuple, se croyant joué par ce délai qu’il attribuait aux artifices de la cour, menaçait d’en venir aux extrémités. Chrysostôme fut donc obligé d’entrer dans la ville. On le reçut comme en triomphe, accompagné d’un cortège innombrable, qui, portant des flambeaux et chantant des hymnes, le conduisit à l’église des Apôtres. On le força malgré lui de s’asseoir sur la chaire épiscopale et de bénir le peuple. Il prononça le lendemain un discours dans lequel, sans nommer Théophile, il le désigne sous le nom d'Egyptien, et le compare avec ce roi d’Egypte qui, ayant enlevé la femme d’Abraham, fut forcé par la colère divine de la rendre le lendemain à son mari sans avoir pu satisfaire sa passion criminelle. Eudoxie l’envoya féliciter, comme si elle n’eût eu aucune part à son exil : elle lui protestait qu’elle s’estimait plus heureuse d’avoir procuré son retour que de porter le titre d’impératrice. Théophile, opiniâtre à soutenir l’honneur de son jugement, voulut engager la cour dans une nouvelle querelle. On craignit une sédition, et on lui imposa silence. Comme les Egyptiens qui se trouvaient alors en grand nombre à Constantinople déclamaient hautement contre l’évêque rappelé, le peuple irrité se jeta sur eux : il y en eut de tués. Théophile, Sévérien et leurs partisans prirent la fuite; et, couverts de confusion, ils se retirèrent dans leurs diocèses.

Le saint évêque ne jouit que pendant deux mois d’une tranquillité plus utile à son peuple qu’à lui-même. Eudoxie avait excité contre lui le premier orage; la statue de cette princesse fut l’occasion d’une persécution encore plus cruelle. Cette fatale statue fut posée, au mois de septembre 4o3, sur une colonne de porphyre, dans la place située entre l’église de Sainte-Sophie et le palais  impérial. Elle était d’argent : la dédicace en fut célébrée par des jeux de théâtre, par des danses, et par toute sorte de divertissements tumultueux. Le bruit en retentissait dans l’église; et l’évêque, ne pouvant contenir son indignation, laissa échapper dans un discours public quelques plaintes contre ces réjouissances importunes qui troublaient le service de Dieu. On eut soin d’envenimer ses paroles en les rapportant a Eudoxie. La fière impératrice se crut personnellement outragée : elle appela de nouveau à Constantinople les évêques ennemis de Chrysostôme. Le zèle des plus grands saints n’est pas toujours exempt d’amertume : l'intrépide prélat, au lieu d’user de condescendance pour adoucir la colère d’Eudoxie, l’irrita davantage. Il commença un sermon par ces mots : Voici encore Hérodiade en furie; elle danse encore; elle demande encore la tête de Jean, Quoique le discours que nous avons entre les mains, et qui débute par ces termes tranchants, ne soit pas l’ouvrage de ce véhément orateur, mais la faible production d’un sophiste oisif, l’histoire ne nous permet pas de douter que ces paroles ne soient sorties de la bouche de Chrysostôme; et c’est un des faits les plus fameux et les plus constans de ce temps-là. On peut juger de la fureur d’Eudoxie; elle jura la perte de l’évêque, et fit tout de bon le personnage qu’il osait lui attribuer. On invita Théophile à revenir. Il était trop orgueilleux pour reparaître dans une ville d’où il venait de fuir avec honte; mais il envoya des instructions et des émissaires. L’empereur refusa de venir à l’église le jour de Noël, et fit déclarer à l’évêque qu’il ne communiquerait pas avec lui jusqu’à ce qu’il se fût justifié. Chrysostôme, de son côté, ne demandait d’autre grâce que celle d’être entendu. Mais ses adversaires redoutaient trop la force de son esprit et de son éloquence. Ils suivirent une forme de procédure suivant laquelle ils croyaient qu’il n’était pas nécessaire de l’entendre. Sans renouveler contre lui les anciennes accusations, et sans en intenter de nouvelles , ils prétendirent qu’il avait encouru la censure portée par le concile d’Antioche, qui déclarait incapable d’être jamais rétabli dans son siège, et indigne même d’être entendu en ses défenses, tout évêque qui, condamné dans un concile, serait rentré dans son église sans avoir été auparavant absous par un autre concile, Chrysostôme était assisté de quarante-deux évêques qui lui étaient demeurés attachés. En vain ils représentèrent au prince que la déposition de Chrysostôme n’était qu’un acte de violence, un vrai brigandage; qu’il avait été rappelé par l’empereur même, et qu’il n’avait cessé de demander un concile pour y justifier son innocence; Eudoxie ne permettait à l’empereur de rien écouter; et, par une loi du 29 janvier 404, ce prince défendit à tous les officiers de la cour et de la magistrature d’assister à des conventicules séditieux, sous peine de privation de leurs charges et de confiscation de leurs biens. Il appelait ainsi les assemblées des fidèles auxquelles présidait Chrysostôme. On peut lire dans l’Histoire ecclésiastique les désordres qui suivirent. On y voit l’audace des persécuteurs qui rassurent la conscience alarmée de l’empereur, et qui forcent les magistrats à la cruauté; les violences exercées sur les prêtres et sur le peuple; la fête de Pâques, qui arriva cette année le 17 avril, ensanglantée par des meurtres; la profanation des saints mystères; les églises changées en prisons; les tortures employées pour forcer les fidèles à anathématiser leur évêque; des assassins deux fois apostés pour tuer Chrysostôme qui obtient leur grâce; l’aveuglement du prince qui, trompé par des prélats hypocrites, ferme les yeux à leurs forfaits, et les oreilles aux remontrances et aux plaintes les plus justes. Ce fut alors qu’Honorius écrivit à son frère pour lui représenter les maux de l’Eglise et l’exhorter à faire cesser ces violences. La lettre fut inutile. On n’eut pas plus d’égard à la proposition faite par le pape Innocent de convoquer à Rome un concile général afin d’apaiser tous ces troubles. Les évêques ennemis redoublèrent leurs instances pour obtenir l’exil de Jean. Eudoxie les appuyait, et le faible prince y consentit. Le 20 de juin il fit signifier au prélat qu’il eût à sortir de Constantinople. Chrysostôme obéit ; il fit ses adieux aux évêques qui ne l’avoient pas abandonné; il exhorta son clergé à se soumettre à celui qui serait nommé son successeur, afin de ne pas déchirer l’Eglise par un schisme; mais il les avertit en même temps qu’ils trahiraient leur conscience, s’ils souscrivaient à la condamnation de leur évêque, dont ils connaissaient l’innocence. Il se déroba ensuite par une porte secrète pour ne pas exciter de soulèvement parmi le peuple, et se mit entre les mains des soldats, qui lui firent passer le Bosphore.

Ceux qui attendaient le prélat à la porte de l’évêché pour s’opposer à son départ n’eurent pas plus tôt appris son évasion, qu'ils coururent au bord de la mer, dans le dessein de prévenir son embarquement. Il était trop tard. Ils aperçurent de loin la barque qui voguait avec vitesse vers la de Bithynie. Alors, tendant les bras à leur pasteur, et lui disant les derniers adieux, ils lui témoignaient par leurs signes et leurs mouvements ce qu’ils ne pouvaient plus lui faire entendre par leurs cris. Dès qu’ils l’eurent perdu de vue, ils coururent en foule à l’église pour implorer la miséricorde divine. A peine y sont-ils entrés, qu’une flamme, s'élevant du trône épiscopal, se répand avec tant de rapidité, qu’en un moment l’église est embrasée. Saisis d’effroi, ils se jettent en tumulte hors de l’église. Le feu, poussé par un vent violent, se communique à la salle du sénat. C’était un superbe édifice, couvert de plomb, embelli des plus riches ornements et de colonnes de marbre le plus précieux. On y voyait les statues des Muses que Constantin avait fait transporter du mont Hélicon; elles furent alors fondues par les flammes. Il n’échappa de l’incendie que deux statues de marbre : celle de Jupiter de Dodone, et celle de la Minerve de Linde. On les trouva entières et sans aucun dommage sous les débris de l’édifice. De ce magnifique bâtiment il ne resta que des ruines. L’église ne fut pas entièrement consumée, mais seulement le toit et la partie voisine du trône de l’évêque. On soupçonna les fidèles attachés à Jean, et qu'on appelait alors joannites; quelques auteurs chrétiens les accusent même expressément. Cependant les tortures ne firent rien découvrir. Optât, préfet de Constantinople, païen et ennemi des chrétiens, ne leur épargna pas les rigueurs. Pendant plus de deux mois on tourmenta des prêtres, des diacres, des femmes, de jeunes enfants : quelques-uns moururent au milieu des supplices sans qu’on en pût tirer aucun aveu; et la cause de cet incendie demeura inconnue. L’empereur fit enfin cesser par une loi ces informations cruelles; mais il ordonna en même temps de faire sortir de la ville tous les évêques et les clercs étrangers, et de saisir toutes les maisons qui leur donneraient retraite, ou qui serviraient aux assemblées de ceux qui se sépareraient d’Arsace. C’était le nouvel évêque élu sept jours après le départ de Jean. Il était âgé de quatre-vingts ans, sans talents, et sans autre mérite que d’être frère de Nectaire, prédécesseur de Chrysostôme, et de se prêter avec complaisance à toutes les volontés de la cour. On le payait ainsi des témoignages qu’il avait portés contre le saint. Il ne put sans parjure monter sur le siège de Constantinople. Son frère l’ayant autrefois voulu faire évêque de Tarse, il l’avait refusé, en jurant sur les Evangiles qu’il n’accepterait jamais l’épiscopat. Le pape, tout d’Occident, une grande partie de l’Orient, le regardèrent comme intrus. Ces oppositions donnèrent encore lieu à d’étranges violences. Les évêques attachés à Chrysostôme furent chassés, mis dans les fers, relégués aux extrémités de l’empire; ceux qu’il avait installés furent déposés; ceux qu’il avait déposés furent rétablis. Le peuple s’assemblait hors des villes, dans les bois, dans les campagnes. En vain Arcadius publia des édits menaçants; en vain il enjoignit aux gouverneurs des provinces d’empêcher ces assemblées. Ce fut alors que plusieurs dames du premier rang, entre autres Olympias, veuve de Nébride, et Pentadie, veuve de Timase, souffrirent avec courage les plus durs traitements plutôt que d’abandonner la cause de leur évêque. Elles le consolèrent dans son exil par leurs lettres; elles le secoururent par leur libéralité; elles lui sacrifièrent leur repos, leur fortune et celle de leur famille. Le généreux Synèse, quoiqu’il dût l’épiscopat à Théophile, ne put se résoudre à trahir la justice en sa faveur; il soutint toujours l’innocence de Chrysostôme. Saint Nil, qui de préfet de Constantinople était devenu solitaire dans les déserts du mont Sinaï, répondit à l’empereur avec cette liberté qu’inspire le détachement des choses du monde. Arcadius lui avait écrit pour lui demander le secours de ses prières : le solitaire lui conseilla de faire pénitence des maux qu’il faisait à l’Eglise. Le pape Innocent ne se désista jamais de son attachement au prélat exilé. Honorius prit hautement sa défense ; il écrivit à son frère pour lui représenter son injustice; il demanda un concile de l’Orient et de l’Occident; il lui recommanda plusieurs évêques que le pape envoyait à Constantinople pour travailler à la réunion. Ils furent traités indignement, et renvoyés sans réponse. Les troubles ne furent terminés ni par la mort d’Eudoxie qui les avait suscités, ni par celle de Jean, qui vécut trois ans dans son exil, ni par celle d’Arcadius, qui ne survécut au saint prélat que sept mois et demi. Cette division subsista pendant plus de dix ans, jusqu’à ce qu’Attique, successeur d’Arsace, eût consent à rétablir la mémoire de Chrysostôme en inscrivant son nota dans les Dyptiques.

La disgrâce de Chrysostôme, ayant excité tant dc mouvement à la cour et dans tout l’empire d’Orient, ne peut être regardée comme un événement étranger à notre histoire. Je rassemblerai en peu de mots les principales circonstances de son exil. On le conduisit d’abord á Nicée, d’où  on le fit partir le 4 de juillet pour Cucuse, ville presque déserte sur les confins de la Cappadoce et de la petite Arménie, pays pauvre et stérile, exposé aux incursions des brigands de l’Isaurie. Eudoxie avait choisi ce lieu comme le plus propre à faire sentir au saint évêque le poids de sa vengeance. Ce voyage de soixante et dix jours avec des incommodités extrêmes, causées par la mauvaise santé du prélat, par la difficulté des chemins, par la crainte perpétuelle des Isaures, et par la méchanceté des moines vendus à ses ennemis, et plus impitoyables que les Isaures. Enfin il arriva à Cucuse. La compassion des habitants lui procura les secours que pouvait lui fournir un lieu si misérable. Les courses des barbares tenaient ce pays dans des alarmes continuelles. Au milieu de ce désastre et de ces craintes, quoiqu’il fût si éloigné de son troupeau, il ne le perdit pas de vue: manquant de tout pour lui-même, il trouva d'abondantes ressources pour soulager l'indigence des autres. Il étendit sa sollicitude pastorale sur tout 1’0- rient; il travaillait avec zèle, par de saints missionnaires, à la conversion de ce qui restait encore de païens dans la Phénicie et dans toute la Syrie. Chrysostôme à l'extrémité de l’empire avait beaucoup plus d’influence sur l’église d’Orient que ses successeurs, Arsace et Attique, assis sur le siège de Constantinople. Ses ennemis, quoique triomphants, en conçurent de la jalousie; ils obtinrent qu’il fût relégué à Pityonte , sur le Pont-Euxin, dans le pays des Zannes. On l’y fit conduire par des soldats sans pitié, qui s’efforçaient d’accroître les fatigues d’une route longue et pénible. On leur avait promis récompense, si le saint mourait en chemin: ils la méritèrent par leur barbarie. Ce corps faible et atténué succomba enfin à tant de maux. Il mourut à Comane le 14 de septembre de l’année 407, après plus de trois ans d’un laborieux exil : âme vraiment héroïque, dont les vertus et les écrits immortels couvriront d’un éternel opprobre la jalousie de Théophile, les fureurs d’Eudoxie, et la cruelle lâcheté d’Arcadius.

Je ne dois pas oublier un fait qui tient au récit de la persécution de saint Jean Chrysostôme, et qui donne occasion de développer quelques circonstances de l’histoire de ce temps-là. Depuis que le Tigre ne servait plus de borne commune à l’empire et à la Perse, les deux princes, dont les états se joignaient sur la frontière, ne pouvaient manquer d’avoir ensemble de fréquents démêlés. Maruthas, évêque en Mésopotamie, fut chargé par Arcadius d’une commission auprès d’Isdegerd. L'histoire n’en donne aucun détail; mais elle nous apprend que ce prélat, zélé pour la propagation de la fui, profita de cette occasion pour l’étendre dans la Perse. Il y fit un grand nombre de conversions; et, malgré la jalousie des mages, il sut gagner les bonnes grâces d’Isdegerd et le rendre favorable aux chrétiens. Maruthas revint à Constantinople dans le temps que se formait la cabale qui composa le concile du Chesne. Il fut d’abord séduit par les ennemis de saint Jean Chrysostôme; mais cet évêque plein de droiture, s’étant aperçu de leur malignité, se sépara d’eux, et retourna dans son diocèse. Sa ville épiscopale était située en Mésopotamie, près du fleuve Nymphius, à dix lieues d’Amide, et à cinq lieues de la source du Tigre. Il lui donna dans la suite le nom de Martyropolis, parce qu'il y recueillit un grand nombre de reliques des martyrs de Perse. Cette ville fut prise par les Perses sous l’empire d'Anastase, reprise et rétablie par Justinien. Elle est célèbre dans l’histoire des Arabes sous le nom de Miafarekin. Pendant l’exil de saint Jean Chrysostôme, Maruthas revint à Constantinople et se joignit aux amis du saint prélat, qui l’engagea par ses lettres à retourner en Perse. Il y fit de nouvelles conquêtes au christianisme, et contribua à maintenir la concorde entre la Perse et l’empire. Il s’acquit tant de crédit sur l’esprit d’Isdegerd, que ce prince fut sur le point d'embrasser la religion chrétienne, et qu’il ne cessa de la favoriser tant que Maruthas demeura dans sa cour.

Trois mois après que saint Jean Chrysostôme fut sorti de Constantinople, on y vit tomber, le 3o de septembre, une grêle dont les grains étoilent de la grosseur d’une noix. Un auteur contemporain parle d’une grêle qui dans ce temps là, ravagea diverses contrées, et dont les grains pesaient huit livres. Le sixième d’octobre suivant, Eudoxie mourut d'une fausse couche. La Providence divine termina les jours de cette princesse après s’en être servi pour exercer la vertu de Chrysostome. Eudoxie fut enterrée dans l'église des Apôtres, où plusieurs siècles après on voyait son tombeau de porphyre entre ceux de son mari Arcadius et de son fils Théodose. Elle avait construit à Constantinople un palais et des thermes. Sélymbrie en Thrace, entre Héraclée et Constantinople, avait obtenu d’Arcadius la permission de changer son nom en celui à Eudoxiopolis. Eudoxie, flattée de cet honneur, procura à cette ville une augmentation de revenus. Sélymbrie était très ancienne; elle tiroir son nom de son fondateur Sélys, ancien héros ou roi de ce pays. Bria, dans le langage des Thraces, signifiait ville.

Pendant les troubles de Constantinople, les Huns firent impunément des courses dans la Thrace. Mais les provinces d’Asie soufraient encore de plus grands maux de la cruauté des Isaures. Ces barbares s’étoilent tenus renfermés dans leurs montagnes pendant le règne de Théodose. Altérés de sang et avides de butin, ils en sortirent cette année, et ne cessèrent pendant quatre ou cinq ans de désoler les contrées voisines, déjà presque ruinées par la guerre de Tribigilde. Ils étendirent même leurs ravages jusqu’au Pont-Euxin, à l’Euphrate et au fond de la Syrie. Quelques bandes passèrent en Chypre; ils firent trembler Antioche et Jérusalem. Cependant ils n’avoient ni assez de forces ni assez de connaissance de la guerre pour entreprendre des sièges ; mais ils saccageaient les places sans défense, les bourgs, les villages, et laissaient les campagnes couvertes de sang et de ruines. Ils osaient même pénétrer, sous divers déguisements, dans les villes les mieux gardées, pour y faire des vols et des massacres. Ces brigands étaient si dangereux, qu’Arcadius, peu de jours avant sa mort, envoya ordre aux gouverneurs des provinces d’Asie d’en faire une exacte recherche, et de ne suspendre les poursuites contre eux ni pendant le carême, ni même le jour de Pâques, quoique ces jours fussent un temps de sursis pour toutes les procédures criminelles. Ils commencèrent leurs ravages par la Pamphylie. Dès qu’on eut appris cette nouvelle à Constantinople, on envoya contre eux Arbazace avec des troupes. Il les repoussa d’abord dans leurs montagnes, prit plusieurs de leurs forteresses, et en massacra un grand nombre. Mais ce général, avide d’argent et perdu de débauche, traînait à sa suite plus de musiciennes, de danseuses et de prostituées que de soldats. S'étant laissé corrompre par les barbares, il partagea leurs vols. U fut rappelé. On allait lui faire son procès; mais il se tira de péril en partageant à son tour avec Eudoxie l’argent qui faisait son crime. Le sacrifice d’une partie lui sauva le reste, et il lui en restait encore assez pour fournir à ses plaisirs, et pour oublier au milieu des infamies domestiques celle dont il demeura couvert à la face de tout l’empire. Sopater, gouverneur de la petite Arménie, quoique sans troupes et sans autres ressources que celles de son activité et de sa prudence, sut délivrer sa province de ces incursions.

An. 4o5.

L’année suivante vit dans le consulat les deux plus célèbres personnages des deux empires; Stilicon pour la seconde fois en Occident, et Anthémius en Orient. Anthémius était petit-fils de ce Philippe préfet d’Orient sous Constance, qui avait étranglé de ses propres mains Baronius, Paul, évêque de Constantinople. Le petit-fils, aussi attaché aux règles de la justice et aussi bienfaisant que son aïeul avait été injuste et cruel, jouissait déjà de tout le crédit que pouvait laisser à un homme vertueux un prince de peu de jugement. Anthémius avait été ambassadeur en Perse; il était maître des offices lorsqu’il fut nommé consul; et cette année même il fut revêtu de la préfecture d’Orient, qu’il posséda longtemps. Il reçut l’année suivante le titre de patrice, et ces divers degrés l’élevèrent au gouvernement général de l’empire d’Orient durant le bas âge de Théodose. Ce fut à la prudence de ce rare ministre que le jeune prince fut redevable des succès et de la tranquillité de ses premières années. Le petit-fils d’Anthémius fut lui-même dans la suite placé sur le trône impérial. Rien ne donne une plus juste idée du mérite de cet homme illustre que les éloges d’un prélat plein de discernement, et qui n’était rien moins que flatteur. Saint Jean Chrysostôme lui écrivit de son exil qu’au lieu de le féliciter d'avoir réuni le consulat et la préfecture, il félicitait ces deux dignités de se trouver si bien placées; que la vertu allait trouver à l'abri de son tribunal un asile assuré, et que le temps de sa magistrature serait pour tout l’Orient une fête perpétuelle.

Cependant l’Afrique orientale éprouvoit alors de grands ravages. Les Maziques et les Austuriens se jetèrent, d’un côté, dans la Tripolitaine, de l'autre dans la Libye et dans l’Egypte, dont ils désolèrent la frontière. Céréal, commandant des troupes de la Cyrénaïque, était un poltron qui ne savait faire la guerre quaux peuples quil était chargé de défendre. Il courait la province pour en tirer de largent; il congédiait les soldats pour profiter de leur paie. Les Maziques, méprisant un tel général, vinrent piller et brûler les campagnes; ils avancèrent jusqu’à Cyrène et y mirent le siège. Aux approches du danger, Céréal s’était jeté dans un vaisseau, et se tenait en mer à quelque distance du rivage. Les soldats, abandonnés de leur chef et tremblants de peur, se cachaient dans des cavernes. Ces barbares n’étoilent cependant rien moins que redoutables. Quelques prêtres des villages voisins ayant pris les armes et assemblé leurs paysans au sortir de la messe, marchèrent à l’ennemi et le battirent. Un diacre, nommé Fauste, se signala par son courage. Sans autres armes qu’une pierre qu’il tenait à la main, il tua un grand nombre de barbares. Il ne fallut pas d’autres forces pour délivrer Cyrène et la province;

L’empire d’Orient n’était attaqué que sur ses frontières ; mais celui d’Occident était déchiré dans ses entrailles par les intrigues de Stilicon et par une nouvelle irruption des barbares. L’ambitieux Silicon, non content de gouverner l’empereur, avait depuis longtemps conçu le dessein de se rendre maître de l’empire. Honorius n’avait point d’enfants, et la téméraire précaution de Sérène l’ayant mis hors d’état d’en avoir, il ne fallait qu’écarter du trône d’Occident le fils d’Arcadius pour y faire monter un jour Euchérius, fils de Stilicon et cousin des deux princes. Les droits de la famille impériale dévoient même passer à Euchérius par son mariage projeté avec Placidie, fille de Théodose et de Galla, et seule héritière de l’empire, si les enfants de Flaccille mouraient sans postérité. Pour réussir dans ses projets, Stilicon cru avoir besoin d’Alaric; il voulait s’en servir pour affaiblir d’abord l’empire d’Orient, et pour jeter ensuite tant de trouble en Occident, qu’il pût aisément s’en emparer au nom de son fils, sans attendre la mort d’Honorius, qui n’avait encore que vingt ans. Le roi des Goths, plein de dépit depuis le mauvais succès de sa dernière expédition, ne respirait que vengeance. Mais ne se sentant pas encore assez fort pour entreprendre de nouveau la conquête de l’Italie, il prêta l’oreille aux propositions de Stilicon. Il y a tout lieu de croire que ces deux politiques guerriers se jouaient mutuellement, et que le dessein secret de l’un et de l’autre était de travailler d’abord de concert à ruiner les empereurs , et de se défaire ensuite chacun de son allié pour demeurer seul maître de l’empire. Stilicon offrait à Alaric de grands avantages, s’il voulait se joindre à lui pour attaquer l’Illyrie orientale: il prétendait que cette province tout entière devoir appartenir à Honorius, comme elle avait appartenu à Valentinien 1er et à Gratien , et qu’elle étoit une dépendance inaliénable de l’empire D’Occident. Alaric, neuf ans auparavant, s’était engagé au service d’Arcadius, sous le titre de commandant des troupes en Illyrie en contractant un engagement contraire, il reçut le même titre pour le service d’Honorius. Aussitôt il passe de nouveau en Epire, et distribue ses quartiers le long de la mer, depuis Dyrrachium jusqu’au golfe d’Ambracie. Stilicon devait le venir joindre avec une nombreuse armée; et pour rompre dès-lors tout commerce avec l'Orient, il fit garder les ports et les rivages, avec défense d’y laisser aborder aucun vaisseau des pays soumis à Arcadius. Ce fut en cette occasion que Stilicon mit pour otage entre les mains d’Alaric le jeune Aétius , qui devint si fameux dans la suite.

Une alarme imprévue suspendit l’exécution des desseins de Stilicon. Radagaise étoit entré en Italie cinq ans auparavant avec Alaric, et, n’ayant pu prendre Aquilée, il avait repassé les Alpes. Jaloux peut-être de la préférence que Stilicon semblait donner à Alaric, il appela sous ses enseignes toute la jeunesse de ces nations guerrières qui habitaient au-delà du Rhin et du Danube, et passa les Alpes à la tête de deux cent mille hommes. Il était Goth et païen, fort attaché au culte de ses dieux, auxquels il avait fait vœu de sacrifier Rome entière. Cruel et moins politique qu’Alaric, il ne se proposait que le massacre et le pillage. La marche de cette armée formidable répandit la consternation dans Rome. Les païens seuls triomphaient : ils publiaient que c’étaient les dieux mêmes qui venaient venger leur culte profané; que Jupiter, chassé du Capitole, armait le bras de Radagaise pour foudroyer une ville impie ; qu'il était juste que Rome fût réduite au même état auquel elle avait réduit les temples. Tout retentissait de blasphèmes contre la religion chrétienne : c'était, disait-on, la ruine des états et le fléau de l’univers.

Stilicon, apprenant que Radagaise passait le Danube, courut à Pavie pour y rassembler des troupes et marcher ensuite au-devant de l’ennemi, à dessein de lui fermer le passage des montagnes. Il réunit trente légions, telles qu’elles étaient alors, c’est-à-dire, très-peu nombreuses, et plus semblables à des cohortes qu’aux légions anciennes. Les Alains auxiliaires se rendirent auprès de lui. Mais rien ne lui fut d’un plus grand secours que la bravoure de deux chefs étrangers qui vinrent le joindre avec leurs troupes. Uldès, roi des Huns, qui avait déjà si bien servi l’empire contre Gaïnas, craignant pour lui-même la puissance de Radagaise, passa le Danube et accourut au secours de l’Italie. Sarus, capitaine goth, indépendant d’Alaric, dont il était même ennemi, partisan intrépide qui voltigeait sans cesse à la tête de deux ou trois cents hommes, vint s’offrir à Stilicon, et s’attacha au service de l’empire. C’est à ces deux guerriers qu’on attribue principalement la défaite de Radagaise. Stilicon n’ayant pu faire assez de diligence pour le prévenir, il était déjà en Toscane et faisait le siège de Florence. Son armée était divisée en trois corps sous trois chefs différents. Il savait si peu la guerre, qu’avant que d’être instruit de la marche des ennemis, il vit un de ses quartiers attaqué, enveloppé, taillé en pièces par les Huns, et fut obligé de lever le siège et de se retirer en désordre. Il perdit même l’avantage que lui donnait la supériorité de ses forces : au lieu de garder la plaine, il se laissa enfermer entre les montagnes de Fésule, où les Romains, se rendant maîtres des passages, firent périr son armée de faim, de soif et de maladies. Radagaise, désespéré, se déroba secrètement à son armée, et voulut se sauver seul. Il fut pris, chargé de chaînes, et décapité à la vue des barbares. Ce spectacle acheva de les abattre; ils mirent bas les armes. Il en restait encore un si grand nombre, qu’on les vendait par bandes comme des troupeaux une pièce d’or par tête, c’est-à-dire, treize à quatorze francs de notre monnaie. Mais, déjà consumés de faim et de maladies, ils périrent tous en peu de temps. D’une si prodigieuse armée il n’échappa que douze mille Goths; c’était un corps d’élite que Stilicon prit à la solde de l’empire. Le sénat et le peuple romain, convaincus par cet événement de la faiblesse de Jupiter, firent ériger un arc de triomphe sur lequel furent placées les statues des trois Augustes, Arcadius, Honorius et Théodose.

L’Italie étant délivrée d’un si grand péril, Stilicon passa l’année suivante à faire les dispositions nécessaires pour aller joindre Alaric. Il fit donner à Jove la qualité de préfet d'Illyrie. Il n’y en avait point eu dans l’empire d’Occident depuis que Gratien ayant cédé à Théodose, en 379, une grande partie de l’Illyrie, le reste était entré dans le département du préfet d’Italie. Jove eut ordre d’engager Alaric à se mettre en campagne, avec l’assurance que Stilicon le suivrait bientôt à la tête de l’armée romaine. On promit des récompenses à ceux qui serviraient dans une guerre dont le but était, disait-on, de procurer une paix solide. C’était sous ce nom spécieux que Stilicon déguisait l’entreprise qu’il avait formée de troubler la paix des deux empires pour enlever l’Illyrie à Arcadius. Comme les guerres, et plus encore les exactions, avoient insensiblement dépeuplé l’Italie et les provinces d’Occident, on enrôla les esclaves. Les sénateurs de Rome offrirent pour chacun des leurs jusqu’à cinq livres pesant d’argent. On ignore si leurs offres furent acceptées. Mais tous ces préparatifs devinrent inutiles par une nouvelle irruption de barbares, qui, étant entrés dans les Gaules, firent trembler l’Italie, et forcèrent Stilicon de se tenir sur la défensive au lieu de songer à envahir les provinces orientales. Ce politique artificieux avait l’adresse d’envelopper ses intrigues d’un voile si épais, que l’histoire ne peut les pénétrer avec certitude. De là vient qu’entre les écrivains, les uns les justifient et ne voient en lui qu’un zèle, toujours sincère, mais souvent impuissant, pour le service de son maître; les autres, au contraire, n’y aperçoivent qu’une ambitieuse perfidie. En combinant les démarches de Stilicon avec les événements, voici ce que je crois reconnaitre dans sa conduite. Il entretenait des intelligences avec tous les barbares capables, par leur situation et par leurs forces, de jeter l’alarme dans l’empire. Après la conquête de l’Illyrie, il avait dessein de mettre en mouvement les barbares d’au-delà du Rhin et du Danube, pour produire dans l’Occident des révolutions qui accableraient Honorius. Ce prince sans courage devait, s’il ne périssait pas, ou se dépouiller de la puissance souveraine et la laisser à Stilicon, seul capable de la soutenir, ou, s’il s’obstinait à traîner un nom inutile, en être dépouillé par force. Ce projet fut dérangé par l’impatience des barbares, plus faciles à émouvoir qu’à contenir. Ils n’attendirent pas le succès de la guerre d’Orient pour se jeter dans les Gaules. De nouveaux essaims suivirent les premiers; et l’Occident se vit inondé de ces peuples, qui, semblables à des flots, se reversèrent les uns sur les autres. Dans une si violente agitation, les places les plus fortes tombèrent, les provinces furent ruinées; jusqu’à ce qu’enfin après tant de secousses et d’orages, tout obstacle étant détruit, ces nations se reposèrent et s’établirent sur le terrain où elles s’étaient répandues. Les Alains, les Vandales et les Suèves furent les premiers qui détruisirent les barrières de l’empire; ce furent eux qui commencèrent à ôter la vie à ce vaste corps en tranchant ses extrémités. J’ai fait connaitre les Alains dans l’histoire du règne de Valens; il me reste à recueillir ce que l’antiquité nous apprend des Vandales et des Suèves jusqu’à leur irruption dans la Gaule.

Ceux qui entreprennent de rechercher l’origine des nations s’accordent rarement entre eux; semblables à des voyageurs qui, voulant découvrir le court d’un fleuve inconnu en remontant jusqu’à sa naissance, se partageraient à la rencontre des rivières qui se rendent dans le même lit, et qui, suivant ces différons canaux, arriveraient à des sources fort éloignées l’une de l’autre. Il n’est peut-être sur la terre aucun peuple qui ne soit formé du mélange de plusieurs nations; son histoire se divise en plusieurs rameaux, et conduit à diverses origines. Les Vandales, selon les uns, sont originaires de Germanie; ils sont les mêmes que les Viniles ou Vindiles, l’un des cinq anciens peuples qui occupaient ce vaste pays. Selon les autres, c’est une peuplade de Goths venus de la Scandinavie. Je pense que ces deux sentimens se doivent réunir. Les Vandales arrivés en Germanie avec les Goths, dont ils faisaient partie, se séparèrent du reste de la nation; ils s’unirent avec les anciens Viniles et, laissant dans la suite leurs compatriotes pénétrer dans les déserts de la Sarmatie et s’avancer jusqu’aux Palus-Méotides, ils restèrent dans le pays où ils étaient déjà établis, entre l’Elbe et la Vistule, séparés de ce dernier fleuve par les Gépides, qui en habitaient les bords. Le nom de Vandales s’étant communiqué aux anciens Viniles, tous les peuples auparavant compris sous cette dernière dénomination prirent le nom de Vandales. On renferma sous ce terme générique les Vandales proprement dits, les Bourguignons, les Ruges, les Hérules, les Anglois, les Thuringes, les Lombards, et un grand nombre d’autres nations moins célèbres; et c’est pour cette raison que divers auteurs font venir tous ces peuples de la Scandinavie, quoiqu’ils soient peut-être la plupart d’origine purement germanique. 

Les Vandales proprement dits occupèrent le Meckelbourg et la Poméranie. Les auteurs louent leur chasteté ; mais ils les taxent d’avarice et de perfidie. Ils prétendent que ce peuple était le plus faible de tous les peuples barbares qui attaquèrent l’empire; ce qui n’est pas difficile à comprendre. Les Vandales n’étaient, dans l’origine, qu’une petite partie des Goths; et ceux qui entrèrent dans les Gaules ne faisaient qu’une portion des Vandales.

Cette nation se montre pour la première fois dans l’histoire sons le règne de Marc Aurèle. S’étant joints aux Marcomans, aux Quades et aux Sarmates, ils s’emparèrent de la Pannonie, d’où ils furent chassés par cet empereur. Ces Vandales n’étaient qu’un démembrement du gros de la nation, qu’ils avoient laissée aux environs de la mer Baltique pour venir avec les Ruges et les Hernies s’établir dans la Bohème, vers les sources de l’Elbe. Ce n’est que cette seconde peuplade qui se fit connoître aux Romains. Il parait qu’ils étaient alliés de l’empire dès le temps de Commode, puisque ce prince, traitant avec les Marcomans, exigea d’eux qu’ils n’inquiéteraient point les Vandales. Caracalla, au contraire, suscita une guerre entre eux et les Marcomans. Sous l’empire d’Aurélien, ayant osé passer le Danube, ils furent battus et obtinrent la paix. Ils oublièrent ce traité aussitôt après la mort d’Aurélien; et, s’étant joints à d’autres peuples de Germanie, ils pénétrèrent dans les Gaules, se rendirent maîtres en deux ans de soixante-dix villes, et traitèrent ce pays comme leur conquête. Probus marcha contre eux, les défit en plusieurs combats, et, les ayant obligés de se rendre à discrétion, il en envoya un corps considérable dans la Grande-Bretagne pour garder le pays contre les incursions des autres barbares. La trace de ces Vandales se conserve encore dans le nom de Vandelsburg, près de Cambridge. Deux ans après, le même empereur transporta une autre colonie de Vandales en-deçà du Danube pour peupler l’Illyrie et la Pannonie; mais ils ne le virent pas plus tôt éloigné qu’ils prirent les armes, et portèrent le ravage par terre et par mer dans toute l’étendue de l’empire. Il fallut les poursuivre; et ceux qui échappèrent au carnage regagnèrent leurs forêts de Bohème. Pendant le règne de Dioclétien, les Vandales, unis avec les Gépides, eurent une guerre à soutenir contre les Goths et les Taïfales. Sous les règnes suivants, il s’en détacha encore une nouvelle peuplade que les empereurs établirent en Pannonie. On voit dans la suite une colonie de Gépides établis dans le voisinage de Singidon et de Sirmium. Ces Vandales y vécurent soumis à la domination romaine. C’était chez eux qu’était né Stilicon: il ne lui fut pas difficile de les porter à la révolte. Ils invitèrent leurs compatriotes de Bohème à venir profiter d’une occasion si favorable: ceux-ci étaient les plus nombreux; ils ne reconnaissaient d’autres maîtres que leurs rois. Le désir du pillage et l’espérance de s’établir dans une riche contrée était pour eux un puissant attrait. Ils se divisèrent en deux bandes, dont l’une fut destinée à partir à la suite de leur roi Godigiscle; l’autre demeura dans le pays avec les Ruges et les Hérules. Ceux qui restaient furent chargés du soin des terres et des habitations de leurs camarades : ils dévoient les conserver aux possesseurs, comme une retraite en cas d’infortune. On verra dans la suite de l’histoire avec quelle fidélité ils s’acquittèrent de cette commission. Après ces dispositions, Godigiscle, à la tête de ses troupes, se mit en marche; en passant il prit sous ses étendards les Vandales de Pannonie; et tous ensemble se rendirent sur les bords du Rhin.

Les Suèves dont l’histoire fait ici mention ne sont qu’une très-petite partie de cette immense nation deSuèves qui avait autrefois occupé tous le pays renfermé entre l’Elbe, la Vistule, la mer Baltique et le Danube. Selon quelques auteurs, elle s’étendait même jusqu’aux extrémités du nord, et peuplait la Scandinavie; en sorte que les Goths eux-mêmes seraient Suèves d’origine. C’était une nation nomade, qui vivait de lait et de la chair de ses troupeaux, et qui n’avait d’autre occupation que la chasse et la guerre. Du temps de Jule César, le nom de Suèves, quoique plus resserré, se donnait encore à une grande partie des Germains. Cent hordes ou tribus différentes fournissaient chaque année chacune mille combattants; il en restait autant dans le pays, qui prenaient les armes à leur tour l’année suivante; et jamais une tribu ne demeurait plus d’un an sur le même terrain. Dès le temps d’Auguste, les Suèves perdirent beaucoup de leur ancienne puissance : plusieurs nations s’en détachèrent et ne reconnurent plus leur tige commune. Ceux qui conservaient le nom de Suèves habitaient alors à la droite du Rhin, depuis Bâle jusqu’à l’embouchure du Mein, et s’étendaient à l’orient jusqu’au-delà de l’Elbe, en suivant la forêt Hercynie. Ce fut en ce pays qu’ils éprouvèrent la force des armes romaines. Ils furent obligés de se retirer dans la Bohème avec leur roi Maroboduus. On en transporta un grand nombre dans la Gaule. Sous le règne de Tibère, cette nation fut encore affaiblie par plusieurs perles. Maroboduus, attaqué par les autres Germains ennemis de la monarchie, vit les Lombards, qui faisaient partie de ses sujets, s’en séparer pour s’enfoncer plus avant en Germanie vers le septentrion, et pour se mêler avec les Vandales, qui n’avoient pas encore quitté leur ancienne demeure. Ce prince, moins heureux que vaillant, fut réduit à se jeter entre les bras des Romains pour trouver un asile contre les furieux assauts de la liberté germanique. Quelque temps après, les Vandales vinrent partager la Bohème avec les Suèves, et les chassèrent d’une partie de ce pays. Depuis ce temps, les Suèves ne se font connaitre que rarement par quelques courses et quelques ravages peu considérables. On trouve les membres de ce grand corps dispersés sur toute la face de la Germanie. On en rencontre en Pannonie, et jusque sur les bords de l’Océan, dans le voisinage des Frisons. On les voit tantôt mêlés avec les Sarmates, tantôt dans la Rhétîe. Les Allemands s’étaient établis dans le pays que les Suèves avoient habité le long du Rhin; et ce ne fut qu’après un long temps que les Hermondures vinrent reprendre la place que leurs ancêtres avoient occupée vers les sources du Danube, et donnèrent leur nom à la Souabe. Après le siècle des premiers Césars, il parait que cette nation, auparavant si étendue, déchirée par les irruptions diverses des autres barbares, et brisée par tant de chocs, se divisa en plusieurs parties, dont chacune a voit son roi, et formait un corps à part. Ce fut un de ces corps qui, sous la conduite du roi Hermenéric, vint se joindre aux Vandales pour partager avec eux les dépouilles de la Gaule. Au bruit de leur marche accourut une multitude de volontaires, Huns, Sarmates, Quades, Gépides, Turcilinges, Saxons. Mais, de toutes les nations qui composaient cette ligue, la plus puissante était celle des Alains.

Depuis que les Alains avoient été forcés par les Huns d’abandonner les bords du Tanaïs, ce peuple guerrier, divisé en plusieurs bandes indépendantes les unes des autres, et n’ayant plus de demeure fixe, errait le long du Danube, toujours en armes, et prêt à vendre son secours, soit aux autres barbares contre les Romains, soit aux Romains eux-mêmes. Gratien en avait attiré un grand nombre à sa cour; et la distinction dont il les honorait lui avait été funeste. Ils avoient eu part aux plus éclatantes victoires de Théodose; et Stilicon les avoi t employés dans ses guerres contre Alaric. Les secrètes intrigues de ce perfide ministre les mirent en mouvement; ils furent les premiers à prendre les armes pour se jeter dans la Gaule. Deux corps nombreux d’Alains partirent des bords du Danube sous la conduite de deux chefs, Goar et Respendial, qui portaient le titre de roi. Après avoir traversé le pays des Marconians et des Thuringes, ils arrivèrent au bord du Rhin, où les Francs étaient établis, et s’y arrêtèrent pour attendre les Vandales et les Suèves. Pendant ce séjour la mésintelligence s’étant mise entre les deux rois, Goar se sépara de Respendial, et déclara qu’il préférait l’amitié des Romains à l’intérêt du pillage. Honorius le récompensa dans la suite en lui donnant un établissement près de Mayence. Cette peuplade d’Alains subsista quelque temps dans la Gaule, sous la domination de ses rois particuliers. On les y voit encore cinquante ans après; et Sambida, successeur de Goar, obtint la possession d’une grande étendue de terres abandonnées dans les environs de la ville de Valence en Dauphiné.

Les Francs ne voyaient qu’avec jalousie tant d’aventuriers venir sous leurs yeux s’emparer d’un pays qui était à leur bienséance, et sur lequel ils faisaient depuis longtemps de continuelles entreprises. Ils a voient laissé le chemin libre aux Alains; mais ils avoient dessein de revenir sur eux, et de les combattre séparément, après s’être défaits des Vandales et des Suèves. Dès qu’ils surent que les Vandales approchaient, ils marchèrent à leur rencontre, leur livrèrent bataille et leur tuèrent vingt mille hommes, avec leur roi Godigiscle. Il n’en serait pas échappé un seul, si Respendial n’eut été averti assez à temps pour accourir au secours de ses alliés. Ce prince, plein de valeur, perça l’armée des Francs, joignit les Vandales, rallia les fuyards, et revint à leur tête charger les vainqueurs, qui furent battus et terrassés à leur tour. Bientôt après les’ Suèves arrivèrent. Gonderic ou Gontharis, fils de Godigiscle, fut déclaré roi des Vandales; et les trois nations passèrent le Rhin près de Mayence, le dernier jour de l’année 4o6, époque fatale de la ruine de l’empire dans les provinces d'Occident.