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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

LIVRE VINGTIÈME.

VALENS, GRATIEN, VALENTINIEN II

 

Lupicin, comte de la Thrace, étroit en cette qualité général de tontes les troupes de la province; et Maxime, avec le titre de duc, commandait les garnisons de la frontière. A la nouvelle d’un mouvement si extraordinaire, ils s’avancèrent au bord du Danube pour en défendre le passage. Ils virent sur la rive opposée une multitude innombrable qui leur tendait les bras en posture de suppliants, et poussait de grands cris. Les principaux de la nation des Visigoths s’étant jetés dans une barque, vinrent exposer leurs désastres, conjurant les Romains de leur accorder un asile, et protestant qu’ils se consacreraient au service de l’empire avec une fidélité inviolable.

On leur répondit qu’il fallait attendre les ordres de l’empereur. On dépêcha aussitôt des courriers à Antioche, et les députés des Visigoths partirent avec eux. Les avis furent d’abord partagés dans le conseil; mais, dès qu’on sentit que Valens était flatté d’acquérir en un moment tant de nouveaux sujets, on s’empressa de seconder sa vanité. C’était, disait-on, la fortune du prince qui lui amenait des troupes assez nombreuses pour former une armée invincible; qu’au lieu des recrues qu’il droit tous les ans des provinces, il en tirerait de l’or; que cet accroissement de forces alloti donner à l’empire d’Orient une supériorité décidée; qu’on ne devait rien craindre d'un peuple ignorant et grossier; que ce n’était qu’une multitude de bras dont l’empereur réglerait les mouvements à son gré, et que la politique romaine saurait profiter du service de ces barbares tant qu’ils seraient fidèles, et les détruire dès qu'ils deviendraient suspects. Ces mauvaises raisons suffisaient dans une occasion où il n’en fallait aucune, parce que l’empereur avait pris son parti. Il accorda aux Visigoths le passage et un établissement en Thrace, à condition qu’ils remettraient auparavant leurs armes entre les mains des officiers romains. Pour avoir des gages de leur fidélité, il ordonna que les plus jeunes seraient transportés en Asie, et il chargea le comte Jule de veiller à leur entretien.

Pendant le cours de la négociation, quelques Goths, plus fougueux et plus hardis que les autres, s’ennuyant d’attendre la réponse de l’empereur, entreprirent de forcer le passage; ils abordèrent, mais ils furent taillés en pièces. La nation envoya sur-le-champ porter ses plaintes à Valens, qui, regardant déjà les Goths comme ses sujets, cassa les officiers qui avoient fait leur devoir: peu s’en fallut même qu’il ne les condamnât à mort. Enfin la permission de l’empereur arriva, et les conditions qu’il exigeait furent acceptées. Lupicin fit passer sur la rive où les Goths étoilent assemblés des officiers et des soldats, avec ordre de n’en laisser embarquer aucun qui n’eût rendu ses armes. On prépara en diligence des barques, des bateaux plats, des canots. Les Visigoths s’y jetaient en foule; mais tous n’atteignirent pas l’autre bord. Quelques-uns furent emportés et engloutis par la rapidité du fleuve, que les pluies avoient grossi depuis peu; d’autres coulèrent à fond avec les bateaux trop chargés, ou qui se brisaient en se heurtant mutuellement. Il y en eut d’assez téméraires pour se jeter à la nage; ils se noyèrent. On employa plusieurs jours et plusieurs nuits à ce passage. Les barbares abordaient avec tant de confusion, qu’on entreprit inutilement de les compter.

La plupart gardèrent leurs armes. Ceux qui étoilent chargés de les désarmer songèrent bien plutôt à satisfaire leur avarice et d’autres passions encore plus honteuses. Ils enlevaient dans la jeunesse des deux sexes tout ce qui plaisait à leurs yeux; ils ravissaient les filles à leurs mères, les femmes à leurs maris; ils saisissaient les troupeaux et les bagages de quelque valeur. Les Goths abandonnaient tout, n’étant occupés que du soin de leurs armes; ils achetaient même à grand prix la permission de les conserver, persuadés que leurs javelots et leurs épées leu rendraient bientôt plus qu’ils ne perdaient. Ainsi se préparait la révolution qui allait éclater; et l’on peut dire qu’en cette occasion les Romains firent le rôle des barbares, et les barbares celui qui convenait à des Romains. Les Visigoths, contents d’avoir échappé à la fureur des Huns, s’étendirent le long du Danube, dans les plaines et sur les montagnes de la Mœsie et de la Thrace. Ils se consolaient de leur infortune, qui leur faisait trouver un climat plus doux et un pays plus riche et plus fertile.

Ce fut alors que l’arianisme jeta chez les Goths de plus profondes racines. Il y avait environ un siècle que la religion chrétienne s’était introduite parmi eux. Leur évêque Théophile avait assisté au concile de Nicée,  mais la croyance orthodoxe commençait à s’altérer de­puis quelque temps. Ils avoient pour évêque Ulphilas, Cappadocien d’origine, prélat plus zélé qu’éclairé sur les matières alors contestées dans l’Eglise. Il avait converti un grand nombre d’idolâtres; car l’idolâtrie était encore parmi les Goths la religion dominante, et Athanaric persécutait même les chrétiens avec violence. Ulphilas encourageait les fidèles. Il contribua aussi par ses sages avis à adoucir les mœurs de la nation; ses paroles étoilent respectées comme des lois. Les auteurs anciens lui attribuent l’honneur d’avoir inventé l’alphabet gothique, et communiqué aux Goths la connaissance lettres. Cependant il paraît, par les caractères ioniques gravés sur les rochers de la Suède, et qu’on croit antérieurs à la migration des Goths, que ce peuple avait l’usage de l’écriture avant que de quitter le pays de son origine. La langue gothique, en traversant la Germanie et la Scythie, dut se charger de plusieurs termes étrangers; elle dut aussi contracter quelque teinture de la langue grecque par le voisinage des colonies grecques établies sur le bord du Pont-Euxin. En effet, on aperçoit plusieurs caractères grecs dans l’alphabet attribué à Ulphilas. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il traduisit la Bible en langue du pays, à l’exception des livres des Rois, qu'il ne voulut pas mettre sous les yeux des Goths, de peur que la lecture de tant de guerres n’enflammât encore la passion que ce peuple avait pour les combats. Mais il ne fut pas en garde contre les artifices des ariens; il se laissa corrompre, et corrompit ensuite sa nation. Il s’était trouvé en 36o au concile de Constantinople, où les anoméens l’avoient engagé à signer le formulaire de Rimini. Fritigerne ayant ensuite embrassé l’arianisme en reconnaissance des secours que Valens lui avait prêtés contre Athanaric, l’erreur s’était peu à peu répandue. Enfin, lorsque les Goths demandèrent à Valens la permission de passer en Thrace, Ulphilas étant le chef de la députation, les évêques ariens qui se trouvaient à la cour profitèrent de l’occasion pour achever de le pervertir. Ils lui firent entendre qu'il ne s’agissait entre les deux partis que d’une dispute de mots, et ne l’appuyèrent de leur crédit auprès de l’empereur qu’à condition qu’il prêcherait leur doctrine. Valens fit partir avec lui plusieurs évêques ariens. Ainsi les Visigoths, infectés de l’hérésie, la communiquèrent aux Ostrogoths, aux Gépides, aux Vandales, aux Bourguignons. Tous ces peuples la portèrent avec eux dans leurs conquêtes, et y demeurèrent opiniâtrement attachés.

Les Ostrogoths, campés au bord du Niester, y passèrent l’hiver dans de continuelles alarmes, appréhendant sans cesse d’être forcés dans leurs retranchements, et  aux pieds par la cavalerie innombrable des Huns. Au retour du printemps, Gratien étant consul pour la quatrième fois avec Mérobaude, Alathée et Saphrax, tuteurs de Vidéric, s’approchèrent du Danube, et envoyèrent demander à Valens la même grâce qu’il avait déjà accordée à leurs compatriotes. On s’aperçut enfin qu’on ne pouvait sans un danger évident recevoir tant de barbares dans le sein de l’empire. On leur refusa le passage. Ce refus ôta toute espérance à Athanaric, qui se souvenait d’ailleurs que huit ans auparavant il s’était lui-même fermé cet asile lorsque, pour se dispenser de se rendre auprès de Valens, il avait allégué un serment qu’il avait fait de ne jamais entrer sur les terres des Romains. Il prit donc le parti de se retirer dans un lieu nommé Caucalande, environné de hautes forêts et de montagnes inaccessibles, dont il chassa les Sarmates.

Toute la prudence humaine eût été nécessaire pour contenir cette nation turbulente et indocile. Mais il semblait que Valens avait rassemblé autour des Visigoths tout ce que l’empire avait alors d’officiers injustes, violents, ravisseurs. Lupicin et Maxime, les chefs et les plus avares de tous, s’acharnèrent sur ces nouveaux hôtes comme sur une proie; et, après les avoir dépouillés, ils les abandonnaient encore à l’avidité de leurs subalternes. Au lieu de leur fournir des subsistances, on ferma les magasins. On leur fit acheter bien cher les plus misérables nourritures; ils furent réduits à manger des chiens; on leur vendait un chien pour un esclave; et ces malheureux, après être défaits de tout ce qu’ils possédaient, furent réduits à livrer leurs propres enfants, auxquels ils ne pouvaient conserver la vie qu’au prix de leur liberté. Les principaux même de la nation ne furent pas exempts de cette nécessité déplorable. Ils n’avoient plus de ressource que dans le désespoir; et il allait éclater lorsque Lupicin, prévoyant l’orage, les fit presser par ses soldats d’abandonner les bords du Danube, et d’avancer dans l’intérieur du pays, où il espérait les affaiblir ou les détruire, en les séparant les uns des autres. Pendant que les troupes romaines qui gardaient le passage du fleuve s’en éloignaient pour escorter les barbares, Alathée et Saphrax, ne voyant plus d’obstacle, traversèrent le Danube en diligence à la tête des Ostrogoths, et suivirent la trace de Fritigerne.

Ce général, prudent et avisé, instruit de ce qui se passait derrière lui, continua sa marche, mais avec lenteur, pour leur donner le temps de le joindre. On arriva à Marcianople; et ce fut en ce lieu que la guerre s’alluma. Lupicin, ayant invité à un repas Alavif et Fritigerne, avec un petit nombre des principaux seigneurs de la nation, plaça des gardes aux portes de la ville pour en interdire l’entrée aux barbares. Ceux-ci demandant avec instance la permission d’entrer pour acheter des vivres, la querelle s’échauffa; on en vint aux mains: les Goths, animés par la faim et par la fureur, se jetèrent sur les soldats romains, les massacrèrent, et se saisirent de leurs armes. Lupicin, plongé dans les excès de la débauche, et déjà plein de vin, étant informé de ce désordre, l’augmenta par un trait de perfidie: il fit égorger la garde d’Alavif et de Fritigerne. Cet ordre cruel ne put être si secrètement exécuté que les cris des mourans ne pénétrassent jusque dans la salle du festin ; et, dans le même moment, la nouvelle s’en étant répandue hors de la ville, les Goths, persuadés qu’on en vouloir à leurs capitaines, accoururent en foule, poussant des cris horribles, et menaçant de la plus terrible vengeance. Fritigerne, qui avait l’esprit présent et l’âme intrépide, voulant s’échapper des mains de Lupicin, et sauver avec lui les seigneurs qui l’avoient accompagné, se lève, s’écrie que tout est perdu, si on ne les laisse sortir pour se montrer à la nation qui les croit égorgés; que leur présence peut seule rétablir, le calme. En même temps il met l’épée à la main, et sort de la ville avec ses camarades. Il est reçu avec des acclamations de joie: Alathée et Saphrax venaient d’arriver. Toute la nation monte à cheval; on déploie les étendards; les Goths marchent, et avec eux le carnage et l’incendie. Lupicin rassemble à la hâte tout ce qu’il a de troupes, les poursuit avec plus de hardiesse que de prudence, et les atteint à trois lieues de Marcianople. A la vue des Romains, la rage des barbares s’allume; ils fondent sur les bataillons les plus épais, ils percent, ils massacrent, ils taillent en pièces tout ce qu’ils rencontrent. Ceux mêmes qui sont désarmés se jettent à corps perdu sur l’ennemi; ils lui arrachent ses armes; ils enlèvent les enseignes: presque tous les Romains périssent avec leurs tribuns. Lupicin, épouvanté d’une si étrange furie, prit la fuite dès le commencement du combat, et regagna à toute bride Marcianople. Les vainqueurs s’emparèrent des armes des vaincus, et, ne trouvant plus de résistance, ils portèrent au loin tous les désastres d’une guerre sanglante.

La prudence de Fritigerne, soutenue d’une éclatante valeur, lui attirait la confiance de la nation, et ses avis n’étoilent jamais contredits. Il répandit les Goths dans toutes les parties de la Thrace, mais avec ordre. Deux différents corps se donnaient la main les uns aux autres, et avoient tous un point de réunion. Les gens du pays qui se renvoient à eux, ou qu’ils faisaient prisonniers, leur servaient de guides pour les conduire dans les cantons les plus riches et les mieux pourvus de vivres. Leurs compatriotes enlevés autrefois par les pirates de Galatie, et vendus en Thrace, ceux que la famine les avait eux-mêmes obligés de vendre quelques jours auparavant, venaient en foule les rejoindre. Les ouvriers employés au travail des mines, et qui étaient surchargés d’impôts, accouraient aussi se jeter entre leurs bras : ceux-ci leur furent d’un grand secours pour déterrer les magasins, et pour découvrir les souterrains où les habitants se cachaient eux-mêmes avec leurs richesses. Toute la Thrace fut bouleversée; rien n’échappa à leurs recherches que ce qui était inaccessible; et tandis qu’on fouillait les entrailles de cette terre malheureuse, sa surface était couverte de sang et de flammes. On massacrait les enfants entre les bras de leurs mères, on brulait les vieillards dans leurs cabanes; les jeunes hommes et les jeunes femmes étaient seuls réservés pour un esclavage plus cruel que la mort même.

Les Visigoths et les Ostrogoths réunis composaient une armée innombrable : il y avait outre ceux-là un troisième corps, commandé par Suéride et Colias. C’étaient des Visigoths, indépendants de Fritigerne, arrivés en Thrace avant l’irruption des Huns. Valens, qui n’espérait pas un grand succès de la négociation entamée avec Sapor, les avait pris à la solde de l’empire, et les tenait campés auprès d’Andrinople, à dessein de les faire passer en Asie, et de les joindre aux troupes d’Orient dès que la guerre serait déclarée. Ils ne prirent d’abord aucune part au soulèvement de la nation: contents de la paie qu’ils recevaient de l’empereur, ils demeuraient simples spectateurs des hostilités de leurs compatriotes. Valens leur ayant donné ordre de passer l’Hellespont, ils témoignèrent qu’ils étaient prêts à obéir; ils demandaient seulement le paiement de leur solde, des vivres, et deux jours de délai pour préparer leurs équipages. Le magistrat d’Andrinople, irrité de quelque dégât qu’ils a voient fait dans une terre qui lui appartenait, reçut fort mal leur demande; pour toute réponse il fit armer la bourgeoisie, et signifia aux Goths que, s’ils ne partaient sur-le-champ, il allait les faire charger. Les Goths, plus étonnés qu’alarmés de cette bravade, ne s’en mirent pas fort en peine : tant qu’on s’en tint aux injures, ils les reçurent sans s’émouvoir. Mais, quand ils virent leur camp attaqué, et les traits pleuvoir sur eux, ils tombèrent à grands coups d’épées sur cette populace téméraire, en tuèrent une partie, repoussèrent le reste dans la ville; et comme Fritigerne n’était pas éloigné, ils allèrent se joindre à lui et revinrent ensemble mettre le siège devant Andrinople. S’il n’eût été besoin que de valeur, Andrinople était prise. Les Goths bravaient la mort avec une audace intrépide: les flèches, les javelots, les pierres lancées des machines en abattaient un grand nombre sans ralentir le courage des autres. Mais Fritigerne, voyant que, faute d’entendre l’art des sièges, le sang de tant de braves gens coulait en pure perte, laissa devant la ville un détachement pour la tenir bloquée, et décampa avec le reste de ses troupes, disant qu’il ne faisait pas la guerre aux murailles, et que les Goths trouveraient dans les campagnes de la Thrace beaucoup plus de profit et moins de péril.

Valens apprit avec douleur ces tristes nouvelles. Il se hâta de conclure la paix avec Sapor, et résolut d'aller Constantinople. Comme l’été était déjà fort avancé, et que la Thrace avait un besoin pressant de secours, il envoya d’avance Profuture et Trajan, à la tête des légions qui revenaient d’Arménie. C’étaient des troupes d’une valeur éprouvée. A leur approche les Goths se retirèrent au-delà du mont Hœnnis. Les Romains s’emparèrent des passages, à dessein de leur fermer l’entrée de la Thrace, et d’attendre les secours que Gratien envoyait, à la prière de Valens. Frigérid, excellent capitaine, amenait des troupes de la Gaule et de la Pannonie; et Ricomer, comte des domestiques, marchait séparément avec un autre corps, tiré aussi de la Gaule, mais dont la plus grande partie déserta dans la route et retourna sur ses pas. On soupçonna le consul Mérobaude d'être l’auteur secret de cette désertion, parce qu'il craignait que la Gaule, trop dégarnie, ne demeurât exposée aux incursions des Allemands. Frigérid, attaqué de la goutte, fut obligé de s’arrêter en chemin; et l’envie ne manqua pas de publier que ce n’était qu’un prétexte pour couvrir sa timidité. Ricomer s’étant donc chargé de la conduite des deux corps, joignit Profuture et Trajan, lorsqu’ils marchaient à Salces, ville de la petite Scythie.

A quelque distance de cette ville campait une armée innombrable de Goths. Leurs chariots, rangés en cercle autour d’eux, leur servaient de palissades. Les généraux romains, qui brulaient d’envie de se signaler, se tenaient prêts à les attaquer au premier mouvement qu’ils feraient pour décamper; car ces barbares changeaient, souvent de position. Les Goths, instruits de ce dessein par les transfuges , prirent le parti de rester en place; et, voyant que l’armée romaine se fortifiait tous les jours par de nouveaux renforts, ils rappelèrent les détachements qui couraient la campagne. Toutes leurs forces s’étant réunies, la vue d’une si grande multitude, resserrée dans l’enceinte de leurs chariots, embrasait leur courage : un murmure confus, mêlé au bruit de leurs armes, annonçait leur impatience; et, pour les satisfaire, leurs généraux déclarèrent qu’ils livreraient la bataille le lendemain. Ils passèrent la nuit sans dormir, préparant leurs armes, et appelant à grands cris lé jour qui semblait devoir leur apporter la victoire. Les Romains, qui entendaient ce tumulte, n’osèrent prendre du repos, craignant d’être attaqués dès la nuit même; et, quoique inférieurs en nombre, ils espéraient tout de la protection du ciel et de leur bravoure.

Aux premiers traits de la lumière, les trompettes sonnèrent dans les deux camps: on prit les armes; et les barbares, après avoir, selon leur usage, fait serment entre eux de vaincre ou de mourir, allèrent en courant s’emparer des éminences pour se porter de là avec plus de force et de rapidité sur l’armée ennemie. Les Romains se rangèrent dans la plaine, chacun ferme dans son poste, sans qu’aucun sortît de la ligne. Les deux armées restèrent ainsi quelque temps immobiles, s’observant l’une l’autre dans une contenance fière et menaçante. Les troupes de Valens s’animèrent par le cri accoutumé, et les Goths par des chansons guerrières sur les exploits de leurs ancêtres. Le combat s’engagea par de légères escarmouches. Après les décharges de flèches et de javelots, ils s’approchèrent la pique baissée, et, couverts de leurs boucliers, ils se choquèrent avec fureur. Les Goths, plus dispos et plus agiles, se ralliaient plus aisément, lorsque leurs rangs étoilent rompus. Une partie d’entre eux était armée de fortes massues d’un bois durci au feu, qu’ils maniaient avec beaucoup de dextérité. L’aile gauche des Romains pliait, et allait se mettre en déroute, si elle n’eût été soutenue par un grand corps qui se détacha du centre, et repoussa les ennemis. Le carnage devint horrible; tout se mêla; on combattait, on fuyait de part et d’autre : les cavaliers taillaient en pièces, à grands coups de sabre, les fantassins qui fuyaient; les fantassins, coupant les jarrets des chevaux, abattaient les cavaliers, et les touerait à terre. Le champ de bataille était jonché de morts, de mourans, de blessés. Cet affreux spectacle animait en­core la rage des combattants; comme s’ils reprenaient de nouvelles forces dans le sang de leurs camarades, ils ne se l’assoient ni de porter ni de recevoir des coups; et la fin du jour les surprit encore affamés, de carnage. La nuit les sépara malgré eux; ils retournèrent dans leur camp, frémissant de fureur, et désespérés de laisser sur la place un si grand nombre de leurs plus braves soldats. Cette journée fut également funeste aux deux partis. La perte des Romains fut moindre à la vérité, mais beaucoup plus sensible que celle des barbares, dont le nombre était fort supérieur. On enterra à la hâte les officiers les plus distingués, le reste fut abandonné sans sépulture; et, après les ravages et les combats de cette guerre meurtrière, les plaines de Thrace, dépouillée de culture et blanchies d’ossements, ne présentèrent pendant plusieurs années que les horreurs d’un vaste cimetière.

Les Romains se retirèrent à Marcianople, et les Goths, renfermés entre leurs chariots, n’osèrent en sortir pendant sept jours. Ce délai donna aux Romains le temps de fermer les gorges du mont Hœmus, afin d’arrêter de nombreuses troupes de barbares qui campaient encore entre les montagnes et le Danube. On espérait que tous les grains et les fourrages ayant été transportés dans les places fortes, ces barbares mourraient de faim dans les plaines désertes de la Mœsie. Ricomer retourna en Gaule pour y chercher de nouveaux secours. Valens, ayant reçu la nouvelle d’une bataille si sanglante et si peu décisive, envoya Saturnin avec un grand corps de cavalerie pour se joindre à Profuture et à Trajan. Cependant les barbares, enfermés dans la Mœsie, après avoir consumé tout ce qui pouvait servir à leur nourriture, pressés de la faim, tâchaient de forcer leurs barrières. Toujours arrêtés par la vigoureuse résistance des Romains, ils implorèrent le secours de ces féroces ennemis, qui les avoient chassés de leurs terres, et attirèrent, par l’espérance du pillage un grand nombre de Huns et d'Alains. Saturnin, qui était déjà arrivé, craignant avec raison que ce torrent n’emportât par sa violence ceux qui défendaient les défilés, replia ses postes les uns sur les autres, et retira toutes ses troupes.

Les passages étant ouverts, les barbares pénétrèrent par toutes les gorges des montagnes. Toute la Thrace , depuis le Danube jusqu’au mont Rhodope, et même à la Propontide, ne fut plus qu’un théâtre d’horreurs, de massacres, de rapines et des violences les plus brutales. Les habitants dépouillés, meurtris de coups, enchaînés à la selle des chevaux, suivaient les cavaliers barbares, et, tombant de lassitude, étaient traînés et déchirés en pièces. Les chemins étaient remplis de filles et de femmes qu’on chassait à coups de fouet comme des troupeaux; on n’épargnait pas les femmes enceintes; et leurs malheureux enfants, captifs avant que de naître, ne recevaient la vie que pour la perdre aussitôt, ou pour gémir longtemps de ne l’avoir pas perdue. La jeunesse, la pudeur, la noblesse était la proie du soldat ivre de sang et de débauche. Un grand corps de barbares rencontra près de la ville de Deultum le tribun Barzimer qui campait avec plusieurs cohortes. C’était un officier expérimenté ; la multitude des ennemis lui ôtait l’espérance sans lui ôter le courage. Il rangea en bataille sa petite troupe, et chargea lui-même à la tête des plus braves. Après des prodiges de valeur, il succomba sous le nombre; mais la défaite de cette poignée de Romains coûta cher aux vainqueurs.

Frigérid , rétabli de sa maladie, campait près de Bérée, attendant l’occasion d’attaquer les barbares avec avantage. Les Goths, qui connaissaient sa prudence et sa capacité, le redoutaient comme le plus dangereux de leurs ennemis, et le cherchaient pour l’accabler avant qu’il eût réuni de plus grandes forces. Il fut averti de leur approche; et, plus jaloux de la conservation de ses troupes que d’une fausse gloire, il se retira par les montagnes et les forêts, à dessein de regagner l’Illyrie. Sa valeur trouva dans cette retraite une occasion de se signaler. Il rencontra Farnobe, capitaine goth, partisan redoutable, qui conduisait une troupe de Taïfales, et ravageait tout sur son passage. Les Taïfales, Scythes de nation, établis dans l’ancienne Dace , au-delà du Danube, s’étaient depuis peu alliés avec les Goths; et, ayant passé le fleuve, pillaient le pays abandonné par les Romains. Frigérid les enveloppa et les attaqua si brusquement, qu’ayant tué Farnope et fait un grand carnage, il n’en aurait pas laissé échapper un seul, si ces misérables n’eussent mis Les armes bas, demandant la vie à mains jointes. Il les fit conduire en Italie aux environs de Modène, de Rhége et de Parme, pour y cultiver les terres qui manquaient d’habitants. Les Taïfales étaient alors en horreur à toutes les nations, à cause de leurs usages abominables. Un jeune homme ne pouvait s’affranchir de la plus infâme servitude qu’après avoir seul, et sans aucun secours, tué un ours ou un sanglier.

L’année suivante commença avec le sixième consulat Valens, et le second du jeune Valentinien. Les inquiétudes que tant de désastres causaient à Valens rendirent le calme à l’Église catholique. La persécution cessa dans tout l’Orient. On dit même que ce prince se repentit des maux dont il avait affligé les orthodoxes, et qu’il rappela les évêques et les prêtres exilés. Pierre rentra dans Alexandrie avec des lettres du pape Damase, qui confirmait son élection; et le peuple chassa Lucius, qui se retira à Constantinople. Plusieurs autres prélats revinrent dans leurs églises, soit par un ordre exprès de l’empereur, soit qu’occupé de soins plus pressants, il eut perdu de vue les intérêts de l’arianisme. Ce prince reconnaissait alors son imprudence. Il s’était flattait que les Goths seraient la garde perpétuelle de l’empire , et qu’il n’aurait plus besoin de troupes romaines. En conséquence il avait congédié la plupart des vétérans, et taxé les villes et les villages à une somme d’argent, au lieu des soldats qu’ils dévoient fournir. Trompé dans ces vaines espérances, il se vit obligé de lever à la hâte de nouvelles troupes w et se disposa à partir d’Antioche.

Gratien se préparait aussi à marcher au secours de son oncle, et il avait déjà fait prendre les devants à plusieurs cohortes, lorsqu’il se vit obligé lui-même de défendre ses états. L’exemple des Goths avait réveillé les barbares voisins de la Gaule. Les Allemands, nommés Lentiens, dont le pays s’étendait vers la Rhétie, rompant le traité fait avec eux sous le règne de Constance, commencèrent à ravager la frontière. Ils étaient attirés par un de leurs compatriotes, qui servait dans les gardes de Gratien; et, croyant trouver la Gaule dégarnie de troupes, ils se divisèrent en plusieurs corps, passèrent le Rhin sur les glaces au mois de février, et coururent au pillage. Deux légions qui campaient dans le voisinage tombèrent sur eux, et les forcèrent de repasser le fleuve avec une grande perte.

Tous les Lentiens prirent aussitôt les armes, et l’on vit rentrer en Gaule quarante mille combattants qui ne respiraient que vengeance. Gratien, alarmé de cette irruption imprévue, rappela les cohortes qui étaient déjà en Pannonie; et, ayant rassemblé ce qui restait de troupes dans la Gaule, il en donna le commandement au comte Nannien et à Mallobaud. Celui-ci était un roi des Francs qui s’était attaché au service de l’empire, et qui tenait à honneur de porter le titre de comte des domestiques. Nannien, naturellement circonspect, voulait différer le combat; mais Mallobaud, dont le courage était ardent et impétueux, brûlait d’impatience d’en venir aux mains. Son avis l’emporta; on marcha aux Allemands, qui attendirent fièrement les Romains dans la plaine d’Argentaria. Cette ville, alors une des principales de la première Germanie, n’est plus maintenant qu’un village nommé Horburg, sur la droite de la rivière d’Ill, vis-à-vis de Colmar. Le combat était à peine engagé, que les Romains, frappés d’une terreur panique, se débandèrent, et se jetèrent à l’écart dans des sentiers étroits et couverts de bois. Ce désordre, qui devait causer leur perte, leur procura le succès. S’étant ralliés presque aussitôt, ils revinrent à la charge, avec tant d’audace, que les barbares s’imaginèrent que Gratien venait d’arriver avec des troupes fraîches. La terreur passa de leur côté; ils se retirèrent, mais en bon ordre, s’arrêtant de temps en temps pour disputer la victoire, qu’ils n’abandonnaient qu’à regret; et l’on peut dire qu’au lieu d’une bataille, cette journée vit plusieurs sanglants combats. Enfin les Allemands, toujours vaincus, et réduits au nombre de cinq mille, se sauvèrent à la faveur des bois. Ils laissèrent trente mille morts, entre lesquels se trouva leur roi Priarius, qui mourut les armes à la main. Le reste fut fait prisonnier.

Gratien vint joindre son armée victorieuse, et passa le Rhin , à dessein d’achever de détruire cette nation remuante et infidèle. A la nouvelle de son approche, les Lentiens, affaiblis par leur défaite, ne prirent cependant pas encore le parti de se soumettre. Ils abandonnèrent leurs habitations, et se réfugièrent avec leurs femmes et leurs enfants sur des montagnes escarpées, résolus d’en disputer tous les rochers comme autant de forteresses, et de s’y défendre jusqu’à la mort. Pour les forcer dans ces postes avantageux , le nombre était inutile; il n’était besoin que de courage et d’agilité. Ainsi Gratien tira de chaque légion cinq cents hommes d’élite. Ceux-ci, animés par l’exemple du jeune empereur, qui s’exposait lui- même, s’efforçaient de gagner le haut des rochers, bien assurés de battre les ennemis, s’ils pouvaient seulement les atteindre. Il en coûta beaucoup de sang de part et d’autre. Les Allemands qui osaient descendre à la rencontre des Romains n’échappaient pas à leurs coups: les Romains, accablés de pierres énormes, roulaient avec elles jusqu’en bas; et comme il était facile de reconnaitre l’escorte de l’empereur, les pierres et les javelots pleuvaient surtout de ce côté-là, et toutes les armes de ses gardes furent brisées. L’attaque continua sans relâche depuis midi jusqu’à la nuit. Gratien assembla le conseil. On convint que de s’obstiner à forcer les ennemis, c’était vouloir perdre toute l’armée : on jugea qu’il était plus à propos de les réduire par famine. Dans ce dessein, on commençait déjà à disposer les postes, lorsque les Allemands, s’en étant aperçus, s’évadèrent par des sentiers inconnus, et gagnèrent d’autres montagnes encore plus élevées. On les suivit, et on se préparait à leur couper tous les passages. Enfin, effrayés d’une poursuite si opiniâtre, ils demandèrent grâce, et l’obtinrent, à condition qu’ils donneraient leur plus vigoureuse jeunesse pour être incorporée aux troupes romaines. Un exploit si difficile, exécuté avec tant de vivacité, retint dans le devoir tous les barbares d’Occident, et Gratien fit connaitre de quoi il eût été capable dans la guerre, s’il eût pu modérer sa passion pour la chasse et son goût pour les amusements frivoles. Le traître qui avait donné des avis aux ennemis fut découvert et mis à mort.

Après avoir fait les dispositions nécessaires pour la sûreté de la Gaule, Gratien prit sa route par la Rhétie. Il passa par Arboh au bord du lac de Constance, et arriva à Lauriac, ville du Norique, célèbre en ce temps-là : c’est aujourd’hui le village de Lork sur le Danube, entre les rivières de Traun et d’Ens. Le jeune empereur fit alors une faute trop ordinaire aux souverains. Frigérid allait fermer le pas de Sucques, pour empêcher les barbares de pénétrer en Occident. Ce général était habile, sage  d’un esprit solide, actif, mais plus occupé de projets utiles que d’entreprise à brillantes, tel, en un mot, que, dans de si fâcheuses conjonctures, il aurait fallu le retenir au service, s’il eût voulu se retirer. Tandis qu’il travaillait avec zèle à servir l’état, les courtisans oisifs le ruinèrent dans l’esprit de Gratien. Il l’éloigna, et envoya pour le remplacer le comte Maurus, fanfaron, étourdi, intéressé : c’était le même qui avait mis son collier sur la tête de Julien lorsqu’on avait proclamé ce prince empereur, et qu’on lui cherchait un diadème. Gratien, ayant mandé à son oncle la victoire qu’il venait de remporter sur les Allemands, fit conduire ses bagages par terre, et, s’étant embarqué sur le Danube avec son armée, il arriva à Bononia, et s’arrêta quatre jours à Sirmium. Une fièvre intermittente ne l’empêcha pas de continuer sa marche jusqu’à une ville de Dace nommée le camp de Mars. Il fut attaqué dans cette route par un grand corps d’Alains, qui lui tuèrent plusieurs soldats. De là il dépêcha à Valens le comte Ricomer, pour l’avertir qu’il allait incessamment le joindre, et pour le prier de l’attendre, et de ne pas s’exposer seul au péril d’une bataille qui devait décider du sort de l’empire.

Valens était arrivé à Constantinople le trentième de mai. Il y trouva le peuple dans la consternation. Les Goths faisaient des courses jusqu’aux portes de la ville. L’empereur amenait avec lui un corps nombreux de cavaliers sarrasins, que Mavia leur reine lui avait envoyés lorsqu’il était parti d’Antioche. Il les employa avec succès à nettoyer la campagne de tous les partis. Ces cavaliers, courant avec la rapidité de l’éclair, chargeaient à leur avantage et échappaient à toutes les poursuites, rapportant tous les jours un grand nombre de têtes d’ennemis. Valens, mécontent du succès de la bataille de Salces, ôta à Trajan le commandement des troupes; et comme il l’accablait de reproches: Prince, lui répondit hardiment ce général, ce n’est pas nous que vous devez accuser. Quel succès pouviez-vous espérer dans un temps où vous faisiez la guerre à Dieu même, dont vous persécutiez les vrais adorateurs? Tout retentissait de murmures contre Valens : on lui reprochait d’avoir introduit les Goths dans l’empire, et de n’oser se montrer devant eux, ni leur livrer bataille. Le onzième de juin, comme il assistait aux jeux du Cirque, tout le peuple s’écria: Qu’on nous donne des armes, et nous irons combattre. L’empereur, outré de colère, partit aussitôt avec son armée, menaçant de ruiner la ville de fond en comble à son retour, et d’y faire passer la charrue, pour la punir de son insolence actuelle, et des attentats qu’elle avait autrefois commis dans la révolte de Procope. Lorsqu’il sortait des portes, un solitaire nommé Isaac, saisissant la bride de son cheval: Prince, lui dit-il, où courez-vous ? Le bras de Dieu est levé sur votre tête; vous avez affligé son Eglise; vous en avez banni les vrais pasteur; rendez-les à leur troupeau, ou vous périrez avec votre armée. Je reviendrai, repartit Valens en colère, et je te ferai repentir de ta folle prédiction. En même temps il donna ordre de mettre aux fers ce fanatique, et de le garder jusqu’à son retour : J’y consens, s’écria le solitaire, ôtez-moi la vie, si vous conservez la vôtre. On voit par ce discours d’Isaac que, supposé que Valens eût permis aux évêques catholiques de retourner à leurs églises, cette permission n’était pas générale. Chargé de ces malédictions, il alla camper à six lieues de Constantinople , près du château de Mélanthias, qui appartenait aux empereurs.

Il y séjourna quelque temps, s’appliquant à gagner le de ses soldats par de bons traitements, et par des manières douces et familières. Les Goths, qui s’étaient avancés jusqu’aux bords de la Propontide, n’eurent pas plus tôt appris que l’empereur était sorti de Constantinople avec une nombreuse armée, qu’ils repassèrent le mont Rhodope, et retournèrent vers Andrinople, dans le dessein d’y réunir leurs troupes, dont une partie était campée près de Bérée et de Nicopolis. Valens, instruit de ces mouvements, et craignant pour Andrinople, y envoya Sébastien, dont nous avons eu tant de fois occasion de parler. C’était le héros de ce temps-là; et comme il était manichéen et grand ennemi des catholiques, les ariens et les païens même affectaient d’en faire beaucoup d’estime. Ammien Marcellin le représente comme un parfait capitaine; brave avec prudence, ménageant le sang de ses troupes plus que le sien propre, méprisant l’argent et toutes les commodités de la vie, aimant ses soldats; mais aussi attentif à punir leurs désordres qu’à récompenser leurs services. Il s’était attaché à Valentinien, et, après la mort de ce prince, on avait appréhendé, comme nous l’avons dit, que l’affection des troupes ne l’élevât sur le trône. Les calomnies des eunuques, trop puissants dans les deux cours d’Occident, et toujours ennemis du mérite, le déterminèrent à passer au service de Valens, qui le reçut à bras ouverts, et voulut mettre en œuvre ses talents. L’ayant revêtu de la charge de général de l’infanterie à la place de Trajan, il lui permit de prendre à son choix trois cents hommes dans chaque légion, pour les conduire au secours d’Andrinople. Sébastien, voyant la mollesse et la lâcheté qui s’étaient introduites dans les troupes de Valens, choisit parmi les nouvelles levées les soldats les mieux faits, et qui donnaient plus de signes de courage, persuadé qu’il était plus facile de discipliner des milices que de ramener à la discipline des troupes qui s’en étaient écartées. Il les sépara du reste de l’armée, les formant par de fréquents exercices à toutes les évolutions, punissant sévèrement la désobéissance, et leur inspirant cette sensibilité pour la louange qui produit de grandes actions, et qui en facilite la récompense.

Il parait que la modestie n’était pas une des vertus de Sébastien. Il partit à la tête de son détachement, promettant à Valens qu’il apprendrait bientôt de ses nouvelles. A son approche d’Andrinople, les habitants craignant quelque surprise, fermèrent leurs portes, et se mirent en devoir de le repousser; mais, après l’avoir reconnu, ils le reçurent avec joie. Dès le lendemain il sortit sans bruit, et, ayant appris de ses coureurs qu’on apercevait sur les bords de l’Hèbre un grand corps d’ennemis qui ravageaient la campagne, il attendit la nuit. Alors, faisant filer ses troupes derrière des éminences, et par des chemins fourrés, il surprit les Goths à la faveur des ténèbres, tomba sur eux avec furie, et n’en laissa échapper qu’un petit nombre. Il reprit en cette occasion une si prodigieuse quantité de butin, que la ville et les plaines d’alentour ne pouvaient le contenir. Fritigerne, alarmé de cet échec, rappela tous ses partis répandus dans la Thrace , et se retira près de la ville de Çabyle, dans des plaines fertiles et découvertes , où il n’avait à craindre ni la disette, ni la surprise.

Ce succès, et quelques antres encore, que Sébastien n’oubliait pas d’exagérer dans les lettres qu’il écrivait à Valens, relevaient le courage de ce prince. Mais ce qui le piquait vivement, c’était la célèbre victoire de son neveu, dont il reçut alors la nouvelle. Il n’aimait pas Gratien, ennemi de l’arianisme, et qui, sans le consulter, avait reconnu un nouvel empereur. Jaloux de la gloire que ce jeune prince venait d’acquérir, Valens brûlait d’envie de l’effacer par un exploit éclatant. Il se voyait à la tête d’une belle armée; les vétérans, qu’il avait imprudemment congédiés, étaient revenus joindre leurs drapeaux; tout ce qu’il y avait de bons officiers dans l’empire marchait à sa suite. Trajan même, quoique disgracié, n’avait pas voulu manquer à son prince dans une occasion si importante. L’empereur partit donc de Mélanthias; et, étant averti que les ennemis, afin de lui couper le passage des vivres, se disposaient à se rendre maîtres des défilés du mont Rhodope dès qu’il les aurait traversés, il y laissa un corps de cavalerie et d'infanterie. Trois jours après son départ, il apprit que les barbares marchaient vers Nicée, et qu’ils étaient déjà à quinze milles d’Andrinople. Sur un faux rapport de ses coureurs, qu’ils n’étaient qu’au nombre de dix mille hommes, il se hâta d’aller à leur rencontre. Il fut bientôt détrompé par des avis plus certains. Pendant qu’il se retranchait près d’Andrinople, arriva Ricomer avec les lettres de Gratien, qui le priait de l’attendre. Valens assembla le conseil. Sébastien et la plupart des officiers opinaient à donner bataille sans aucun délai : ils disaient que l’empereur ne devait partager avec personne l’honneur d’une victoire assurée; que les barbares, déjà vaincus les jours précédents, n’étaient pas en état de la disputer. Victor, général de la cavalerie, plus sage et plus expérimenté que Sébastien, pensait, au contraire, qu’il fallait profiter de la jonction des légions gauloises pour faciliter la victoire : qu’il serait même plus prudent de ne rien hasarder contre une si grande multitude de barbares; de les affaiblir par des surprises et des attaques réitérées; de leur couper les vivres, et de les réduire par la famine à se rendre, ou à se retirer des terres de l'empire. Mais les conseils de Victor, autrefois si estimés de Julien, avoient moins de crédit auprès de Valens que les flatteries de ses courtisans. Son avis ne fut pas écouté, et la bataille fut décidée.

Fritigerne, pour de meilleures raisons que Valens, désirait autant que lui de prévenir l’arrivée de Gratien. Mais il attendit Alathée et Saphrax, qu’il avait mandés avec leurs troupes, et qui ne pouvaient arriver que le lendemain. Pour amuser l’empereur, il lui députa quelques-uns de ses moindres officiers, à la tête desquels était un prêtre chrétien. Ils apportaient une lettre par laquelle les Goths s’engageaient à entretenir avec les Romains une paix éternelle, si l’on voulait leur abandonner la Thrace avec tout ce qui s’y trouvait de grains et de troupeaux. Le prêtre était chargé d’une autre lettre secrète de Fritigerne, qui, témoignant un grand désir de mériter l’amitié de l’empereur, lui mandait qu’il avait affaire à une nation turbulente et inconsidérée; qu’elle demandait avec empressement un combat qui ne pouvait que lui être funeste : que, pour l’amener à des conditions raisonnables, il fallait lui montrer les forces romaines dont elle n’avait nulle idée : que la vue de l’empereur et de son armée porterait dans le cœur des Goths une impression de respect et de crainte. Valens renvoya les députés sans réponse. Mais cette négociation consuma la journée, et augmenta la vanité de Valens et l’ardeur qu’il avait de combattre. C’était tout ce que souhaitait Fritigerne.

Le lendemain, neuvième d’août, l’empereur, dès la pointe du jour, se mit en marche, laissant sous les murs d’Andrinople les bagages avec une garde suffisante. Le préfet du prétoire, la maison du prince, ses trésors et ses équipages furent mis en sûreté dans la ville. La chaleur était excessive ce jour-là. Après une marche de huit milles par des chemins rudes et difficiles, on aperçut le camp des barbares bordé de leurs chariots, et l’on entendit leurs cris confus et menaçants. Valens n’avait dressé aucun plan de bataille; il ne connaissait ni le terrain, ni les forces des ennemis: il rangea son armée au hasard. La cavalerie formait les deux ailes. L’aile droite fut placée en avant, et couvrit une grande partie de l’infanterie. L’aile gauche avait marché dans un tel désordre, que les cavaliers, dispersés çà et là par les chemins arrivaient confusément, et prenaient leurs rangs avec peine. Fritigerne, déjà rangé en bataille, sentait bien que c’était là le moment de charger l’ennemi; mais ce prudent capitaine, afin de ne point donner de jalousie aux Ostrogoths, ne voulait rien faire en l’absence d’Alathée et de Saphrax, qu’il attendit à chaque instant.

Pour leur laisser le temps de le joindre, il fit porter à Valens, par quelques soldats, de nouvelles propositions de paix. L’empereur demanda que, pour traiter avec lui, on envoyât des députés d’un caractère plus relevé. Fritigerne trainait les choses en longueur; et cependant, l’armée romaine, qui n’avait pris aucune nourriture, se consumait de faim, de soif et de chaleur. Outre les ardeurs du soleil, l’air était encore embrasé par la vapeur des flammes que les Goths allumaient à dessein, mettant le feu aux arbres, aux moissons, aux cabanes dans toute l’étendue de la plaine. Enfin Fritigerne fit dire à Valens, par un héraut, que, s’il voulait lui envoyer en otage quelques personnes distinguées, il irait lui-même le trouver pour conclure la paix malgré l’ardeur et l’impatience de ses soldats. Cette proposition étant acceptée, on jeta les yeux sur le tribun Equitius, grand-maître du palais, et parent de l’empereur. Mais, comme il avait été fait prisonnier par les barbares, et qu’il s’était échappé, il refusa de se remettre entre leurs mains, craignant d’en recevoir quelque mauvais traitement. Ricomer s’offrit de lui-même, persuadé qu’une telle commission était digne d’un homme de courage, et que tout service était honorable dès qu’il était périlleux.

Avant qu’il se fût rendu auprès de Fritigerne, deux escadrons de la garde de l’empereur, emportés par une impatience téméraire, allèrent, sans en avoir reçu l’ordre, donner pique baissée sur les ennemis; et dans ce moment Alathée et Saphrax, arrivant avec leur cavalerie, fondirent sur eux, taillèrent en pièces tous ceux qu’ils purent atteindre, et repoussèrent le reste avec Ricomer jusqu’au gros de l’armée romaine. La bataille devint générale. Les deux armées s’ébranlèrent en lançant une grêle de flèches et de javelots; elles se choquèrent avec fureur et se balancèrent quelque temps. Les cavaliers de l’aile gauche des Romains pénétrèrent jusqu’aux chariots qui formaient l’enceinte du camp des barbares; mais, n’étant pas secondés, ils furent rompus et renversés par la multitude des ennemis. Alors toute la cavalerie tourna le dos, et ce fut la principale cause de la défaite. L’infanterie, qui demeurait à découvert, fut bientôt enveloppée, et tellement resserrée, que les soldats n’avaient le libre usage ni de leurs bras ni de leurs armes. Aveuglés par une nuée de poussière, ils ne pouvaient ni adresser leurs coups ni éviter ceux des barbares, qui, s’abandonnant sur eux, les écrasaient sous les pieds de leurs chevaux. Dans une épaisse obscurité on n’entendait que le bruit des armes, le cri des combattants, les gémissements des mourans et des blessés. Le massacre ayant éclairci les rangs, les Romains, quoique épuisés de fatigue, retrouvaient des forces dans la rage et le désespoir. La terre n’était plus couverte que de sang, de carnage, de morts couchés sous des mourans. Enfin, ce qui restait de Romains réunissant leurs efforts, ils s’ouvrirent un passage et prirent la fuite.

L’empereur, environné d’un monceau de cadavres, et abandonné de ses gardes, s’alla jeter au milieu de deux légions qui se défendaient encore. Trajan, résolu de périr avec lui, s’écria que l'unique ressource était de rallier auprès du prince les débris de l’armée. Aussitôt le comte Victor courut à l’endroit où l’on a voit placé les Bataves pour servir de réserve, et, ne les trouvant plus, il jugea que tout était perdu, et se retira avec Ricomer et Saturnin. Cependant les barbares, altérés de sang, poursuivaient à toute bride les fuyards, les uns épars dans la plaine, les autres ramassés en pelotons, se précipitant et se perçant mutuellement de leurs propres épées. Les Goths ne faisaient point de prisonniers. Les chemins étaient bouchés de cadavres d’hommes et de chevaux amoncelés. Le massacre ne cessa qu’à la nuit, qui fut fort obscure.

Valens ne parut plus depuis cette funeste journée. On ne retrouva pas même son corps. Personne n’osa, dans plusieurs jours, approcher du champ de bataille, où les vainqueurs s’arrêtèrent pour dépouiller les morts. Toutes les circonstances de la mort de Valens rapportées par les historiens ne sont fondées que sur des bruits incertains. Les uns disent qu’au commencement de la nuit, ce prince, ayant pris l’habit d’un simple soldat, et s’étant mêlé dans la foule des fuyards, fut tué d’un coup de flèche. Libanius le fait mourir en héros : il dit que, ses officiers le conjurant de mettre sa personne en sûreté, et ses écuyers lui offrant d’excellents chevaux, il répondit qu’il serait indigne de lui de survivre a tant de braves gens, et qu'il voulait s'ensevelir avec eux; qu’en même temps il se jeta au fort de la mêlée, et qu’il périt en combattant. L’opinion la plus généralement reçue, c’est que ce prince, étant blessé, et ne pouvant plus se tenir à cheval, fut porté dans une cabane par quelques- uns de ses eunuques : là , tandis qu’on pansait ses blessures, survint une troupe d’ennemis, qui, trouvant de la résistance, et ne voulant pas s’arrêter devant cette chaumière, où ils ignoraient que fût l’empereur , y mirent le feu et la brûlèrent avec ceux qui s’y étaient renfermés: il n’en échappa qu’un seul, et ce fut de lui que les Goths apprirent la fin tragique de Valens. Ils furent très-affligés d’avoir perdu l’honneur de tenir entre leurs mains le chef de l’empire. On ajoute qu’après la retraite des barbares, comme on cherchait entre les cendres de cette cabane les os de Valens, dont on ne put retrouver un seul, on découvrit un ancien tombeau avec cette inscription: Ici est enterré Mimas, capitaine macédonien. Ce fait, s’il était véritable, serait l’accomplissement de l’oracle que nous avons rapporté dans l’histoire de Théodore. Valens, naturellement timide, avait été si frappé de cette prédiction, que, ne connaissant du nom de Mimas que la montagne voisine de la ville d’Erythres en Ionie, il ne pouvait, depuis ce temps-là, entendre sans trembler le nom de cette province. Quelques auteurs rapportent qu’avant la bataille il avait consulté les devins pour savoir quel en serait le succès, et qu’il fut trompé, comme il était ordinaire, par des réponses équivoques.

Jamais une plaie si profonde n’avait affligé l’empire; et les historiens du temps ne trouvent dans les annales de Rome que la bataille de Cannes qui puisse être comparée à celle-ci. Les deux tiers de l’armée romaine restèrent sur la place, avec trente-cinq tribuns et commandants de cohortes. Entre les capitaines distingués qui y périrent, on nomme Trajan, Sébastien, Valérien, grand-écuyer, Equitius, maître du palais, Potentius, tribun de la première compagnie des cavaliers. Ce dernier était un jeune homme de grande espérance, déjà aussi recommandable par son mérite que par celui de son père Ursicin, dont l’injuste disgrâce, arrivée sous le règne de Constance, donnait du prix et de l’éclat aux vertus du fils. La nouvelle de cet événement funeste s’étant répandue, on se rappela quantité de circonstances, la plupart frivoles, dont on fit après coup autant de présages de la mort de Valens. Je n’en rapporterai qu’une seule. On se ressouvint que, pendant le long séjour de ce prince dans la ville d’Antioche, il s’était rendu si odieux, que le peuple, voulant affirmer quel­que chose, disait communément par forme d’imprécation: Qu'ainsi Valens puisse être brûlé vif.

Il avait régné quatorze ans quatre mois et treize jours. Ses actions, que nous avons racontées, suffisent pour donner une juste idée de son caractère : il ne sera pourtant pas inutile d’y ajouter quelques traits, qui pourraient n’avoir pas été assez sentis dans le détail de son histoire. Il se déterminait lentement, soit à donner les charges, soit à les ôter; il était ennemi des brigues formées pour les obtenir, et s’étudiait surtout à réprimer l’ambition de ses parens. Jamais l’empire d’Orient ne fut moins chargé d’impôts que sous son règne : son avarice n’osait s’attaquer qu'aux biens des particuliers; mais il ménageait les provinces, modérant les tributs déjà établis, n’en imposant pas de nouveau, exigeant sans rigueur les anciennes redevances, ne pardonnant jamais les concussions aux hommes eu place. Il avait grand soin de s’instruire de l’état de ses finances. Ses prédécesseurs étaient dans l’usage d’abandonner à ceux qu’ils voulaient gratifier les biens dévolus au fisc, ce qui redoublait l’avidité des courtisans. Valens permettait à chacun de défendre ses droits contre les entreprises du fisc; et quand les biens étaient déclarés caducs, il en partageait la donation entre trois ou quatre personnes afin de diminuer l’empressement à poursuivre, en diminuant le profit qu’on pouvait retirer des poursuites. Il répétait souvent cette belle parole d’un ancien: Que c’est aux pestes, aux tremblements de terre et aux autres fléaux de la nature à faire périr les hommes; mais aux princes à les conserver. Cette maxime ne fut jamais que dans sa bouche. L'histoire de son règne nous montre un prince sans lumières pour connaitre ses devoirs, sans activité pour les remplir, injuste, sanguinaire, qui ne fit paraître de vigueur qu’à persécuter l’Eglise. Il ne laissa de sa femme Dominica que deux filles, Carose et Anastasie. L’une des deux épousa Procope, qui n’est guère connu que par le titre de gendre de Valens.

Pendant la nuit qui suivit la bataille, les Romains échappés de la défaite se dispersèrent de toutes parts. Dès que le jour parut, la plus grande partie des barbares marcha vers Andrinople; ils savaient, par le rapport des transfuges, que les grands officiers de l’empire et les trésors de Valens y étaient renfermés. Ils y arrivèrent sur les neuf heures du matin, et environnèrent la ville, résolus de braver tous les périls d’une attaque précipitée. Les habitants n’étaient pas moins déterminés à se bien défendre. Le pied des murs était au-dehors bordé d’une multitude de fantassins et de cavaliers, qu’on n’avait pas voulu recevoir dans la ville, et qui, écartant l’ennemi à coups de flèches et de pierres, défendirent pendant cinq heures l’approche du fossé, toujours en butte eux-mêmes à tous les traits de l’ennemi. Enfin la plupart ayant perdu la vie, trois cents qui restaient encore mirent bas les armes, et passèrent du côté des barbares, qui les égorgèrent sans miséricorde. Ce spectacle inspira tant d’horreur aux habitants, qu’ils résolurent de périr plutôt que de se rendre. Les Goths, s’avançant jusqu’au bord du fossé, faisaient pleuvoir sur la muraille une grêle de traits, lorsqu’un furieux orage, mêlé de tonnerres affreux, les obligea de se retirer à l’abri de leurs chariots; de là ils firent sommer les assiégés de se rendre sur-le-champ, leur promettant la vie sauve. Le porteur de cet ordre n’ayant pas été reçu dans la ville, ils y envoyèrent un prêtre chrétien. La lettre fut lue et méprisée. On employa le reste du jour et une partie de la nuit suivante à préparer tout ce qui était nécessaire pour une vigoureuse défense. On doubla les portes en-dedans de gros quartiers de pierres; on fortifia les endroits les plus faibles, on dressa les batteries, on plaça de distance en distance des vases remplis d’eau, parce que la veille plusieurs soldats qui bordaient le haut de la muraille étaient morts de soif.

Les Goths, dépourvus de machines, et ne sachant pas même faire les approches, n’imaginaient d’autre moyen que de tuer à coups de traits ceux qui paraissaient sur les murailles, et de monter ensuite à l’escalade; mais, comme ils perdaient beaucoup plus de monde qu’ils n’en abattaient, ils eurent recours à un stratagème qui aurait réussi, s’il eût été mieux concerté. Ils engagèrent quelques déserteurs à retourner dans la ville, comme s’ils se fussent échappés des mains des assiégeants. Ces traîtres dévoient mettre secrètement le feu en divers endroits, pour faciliter l’escalade tandis que les assiégés s’occuperaient à éteindre l’incendie. Sur le soir, les déserteurs s’avancèrent au bord du fossé, tendant les bras, et demandant avec instance d’être reçus dans la place. On leur ouvrit les portes; on les interrogea sur les desseins des ennemis: comme ils ne s’accordaient pas dans leurs réponses, on en conçut du soupçon; on les appliqua à la torture; ils avouèrent leur trahison, et eurent la tête tranchée. Au milieu de la nuit, les barbares ne voyant pas paraître de flammes, et se doutant que leur ruse était découverte, comblèrent le fossé, et vinrent en foule attaquer les portes, s’efforçant de les enfoncer ou de les rompre. Leurs principaux capitaines animaient leurs efforts, et s’exposaient eux-mêmes avec encore plus de hardiesse. Les habitants et les officiers du palais, se joignant aux soldats de la garnison, opposaient la plus vigoureuse résistance. Aucun trait jeté même au hasard dans les ténèbres sur une si grande multitude ne tombait en vain. Comme on remarqua que les barbares faisaient à leur tour usage des flèches qu’on tirait sur eux, on ordonna aux archers de couper la corde qui tenait le fer fermement emmanché dans le bois; mais rien ne causa plus d’effroi aux ennemis que la vue d’une pierre énorme lancée d’une machine, et qui vint, en bondissant, rouler à leurs pieds. Ils en furent tellement épouvantés, qu’ils allaient prendre la fuite, si leurs généraux, faisant sonner toutes les trompettes, ne se fussent avancés à leur tête, leur montrant la ville , et leur criant: Voilà le magasin où sont enfermées les richesses que l’avarice de Valens vous a enlevées; voilà la prison de vos femmes et de vos filles arrachées de vos bras , et qui gémissent dans une honteuse captivité. Tous aussitôt courent tête baissée vers les murailles; ils plantent les échelles, chacun s’empresse de monter le premier; on décharge sur eux des quartiers de roche, des meules de moulin, des fragments de colonnes : les échelles sont brisées, et avec elles tombent les uns sur les autres les soldats écrasés de ces masses foudroyantes, ou percés de javelots. D'autres succèdent, et sont encore renversés. Mais comme ils voient aussi un grand nombre d’habitants tomber du haut des murailles, ils s’encouragent, ils se pressent les uns les autres, ils plantent de nouveau leurs échelles sur des monceaux de cadavres; et, n’observant plus aucun ordre ils montent, et sont précipités par pelotons. Cette horrible attaque, où la rage des assiégeants et des assiégés était égale, dura depuis le milieu de la nuit jusqu’à la nuit suivante. Alors les Goths, désespérés, se retirèrent sous leurs tentes, la plupart sanglants et estropiés, s’accusant mutuellement de n’avoir pas écouté Fritigerne, qui les avait voulu détourner de cette funeste entreprise. 

Au matin ils tinrent conseil, et se déterminèrent à prendre la route de Périnthe, qu’on nommait aussi Héraclée. Les transfuges leur promettaient un riche butin. Ils marchèrent donc de ce côte-là sans se hâter, ne rencontrant ni ne craignant aucun obstacle. Lorsque les habitants d’Andrinople furent assurés de leur retraite, les soldats qui avoient si bien défendu la ville n’étant pas instruits de la mort de Valens, et croyant qu’il s’était retiré du côté de l’Illyrie, résolurent d’aller en diligence rejoindre l’empereur. Ils partirent pendant la nuit avec tous les bagages, et, prenant des chemins détournés et couverts de bois , dans l’incertitude où ils étaient, ils se partagèrent en deux divisions; les uns tournèrent vers Philippopolis et Sardique, les autres vers la Macédoine. Cependant les Goths, ayant reçu un renfort considérable de Huns et d’Alains, que Fritigerne avait attirés, campèrent à la vue de Périnthe. Le mauvais succès de l’attaque d’Andrinople leur ôta l’envie d’approcher de la ville, mais ils désolèrent les vastes plaines d’alentour.

L’avidité du pillage les conduisit à Constantinople. Ils en insultaient déjà les faubourgs, et couraient jusqu’aux portes. Dominica, veuve de Valens , sauva par son courage la capitale de l’empire. Elle ranima les habitants consternés, elle leur distribua des armes, elle tira de grandes sommes du trésor pour les exciter par ses largesses à leur propre défense. La principale ressource de la ville consistait dans une troupe de cavaliers sarrasins qui sortirent sur les ennemis avec une audace déterminée, et donnèrent à grands coups de cimeterre au travers de leurs escadrons. Pendant ce combat, qui fut sanglant et opiniâtre, un Sarrasin, nu jusqu’à la ceinture, portant une chevelure longue et flottante, poussant des sons lugubres et menaçants, armé seulement d’un poignard, vint se lancer au milieu des Goths; et, au premier qu’il égorgea, il attacha sa bouche sur la plaie pour en sucer le sang. La vue d’une férocité si brutale glaça d’effroi les ennemis; ils sonnèrent la retraite, et allèrent camper à quelque distance, n’osant plus approcher de trop près d’une ville qui leur semblait être un repaire d’animaux farouches. Quelques jours après, lorsqu'ils eurent considéré à loisir la vaste étendue de Constantinople, la hauteur de ses tours et de ses palais, qui ressemblaient à autant de forteresses; la multitude infinie de ses habitants; la commodité du Bosphore, qui lui donnait une communication toujours libre avec l’Asie et les deux mers, ils désespérèrent de la réduire, ni par la force, ni par la famine. Ayant donc détruit tous les travaux qu’ils a voient commencés pour un siège; après avoir, par les différentes sorties, perdu plus de soldats qu’ils n'en avoient tué, ils se retirèrent pour se répandre vers l’Illyrie.

L’Asie aurait peut-être éprouvé les même désastres, si le comte Jule n’eût pris une de ces résolutions extrêmes que l’humanité déteste, que la politique prétend justifier par la nécessité, mais qui ne paraissent jamais vraiment nécessaires aux yeux de la bonne foi et de la justice. Ce comte ayant, par ordre de Valens, conduit en Asie les plus jeunes d’entre les Goths les avait dispersés en diverses villes au-delà du mont Taurus, dans la crainte que, s’ils étaient réunis, ils ne se portassent à quelque violence. Il fut averti que celte jeunesse fougueuse, instruite du traitement fait au reste de la nation, et de sa révolte, formait des complots secrets; et que par des messages mutuels envoyés d’une ville à l’autre, elle prenait des mesures pour se rendre maîtresse des lieux où elle était établie, et pour venger ses parents et ses compatriotes. Sur cet avis il prend son parti; il écrit à tous les commandants des places. Conformément à ses ordres on assemble les Goths dans chaque ville pour leur faire savoir que l’empereur, désir a ni les incorporer à ses sujets, veut leur donner de l’argent et des terres; qu’ils aient donc à se rendre un tel jour à la métropole. Ces jeunes barbares, ravis de joie, oublient leurs complots, attendent avec impatience le jour marqué, et se rendent à l’ordre. Tout était préparé pour les recevoir. Dès qu’ils sont assemblés dans la place publique de chaque capitale, les soldats cachés dans les maisons d’alentour se montrent aux fenêtres , et les accablent de pierres et de traits. On passe au fil de l’épée ceux qui prennent la fuite; et dans un seul jour, en diverses villes, comme par un même signal, un nombre infini de ces malheureux fut sacrifié à une confiance sanguinaire. Ce massacre justifia les cruautés que leurs pères exerçaient alors en Occident.

Les autres barbares d’au-delà du Danube, Sarmates, Quades, Marcomans, vinrent se joindre aux Goths, aux Huns, aux Alains. Réunis par leur haine commune contre les Romains et par le désir du pillage, ils ravageaient, ils brûlaient, ils détruisaient la petite Scythie, la Thrace, la Macédoine, la Dardanie, la Dace, la Mœsie. Leurs partis étendaient leurs courses jusque dans la Pannonie, la Dalmatie, l’Epire et l’Achaïe. Le comte Maurus, successeur de Frigérid, avait laissé forcer le pas de Socques. Le sang romain coulait depuis Constantinople jusqu’aux Alpes Juliennes. Les femmes et les filles étaient violées, les prêtres traînés en esclavage ou tués avec les évêques, les églises changées en écuries, les corps des martyrs déterrés. Ce n’était dans toutes ces contrées que deuil, gémissements, une triste et affreuse image de la mort. Murse fut ruinée, Pettau livrée aux barbares; et on soupçonna de cette trahison un certain Valens que les ariens avoient inutilement voulu faire évêque de cette ville. Fritigerne, voyant que tout fuyait devant lui, disait qu'il s'étonnait de l'impudence des Romains, qui se prétendaient maîtres d'un pays qu'ils ne savaient pas défendre: qu'ils le possédaient sans doute au même titre que les troupeaux possèdent la prairie où ils paissent. On ne voyait de toutes parts que des prisonniers exposés en vente. Les églises en rachetaient un grand nombre; et saint Ambroise signala en cette occasion sa charité inépuisable: il vendit les ornements du sanctuaire, il aurait vendu les vases sacrés, si les besoins l’eussent exigé. Quantité d’Illyriens abandonnèrent leur patrie, et se retirèrent en Italie aux environs d’Imola, où il semble que Gratien leur donna des terres. Ils y portèrent l’hérésie d’Arius, qu’ils auraient répandue jusqu’à Milan, si le saint évêque n’en eût préservé le pays. Les Goths, dans le cours de leurs ravages, trouvèrent plusieurs catholiques de leur nation qui, pour se soustraire à la persécution d’Athanaric, s’étaient jetés entre les bras des Romains. Ils les invitèrent à se joindre à eux et à partager les dépouilles. Mais ces généreux fugitifs refusèrent de contribuer à détruire leur asile; ils aimèrent mieux, les uns se laisser égorger, les autres quitter leurs terres, et se retirer en des lieux forts d’assiette, pour conserver la pureté de leur foi et la fidélité qu’ils avoient promise à l’empire.

Cependant le comte Victor, aussitôt après la défaite, était allé porter à Gratien cette triste nouvelle. Peu de temps ensuite on fut informé de la mort de Valens; et ce fut pour l’empereur et pour tout l’empire un surcroît d’affliction. Gratien se rendit en diligence à Constantinople à travers mille périls. Dans le désordre où il voyait les affaires, il se souvint de Théodose, qui après la mort de son père s’était retiré de la cour. Il sentit quel secours l’empire sur le penchant de sa ruine pourrait tirer de la valeur et de l’expérience de ce guerrier, il résolut de le rappeler. Théodose vivait puis deux ans à Cauca sa patrie, que les uns placent en Galice; les autres dans le pays des Vaccçens, aujourd’hui ta province de Beïra en Portugal. Quelques auteurs le font naître à Italique près de Séville, patrie de Trajan; ils prétendent même, sans beaucoup de fondement, qu’il était de la famille de cet empereur : mais ce fut un plus grand honneur à Théodose d’avoir les vertus de Trajan que de lui appartenir par la naissance. La gloire de son père et la sienne l’avaient suivi dans son exil volontaire. Soumis aux lois, sobre, laborieux, aussi libéral qu’il était riche, il faisait, sans le savoir, dans l’état de particulier le plus utile apprentissage de la souveraineté. Il secourait ses amis et ses compatriotes de ses conseils et de sa fortune : la misère des provinces, qu’il voyait de près, lui imprimait dès-lors ces tendres sentiments que la Providence devait bientôt rendre efficaces. Souvent il se retirait à la campagne, et trouvait un délassement innocent dans les travaux de l’agriculture. Il avait épousé Flaccille, vraiment digne de lui par sa vertu et par sa noblesse: il en avait déjà un fils nommé Arcadius, lorsqu'il reçut l’ordre de retourner auprès de l’empereur. Il quitta sa retraite en soupirant, sans désirer ni prévoir la haute fortune qui l’attendait à la cour.

Dès qu’il fut arrivé, Gratien le mit à la tête des troupes qu’il avait rassemblées. Théodose marcha aussitôt contre une grande armée de Goths et de Sarmates, et leur livra bataille près du Danube. Les ennemis furent enfoncés du premier choc et mis en fuite. On les poursuivit avec ardeur; on en fit un grand carnage; il ne s’en sauva qu’un petit nombre qui repassèrent le fleuve. Le vainqueur, ayant mis ses troupes en sûreté dans les villes voisines, retourna à la cour, et alla lui-même porter à l’empereur la nouvelle de sa victoire. Une expédition si rapide parut d’autant plus incroyable, que les défaites précédentes avoient laissé dans les esprits une vive impression de terreur. Les envieux de Théodose, plus désespérés que les ennemis vaincus, soient l’accuser de mensonge; c’était, à les entendre, un imposteur qui avait pris la fuite après la défaite de son armée. L’empereur lui-même ne fut convaincu de la vérité qu’après le retour des exprès qu’il envoya sur les lieux , pour s’instruire par leurs propres yeux et lui faire un rapport fidèle.

Cette victoire rassura Constantinople , et réprima l’audace des barbares en leur apprenant que la valeur romaine n’était pas entièrement éteinte. Gratien, après avoir mis ordre aux affaires de l'Orient, retourna à Sirmium, où son premier soin fut de réparer les maux que son oncle avait faits à la religion. Valens, avant son  départ d’Antioche, avait permis aux évêques exilés revenir dans leurs églises. Mais la supériorité que conservait toujours le parti arien, avait rendu cette permission presque inutile. Gratien ordonna par un édit que les prélats bannis rentreraient sans nul obstacle en possession de leurs sièges. Cependant, comme en poussant à bout les ariens, qui dominaient dans la plupart des villes de l'Orient, il était à craindre qu’ils n’appelassent à leur secours les Goths protecteurs de la même hérésie, il accorda aux diverses communions, comme nous l’avons déjà dit, la liberté de s’assembler, et la révoqua dès l’année suivante, lorsqu’il crut la tranquillité de l’empire mieux affermie. Il arrêta les nouvelles entreprises des sectateurs de l’anti-pape Ursin; et sur la requête qui lui fut présentée de la part du pape Damase et d’un grand nombre d’évêques assemblés à Rome, il prescrivit les règles qu’on devait observer dans le jugement des évêques et des causes ecclésiastiques. Les accusations de magie avoient depuis quelque temps fait périr beaucoup d’innocents : dès le commencement de cette année Gratien avait déclaré que l’accusateur serait obligé de prouver le crime en toute rigueur, sur peine d’être lui-même sévèrement puni.

Le jeune prince ne se vit pas plus tôt maître de nommer les deux consuls, qu’il voulut donner à son précepteur Ausone une marque éclatante de sa reconnaissance. Ausone, né à Bordeaux, avait d’abord suivi le barreau. Il le quitta pour prendre une chaire de grammaire et ensuite de rhétorique, qu’il enseigna longtemps dans sa patrie. Appelé à la cour par Valentinien, il fut chargé de l’instruction de Gratien, déjà Auguste; et il l’accompagna dans l’expédition d’Allemagne en 368. Il en ramena une jeune captive, nommée Bissula, dont il devint bientôt l’esclave, et qui contribua à égayer sa muse naturellement lascive et licencieuse. Il fut honoré du titre de questeur; et, après la mort de Valentinien, Gratien le fit préfet du prétoire, d’abord d’Italie, ensuite des Gaules. Il était revêtu de cette dernière dignité lorsqu’il fut élevé au consulat; et ce fut pour cette raison que Gratien lui donna le rang au-dessus d’Olybre, son collègue , qui avait été préfet de Rome en 368 et les deux années suivantes. Ausone nous a conservé la lettre par laquelle l’empereur lui annonça sa promotion; elle était conçue en ces termes : Lorsque je délibérais sur le choix des consuls que je devoirs nommer pour l’année prochaine, je me suis adressé à Dieu pour consulter sa volonté, comme vous savez que je fais dans toutes mes entreprises, et comme vous souhaitez vous-même que je fasse. J’ai cru lui obéir en vous désignant premier consul. Je vous rends ce que je vous dois; et je ne suis pas encore quitte avec vous après vous l’avoir rendu. Quoique cette lettre semble former un préjugé favorable à la piété d’Ausone, la religion de ce poète n’en est pas moins problématique.

Entre les critiques, les uns, faisant attention à quelques pièces chrétiennes répandues dans ses écrits, soutiennent qu’il était chrétien; d’autres prétendent que ces pièces lui sont faussement attribuées, et que le paganisme qui respire dans ses véritables ouvrages ne permet pas de douter qu’il ne fût païen. Ce qu’il y a de plus certain, c’est que l’extrême licence de ses poésies prouve que, s’il était chrétien, il ne l’était que de nom. La faveur s’étendit sur toute sa famille : Jule Ausone, son père, qui était médecin, porta le titre de préfet d’Illyrie; Hespère, son fils, fut vicaire de Macédoine, proconsul d’Afrique, et enfin préfet du prétoire des Gaules conjointement avec lui. Thalasse, son gendre, fut aussi proconsul d’Afrique.

L’empire ne s’était jamais vu si près de sa perte. Les barbares septentrionaux, arrêtés jusqu’alors par le Danube, avaient franchi cette barrière. La Thrace, la Dace, l’Illyrie, n’étaient couvertes que de sang et de cendres. Les Francs, les Allemands, les Suèves, et les de autres nations germaniques murmuraient au-delà du Rhin : ils se préparaient à s’emparer de la Gaule, qui leur avait déjà coûté tant d’efforts, et dont la conquête irritait toujours leurs désirs. Les Ibériens, les Arméniens, les Perses, menaçaient les bords du Tigre et de l’Euphrate. Il semblait que le moment était arrivé où l’univers, vaincu par les Romains, allait rompre ses fers et enchaîner ses anciens maîtres. Gratien, âgé de vingt ans, ne pouvait trouver assez de ressources, ni en lui-même, ni dans un enfant tel que son frère Valentinien, qui entrait dans sa huitième année. Il avait besoin d’un bras puissant qui l'aidât à soutenir un fardeau prêt à l’accabler. Il eut assez dé sagesse pour le sentir et de force d’esprit pour le déclarer. Nul autre motif que l’intérêt public ne le détermina dans son choix. Il jeta les yeux sur Théodose, âgé pour lors de trente-trois ans, et qui joignait à la plus brillante valeur la prudence d’un âge avancé. C’était celui que tout l’empire aurait nommé, s’il eût été à son choix de se donner un maître. Le jeune empereur, s’il n’eût consulté qu’une politique jalouse et timide, aurait craint et les vertus et le ressentiment de Théodose, dont il avait sacrifié le père à une cruelle calomnie. Mais, n’étant pas moins assuré de sa grandeur d’âme que de sa capacité, il le fit venir à Sirmiun; et comme il agissait avec franchise, et qu’il avait pris fermement son parti, il lui déclara, en présence de toute sa cour, qu’il voulait l’associer à l’empire. Théodose, instruit par les malheurs de sa famille, n’attendait qu’une disgrâce pour récompense de ses services. Lorsque le diadème lui fut présenté de la main de l’empereur, il n’en fut pas ébloui; il n’y vit que les pénibles devoirs et les dangers du pouvoir suprême; et, plus effrayé de la déclaration de Gratien, qu’il ne l’eût été d’une sentence d’exil, il refusa avec une sincérité capable de convaincre les courtisans mêmes. Il ne se rendit qu’avec beaucoup de peine aux ordres réitérés du prince, et n’accepta la souveraineté que par un dernier acte de soumission et d’obéissance. Il reçut le titre d’Auguste le 19 de janvier de l’année

Le choix du nouveau Trajan fut applaudi de tout l’empire. On comparait Gratien à l’empereur Nerva. Les envieux n’osèrent murmurer qu’en secret, et furent les plus empressés à témoigner leur joie. Gratien partagea les provinces avec son collègue; il lui donna tout ce qu’avait possédé Valens, c’est-à-dire l’Orient et la Thrace. Il lui céda même une grande partie de l’Illyrie, qui fut alors divisée en deux. La Pannonie, la Norîque et la Dalmatie demeurèrent à l’empire d’Occident. La Dace, la Mœsie, la Dardanie, la Prévalitaine, la Macédoine, l’Epire, la Thessalie , l’Achaïe, c’est-à-dire, toute l’ancienne Grèce, en y comprenant le Péloponnèse, la Crète et toutes les îles, furent attachées à l’empire d’Orient. La plupart de ces provinces étaient occupées ou désolées par les barbares; et ce n’était donner à Théodose qu’un accroissement de travaux et de périls. Thessalonique devint la capitale de l’Illyrie orientale, qui fut gouvernée par un préfet du prétoire particulier. Le gouvernement de l’Illyrie occidentale entra dans le département du préfet du prétoire d’Italie. Entre les généraux qui avoient jusqu’alors servi en Occident, Ricomer et Majorien s’attachèrent à Théodose. Majorien avait succédé au comte Maurus dans l’emploi de général des troupes d’Illyrie: il fut l’aïeul maternel de l’empereur, qui porta son nom dans la suite. Après ce partage, qui donnait à l’empire d’Orient une plus vaste étendue, Gratien s’arrêta encore quelque temps à Sirmium; et Théodose alla commencer à Thessalonique le cours d’un règne à jamais mémorable.