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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

LIVRE DIX NEUVIÈME

VALENTINIEN, VALENS, GRATIEN

 

La révolte de Firme ne causait à Valentinien que de légères inquiétudes. Il se reposait de la conservation de l’Afrique sur la capacité de Théodose. Mais son frère Valens vivait dans de perpétuelles alarmes. Naturellement cruel et avare, il avait jusqu’alors forcé son caractère. Enflé des médiocres avantages qu’il venait de rem­porter sur les Perses, il crut n’avoir plus besoin de se contraindre. Ses courtisans avides, qu’il avait su retenir aussi-bien que ses vices, commencèrent à abuser de leur faveur pour ruiner les familles les plus opulentes.

Ce prince, environné de flatteurs qui fermaient tout accès aux plaintes et aux remontrances, plus obstiné dans sa colère lorsqu’elle étroit moins raisonnable, crédule aux rapports secrets, incapable par paresse d’examiner la vérité, et par orgueil de la reconnaitre, ne lançait plus que des arrêts d’exils et de confiscations. Il se faisait un mérite d’être implacable, et il répétait souvent que quiconque s’apaise aisément s’écarte aisément de la justice. Plus de distinction entre l’innocent et le coupable. C’étroit par la sentence de condamnation que les objets de sa colère apprenaient qu’ils étaient soupçonnés; ils passaient en un instant, comme dans un songe, de l’opulence à la mendicité. Le trésor du prince engloutissait toutes les fortunes pour les verser ensuite sur ses favoris; et ses largesses ne le renvoient pas moins odieux que ses rapines. Tant d’injustices excitèrent la haine; et la haine publique produisit les attentats. Il se formait sans cesse des conspirations contre Valens. Un jour qu’il dormait tranquillement, après son dîner, dans un de ses jardins, entre Antioche et Séleucie, un de ses gardes, nommé Salluste, fut sur le point de le tuer; et ce prince ne fut sauvé de ce péril et de plusieurs autres que par les décrets de la Providence qui l’avait condamné à périr de la main des Goths.

La même patience qui faisait naître contre lui tant de complots excita quelques visionnaires à rechercher quel serait son successeur. Fidustius, Irénée et Pergamius, tous trois d’un rang distingué, s’adressèrent pour cet effet à deux devins célèbres, nommés Hilaire et Patrice. Je n’exposerai pas ici les ridicules cérémonies que ces devins pratiquèrent, et dont on prétend qu’ils firent eux-mêmes le détail dans leur interrogatoire. Il suffira de dire qu’ayant gravé autour d’un bassin les caractères de l’alphabet grec, ils suspendirent au-dessus un anneau enchanté, qui par ses vibrations diverses marqua les lettres, dont l’assemblage formait la réponse de l’oracle. Elle étroit conçue en vers héroïques, et signifiait que le successeur de Valens serait un prince accompli; que leur curiosité leur serait funeste; mais que leurs meurtriers éprouveraient eux-mêmes la vengeance des dieux, et périraient par le feu dans les plaines de Mimas. Comme l’oracle ne s’étroit exprimé sur le prince futur qu’en des termes généraux, on demanda quel était son nom. Alors l’anneau ayant frappé successivement sur ces lettres THEOD, un des assistants s’écria que les dieux désignaient Théodore. Tous les autres furent du même avis; et la chose parut si évidente, qu’on s’en tint là sans pousser plus loin la recherche. Il faut avouer que, si ce récit étroit vrai dans toutes ses circonstances, jamais l’art magique n’aurait enfanté une prédiction plus juste ni plus précise. C’est ce qui doit en faire douter. En effet, les auteurs ne s’accordent pas sur le moyen qui fut employé. Les uns disent qu’on fit usage de la nécromancie; quelques-uns racontent qu’on traça sur la terre un grand cercle, autour duquel on marqua à distances égales les lettres de l’alphabet; qu’on les couvrit ensuite de blé, et qu’un coq placé au centre du cercle avec des cérémonies mystérieuses, alla choisir les grains de blé semés sur les lettres que nous venons de dire.

Ce Théodore en faveur duquel on étroit si fortement prévenu était né en Gaule; d’autres disent en Sicile, d’une famille ancienne et illustre. Une éducation bril­lante avait perfectionné ses talents naturels, et les grâces de l’extérieur y ajoutaient un nouvel éclat. Ferme et prudent, bienfaisant et judicieux, modeste et savant dans les lettres, il était chéri du peuple, respecté des grands, considéré de l’empereur; et, quoiqu’il ne tînt que le second rang entre les secrétaires du prince, il était presque le seul qui fût assez courageux pour lui parler avec franchise, et assez habile pour s’en faire écouter. Eusérius, qui avait été vicaire d’Asie, et qui était dans le secret de la consultation, l’instruisit des prétendus desseins du ciel sur sa personne. Une tentation si délicate fit connaitre que sa vertu n’était pas à l’épreuve de l’ambition. Théodore se sentit flatté, et aussitôt il devint criminel. Il écrivit à Hilaire qu’il acceptait le présent des dieux, et qu’il n’attendait que l’occasion de remplir sa destinée.

Il n’en eut pas le temps. La conspiration , où l’on avait déjà engagé un grand nombre de personnes considérables fut découverte par un accident imprévu. Fortunatien, intendant du domaine, poursuivit deux de ses commis, coupables d’avoir détourné les deniers du prince. Procope, ardent délateur, les accusa d’avoir voulu se tirer d’embarras en faisant périr Fortunatien, et de s’être adressés pour cet effet à un empoisonneur nommé Pallade, et à l’astrologue Héliodore. L’intendant du domaine fit aussitôt saisir Héliodore et Pallade, et les mit entre les mains de Modeste, préfet du prétoire. Dans les tourments de la question, ils s’écrièrent qu’on avait tort d’employer tant de rigueurs pour éclaircir un fait si peu important; que, si on voulait les écouter, ils révéleraient des secrets d’une toute autre conséquence, et qui n’allaient à rien moins qu’au renversement général de l’état. A cette parole on suspendit les tourments, on leur ordonna de dire ce qu’ils savaient. Ils étaient instruits de la conspiration, et ils en exposèrent toute l’histoire. On leur confronta Fidustius, qui avoua tout. Eusérius fut mis en prison. On informa le prince de cette découverte. Les courtisans, et surtout Modeste, s’empressaient à l’envi d’exagérer le péril et d’enflammer la colère du souverain; et comme il paraissait dangereux de faire arrêter tant de personnes, dont plusieurs avoient un grand crédit, le préfet, flatteur outré et impudent, élevant sa voix : Et quel pouvoir, dit-il, peut résister à l’empereur ?  Il pourrait, s’il l’avoit entrepris, faire descendre les astres du ciel, et les obliger de comparaître à ses pieds. Cette hyperbole insensée ne révolta nullement l’imbécile vanité de Valens.

On envoya en diligence à Constantinople pour enlever Théodore, qu’une affaire particulière y avait rappelé. En attendant son retour, on passait les jours et les nuits à interroger les complices qui se trouvaient dans Antioche; et, sur leurs dépositions, on dépêchait de toutes parts, jusque dans les provinces les plus éloignées, pour saisir les coupables et les amener à la cour. Plusieurs d’entre eux étaient distingués par leur no­blesse et par leurs emplois. Les prisons publiques, et même les maisons particulières, étaient remplies de criminels chargés de fers, tremblants pour eux-mêmes , et plus encore pour leurs parents et leurs amis, dont ils ignoraient le sort. Théodore arriva: comme on appréhendait quelque violence de ses partisans, on le fit garder dans un château écarté sur le territoire d’Antioche. Sa disgrâce avait du premier coup abattu son courage; et son âme, qui avait paru si ferme à la cour, ne se trouva pas d’une trempe assez forte pour se sou­tenir à la vue d’une mort prochaine qu’il avait mé­ritée.

Valens forma un tribunal composé de grands officiers, auxquels présidait le préfet du prétoire. On donnait alors la question aux criminels dans la salle même de l’audience, en présence de tous les juges. Quand les bourreaux eurent étalé à leurs yeux les instruments des diverses tortures, on fit entrer Pergamius. C’était un homme éloquent et hardi. Mais, sentant bien qu’il ne pouvait éviter la mort, au lieu de nier son crime et de désavouer ses complices, il prit une voie toute contraire; et soit pour effrayer Valens, soit pour prolonger sa vie, il n’attendit pas les interrogations des juges qui paraissaient embarrassés, et dénonça des milliers de complices, nommant avec une volubilité incroyable tout ce qu’il connaissait de Romains dans toute l’étendue de l’empire : il demandait qu’on les fît tous venir, et promettait de les convaincre. Une pareille déposition devenant inutile par l’impossibilité d’en éclaircir la vérité, on lui imposa silence pour lui prononcer son jugement, qui fut sur-le-champ exécuté. Après qu’on en eut fait mourir plusieurs autres, que l’histoire ne nomme pas, on envoya chercher dans la prison Salia, qui avait été peu de temps auparavant trésorier général de la Thrace. Mais pendant que ses gardes le détachaient pour le faire sortir du cachot, frappé d’effroi comme d’un coup de foudre, il expira entre leurs bras. On introduisit ensuite Patrice et Hilaire; on leur ordonna de faire le détail de leur procédé magique. Comme ils hésitaient d’abord, on leur fit sentir les ongles de fer, et on les força ainsi d’ex­poser toutes les circonstances de la consultation. Ils ajoutèrent, par amitié pour Théodore, qu’il ignorait tout ce qui s’était passé. Ils furent mis à mort séparément.

Ces supplices n’étaient que le prélude de la principale exécution. On fit enfin comparaître ensemble tous les conjurés distingués par des emplois et des titres d’honneur A la tête des coupables était Théodore, portant sur son visage tous les signes d’une profonde douleur. Ayant obtenu la permission de parler, il en usa d’abord pour demander grâce par les plus humbles supplications. Le président l’interrompit en lui disant qu’il était question de réponses précises, et non pas de prières. Théodore déclara qu’ayant appris d’Eusérius la prédiction qui faisait son crime, il avait plusieurs fois voulu en informer l’empereur; mais que le même Eusérius l’en avait toujours détourné, sous prétexte que cette prédiction n’annonçait qu’une destination innocente, et qu’il parviendrait à l’empire par l’effet d’un accident inévitable, auquel il n’aurait lui-même aucune part. Eusérius, appliqué à une question cruelle, s’accordait parfaitement avec Théodore; mais la lettre écrite à Hilaire les démentit tous deux. Tous les autres, entre lesquels étaient Fidustius et Irénée, furent interrogés et convaincus. Eutrope, alors proconsul d’Asie, le même dont nous avons un abrégé de l’histoire romaine, et dont saint Grégoire de Nazianze parle avec éloge, quoiqu’il fût païen, avait été injustement confondu avec les conjurés. L’envie attachée au mérite avait saisi cette occasion de le perdre. Il fut redevable de sa conservation au philosophe Pasiphile, qui résista constamment à toute la violence des tortures par lesquelles on s’efforçait de lui arracher un faux témoignage. Un autre philosophe, nommé Simonide, signala sa hardiesse: il était encore fort jeune, mais déjà célèbre par l’austérité de ses mœurs. On l’accusait d’avoir été instruit de toute l’intrigue par Fidustius. Il en convint, et ajouta qu’il savait mourir, mais qu'il ne savait pas trahir un secret. Fidélité louable, si elle n’eût pas été employée à favoriser un crime.

Le tribunal ayant envoyé toutes les dépositions à l’empereur, le pria de prononcer sur la punition. Il condamna tous les accusés à perdre la tête. Le seul Simonide, dont l’intrépidité lui parut une insulte, fut destiné à un supplice plus rigoureux. Valens ordonna qu’il fût brûlé vif. Ils furent tous exécutés dans la place publique d’Antioche, à la vue d’une multitude innombrable, qui oublia leur crime pour s’attendrir sur leur supplice. La haine qu’on avait conçue contre l’empereur leur tint lieu d’apologie; et le peuple voulut croire qu’entre ceux qui périrent alors l’avarice du prince avait enveloppé un grand nombre d’innocents. La constance de Simonide rendit encore l’exécution plus odieuse. Il se laissa dévorer par les flammes sans pousser aucun soupir, sans changer de contenance, et renouvela le spectacle de cette effrayante fermeté dont le philosophe Pérégrin avait fait volontairement parade sous le règne de Marc Aurèle. La femme de Théodore, qui égalait son mari en noblesse, dépouillée de ses biens, fut réduite à vivre en servitude, n’ayant sur les femmes nées dans l’esclavage que le triste privilège de tirer des larmes à ceux qui, en la voyant, se rappelaient sa fortune passée.

Les bons princes sont sévères par nécessité, et indulgents par caractère; leur penchant naturel les ramène promptement à ces sentiments de douceur qui font au­tant leur félicité que celle de leurs sujets. Mais Valens ne se lassa point de punir; il ouvrit son cœur à tous les soupçons, ses oreilles à tous les délateurs; et, pendant quatre années, il ne cessa de frapper, jusqu’à ce que les Goths, exécuteurs de la justice divine, l’appelèrent lui-même au bruit de leurs armes, pour recevoir la punition de tant de cruautés. Pallade et Héliodore , qui n’avoient évité le supplice qu’en dénonçant les conjurés, s’autorisant du service qu’ils avoient rendu à l’empereur, étaient devenus redoutables à tout l’empire. Maîtres de la vie des plus grands seigneurs, ils les faisaient périr, ou comme complices de la conjuration, ou comme coupables de magie, crime proscrit depuis longtemps, mais devenu irrémissible depuis qu’il avait donné naissance au dernier complot. Ils avoient imaginé un moyen infaillible de perdre ceux dont les richesses excitaient leur envie. Après les avoir accusés, lorsqu’on allait, par ordre du prince, saisir leurs papiers, ils y faisaient glisser des pièces qui emportaient une condamnation inévitable. Ce cruel artifice fut répété tant de fois , et causa la perte de tant d’innocents, que plusieurs familles brûlèrent tout ce qu’elles avoient de papiers, aimant mieux perdre leurs titres que de s’exposer à périr avec eux.

Héliodore était plus puissant et plus accrédité que Pallade, parce qu’il était encore plus fourbe et plus méchant. Il avait été vendeur de marée. Comme il passait par Corinthe, son hôte, qui avait un procès, tomba malade, et le pria de se rendre pour lui à l’audience. Lorsqu’il eut entendu les avocats, il se persuada qu’il réussirait dans cette profession: il partagea son temps entre son commerce et l’étude des lois. La nature lui avait donné l’impudence, et ce talent suppléa à tous les autres. Il trouva assez de dupes pour faire une médiocre fortune. S’étant ensuite adonné à l’astrologie, il s’attacha à la cour. Parvenu à la faveur du prince par la voie que nous avons racontée, les courtisans le comblaient de présents, et il les payait en accusations calomnieuses contre ceux qu’ils haïssaient. Sa table était somptueuse; il entretenait dans sa maison plusieurs concubines, auxquelles toutes les personnes en place se croyaient obligées de payer un tribut. Le grand-chambellan lui rendit de fréquentes visites de la part de l’empereur. Valens, qui se piquait d’éloquence jusque dans ces cruelles sentences qu’il prononçait contre les innocents, s’adressait à Héliodore pour donner à son style le tour et les grâces oratoires.

Ces deux scélérats firent périr plus de noblesse que n’en aurait détruit une maladie contagieuse. Diogène, ancien gouverneur de Bithynie, était noble, éloquent, chéri de tous par la douceur de ses mœurs, mais il était riche; il fut mis à mort. Alypius, autrefois vicaire des préfets dans la Grande-Bretagne, le même que Julien avait inutilement employé pour rebâtir le temple de Jérusalem, s’était retiré de la cour et des affaires. La calomnie vint l’arracher de sa retraite. On l’accusa de magie avec son fils Hiérocle, dont la probité était connue. Le père fut condamné au bannissement, et le fils à la mort. Comme on traînait celui-ci au supplice, tout le peuple d’Antioche courut au palais de l’empereur, et obtint par ses cris la grâce de ce jeune homme, qui n’avait besoin que de justice. Bassien, secrétaire de l’empereur, avait consulté les devins sur la grossesse de sa femme; on l’accusa d’avoir eu un objet de plus grande importance : les sollicitations empressées de ses païens lui sauvèrent la vie, mais ne purent lui conserver ses biens. Eusèbe et Hypace, frères de l’impératrice Eusébie, et beaux-frères de Constance, n’avoient pas perdu depuis la mort de ce prince la considération qu’une si haute alliance leur avait procurée. Héliodore les accusa d’avoir porté leurs vues jusqu'à l’empire: il supposait une consultation de devins, et un voyage entrepris pour exciter une révolte: il prétendait même qu’Eusèbe s’était fait préparer les ornements impériaux. La colère de l’empereur s’alluma aussitôt, il ordonna l’information la plus rigoureuse : sur la requête d’Héliodore, il fit venir des provinces les plus éloignées une infinité de personnes. On mit en œuvre toutes les tortures; et quoiqu’une si dangereuse procédure n’eût servi qu’à faire éclater l’innocence d’Eusèbe et d’Hypace, l’accusateur ne perdit rien de son crédit, et les accusés furent bannis. Il est vrai que cette injustice ne dura pas longtemps. Ils regagnèrent Héliodore, et obtinrent leur rappel et la restitution de leurs biens.

Peu de temps après, ce calomniateur abhorré de tout l’empire, mais chéri de Valons, mourut de maladie, ou peut-être par l’effet d’une vengeance secrète. Valens, inconsolable, lui fit préparer de magnifiques funérailles. Il avait résolu de les honorer de sa présence; et il ne s’en dispensa que sur les prières réitérées de sa cour, qui sentait mieux que lui l’indécence de cette démarche; mais il voulut que les personnes titrées, et nommément les deux beaux-frères de Constance, marchassent devant le convoi en habit de deuil, la tète et les pieds nus, les bras croisés sur la poitrine. Cet avilissement de ce qu’il y avait de plus respectable dans l’empire déshonorait le prince sans honorer la mémoire de cet indigne favori: mais c’était le caractère de Valens, ainsi que de toutes les âmes faibles, de se livrer sans réserve à ceux qu’il aimait, et de n’observer à leur égard aucune règle de bienséance et de justice. On en vit dans le même temps un autre exemple. Un tribun, nommé Pollenlien, très-méchant, mais très-aimé du prince, avait ouvert le ventre à une femme enceinte et vivante, pour évoquer les ombres des morts, et les consulter sur le successeur de Valens. Le fait était avéré par la confession même du coupable. L’empereur, qui venait de punir si rigoureusement cette curiosité dans des circonstances beaucoup moins atroces, ne permit pas de condamner le tribun; et, malgré l’indignation des juges, il le laissa dans la possession paisible de ses biens et de son rang.

Socrate, et, d’après lui. Sozomène rapportent que Valens ordonna de mettre à mort tous ceux dont nom commençait par les deux syllabes THEOD, et que, pour éviter cette proscription, quantité de personnes changèrent de nom. Cet ordre cruel aurait inondé de sang tous les états de Valens: rien n’était plus commun que cette dénomination dans les noms d’étymologie grecque. Aussi les auteurs les plus dignes de foi épargnent à Valens ce trait d’inhumanité. Mais ils conviennent qu’il fit brûler tous les livres de magie, et qu’il persécuta vivement les philosophes, dont la science n’était alors qu’une cabale. Il en fut des livres comme des hommes; on en condamna aux flammes un grand nombre d’innocents, et cet incendie fit périr beaucoup d’ouvrages de littérature, de physique et de jurisprudence. Les délateurs poursuivaient sans relâche les philosophes, et les livraient aux magistrats, qui les condamnaient sans connaissance de cause. Il y en eut qui s’empoisonnèrent pour se soustraire aux supplices. Libanius échappa à la haine de Valens; et si on veut l’en croire, ce fut à la magie même qu’il fut redevable de n’être pas convaincu de magie. Le nom de philosophe était devenu si funeste, qu’on en évitait avec soin jusqu’à la moindre ressemblance dans les habits. Comme on faisait dans toutes les provinces d’exactes recherches, on trouva entre les papiers d’un particulier l’horoscope d’un nommé Valens; et quoique celui à qui ils appartenaient alléguât pour sa défense qu’il avait eu un frère de ce nom, et qu’il était en état de prouver que cet horoscope était celui de son frère, on le fit mourir sans vouloir l’entendre. Ce qui n’était que folie et faiblesse d’esprit devint un crime d’état. L’usage de ces remèdes extravagants, qui consistent en certaines paroles et en pratiques bizarres et ridicules, fut puni de mort. Festus, proconsul d’Asie, fit périr dans les plus horribles tourments Céranius Egyptien, philosophe célèbre, parce que, dans une lettre latine écrite à sa femme, il avait inséré du grec que Festus n’entendait pas.

Ce proconsul était né à Trente, d’une fort basse ex­traction. Devenu avocat, il se lia d’une amitié étroite avec Maximin, qui exerçait alors la même profession. Pendant que celui-ci s’avançait par ses intrigues à la cour de Valentinien, Festus passa en Orient, et s’attacha au service de Valens. Il fut gouverneur de Syrie, et secrétaire du prince pour l’expédition des brevets. Dans ces deux emplois il se fit aimer par sa douceur, et mérita avec l’estime publique la charge de proconsul d’Asie. Il était le premier à blâmer la conduite injuste et cruelle de son ancien ami; mais la fortune de Maximin le piqua de jalousie, et étouffa dans son cœur tout sentiment d’honneur et de vertu. Voyant que ce méchant homme s’était élevé à la préfecture du prétoire à force de répandre du sang , il crut devoir tenir la même route pour parvenir à la même dignité. Changeant tout à coup de ca­ractère, il devint violent, injuste, inhumain; et tandis que l’Italie et la Gaule gémissaient sous le gouvernement de Maximin, Festus, rival de ce tyran, désolait l’Asie par ses cruautés et ses injustices. C’est à lui qu’on attribue un sommaire fort court de l’histoire romaine, dédiée à l’empereur Valens, aussi-bien qu’une description de la ville de Rome.

Entre les innocents qu’il fit mourir, on ne peut compter le fameux Maxime, dont la mort ne parut injuste qu’aux zélés partisans de l’idolâtrie. Dès le commencement du règne des deux empereurs, cet imposteur, après avoir couru risque de la vie, avait obtenu la permission de retourner en Asie. Quoiqu’il n’éprouvât que des disgrâces, il ne prit point de part à la révolte de Procope, et il essuya même à ce sujet une nouvelle persécution de la part des rebelles. Ennuyé d’une vie si misérable, il pria sa femme de lui apporter du poison. Elle obéit; mais, l’ayant elle-même avalé en sa présence, elle expira entre ses bras. Il aurait succombé à tant de malheurs, si Cléarque, alors proconsul d’Asie, imbu de sa doctrine, ne se fût hautement déclaré son protecteur. La faveur de ce magistrat lui rendit son repos et son ancienne fortune. Il revint à Constantinople. Soupçonné d’être entré dans le complot de Théodore, il avoua qu’il avait eu connaissance de l’oracle, mais qu’il aurait cru déshonorer la philosophie s’il eût révélé le secret de ses amis. Il fut, par ordre de l’empereur, transféré à Ephèse, sa patrie, où Festus lui fit trancher la tête. Ainsi fut vengé le sang de tant de chré­tiens que ce fanatique avait fait couler sous le règne de Julien, son admirateur et son disciple. Mais la religion chrétienne, instruite à ne se venger de ses plus mortels ennemis que par des bienfaits, n’eut aucune part à ce supplice. Elle n’entrait pour rien dans les conseils de l’ambitieux Festus, qui, cinq ans après, ayant embrassé l’idolâtrie, sans qu’on en puisse deviner la raison, tomba mort en sortant d’un temple.

Les soupçons de Valens, qui mettaient en deuil tant de familles, ne furent pas moins funestes au roi d’Arménie. On persuada à l’empereur que Para continuait d’entretenir des intelligences secrètes avec les Perses: on lui dépeignit ce jeune prince comme un ingrat et un perfide. Ce rapport était du moins hasardé. On avait lieu de croire que Para, qui ignorait l’art de feindre, après avoir été quelque temps séduit par les artifices de Sapor, était revenu de son erreur, et il paraissait rentré de bonne foi dans le parti des Romains; mais il avait un ennemi mortel dans la personne de Térence, qui résidait alors en Arménie de la part de l’empereur. Térence, dont les écrivains ecclésiastiques font l’éloge, parce qu’il était fort attaché à la foi catholique, était d’ailleurs un esprit sombre, dangereux, ardent à semer la discorde. Appuyé du témoignage de quelques seigneurs arméniens qui voulaient perdre leur prince parce qu’ils l’avoient offensé, il ne cessait d’écrire à la cour, et de remettre sous les yeux la mort de Cylace et d’Artabane. Ces impressions malignes firent leur effet sur Valens. Il manda le jeune monarque pour conférer avec lui sur des affaires pressées et importantes. Para était imprudent par caractère autant que par jeunesse, et jamais ses malheurs passés ne purent l’instruire à la défiance. Il partit avec trois cents cavaliers ; et, étant arrivés à Tarse, il y fut retenu sous divers prétextes. On lui rendit tous les honneurs dus à sa dignité; mais l’éloignement de la cour, et le profond silence qu’on gardait sur des affaires qu’on lui avait annoncées comme pressantes, commençaient à lui donner de l’inquiétude, lorsqu'il apprit par des avis secrets que Térence sollicitait vivement l’em­pereur d’envoyer au plus tôt un autre roi en Arménie. Ce général faisait entendre à Valens que la nation détestait Para, et que, dans la crainte de retomber entre ses mains, elle était prête à se donner aux Perses.

Le jeune roi ouvrit alors les yeux sur le péril qui le menaçait. Il assembla ses trois cents cavaliers, tous bien moulés et pleins de courage; et, se mettant à leur tête, ils sortit hardiment de la ville vers la fin du jour. L’officier chargé de la garde des portes courut après lui à toute bride, et l’ayant atteint à quelque distance, le conjura de revenir. Pour toute réponse, on le menaça de le tuer, s’il ne se retirait à l’instant. Peu de temps après, Para se voyant poursuivi par une grande troupe de cavaliers, revint sur eux avec les plus braves de ses gens, et fit si bonne contenance, qu’ils n’osèrent hasarder une action, et le laissèrent librement continuer sa route. Après avoir marché deux jours et deux nuits par des chemins rudes et difficiles, sans prendre de repos, ils arrivèrent au bord de l’Euphrate. Comme ils ne trouvaient point de bateaux, et qu’ils ne pouvaient, sans s’exposer à une perte certaine, entreprendre de traverser à la nage un fleuve si large et si rapide, ils se crurent perdus sans ressource. Enfin on s’avisa d’un expédient. Ce pays était un vignoble; on y trouva quantité d’outres, dont on se servit pour soutenir des planches, sur lesquelles ils passèrent, tenant leurs chevaux par la bride. Quelques-uns traversèrent le fleuve sur leurs chevaux mêmes; et tous , avec un extrême danger, mais sans aucune perte, atteignirent l’autre bord. Ils s’y reposèrent quelques moments, et reprirent leur route avec encore plus de diligence.

Valens, averti de l’évasion de Para, avait sur-le-champ dépêché le comte Daniel et Barzimer, tribun de la garde, avec mille hommes de cavalerie légère. Comme le prince, ne connaissant pas le pays, perdit beaucoup de temps dans des détours inutiles, ceux-ci gagnèrent les devants par des routes abrégées. S’étant arrêtés dans un lieu où il n’y avait que deux passages éloignés d’une lieue l’un de l’autre, ils se partagèrent sur ces deux chemins, chacun avec leur troupe. Un heureux hasard sauva le roi d’Arménie. Un voyageur, ayant aperçu les cavaliers postés sur ces deux routes, passa, pour les éviter, au travers des buissons et des bruyères qui remplissaient l’intervalle, et rencontra les Arméniens. On le conduisit au roi, qu’il instruisit en secret de ce qu’il avait vu. Para le retint pour servir de guide; et, sans faire connaitre à ses gens le danger où ils étaient, il envoya séparément deux cavaliers, l’un à droite et l’autre à gauche, pour préparer sur les deux chemins des logements et des vivres. Un moment après il partit lui-même, guidé par le voyageur; et ayant fait passer ses gens à la file par un sentier étroit et fourré, il laissa l’embuscade derrière lui. Les Romains, s’étant saisis des deux cavaliers, l’attendirent inutilement aux deux passages tout le reste du jour. Il eut le temps de gagner du pays, et arriva dans ses états, où il fut reçu avec une extrême joie. Daniel et Barzimer retournèrent à Antioche, couverts de confusion; et, pour se défendre des railleries dont on les accablait, ils publièrent que Para était un enchanteur, et qu’il s’élit rendu invisible lui et sa troupe. Ce conte absurde trouva croyance à la cour, entêtée pour lors de magie et de sortilège.

Le roi d’Arménie, naturellement doux et paisible, dévora sans se plaindre l’injure qu’il avait reçue. Il demeurait fidèle aux Romains. Mais Valens ne pouvait lui pardonner de s’être affranchi d’un indigne esclavage. Il se vengea par une horrible perfidie du mauvais succès de la première. Le comte Trajan avait succédé à Térence. Celui-ci, à son retour d’Armenie, fit une action qui serait digne d’un héros du christianisme, et qui montre, entre mille exemples, que la méchanceté du caractère n’altère pas toujours la pureté de la croyance. Valens, content des services de Térence, l’invita à lui demander telle récompense qu’il désirerait. Le comte lui présenta une requête par laquelle il ne demandait ni or, ni argent, ni aucune dignité, mais seulement une église pour les catholiques. L’empereur, irrité, la mit en pièces: Demandez-moi toute autre chose, lui dit-il, celle-ci est la seule que je ne puisse vous accorder. Alors Térence, ramassant les morceaux de sa requête: Prince, répondit-il, je me tiens pour récompensé; celui qui juge les cœurs me tiendra compte de mon intention. Valens, par des dépêches sécrétés, chargea le comte Trajan, qui avait succédé à Térence, de se défaire d’un prince dont la patience augmentait sa honte : c’était à force de crimes vouloir étouffer les remords. Trajan se prêta sans scrupule à ce détestable ministère. Il fit sa cour au jeune prince : il entrait dans ses parties de plaisir; il lui remettait souvent des lettres de l’empereur, par lesquelles il paraissait que tous les nuages de défiance étaient dissipés; enfin il l’invita à un festin. Le prince s’y rendit. Tout respirait le plaisir et la joie. Trajan sortit au milieu du repas; et en sa place on vit entrer un barbare, d’un regard effrayant, tenant en main une épée nue. Les convives, les uns glacés d’effroi, les autres, complices de l’assassinat, demeurèrent immobiles ou prirent la fuite. Para, ayant tiré son poignard, disputa quelque temps sa vie, et tomba percé de coups. Ainsi périt ce prince trop crédule; et ce meurtre, plus affreux dans ses circonstances que n’avait été celui de Vithicabe, acheva de convaincre les nations étrangères que les Romains n’avoient plus de caractère propre; et que, sous un méchant prince, ils ne respectaient ni la foi des alliances, ni la majesté des rois, ni les droits sacrés de l’hospitalité.

Sapor, accoutumé lui-même aux grands crimes, fut moins indigné de la mort de Para qu’affligé de ce qu’elle détruisit ses espérances. Il travaillait alors à regagner le roi d’Arménie. Il menaça d’abord de le venger; mais, fatigué de tant de guerres, il prit la voie de la négociation, et proposa à l’empereur de ruiner entièrement l’Arménie, qui n’était pour les deux nations qu’un sujet éternel de querelle et de discorde. Si ce projet n’était pas accepté, il demandait que Sauromace et les garnisons romaines sortissent de l’Ibérie, et qu’Aspacure, qu’il avait établi roi de ce pays, en demeurât seul possesseur. Valens répondit qu’il ne changerait rien au dispositions précédentes, et qu’il était bien résolu de maintenir les deux royaumes dans l’état où ils se trouvaient alors. Le roi de Perse récrivit que le seul moyen de terminer toutes les disputes était de s’en tenir au traité de Jovien; et que, pour en bien assurer les conditions, il fallait rassembler en présence des deux princes tous les officiers qui en avoient été garants de part et d’autre. Sapor ne cherchait qu’à fatiguer Valens par des chicanes : il n’ignorait pas qu’il proposait l’impossible, et que la plupart de ceux qui avoient signé le traité étaient morts depuis ce temps-là. L’empereur, pour mettre fin à toutes ces répliques, envoya en Perse le comte Victor, général de la cavalerie, et Urbice, duc de la Mésopotamie, avec une dernière réponse, dont il déclarait qu’il ne se départirait pas; elle contenait en substance, que Sapor, qui se vantait de justice et de désintéressement, manifestait son ambition et son injustice par les desseins qu’il formait sur l’Arménie, après avoir protesté aux Arméniens qu’il ne les troublerait jamais dans l'usage de leur liberté et de leurs lois; que l’empereur allait retirer ses troupes de l’Ibérie; mais qu’il n’abandonnerai pas la défense de Sauromace; et que, si Sapor inquiétait ce prince, Païens saurait bien le forcer à respecter la protection de l’empire. Cette déclaration était conforme à l’équité et à la majesté impériale. Mais les envoyés passèrent leur pouvoir; et, sans y être autorisés par l’empereur, ils acceptèrent en son nom la cession de quelques cantons île l’Arménie, que les seigneurs du pays abandonnèrent aux Romains. Valens ne jugea pas à propos de désavouer ses députés. Peu après leur retour à Antioche , arriva le suréna, qui offrait au nom du roi de Perse de laisser à Valens la libre possession de ces contrées, pourvu qu’il renonçât à la défense de l’Ibérie et du reste de l’Arménie. Cet ambassadeur fut reçu avec magnificence; mais sa proposition fut rejetée, et l’on se prépara à la guerre. Ces négociations avoient duré deux ans. Valens devait entrer en Perse au commencement du printemps avec trois armées: il prenait à sa solde des troupes auxiliaires de Goths. Sapor, plus irrité que jamais, donna ordre à son général de reconquérir les contrées de l’Arménie, dont Victor et Urbice s’étaient emparés, et d’attaquer vivement Saoromace, dont les états étaient pour lors dépourvus de troupes romaines. Un furieux orage menaçait l’Asie, lorsque les mouvements des Goths rappelèrent Valens dans la Thrace, et le forcèrent de conclure avec Sapor une paix dont on ignore les conditions.

Tandis que le meurtre du roi d’Arménie excitait l’horreur de tout l’Orient, l’Occident fut témoin d’un forfait pareil dans toutes ses circonstances. Le roi des Quades fut assassiné parce qu’il avait sujet de se plaindre; et l’on reconnut par un nouvel exemple, que la table, dont les droits sont sacrés jusque chez les nations sauvages, et qui fut toujours regardée comme le centre de la confiance et de la sûreté, est pour cette raison même le théâtre le plus souvent choisi par la perfidie. Valentinien, après avoir passé l’hiver à Milan, était revenu à Trêves. Il s'occupait depuis longtemps à garnir de forteresses la frontière de la Gaule, du côté de la Germanie, et à réparer les fortifications des villes aux dépens de la province. Emporté par un trop grand désir d’étendre les limites de l’empire, il ordonna de construire un fort au-delà du Danube, sur un terrain qui appartenait aux Quades. Ces peuples, alarmés de cette entreprise, députèrent à Valentinien, et obtinrent d’Equitius, commandant d’Illyrie, et actuellement consul, que l’ouvrage demeurât suspendu jusqu’à la décision de l’empereur. Le préfet Maximin, qui pouvait tout à la cour, blâma fort cette condescendance d’Equitius, qu’il traitait de faiblesse: il disait hautement que son fils Marcellien, tout jeune qu’il était, soutiendrait mieux l’honneur et l’intérêt de l’empire, et qu’il saurait bien achever la forteresse en dépit des barbares. Il fut écouté : son fils fut envoyé avec le titre de duc de la Valérie ; et ce jeune homme, que le crédit de son père rendit hautain et insolent, sans daigner rassurer les Quades, fit continuer les travaux. Gabinius, roi de la nation, vint lui représenter avec douceur l’injustice de cette usurpation. Marcellien feignit de se rendre à ses remontrances; et, l’ayant invité à un repas, il le fit massacrer au sortir de table. C’était la troisième tête couronnée qui tombait sous les coups de la trahison depuis le commencement du règne des deux empereurs.

Cette insigne perfidie mit les Quades en fureur. Ver­sant des larmes de douleur et de rage, ils passent le Danube, égorgent les paysans, occupés alors aux travaux de la moisson, et portent de toutes parts le ravage et le massacre. La province était dégarnie de troupes; on en avait envoyé la plus grande partie en Afrique avec Théodose. Il ne s’en fallut que d’un moment qu’ils n’enlevassent la fille de Constance, qui traversait l’Illyrie pour aller épouser Gratien dans la Gaule. Messala, gouverneur de la province, sauva ce déshonneur à l’empire, et transporta promptement la princesse à Sirmium, éloigné de près de dix lieues. Probe, préfet du prétoire, était pour lors dans cette ville. Ce magistrat, peu accoutumé aux alarmes, prit d’abord l’épouvante il se préparait à s’enfuir pendant la nuit. Mais, étant averti que tous les habitants se disposaient à le suivre, et que la ville resterait déserte et ouverte aux ennemis, il eut honte de sa lâcheté; et, s'étant rassuré, il fit nettoyer les fossés, relever les murs abattus en plusieurs endroits, et construire les ouvrages nécessaires. Quantité de matériaux qu’on avait amassés pour bâtir un théâtre lui servirent à cet usage. Il rassembla les troupes dispersées dans les postes voisins, et mit la ville en état de défense. Les barbares, peu instruits dans l’art d’attaquer les places, et embarrassés de leur butin, n’osèrent entreprendre un siège. Ils changèrent de route, et prirent celle de la Valérie, pour y aller chercher Equitius, auquel ils attribuaient le massacre de leur prince, parce qu’ils ne connaissaient pas Marcellien. Deux légions vinrent à leur rencontre, celle de Pannonie et celle de Mœsie. Elles étaient en état de vaincre, si elles se fussent réunies: mais la jalousie du premier rang, qu’elles se disputaient, les tint séparées. Les barbares profitèrent de cette mésintelligence: ils tombèrent d’abord sur la légion de Mœsie; et, lui ayant passé sur le ventre avant qu’elle eût eu le temps de prendre les armes, ils attaquèrent celle de Pannonie; elle fut taillée en pièce : il ne s’en sauva qu’un petit nombre de soldats.

Théodose, fils de celui qui poursuivit Firme en Afrique, et Thermantie, illustre Espagnole, commandait dans la Mœsie. Il était âgé de vingt-huit ans. Déjà connu par la valeur qu’il avait montrée en plusieurs guerres, sous le commandement de son père, il se fit alors cette haute réputation qui l’éleva dans la suite à la dignité impériale. Les Sarmates, animés par les Quades leurs voisins, se jetèrent en Mœsie: Théodose, à la tête d’une poignée de nouvelles levées, n’ayant de ressource réelle que dans sa bonne conduite et dans son courage, défit les ennemis autant de fois qu’il put les joindre. Tantôt courant à leur rencontre jusqu’aux bords du Danube , il servit lui-même de barrière à l'empire: tantôt, les attendant à des passages dangereux et dans des forêts, il en fit un grand carnage Les Sarmates, découragés par tant de pertes, eurent recours à la clémence du vainqueur, et obtinrent la paix, qu’ils gardèrent tant qu’ils se souvinrent de leurs défaites. Les Quades se retirèrent aussi, lorsqu’ils apprirent qu’il arrivait des troupes de la Gaule pour défendre l’Illyrie.

Valentinien , après avoir ravagé quelques cantons de l’Allemagne, bâtissait sur le Rhin un fort que les habitants appelèrent ensuite Robur, et dont le terrain est aujourd’hui renfermé dans la ville de Baie. Dès qu’il apprit, par une lettre de Probe, l’invasion des Quades en Illyrie, il dépêcha le secrétaire Paternien pour s’instruire de tout sur les lieux; et, en ayant reçu des nouvelles certaines, il voulait aller sur-le-champ châtier l’audace de ces barbares. Comme on était à la fin de l’automne, on lui représenta qu’on ne trouverait ni vivres ni fourrages, et que les princes allemands, et surtout Macrien, le plus redoutable de tous, profiteraient de son éloignement pour attaquer la Gaule. Il se rendit à ces raisons, et résolut d’attendre le printemps. Mais, afin de ne laisser derrière lui aucun sujet d’inquiétude, il voulut s’assurer de Macrien par un traité de paix, et l’invita à une entrevue près de Mayence. Le roi allemand , glorieux de se voir recherché , se rendit au bord du Rhin, et parut dans une contenance fière à la tête de ses bataillons, qui faisaient retentir leurs boucliers en les frappant de leurs épées. L’empereur, en cette occasion, sacrifia au désir de la paix la prééminence de la majesté impériale. II rassembla un grand nombre de bateaux, et, traversant le fleuve avec ses soldats rangés sous leurs enseignes, il s’approcha de Macrien, qui l’attendait sur l’autre bord. Lorsqu’ils furent à portée de s’entendre, et que les barbares eurent fait silence, les deux princes entrèrent en conférence. Ils convinrent des articles de la paix, et la confirmèrent par leur serment. Macrien, jusqu’alors si inquiet et si turbulent, devint de ce moment un allié fidèle, et ne cessa, jusqu’à sa mort, de donner des preuves de son attachement aux Romains. Quelques années après, s’étant engagé trop avant dans le pays des Francs qu’il ravageait, il fut surpris, et tué dans une embuscade que lui dressa Mellobaude, prince guerrier, qui régnait alors sur cette nation. Après la conclusion du traité, Valentinien se retira à Trêves, où il passa l’hiver.

Sur la fin de cette année les pluies continuelles firent déborder le Tibre. Rome fut longtemps inondée. Il fallut porter en bateau des vivres aux habitants, réfugiés dans les lieux les plus élevés de leurs maisons. Claude, alors préfet, pourvut à tous leurs besoins avec une activité infatigable, et maintint la tranquillité dans ce peuple mutin et séditieux, même ail milieu de l’abondance. Ce magistrat fit construire un superbe portique près des bains d’Agrippa; il le nomma le Portique du bon succès , boni eventûs, à cause d’un temple voisin qui portait ce nom. Les païens adoraient sous ce titre la divinité qui faisait prospérer les fruits de la terre.

Valentinien fit vers ce temps-là plusieurs lois utiles. Pour soutenir les arts, qui s’affaiblissaient en même proportion que la gloire de l’empire, il accorda aux peintres de grands privilèges. Il décida qu’en matière de rapt, après cinq ans écoulés, on ne serait plus reçu à poursuivre le crime ni à contester la légitimité du mariage ou celle des enfants qui en seraient sortis. Il avait déjà ordonné que les juges ne prononceraient leurs sentences qu’après les avoir écrites. Il ajouta que les sentences qui seraient prononcées de mémoire, sans avoir été mises par écrit, n’auraient aucune autorité, et seraient censées nulles, sans qu’il fût besoin d’en suspendre l’effet par un appel. Il condamna au bannissement tous ceux qui, au mépris de la religion, formeraient des assemblées illicites. Il déclara que ceux qui auraient été condamnés par le jugement des évêques catholiques ne pourraient s’adresser à l’empereur pour la révision de leur procès. Florent , évêque de Pouzzol, avait donné occasion à ce rescrit : ayant été déposé à Rome par le pape et les évêques, il eut recours à l'empereur; mais il n’en obtint d’autre réponse, sinon qu’après une condamnation si canonique il n’était plus permis à Flo­rent de poursuivre sa justification devant aucun tribunal.

Auxence, le principal soutien de l’arianisme en Italie, se maintint jusqu’à sa mort dans le siégé de Milan, quoiqu’il eût été deux ans auparavant excommunié dans un concile de quatre-vingt-treize évêques, tenu à Rome en conséquence d’un rescrit de l’empereur. Mais, dès qu’il fut mort, Valentinien, qui était pour lors à Trêves, écrivit en ces termes aux évêques assemblés à Milan : Choisissez un prélat qui, par sa vertu et par sa doctrine, mérite que nous le respections nous-mêmes, et que nous recevions ses salutaires corrections. Car, étant, comme nous le sommes, de faibles mortels, nous ne pouvons éviter de faire des fautes. Les évêques prièrent l’empereur de désigner lui-même celui qu’il croyait le plus capable. Il leur répondit que ce choix était au-dessus de ses lumières, et qu’il réappartenait qu’à des hommes éclairés de la grâce divine. Milan était rempli de troubles : la cabale arienne faisait les derniers efforts pour placer sur le siège d’Auxence un prélat imbu des mêmes erreurs. Ambroise, aussi distingué par la beauté de son génie et par la pureté de ses mœurs que par sa noblesse et ses richesses, gouvernait alors la Ligurie et l’Emilie. Instruit dans les lettres humaines, il avait d’abord exercé à Rome la profession d’avocat, et était devenu assesseur de Probe  préfet, d’Italie. Lorsqu’il avait été chargé du gouvernement de la province, dont Milan était capitale, ce préfet, en lui faisant ses adieux, lui avait dit : Gouvernez, non en magistrat, mais en évêque. Cette parole devint une prophétie. La contestation sur le choix de l’évêque, s’échauffant de plus en plus, faisait craindre une sédition. Ambroise, obligé par le devoir de sa charge de maintenir le bon ordre, vint à l’église, et fit usage de son éloquence pour calmer les esprits, et les engager à choisir avec discernement et sans tumulte celui qui devait être pour eux un ange de lumière et de paix. Il parlait encore lorsque tous, d’une commune voix, catholiques et ariens, s’écrièrent qu’ils demandaient Ambroise pour évêque. Ambroise, saisi d’effroi, prit la fuite, et il n’oublia rien pour résister au désir du peuple. Les évêques, qui approuvaient ce choix, s’adressèrent à l’empereur, parce que les lois défendaient de recevoir dans le clergé ceux qui étaient engagés dans des emplois civils. Valentinien fut flatté d’apprendre que les magistrats qu'il choisissait fussent jugés dignes de l’épiscopat; et dans le transport de sa joie : Seigneur, s’écria-t-il, grâces vous soient rendues de ce que vous voulez bien commettre le salut des âmes à celui à qui je n’avois confié que le soin des corps! L’autorité du prince, jointe aux instances des prélats, à la persévérance du peuple, força enfin la modestie d’Ambroise. Il fut baptisé, car il n’était encore que catéchumène, quoique âgé d’environ trente-cinq ans. II reçut l’onction épiscopale le 7 de décembre; et, par le crédit que lui procura auprès des empereurs l’élévation de son âme, soutenue d’une éminente sainteté, son élection fut un événement aussi avantageux pour l’état que pour l’Eglise. Dès les premiers jours de son épiscopat, on vit un heureux pré­sage de la généreuse liberté dont il ferait usage avec les princes, et des égards que les princes auraient pour ses avis. Il se plaignit à l’empereur de quelques abus qui s’étaient glissés dans la magistrature. Valentinien lui répondit: Je connaissais votre franchise; elle ne m’a pas empêché de vous donner mon suffrage. Continuez, comme la loi divine vous l'ordonne, de nous avertir de nos erreurs.

L’année suivante se passa tout entière sans élection de nouveaux consuls. Elle n’est désignée dans les fastes que par ces termes : Après le troisième consulat de Gratien, ayant pour collègue Equitius. Il vaut mieux dire qu’on en ignore la raison que de l’attribuer aux occupations de Valentinien , qui se préparait à tirer vengeance des Quades et des Sarmates. Le printemps étant déjà avancé, le prince partit de Trêves. Il marchait en diligence vers la Pannonie lorsqu’il rencontra des députés des Sarmates, qui, se prosternant à ses pieds, le supplièrent d’épargner leur nation, lui protestant qu’il ne la trouverait ni coupable, ni complice des excès dont il avait à se plaindre. Il leur répondit qu'il s’éclaircirait de la vérité des faits sur les lieux mêmes, et que les infrac­teurs des traités ne lui échapperaient pas. Il arriva bien­tôt à Carnunte, ville de la haute Pannonie, alors déserte et presque ruinée, mais située avantageusement pour arrêter les incursions des barbares. On croit que c’est aujourd’hui Pétronel sur le Danube, entre Vienne et Hambourg. Il y demeura trois mois à réparer les dommages que la province avait soufferts, et à faire les dispositions nécessaires pour aller attaquer les ennemis dans leur pays. On attendait de sa sévérité naturelle qu’il informât de la trahison faite à Gabinius, et de la perfidie ou de la lâcheté des officiers chargés de garder la frontière, qui avoient ouvert aux barbares l’entrée de la province. Mais, selon sa coutume de traiter avec dureté les soldats et de pardonner tout à leurs commandants il ne fit aucune recherche sur ces deux objets.

Il ne put cependant fermer les yeux sur le mauvais gouvernement de Probe. Ce préfet du prétoire, jaloux de se conserver dans cette suprême magistrature, suivit une politique tout-à-fait indigne de sa haute naissance. Connaissant l’avidité du prince, au lieu de le ramener à des sentiments d’humanité et de justice, il ne s’étudiait qu’à servir sa passion pour l’argent. Financier impitoyable , il imaginait tous les jours de nouvelles impositions. Ses vexations allèrent si loin, qu’entre les principaux habitants des provinces de sa juridiction, plusieurs abandonnèrent le pays ; la plupart déjà épuisés, et toujours poursuivis, n’eurent plus d’autre séjour que les prisons : quelques-uns se pendirent de désespoir. Cette tyrannie excitait les murmures de tout l’Occident. Valentinien était le seul qui n’en fût pas instruit: content de l’argent qu’il recevait, il se mettait peu en peine des moyens employés pour le recueillir. Cependant des injustices si criantes le révoltèrent lui-même, lorsque les gémissements des peuples furent enfin parvenus jusqu’à ses oreilles. Les provinces avoient, coutume d’envoyer au prince des députés pour rendre témoignage de la bonne conduite des gouverneurs. Probe ayant forcé la province d’Epire de se conformer à cet usage , elle députa à l’empereur, lorsqu’il était à Carnunte, un philosophe cynique, nommé Iphiclès, autrefois ami de Julien. Il se défendit d’abord d’accepter cette commission; mais on l’obligea de partir. Il était connu de l’empereur, qui, après l’avoir entendu, lui demanda si les louanges que la province donnait au préfet étaient bien sincères: Prince, répondit-il, entre les extorsions qui nous font gémir, l’éloge que Probe nous arrache n’est pas celle qui nous coûte le moins. Cette parole pénétra jusque dans le cœur de Valentinien. Il continua d’interroger Iphiclès, et lui demanda des nouvelles de tous les Epirotes distingués qu’il connaissait. Apprenant que les uns étaient allés chercher un domicile au-delà des mers, que les autres s’étaient donné la mort, il entra dans une violente colère. Léon, maître des offices, qui aspirait lui-même à la préfecture, et qui, s’il y fût jamais parvenu, aurait fait regretter tous ses prédécesseurs, n’oubliait pas d’aigrir le prince. Probe, qui se trouvait alors à la cour, essuya les plus terribles menaces, et il ne devait s’attendre qu’à en ressentir les effets  si Valentinien fût revenu de cette expédition. Le préfet voulut regagner les bonnes grâces de l’empereur par de nouvelles iniquités, couvertes d’une apparence de zèle. Le secrétaire Faustin, neveu de Juventius, ancien préfet de la Gaule, fut cité au tribunal de Probe pour crime de magie. Il s'en justifiait par des preuves du moins aussi fortes que les charges. Pour achever de le perdre, on alléguait qu’un certain Nigrinus, le priant de lui procurer un emploi dans le secrétariat, il lui avait répondu: Faites-moi empereur, et je vous ferai secrétaire. La malignité sut donner un si mauvais tour à cette plaisanterie in­nocente, qu’elle coûta la vie à Faustin et à Nigrinus.

Tout étant prêt pour entrer sur les terrés des Quades, l’empereur fit partir Mérobaude et le comte Sébastien avec un détachement d’infanterie. Ils avaient ordre de mettre tout à feu et à sang. Pour lui, afin d’embrasser une plus grande étendue de pays, il alla passer le Danube sur un pont de bateaux à Acincum, aujourd’hui Bude, capitale de la Hongrie. Ce prince était brave de sa personne, et ne méprisait rien tant que les lâches et les timides. Cependant, par une bizarrerie de tempérament, il ne pouvait s’empêcher de pâlir toutes les fois qu’il voyait ou qu’il croyait voir l’ennemi. C’était même un moyen dont ses courtisans se servaient dans l’occasion pour arrêter les emportements de colère auxquels il était sujet. Dès qu’il entendait dire que les ennemis approchaient, il changeait de couleur et se calmait aussitôt. Il n’en était pas moins hardi à affronter le péril , et il s’attendait à trouver dans le pays des Quades de quoi signaler sa valeur. Mais ils s’étaient retirés avec leurs familles sur les montagnes, d’où ils considéraient avec frayeur les troupes romaines qui portaient de toutes parts le ravage et l’incendie. On traversa le pays; on égorgea sans distinction d’âge ni de sexe tous ceux qui n’avoient pas eu la précaution de gagner les hauteurs; on brilla les habitations, et l’empereur revint à Acincum sans avoir perdu un seul homme. On approchait de l’hiver. Il choisit, comme le lieu le plus commode pour y passer cette saison, la ville de Sabarie, nommée à présent Sarvar, sur le Raab. Mais, avant que de s’y retirer, il remonta le Danube, et fit élever des redoutes, qu’il garnit de soldats pour assurer ses quartiers, et défendre le passage du fleuve. S’étant arrêté à Bregetio, qu’on croit être une ville nommée aujourd’hui Pannonie, sur le Danube, au-dessus de Strigonie, il y passa quelques jours, pendant lesquels, s’il en faut croire l’histoire superstitieuse de ce temps-là, plusieurs prodiges lui annoncèrent une mort prochaine. Le jour qu’il mourut, comme il sortit de grand matin l’esprit occupé d’un songe qu’il croyait funeste, son cheval s’étant cabré en sorte qu’il ne put le monter, il s’emporta contre son écuyer, et donna ordre de lui couper la main droite. Mais Céréal, chargé de cette cruelle exécution , la dif­féra avec beaucoup de risque pour lui-même; et la mort de l’empereur les sauva tous deux. On ne manqua pas de regarder encore comme un pronostic de la mort de Valentinien les tremblements de terre qui s’étaient fait sentir cette année dans l’île de Crète, et dans toute la Grèce, où l’Attique seule en fut exempte.

Les campagnes, déjà couvertes de glaces, ne fournissaient plus de subsistances, et l’armée était sur le point de prendre ses quartiers, lorsqu’on vit arriver une troupe de barbares mal vêtus, et dont l’extérieur n’avait rien que de méprisable. C’était une députation des Quades. Equitius les ayant introduits devant le prince, ils y parurent en tremblant, et dans la contenance la plus humiliée. Ils demandaient le pardon du passé et la paix, protestant avec serment que les chefs de la nation n’a­voient point eu de part aux ravages dont l’empereur poursuivait la vengeance; que les paysans, voisins du Danube, voyant bâtir sur leurs terres une forteresse, avoient pris l'alarme, et s'étaient joints aux Sarmates pour arrêter cette injuste entreprise. Valentinien, choqué de ce reproche, leur demanda avec mépris qui ils étaient, et si les Quades n’avoient pas d’autres députés à lui envoyer. Ils répondirent qu'ils étaient les premiers de la nation, et qu'elle n'avait pu lui témoigner plus de respect qu'en les députant eux-mêmes. Alors ce prince fier et emporté: Quel malheur pour l'empire, s’écria-t-il, de m'avoir choisi pour souverain , puisque, sous mon règne, il devait être déshonoré par les insultes d'un peuple si misérable! Il prononça ces paroles avec un si violent effort, qu’il se rompit l’artère pulmonaire. Saisi d’une sueur mortelle, et vomissant le sang en abondance, on le porta sur son lit. Ses chambellans, pour n’être pas soupçonnés d’avoir accéléré sa mort, mandèrent promptement les officiers de l’armée. On fut long-temps à trouver un de ses chirurgiens, parce qu’ils s’étaient dispersés par son ordre pour panser les soldats, attaqués d’une maladie épidémique. Enfin on lui ouvrit la veine, dont on ne put tirer une goutte de sang. Le prince respirant à peine, mais plein de connaissance, sentant approcher son dernier moment, témoignait par le mouvement de ses lèvres, par des sons forcés et inarticulés, et par l’agitation de ses bras, qu’il voulait parler. Mais il ne put former aucune parole: ses yeux enflammés s’éteignirent; des taches livides se répandirent sur son visage; et, après une longue et violente agonie, il expira le 17 de novembre, dans la cinquante-cinquième année de son âge, après avoir régné douze ans moins cent jours. Il fut la dernière victime de cette fougueuse colère, qui avait coûté la vie à un grand nombre de ses sujets. Prince guerrier, politique, religieux; mais violent, hautain, avare, sanguinaire, et trop loué peut-être par les auteurs chrétiens, qui, par l’effet d’une prévention trop ordinaire, lui ont pardonné tous ses défauts pour une seule vertu qui leur, était favorable. On embauma son corps; il fut porté à Constantinople l’année suivante; mais il ne fut déposé que six ans après dans la sépulture des empereurs. Outre Gratien, né de Sévéra, sa première femme, il laissait quatre enfants qu’il avait eus de Justine: un fils du même nom que lui, et trois filles, Justa, Grata et Galla; les deux premières ne furent pas mariées : Galla fut la seconde femme de l’empereur Théodose.

L’armée, assemblée dans la ville d’Acincum, craignit que les soldats gaulois, naturellement audacieux et turbulents, qui s’étaient plus d’une fois rendus arbitres de l’empire, ne se hâtassent de nommer un empereur étranger à la famille impériale. Ils étaient encore au-delà du Daunbe , bien avant dans le pays des Quades, sous les ordres de Mérobaude et de Sébastien. On prit donc le parti de rompre le pont qui communiquait aux terres des Quades, et de mander Mérobaude, de la part de l’empereur, comme si ce prince eût été encore vivant. Mérobaude, dont le nom fait croire qu’il tirait son origine des Francs, était affectionné, et même allié par un mariage à la famille de Valentinien. Se doutant de la vérité, ou peut-être en étant instruit par le courrier, il publia que l’empereur lui donnait ordre de renvoyer les soldats gaulois avec le comte Sébastien, pour veiller à la défense des bords du Rhin menacés par les Allemands. Il était de la prudence d’éloigner Sébastien avant qu'on apprît la nouvelle de la mort de l’empereur : non pas que ce comte donnât par lui-même aucun soupçon ; mais il était estimé et chéri des troupes. Après avoir pris ces précautions, Mérobaude s’étant promptement rendu à Acincum, proposa, de concert avec le comte Equitius, de conférer le titre d’Auguste à Valentinien, âgé de quatre ans, qui se trouvait alors à trente lieues de l’armée avec sa mère Justine. Les esprits y étaient déjà disposés. Ainsi Céréal, oncle maternel du jeune prince, partît sur l’heure et l’amena au camp. Ces démarches se firent avec une si extrême diligence, que le 27 de novembre, dix jours après le décès de l'empereur, son second fils fut proclamé Auguste selon les formes ordinaires. Tous les auteurs, excepté la chronique d’Alexandrie, abrègent encore de cinq jours cet intervalle, et placent la proclamation de Valentinien II au 22 de novembre; ce qui me paroi incroyable. On peut conjecturer, par quelques traces légères à peine marquées dans l’histoire, que l’armée romaine ne quitta ce pays qu’après avoir remporté sur les Quades et les Sarmates un nouvel avantage, et qu’on accorda la paix à ces peuples.

On s’attendait bien que Gratien aurait d’abord quelque mécontentement qu’on lui eût donné un collègue sans le consulter. Mais on comptait sur la bonté de son cœur, et l’on ne fut pas trompé. Il aima tendrement son frère, qu’il regarda comme son fils, et prit soin de son éducation. Il le nomma consul pour l’année suivante; et ce jeune prince fut collègue de Valens, qui prit le consulat pour la cinquième fois. Quelques historiens disent que l’Occident fut alors partagé entre les deux frères, et que Gratien laissa à Valentinien l’Italie, l’Illyrie et l’Afrique; se réservant à lui-même la Gaule, l’Espagne et la Grande-Bretagne. D’autres prétendent que ce partage ne se fit qu’après la mort de Valens. Mais, selon l’opinion la mieux fondée, Gratien gouverna seul tout l’Occident jusqu’à sa mort, qui arriva lorsque le jeune Valentien n’avait pas encore douze ans accomplis. Il ne partagea donc avec son frère que le titre et les honneurs du commandement, et non pas les provinces de l’empire.

La jeunesse de Gratien pouvait donner de l’inquiétude, si ses bonnes qualités n’eussent rassuré les esprits. Il était né à Sirmium, le 18 d’avril de l’an 359. in Ainsi il n’était âgé que de seize ans et demi dans le temps la mort de son père. Marié depuis un an à Constantie, fille de Constance, il n’avait nul penchant à la débauche, et jamais il ne connut d’autre femme que la sienne. Ausone, le meilleur poète de ce temps-là, avait été chargé de son éducation; et le jeune prince, dès-lors honoré du titre d’Auguste, ne s’était distingué des enfants ordinaires que par une soumission plus respectueuse. Son génie heureux et docile avait aisément pris le goût des lettres: plus vertueux que son maître, il n’avait appris de lui qu’à tourner agréablement des vers, à s’exprimer avec grâce, à composer des discours. Bien fait de sa personne, il s’était donné aux exer­cices du corps, il s’y était même livré avec passion. Il surpassait ceux de son âge à la course, à la lutte, à tirer de l’arc, à lancer le javelot avec force et avec adresse: personne ne savait mieux manier un cheval. Sobre, frugal, dormant peu, c’était dans les exercices qu’il mettait tout son plaisir; mais il y mit aussi toute sa gloire; et l’on reproche à ses instituteurs de ne s’être pas appliqués à le former de bonne heure aux affaires d’état, et à lui inspirer le goût des études politiques, qui conviennent à un souverain.

L’usage de la puissance absolue ne changea rien dans son caractère, Il commençait toutes ses journées par la prière, et sa piété ne fut jamais équivoque. Sa démarche était modeste, sa contenance réservée, ses habits décents, mais sans luxe. Dans son conseil il montrait de l’intelligence et une prudence naturelle; il ne manquait que de lumières. Il était prompt à exécuter. Son éloquence avait de la force et de la douceur. Il avait trouvé le palais plein d’alarme et de terreur, il en fit un séjour aimable. On n’y entendit plus de gémissements; on n’y vit plus d’instruments de tortures. Il rappela sa mère et un grand nombre d’exilés; il ouvrit les prisons à ceux que la calomnie y tenait enfermés; il rendit les biens confisqués injustement, et fit oublier la dureté du gouvernement de son père. Il remit ce qui restait à payer pour les impositions des années précédentes, faisant publiquement brûler les cédules des redevances. Il rendit à ses amis tous les devoirs de l’amitié la plus tendre. Traitant ses soldats comme ses enfants, il allait visiter les blessés, assistait à leurs pansements, faisait charger ses mulets de leurs bagages, leur prêtait ses propres chevaux, les dédommageait de leurs pertes. Toujours accessible, écoutant avec patience, rassurant par sa bonté ceux que sa majesté intimidait, interrogeant lui-même ceux qui venaient lui porter leurs plaintes, il faisait consister son bonheur à répandre des grâces et à pardonner. Il n’eut que trop d’indulgence; et il ne vécut pas assez longtemps pour apprendre qu’il est aussi nuisible aux états de ne pas châtier les crimes que de ne pas récompenser les services. Il s’attacha à saint Ambroise; mais tous ceux qui approchèrent de sa personne n’eurent pas les sentiments de cette âme élevée et généreuse; et l’empire, sous un prince juste, humain, libéral, ressentit encore quelquefois les tristes effets de l'iniquité, de la’ cruauté et de l’avarice.

La première action de son règne fut la plus blâmable de toutes. Pour en effacer l’horreur il aurait fallu à Gratien une vie plus longue et des vertus plus éclatantes. Théodose avait été, sous le régné de Valentinien, l’honneur et le soutien de l’état. Sa valeur venait de conserver l’Afrique, et sa sagesse y avait rétabli la paix et le bon ordre. Tout l’empire célébrait ses exploits. Lui seul n’en était pas ébloui; l’habitude des grandes actions lui en cachait le prix; et, quoiqu’il fût sur tout autre sujet fort éloquent, rien n’était plus simple et plus succinct que le compte qu’il rendit de ses victoires. Il semblait ne mériter que des triomphes lorsqu’il reçut arrêt de mort. La postérité ignore la cause d’un si étrange événement; et c’en est assez pour faire trembler les sujets lorsqu’ils voient monter sur le trône un prince encore jeune et sans expérience, quoique avec les plus excellentes qualités. Tout ce que l’histoire nous apprend , c’est que ce guerrier invincible succomba sous une intrigue de cour, et sous les coups meurtriers d’une cruelle jalousie. Il fut exécuté à Carthage. Accoutumé à braver la mort, il la vit approcher sans effroi, et la rendit par sa fermeté aussi glorieuse sur l’échafaud qu’elle l’eût été sur un champ de bataille. Après avoir demandé et reçu le baptême pour s’ouvrir l’entrée d’une vie immortelle, il présenta lui-même sa tête à l’exécuteur. L’em­pire le pleura; on lui érigea dans la suite des statues à Rome et dans les provinces; les païens l’honorèrent du titre de divus; et Gratien lui-même semble n’avoir pas différé de ressentir une douleur amère d’une si noire ingratitude. Le choix qu’il fit peu de temps après de Théodose le fils pour l’associer à l’empire prouve autant ses regrets qu’il justifie la mémoire du père. Le jeune Théodose, qui brillait déjà d’une gloire personnelle, se déroba pour lors aux traits de l’envie : il se retira en Espagne, où il avait pris naissance. Quelques auteurs épargnent à Gratien une si atroce injustice; ils en chargent Valens : ce prince, disent-ils, sacrifia Théodose à ses craintes : il le fit mourir avec tous ceux dont le nom commençait par les quatre lettres fatales. Mais, outre qu’il est au moins incertain que Valens ait fait périr personne pour une cause si frivole, Théodose ne fut mis à mort que deux ans après cet oracle prétendu dont nous avons parlé; et, ce qui est encore plus fort, il n’étoit pas sujet de Valens. Carthage, où s’exécuta cette funeste tragédie, faisait partie de l’empire de Gratien; et le jeune empereur n’était pas assez uni avec Valens pour se prêter, par une si criminelle condescendance, aux alarmes chimériques de son oncle.

Il est plus probable que ce fut le dernier effet de la méchanceté de Maximin. Ce barbare, teint du sang de tant de familles illustres, après avoir déshonoré le règne de Valentinien par des cruautés sans nombre, espérait noircir des mêmes horreurs celui de Gratien. La jeunesse du prince augmentait encore sa hardiesse et son insolence. Gratien ne tarda pas à le connaitre, et bientôt il désarma sa fureur. Les esclaves et les affranchis étaient les instruments les plus ordinaires que Maximin mettait en œuvre. Gratien ordonna que ceux qui oseraient accuser leurs maîtres de tout autre crime que de celui de lèse-majesté seraient, sans être entendus, brûlés vifs avec leurs libelles de dénonciation. Bientôt après Maximin lui-même, convaincu de plusieurs crimes, eut la tête tranchée. Simplice subit la même peine en Illyrie; et Doryphorien , autre ministre de Maximin, après avoir été renfermé dans la prison de Rome, en fut tiré par le conseil de la mère de l’empereur, pour expirer dans les plus rigoureuses tortures. Après la punition de ces hommes sanguinaires, Gratien songea à rassurer le sénat, qu’ils avoient tenu si longtemps dans des alarmes continuelles: Il adressa à cette compagnie une lettre qui fut reçue avec joie: elle contenait plusieurs règlements favorables; et, dès le commencement de l’année suivante, il renouvela, par une loi expresse, un ancien privilège des sénateurs, que Maximin n’avait jamais respecté; c’était qu’ils fussent exempts des tourments de la question.

Le jeune prince, naturellement pieux, était entretenu dans cette heureuse disposition par les conseils de Gracchus, qu’il honorait de sa confiance, et qu’il éleva à la dignité de préfet de Rome vers la fin de cette armée. On dit que Gracchus descendit de l’ancienne et illustre famille Semproma, dont il portait le surnom. Plein de zèle pour le christianisme, il profita de l’autorité que lui donnait sa charge pour affaiblir l’idolâtrie; il détruisit un grand nombre d’idoles: mais sans user de violence, et sans donner ouvertement atteinte à la liberté du culte dont les païens jouissaient encore. L’empereur fit dès cette année et la suivante plusieurs lois avantageuses à l’Église. Il ordonna que les contestations qui auraient pour objet les affaires de la religion seraient décidées par l’évêque ou par le synode de la province, mais que les juges ordinaires demeureraient saisis des causes civiles ou criminelles. Il exempta des charges personnelles les prêtres et les ministres inférieurs. Les donatistes avoient signalé leur zèle en faveur de Firme : ils furent aussi les premiers hérétiques que l’empereur s’efforça de réprimer; il leur ôta leurs églises; il déclara que les lieux où ils tiendraient leurs assemblées seraient saisis au profit du fisc. Il étendit dans la suite cette loi sur tous les hérétiques. Cependant, après la mort de Valens, étant à Sirmium, il leur rendit la liberté de s’assembler, exceptant seulement les sectateurs de Manès, d’Eunomius et de Phyotin; mais cette permission fut bientôt révoquée. L’instruction publique a un rapport direct à la religion: aussi Gratien s’occupait-il dans le même temps à soutenir l’une et l’autre. L’étude des belles-lettres florissait alors dans la Gaule; il chargea le préfet d’établir dans les principales cités des maîtres de rhétorique et de grammaire latine et grecque, et d’avoir soin qu’on fit choix pour ces emplois des personnes les plus capables. Il leur assigna sur le trésor des villes des appointements considérables, qu’il voulut régler lui-même, ne s’en rapportant pas sur ce point à la générosité des habitants; et comme Trêves était alors la ville impériale, il y établit de plus fortes pensions pour les professeurs. La décadence des arts se faisait sentir de plus en plus ; les Romains commençaient ce que les Goths dévoient bientôt achever; ils détruisaient ou déshonoraient les magnifiques monuments de l’ancienne architecture pour élever ou embellir des édifices de mauvais goût; et Rome perdit tous les jours de son antique majesté. Gratien ordonna aux magistrats de cette ville d'entretenir les ouvrages de leurs ancêtres; et afin qu’ils eussent la facilité d’en construire de nouveaux sans dégrader les anciens, il abolit en faveur des sénateurs les droits imposés sur le transport et l’entrée des marbres qu’on tirait des carrières de Macédoine et d’Illyrie.

L’Occident était en paix; et la négociation entamée Sapor suspendit en Orient les hostilités sans faire cesser les inquiétudes. La Lycie et la Pamphylie étaient les seules provinces qui ne jouissaient pas du repos. Les Isaures y ravageaient les campagnes; et à l’approche des troupes romaines ils se retiraient à l’ordinaire avec leur butin dans leurs montagnes inaccessibles. Mais un peuple plus féroce que les barbares connus jusqu’alors, portant l’effroi et le carnage, vint annoncer de nouveaux malheurs. Les Huns, sortant des Palus-Méotides, poussèrent devant eux les nations qui habitaient au nord du Danube; et ces fugitifs, renversés les uns sur les autres, se répandirent sur les provinces romaines, et changèrent la face de l’empire. C’est un des points les plus importants de notre histoire, de faire connaitre ce peuple redoutable, que la main de Dieu conduisit d’une extrémité du monde à l’autre pour châtier les crimes de la terre. Son origine, cachée dans les immenses forêts de la Tartarie asiatique, est demeurée inconnue jusqu’à nos jours. M. de Guignes, très-versé dans la littérature orientale, a découvert dans les historiens1 chinois tout le détail de l’histoire des Huns. Guidé par ses recherches , nous allons tracer une idée de cette nation faeuse, et recueillir après lui dans les auteurs grecs et latins les traits qui la caractérisent.

L’Occident ne commença à connaitre les Huns qu’au moment qu’ils se firent voir en Europe, après avoir passé le Tanaïs. On n’a pas suivi plus loin la trace de leur origine; et la plupart des auteurs placent leur première demeure à l’orient des Palus-Méotides. C’est pour cette raison que Procope les confond avec les Scythes et les Massagètes, dont il y avait des peuplades établies en-deçà comme au-delà de la mer Caspienne. Jornandes raconte sérieusement que les Huns naquirent du commerce des diables avec des sorcières que les Goths avaient reléguées dans les déserts de la Scythie. Les Chinois, mieux instruits de l’histoire de ce peuple, avec lequel ils ont presque toujours été en guerre, nous apprennent qu’il habitait au nord de la Chine. Ce sont les Annibi de Ptolémée. Ils s’étendaient d’occident en orient dans l’espace de cinq cents lieues, depuis le fleuve Irtis jusqu’au pays des Tartares, nommés aujourd’hui Mantchous. Ils occupaient trois cents lieues de pays du septentrion au midi, étant bornés d’un côté par les monts Altaï, de l’autre par la grande muraille de la Chipe et les montagnes du Thibet.

Les Huns étaient de tous les barbares les plus affreux à voir. Ce n’était qu’une masse informe; et les Romains les comparaient à une pièce de bois à peine dégrossie. Ils avoient la taille courte et ramassée, le cou épais et rentrant dans les épaules, le dos courbé, la tête grosse et ronde, le teint noir, les yeux petits et enfoncés, mais le regard vif et perçant. Ils s’étudiaient encore à augmenter leur difformité naturelle. Dès que les enfants mâles venaient au monde, les mères leur écrasaient le nez, afin de que le casque put s’appliquer plus juste à leur visage; et les pères leur tailladaient les joues, afin d’empêcher la barbe de croître. Cette opération cruelle rendit leur visage défiguré de coutures et de cicatrices. Leur façon de vivre n’était pas moins sauvage que leur figure. Ils ne mangeaient rien de cuit, et ne connaissaient nulle espèce d’assaisonnement. Ils vivaient de racines crues, ou de la chair des animaux un peu mortifiée entre la selle et le dos de leurs chevaux. Jamais ils ne maniaient la charrue : les prisonniers qu’ils faisaient à la guerre cultivaient la terre, et prenaient soin de leurs troupeaux. Ils n’habitaient ni maisons ni cabanes; toute enceinte de murailles leur paroissait un sépulcre : ils ne se croyaient pas en sûreté sous un toit. Accoutumés dès l’enfance à souffrir le froid, la faim, la soif, ils changeaient fréquemment de demeure, ou, pour mieux dire, ils n’en a voient aucune; errans dans les montagnes et dans les forêts, suivis de leurs nombreux troupeaux; transportant avec eux toute leur famille dans des chariots traînés par des bœufs, c’était là que leurs femmes, renfermées, s’occupaient à filer ou à coudre des vêtements pour leurs maris, et à nourrir leurs enfants. Ils s’habillaient de toile ou de peaux de martre, qu’ils laissaient pourrir sur leur corps sans jamais s’en dépouiller. Ils portaient un casque, des bottines de peau de bouc, et une chaussure si informe et si grossière, qu’elle les empêchait de marcher librement: aussi n’étaient-ils pas propres à combattre à pied. Ils ne quittaient presque jamais leurs chevaux, qui étaient petits et hideux, mais légers et infatigables. Ils y passaient les jours et les nuits, tantôt montés en cavaliers, tantôt assis à la manière des femmes. Ils n’en descendaient ni pour manger, ni pour boire; et lorsqu’ils étaient pris de sommeil, se laissant aller sur le cou de leur monture, ils y dormaient profondément. Ils tenaient à cheval le conseil de la nation. Toutes les troupes de leur empire étaient commandées par vingt-quatre officiers, qui étaient à la tête chacun de dix mille cavaliers: ces corps se divisaient en escadrons de mille, de cent et de dix hommes. Mais dans les combats ils n’observaient aucun ordre. Poussant des cris affreux, ils s’abandonnaient sur l’ennemi; s’ils trouvaient trop de résistance, ils se dispersaient bientôt, et revenaient à la charge avec la vi­tesse des aigles et la fureur des lions, enfonçant et renversant tout se qui se rencontrait sur leur passage. Leurs flèches étaient armées d’os pointus, aussi durs et aussi meurtriers que le fer. Ils les lançaient avec autant d’adresse que de force, en courant à tonte bride, et même en fuyant. Pour combattre de près, ils portaient d’une main un cimeterre et de l’autre un filet, dont ils tâchaient d'envelopper l’ennemi. Une de leurs familles avait le glorieux privilège de porter le premier coup dans les batailles; il n’était permis à personne de frapper l’ennemi qu’un cavalier de cette famille n’en eût donné l’exemple. Leurs femmes ne craignaient ni les blessures, ni la mort ; et souvent, après une défaite, on en trouva parmi les morts et les blessés. Dès que leurs en fans pouvaient faire usage de leurs bras, on les armait d’un arc proportionné à leur force assis sur des moutons, ils allaient tirer des oiseaux et faisaient la guerre aux petits animaux. A mesure qu’ils avançaient en âge, ils s’accoutumaient de plus en plus aux fatigues et aux périls de la chasse : enfin, lorsqu’ils se sentaient assez forts, ils aboient dans les combats repaître de sang et de carnage leur férocité naturelle. La guerre était pour eux l’unique moyen de se signaler: les vieillards languissaient dans le mépris; la considération était attachée à l’usage actuel des armes. Ces barbares, tout grossiers qu’ils étaient, ne manquaient ni de pénétration, ni de finesse. Leur bonne foi était connue : ils ignoraient l’art d’écrire; mais, en trai­tant avec eux, on n’a voit pas besoin d’autre sûreté que de leur parole. D’ailleurs ils avoient au souverain degré tous les vices de la barbarie; cruels, avides de l’or, quoiqu’il leur fût inutile; impudiques, prenant autant de femmes qu’ils en pouvaient entretenir, sans aucun égard aux degrés d’alliance ni de parenté : le fils épousait les femmes de son père: adonnés à l’ivrognerie, avant même qu’ils eussent connu l’usage du vin, ils s’enivraient d’un certain breuvage composé de lait de jument qu’ils faisaient aigrir. Les Romains ont cru qu’ils n’avoient aucune religion, parce qu’on ne voyait aucune idole qui fût l’objet de leur culte; mais, selon les auteurs chinois, ils adoraient le ciel, la terre, les esprits et les ancêtres.

L’ancienneté de cette nation remonte aussi haut que l’empire chinois. Elle était connue plus de deux mille ans avant Jésus-Christ. Huit cents ans après, on la voit gouvernée par des princes, dont la succession est ignorée jusque vers l’an 210 avant l’ère chrétienne. C’est à cette époque que l’histoire commence à donner la suite des Tanjou: ce nom, qui dans la langue des Huns signifiait fils du ciel, était le titre commun de leurs monarques. Les Huns, divisés en diverses hordes, qui a voient chacune son chef, mais réunis sous les ordres d’un même souverain, ne cessaient de faire des courses sur les terres de leurs voisins. La Chine, pays riche et fertile, était surtout exposée à leurs ravages. Ce fut pour les arrêter que les monarques chinois firent construire cette fameuse muraille qui couvre la frontière septentrionale de leurs états, dans l’espace de près de quatre cents lieues. On retrouve dans l’ancienne histoire des Huns tout ce qui a servi à établir et à étendre les plus puissants empires, de grandes vertus, et de plus grands crimes. Les vertus y sont brutes et sauvages; les crimes sont plus étudiés et plus réfléchis. Mété, le second de leurs monarques connus, s’étant rendu redoutable par des forfaits, porta ses conquêtes depuis la Corée et la mer du Japon jusqu’à la mer Caspienne. La grande Bukarie et la Tartarie occidentale obéissaient à ses lois. Il avait assujetti vingt-six royaumes. Il fit plier la fierté chinoise; et, à force d’injustices et de violences, il réduisit l’empereur de la Chine à lui demander la paix, et à faire l’éloge de son humanité et de sa justice. Ses successeurs régnèrent avec gloire pendant près de trois cents ans. La gloire de cette nation consistait dans le succès de ses brigandages. Enfin la discorde s’étant mise entre les Huns, ceux du midi, étant soutenus par les Chinois et par les Tartares orientaux, forcèrent ceux du nord d’abandonner leurs anciennes demeures. Les vaincus se retirèrent du côté de l’occident; et, vers le commencement du second siècle de Fère chrétienne, ils vinrent s’établir près des sources du Jaïk, dans le pays des Baskirs, que plusieurs his­toriens ont nommé la grande Hongrie, parce qu’ils ont cru que les Huns en étaient originaires. Là ils se réunirent à d’autres peuplades de leur nation que les révolutions précédentes avoient déjà portées vers la Sibérie.

Ces pays avoient été anciennement occupés par les Alains; et cette nation, qui contribua à la destruction de l’empire romain, mérite aussi d’être connue. Les Alains tirent leur nom du mot alin, qui en langue tartare signifie montagne, parce qu’ils habitaient les montagnes situées au nord de la Sarmatie asiatique. C’était un peuple nomade, ainsi que les autres Tartares. Environ quarante ans avant Jésus-Christ ils furent obligés de céder les contrées du nord à une colonie de Huns révoltés, qui s’étaient séparés du corps de la nation, et de se retirer vers les Palus-Méotides. Ils s’étaient depuis longtemps rendus formidables. Tous les peuples barbares, jusqu’aux sources du Gange, furent soumis aux Alains, et prirent leur nom. Procope les appelle une nation gothique; les Chinois les confondent avec les Huns. En effet, par l’étendue de leurs conquêtes ils approchaient fort près des sources de l’Irtis, et les diverses hordes qui se détachaient de temps en temps de la nation des Huns, se portant toujours du côté de l’occident, il devait se former un mélange des deux peuples. Cependant la figure des Alains annonçait une autre origine. Ils étaient connus des Romains dès le temps de Pompée. On les vit plusieurs fois sous les premiers empereurs franchir les défilés du Caucase, et faire des irruptions dans la Médie, dans l’Arménie, dans la Cappadoce, d’où Arrien les chassa sous le règne d’Adrien. Du temps de Gordien ils pénétrèrent jusque dans la Macédoine, et ce prince éprouva leur valeur dans les campagnes de Philippes.

Les Alains étaient de haute stature et d’une belle physionomie. Ils avoient les cheveux blonds, le regard plus fier que farouche. Quoique légèrement armés et fort agiles, ils étaient toujours à cheval, et tenaient à déshonneur de marcher à pied. Leur façon de vivre tenait beaucoup de celle des Huns; mais ils étaient moins sauvages. Ecrans par troupes dans les déserts de la Tartarie, ils ne connaissaient d’autre habitation que leurs chariots couverts d’écorces d’arbres. Ils s’arrêtaient dans les lieux où ils trouvaient des pâturages pour leurs troupeaux : rangeant leurs chariots en cercle, ils formaient une vaste enceinte; c’était là leur ville; ils la transportaient ailleurs quand les pâturages étaient consommés. Toujours les armes à la main, ils faisaient leur occupation de la chasse, et leur divertissement de la guerre: ils y apportaient plus d’intelligence et de discipline que les autres barbares. Mourir dans une bataille, c’était le sort le plus digne d’envie : on méprisait comme des lâches, et on chargeait d’opprobres ceux qui mouraient de vieillesse ou de maladie. L’action la plus glorieuse était de tuer un ennemi; ils lui enlevaient la peau avec la tête, et en faisaient une housse pour leurs chevaux. Ils adoraient le dieu Mars, qu’ils représentaient par une épée plantée en terre. Ils prétendaient connaitre l’avenir par le moyen de certaines baguettes enchantées. Tous étaient nobles; ils n’avoient aucune idée de l’esclavage. Leurs chefs portaient le nom de juges : on déférait cet honneur aux guerriers les plus expérimentés.

Les Huns établis dans le pays des Baskirs, pressés eux-mêmes par de nouvelles peuplades qui véniel inonder la Tartarie occidentale, descendirent vers le midi, traversèrent le Volga, et vinrent attaquer les Alains. Après plusieurs sanglantes batailles, ceux-ci furent forcés d’abandonner le pays. Les uns s’enfoncèrent dans les montagnes de la Circassie, où leur postérité subsiste encore aujourd’hui : une partie passa le Tanaïs; et quelques-uns s’arrêtèrent sur le bord occidental de ce fleuve; d’autres, après avoir erré quelque temps, se fixèrent aux environs du Danube. Les Huns couvrirent de leurs lentes les vastes plaines entre le Volga et le Tanaïs; et si l’on s’en rapporte à Jornandès, bornés par les Palus-Méotides, ils ignoroient même qu’il y eût au-delà aucune terre. Quelques-uns de leurs chasseurs, poursuivant une biche, traversèrent après elle le palus, et furent étonnés de trouver un gué qui les conduisit à l’autre bord. La vue d’un beau pays qu’ils découvrirent au-delà les surprit encore davantage; et le rapport qu’ils en firent à la nation lui fit prendre la même route. Selon d’autres auteurs, ce fut un bœuf piqué par un taon, qui leur servit de guide. Zosime dit que le limon charrié par le Tanaïs avait formé un banc au travers du Bosphore Cimmérien. Mais l’auteur de l’histoire des Huns rejette avec raison les traditions fabuleuses. Les Huns ne furent guidés que par la passion des conquêtes qui leur était naturelle; ils passèrent le Tanaïs comme ils avoient passé le Volga, selon l’usage des peuples tartares, qui traversent les plus grands fleuves à la nage en tenant la queue de leurs chevaux, ou sur des ballons qu’ils forment avec leur bagage.

Les Alains et les autres barbares voisins du Tanaïs furent les premiers qui éprouvèrent la fureur des Huns. Ceux qui échappèrent au massacre se joignirent au vainqueur; et cette innombrable cavalerie vint, sous les ordres d’un chef nommé Balamir, fondre sus les Ostrogot. Ermanaric, de la race des Amales, régnait alors avec gloire. Les Goths le comparaient au grand Alexandre; il avait étendu ses conquêtes du Pont-Euxin à la mer Baltique; et une grande partie de la Scythie et de la Germanie était soumise à sa domination. Agé de cent dix ans, il ne manquait encore ni de force ni de courage. Mais il n’eut pas l’honneur de mourir en défendant sa couronne. Un seigneur du pays des Rhoxolans, nation sujette à Ermanaric, s’étant joint aux Huns, le prince, outré de colère, fit attacher la femme de ce déserteur à la queue d’un cheval indompté qui la mit en pièces. Un frère de cette femme la vengea en perçant Ermanaric d’un coup d’épée. Sa blessure le mettant hors d’état de combattre les barbares, il se tua de désespoir. Vithimir, son successeur, résista quelque temps; enfin il fut défait et tué dans une bataille. Il laissait un fils encore enfant, nommé Vidéric, sous la tutelle d’Alathée et de Saphrax, guerriers intrépides et expérimentés. Cependant, pressés par les vainqueurs, ils prirent le parti de passer le Borysthène, et de se retirer au-delà du Niester. Les Huns firent un horrible carnage; ils n’épargnèrent ni les femmes ni les enfants; et tout ce qui n’avait pu se dérober à leur fureur par une fuite précipitée périt sous le tranchant de leurs cimeterres.

Athanaric, prince des Visigoths, était trop brave pour prendre l’épouvante. Il résolut de les attendre de pied ferme; et, s’étant retranché avantageusement sur le bord du Niester, il envoya Mundéric, avec plusieurs autres capitaines, jusqu’à vingt milles de son camp, pour observer les mouvements des ennemis, et lui en apporter des nouvelles. Pendant ce temps-là il fit les dispositions de la bataille. Ses précautions furent inutiles. Les Huns, ayant aperçu les cavaliers, jugèrent qu’il y avait plus loin un corps plus considérable : ils attendirent la nuit; et laissant à côté Mundéric qui se reposait avec sa troupe, comme si l’ennemi eût été fort éloigné, ils gagnèrent le fleuve à la faveur de la lune, le passèrent à gué, et tombèrent brusquement sur Athanaric avant le retour de ses coureurs. Le prince, surpris de cette attaque imprévue, n’eut que le temps de se sauver sur des montagnes de difficile accès, et laissa sur la place une partie de ses soldats. Instruit par cette épreuve de ce qu’il avait à craindre d’un ennemi si impétueux, il se cantonna entre le Danube et le Hiérassus, nommé aujourd’hui le Pruth; et il s’enferma d’une muraille qui traversent d’un fleuve à l’autre. Les Huns, dont la marche était ralentie par le butin dont ils s’étaient chargés, lui laissèrent le temps d’achever cet ouvrage.

La terreur s'était répandue dans toute la nation des Goths. L’extérieur affreux des Huns n’imprimait pas moins le frayeur que la cruauté de leurs ravages. On publiait au loin que des monstres sortis des lacs et des déserts de la Scythie venaient dévorer les peuples de l’Europe, et qu'ils désolaient tout sur leur passage. Une discorde civile tenait alors les Visigoths divisés. Une partie de la nation s’était séparée d’Athanaric, et avait choisi pour chefs Alavif et Fritigerne. Il s’était livré des combats dans lesquels ces deux capitaines, aidés de quelques secours des Romains, avoient remporté l’avantage. La disette où se trouvait Athanaric, resserré entre deux fleuves, détacha encore de lui un grand nombre de ses sujets. Quantité d’autres, que la crainte rassemblait de toutes parts, se joignirent à eux, et tous s’étant réunis, ils convinrent ensemble de se soustraire à la barbarie de leurs nouveaux ennemis. La Thrace semblait leur offrir une retraite sûre et commode. C’était un pays fertile, que le Danube, bordé de places fortes, défendait contre les incursions étrangères. Ils se rendirent au bord de ce fleuve, sous la conduite d’Alavif et de Fritigerne, au nombre de près de deux cent mille hommes propres à la guerre, résolus d’abandonner les demeures où ils étaient établis depuis cent cin­quante ans.