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LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH: UNE HISTOIRE DIVINE

LES DERNIERES PERSÉCUTIONS DU TROISIÈME SIÈCLE

(GALLUS, VALÈRIEN, AURÈLIEN)

 

 

CHAPITRE PREMIER.

LES CHRÉTIENS SOUS GALLUS.

I

La peste et l’attente de la persécution.

 

Après la mort de Dèce, l’armée romaine, enveloppée par les Goths dans un marais de la Thrace, ne pouvait se passer de chef : il fallut mettre en grande hâte quelqu’un à sa tête, sinon pour combattre, au moins pour traiter. Gallus, commandant des légions de Mésie, devint empereur. On prétend que les événements qui lui donnèrent le pouvoir avaient été préparés par lui, et que de perfides manœuvres aidèrent à la victoire des Barbares. Bien ne prouve cette assertion; dans les grands désastres, aux heures d’humiliation nationale, il se trouve toujours des gens prêts à crier à la trahison. Philippe avait renversé Gordien, et Dèce Philippe: comment le successeur de Dèce n'eût-il pas causé la chute et la mort de celui-ci? Ainsi l’idée du pouvoir souverain s’abaissait chaque jour dans l’esprit des peuples: au milieu du troisième siècle, les Romains croyaient que la main d’un traître pouvait seule ramasser la couronne.

Le traité signé par Gallus ne fut pas glorieux. Les Goths, qui avaient déjà commencé leur retraite quand Dèce les attaqua, consentirent à la continuer; mais ils y mirent deux conditions : un tribut annuel, et le droit d'emmener leurs prisonniers. Un auteur chrétien de ce temps donne de curieux détails sur les captifs obligés de suivre les Goths. Dans un poème étrange, où des traits de lumière percent de place en place les ténèbres d’une composition tout apocalyptique. Commodien parle «de nombreux sénateurs qui, au milieu des Barbares, pleurent leur défaite et blasphèment le Dieu du ciel». Il nous apprend en même temps que les vainqueurs avaient une préférence instinctive pour les prisonniers chrétiens. «Ces gentils nourrissent partout les fidèles; pleins de joie, ils les traitent en frères, plutôt que les voluptueux adorateurs des idoles». Quelle fut la cause de cette bienveillance, chez un peuple encore étranger à toute croyance évangélique? Peut-être la faut-il chercher dans la pureté de mœurs que Salvien attribue aux «Goths perfides, mais chastes»: les fêtes immorales du paganisme leur donnaient du mépris pour ses sectateurs; l’attitude modeste, le langage réservé des disciples de Jésus éveillaient dans leur cœur une secrète sympathie. Ces sentiments les disposeront peu à peu à recevoir les enseignements chrétiens : bientôt nous verrons de nouveaux captifs semer au milieu des hordes gothiques les germes de la foi. Les Goths se convertirent avant tous les autres envahisseurs de l’empire romain.

Pendant que la Providence préparait de loin l'entrée d'un peuple barbare dans la société chrétienne, celle-ci souffrait encore des maux causés par la persécution de Dèce. La tranquillité matérielle était revenue, mais les âmes restaient troublées. Une question demandait à être résolue, et, en attendant, soulevait les plus vives passions. Quelle va être la situation de ceux qui, sous Dèce, avaient sacrifié ou au moins obtenu un certificat de sacrifice? Deux partis extrêmes essayaient d’imposer leur opinion. L’un s’était formé à Carthage pendant la persécution: des prêtres ambitieux avaient cherché à se faire des amis parmi les apostats et les libellatiques, qu’ils prétendaient réintégrer dans l’Église sans condition ni pénitence; il avait fallu toute l'énergie de saint Cyprien et des évêques d'Afrique pour venir momentanément à bout de cette dangereuse faction: mais elle vivait toujours dans l’ombre, et n’attendait que l’occasion de se montrer de nouveau. A Rome, le conflit n’était pas né, comme à Carthage, en pleine persécution. La division commença quand les événements rendirent possible l’élection du pape saint Corneille. Un parti peu considérable par le nombre, mais influent par les talents ou les services de ses membres, voulut appliquer à la question des tombés les principes rigoristes qui, depuis Tertullien et l’auteur des Philosophumena, n’étaient jamais demeurés sans adhérents dans le clergé romain. Poussant ses doctrines aux dernières conséquences, il prétendait que tous ceux qui avaient faibli dans la persécution devaient rester frappés d’une excommunication perpétuelle, et allait jusqu’à refuser tout espoir de salut aux pécheurs repentants. Des considérations personnelles, des mécomptes d’ambition se mêlèrent, comme toujours, au zèle pour les principes : un schisme éclata, et les dissidents mirent à leur tête le prêtre Novatien. Le siège apostolique se tint ferme entre les deux excès. Appuyé par tous les prélats orthodoxes, et en particulier par saint Cyprien, le pape saint Corneille défendait les droits de la pénitence, mais luttait avec énergie contre les sectaires qui refusaient à l’Église le pouvoir de pardonner. Le succès récompensa ses efforts: la plupart des dissidents, parmi lesquels des prêtres, des diacres, des confesseurs de la foi, abandonnèrent Novatien pour se soumettre au pasteur légitime; bientôt un concile régla définitivement les conditions auxquelles les tombés et les libellatiques seraient admis dans l’Église après pénitence, et condamna les fauteurs du schisme. Mais celui-ci, presque éteint à Rome, se rallumait dans les provinces. L’évêque d'Antioche, Fabius, se montra favorable à Novatien. Marcien, évêque d’Arles, embrassa ouvertement son parti. Dans l'Afrique proconsulaire, la Numidie et les contrées voisines, les envoyés de Novatien installèrent des intrus en face des prélats orthodoxes. Leur audace fut imitée par les adhérents de l’autre parti extrême. C'est ainsi que Carthage eut un moment trois évêques, l’un investi de l’autorité légitime et maintenant la discipline orthodoxe, les deux autres prêchant le rigorisme et la morale relâchée.

Bien que l’immense majorité, des fidèles demeurât soumise aux vrais pasteurs, on se ligure aisément quels eussent été la division des forces et l’affaiblissement de la résistance, si une nouvelle persécution avait surpris l’Eglise en cet état. La Providence semble y avoir pourvu: de salutaires épreuves vinrent promptement ranimer l’ardeur des chrétiens, apaiser les disputes, donner à la charité l’occasion de se produire, et ramener par elle beaucoup d’âmes à l’unité.

Les siècles précédents avaient connu de nombreuses épidémies. En 66, en 77, en 80 la peste enleva des milliers de personnes. Depuis la fin du second siècle, elle était devenue endémique; elle ne cessait jamais tout à fait, sommeillait longtemps, avait de terribles réveils. Au lendemain de la persécution de Dèce, on la vit soudain reparaître, et, pendant douze années, dévaster toutes les provinces. Des villes perdirent la moitié de leurs habitants. La dépopulation de l’empire, depuis longtemps commencée, devenait effrayante. Plus triste encore était l’état des âmes. Loin d’exciter les dévouements, de rapprocher les cœurs, le fléau développa presque partout l’égoïsme, l'exalta jusqu’à la férocité. Les liens de famille furent rompus, les amitiés brisées: on ne connaissait plus ni parents, ni concitoyens. Chacun songeait à soi, les uns pour fuir la contagion, les autres pour profiter de ses ravages, A Rome, Gallus se rendit populaire en prenant soin des obsèques des pauvres; mais dans les grandes villes de province, comme Carthage, Alexandrie, les rues se remplissaient de cadavres sans sépulture. Les malades étaient jetés hors des maisons avant le dernier soupir, «comme si l’on eût pu chasser ainsi la mort elle-même». Au milieu de l’épouvante universelle, toutes les passions se déchaînaient. On se battait pour avoir les dépouilles des morts. Des maisons étaient pillées en plein jour, des assassinats commis «dans la lumière du forum». Quand la maladie ne venait pas assez vite, le poison la remplaçait. Les chasseurs d'héritages se tenaient à l’affût, prêts à obtenir ou à fabriquer des testaments. Comme à Athènes lors de la grande peste décrite par Thucydide, la justice était interrompue, il n’y avait plus de police, les honnêtes gens se cachaient, laissant le champ libre aux malfaiteurs.

La crise que traversait le monde romain mit en lumière la différence entre les vertus chrétiennes, aidées par la grâce de Dieu, et les vertus païennes, privées de tout appui au milieu des défaillances de la nature. On vit ce que peuvent la charité mutuelle et l'espoir d’une autre vie, dans une épreuve qui semblait dépasser les forces humaines. «Là, mes très chers frères, écrit saint Cyprien, là sont l'utilité, la nécessité de ce terrible fléau; il dévoile le fond des cœurs»; et, se tournant vers les païens : «Un de vos griefs contre cette peste, ce sont les horreurs qu'elle révèle». Dès le commencement de l’épidémie, l’évêque de Carthage rassembla son troupeau. «l’entretint des œuvres de miséricorde, lui apprenant par les exemples des saints Livres les récompenses réservées par Dieu à la pitié. Il ajouta que secourir seulement les nôtres était un faible mérite : la vraie perfection appartient à celui qui assiste aussi le publicain et le païen, rend le bien pour le mal, prie pour les ennemis et les persécuteurs. Dieu fait luire son soleil et tomber ses pluies sur les semences jetées en terre par l'homme vertueux et par l’impie: le serviteur de Dieu doit suivre l’exemple de son maître, et rivaliser de bonté avec le Père céleste. Cyprien ajouta bien d'autres belles et grandes paroles; s’il avait pu tenir de tels discours à la tribune du forum, peut-être tous les païens se seraient-ils convertis». Les fidèles suivirent les conseils de leur pasteur. «On se distribua les rôles selon les facultés et la position de chacun. Beaucoup, trop pauvres pour contribuer de leur argent, offrirent leur travail, mille fois plus précieux que toutes les richesses. Les secours de toute sorte affluèrent, non seulement sur les indigents et les malades de l’Église, mais sur tous sans distinction. On surpassa la piété de Tobie, qui ne procurait la sépulture qu’à ceux de sa race et de sa religion». Pendant que les chrétiens de Carthage se dévouaient ainsi, les fidèles d’Alexandrie montraient un courage héroïque. On ne parle point de leur charité envers les païens; mais saint Denys les montre soignant les malades, recevant le dernier soupir des mourants, fermant les yeux des morts, leur donnant le baiser suprême, lavant les cadavres, les portant sur leurs épaules jusqu’au cimetière ou suivant en foule les funérailles. Des prêtres, des diacres, des laïques furent atteints par la contagion, et moururent dans l’exercice de la charité: «genre de mort aussi glorieux et aussi méritoire que le martyre», écrit l’évêque d’Alexandrie.

Un mot de saint Cyprien permet de croire que de tels exemples ne demeurèrent pas stériles, et qu’à défaut de «discours prononcés du haut des rostres», le spectacle de la charité chrétienne toucha les cœurs de quelques infidèles. Énumérant les bienfaits cachés par la Providence jusque dans le fléau qui désolait le monde : «Les païens, dit-il, sont contraints à croire». La peste devenait ainsi pour plusieurs une occasion de salut. Néo Césarée, en Cappadoce, elle éclata au lendemain d’une fête. Rassemblés au théâtre, les païens de la ville et des campagnes environnantes se plaignaient d’être trop pressés: «Jupiter, s’écriaient-ils avec une familiarité railleuse, fais-nous faire place!». Ce propos, rapporté à l’évêque Grégoire, fit passer sur son visage une expression de tristesse. « Tout à l’heure, dit-il d’une voix grave, ils auront plus de place qu’ils ne désirent». Le fléau se déchaîna sur la cité, décimant les familles, vidant les maisons. On vint de toutes parts demander à Grégoire le secours de ses prières : bientôt l’épidémie diminua. Un grand nombre de païens se donnèrent au Christ. Mais leur exemple ne fut guère suivi ailleurs. Presque partout les esprits étaient trop affaissés, la vie morale trop assoupie pour se prêter à de tels réveils. L’épouvante étouffait chez la plupart toute aspiration élevée, pour ne laisser place qu’aux petits calculs de conservation personnelle ou d'intérêt immédiat. On ne savait plus lever les yeux en haut, bien que le sentiment de l’instabilité des choses humaines n’eût jamais été aussi vif. Les prétendues terreurs de l'an mille ne sont rien auprès de l'effroi qui saisit les peuples au milieu du troisième siècle. Le monde penche, il va s’écrouler, disait-on. On croyait entendre les craquements de la machine usée, le grand ébranlement qui précède la chute. Pendant que les chrétiens, reconnaissant dans les fléaux qui éprouvaient le monde les signes prédits pour la fin des temps, vivaient dans l’attente du dernier jour, et s’efforçaient de tenir leur âme droite et ferme au milieu de la ruine universelle, les païens, affolés, demandaient avec fureur des victimes expiatoires. « Si les guerres sont plus fréquentes, si la pluie ne tombe plus, si la ferre desséchée produit des herbes pâles et languissantes, si la grêle brise les vignes, si la tempête renverse les oliviers, si la peste et la famine sévissent, si la santé des hommes s’altère, si le genre humain se dépeuple, si tout s’amoindrit, si le monde est ébranlé dans ses fondements, la faute en est aux chrétiens: leur refus d’adorer les dieux amène tous ces fléaux». Et le peuple de Carthage s’agitait sur les degrés du cirque, en criant : «Cyprien au lion!»

Au moment où la fureur populaire le désignait ainsi pour le supplice, le grand évêque préparait son troupeau à la persécution. A peine les chrétiens avaient eu quelque repos après la mort de Dèce, et voici qu’ils entendaient de nouvelles menaces. L’heure était solennelle : on devait craindre que beaucoup d’entre eux, déjà éprouvés par la maladie, se laissassent aller au désespoir, ou s’endormissent dans cette inertie, dans cette résignation passive qui retire peu à peu à l’être moral le gouvernement de soi-même et le dispose à toutes les défaillances. Il fallait ranimer les énergies, en donnant un but commun aux efforts de tous. Pour une telle œuvre, Cyprien était un grand maître. Ce que j’admire le plus en lui, ce n’est pas le docteur, le polémiste toujours sur la brèche, l’homme attentif aux divers souffles de l’opinion et prêt, comme d’illustres évêques de nos jours, à intervenir dans toutes les luttes d’idées : dans ce rôle, Cyprien a pu se tromper, et, une fois au moins, son incontestable bonne foi ne le préservera pas de l’erreur. Mais où il est incomparable, c'est dans le gouvernement de son Eglise, dans la direction des âmes au milieu des crises les plus délicates ou les plus violentes. Toujours maître de lui-même et des autres, il relève les courages et abat les résistances. On l’a vu, pendant la persécution de Dèce, veiller à tout du fond de sa retraite, exhorter les martyrs, pacifier son clergé, soumettre les confesseurs révoltés. Maintenant, c’est un péril tout différent qu’il doit conjurer : il regarde en face les difficultés, et il en triomphe.

La peste lui est un moyen de détacher les âmes de la vie présente et de les armer pour les luttes qui s’annoncent. Il écrit dans ce but son traité De la mortalité. Quand on est à la veille du supplice, qu’importe la maladie? Bienheureux ceux qu’elle enlève! ils auraient peut-être succombé aux délices du siècle ou faibli devant les bourreaux. Bienheureuses, vous surtout, femmes et tilles chrétiennes, auxquelles les persécuteurs réservaient peut-être des supplices plus horribles que le fer et le feu, et qui par la mort échappez à toute souillure! Mais vous qui devez survivre, vous qui assisterez à la persécution, remerciez Dieu de vous rendre l’idée de la mort tellement familière, qu’elle n’aura plus rien pour vous effrayer. Ces deuils que vous contemplez, ces funérailles qui vous brisent le cœur, sont pour vous d’utiles exercices, c’est la préparation au martyre. Car l’alternative est devenue inévitable : le chrétien, à l'heure présente, voit la mort de toutes parts : s'il échappe à la peste, il périra sous les coups du bourreau. Qu’il accepte son sort, et n’essaie pas de retenir lâchement une vie qui s’échappe. L’n jour, un prêtre gravement malade vit un jeune homme d'une taille extraordinaire, d’une beauté céleste. «Vous craignez de souffrir, vous ne voulez pas mourir; que ferai-je de vous?» cria l’apparition d’une voix indignée. Ces mots n’étaient pas pour le prêtre, car il avait demandé à sortir de ce monde, mais pour les fidèles qui ne sauraient pas accepter d’une âme ferme l’alternative imposée par la Providence divine.

En même temps que par ses paroles, par ses écrits, saint Cyprien, commentant d’avance une devise héroïque, préparait ses ouailles à «souffrir ou mourir», il travaillait à réunir tous les combattants du Christ et à ramener ceux qui pour un temps avaient été exclus de la milice divine. «Le jour de l’épreuve est déjà sur nos têtes; ce qui va venir sera plus terrible encore que les luttes passées; à cette guerre nouvelle doivent se préparer les soldats du Christ, comprenant qu’ils boivent tous les jours le calice du sang du Seigneur, afin de répandre à leur tour leur sang pour lui. Les hommes s'exercent aux combats du siècle, et considèrent comme un grand honneur d’être couronnés à la vue du peuple et en présence de l’empereur. Voici le combat sublime, qui aura Dieu pour témoin et où la couronne sera décernée par le Christ. Que les soldats de Dieu s’avancent, que ceux dont la foi est demeurée intacte s’arment, afin de ne pas perdre le mérite de leur fermeté passée; que ceux qui naguère sont tombés s'arment aussi, afin de reconquérir tout ce qu’ils ont perdu. Que l’honneur excite les uns au combat, que le repentir y anime les autres». Ces paroles, adressées aux habitants de Thibaris, que Cyprien s’excuse de ne pouvoir visiter à cause de la persécution imminente, annoncent l’acte qu'il se hâta d’accomplir. Un synode fut convoqué à Carthage : quarante et un évêques s'y rendirent. Ils convinrent d’abréger les délais de la pénitence et dé rendre la communion aux tombés vraiment repentants, qui, se déclarant prêts à soutenir le combat du Seigneur demanderaient, en quelque sorte, des armes dès à présent. La décision du concile fut mandée sur-le-champ au pape Corneille, dont le cœur paternel, écrivaient les prélats, se réjouirait de cet acte de miséricorde!

Grâce à l'influence et à l’énergie de son évêque, l’Église de Carthage se trouvait prête, au moment où recommença la persécution. L'exercice de la charité avait maintenu les chrétiens dans le devoir, car, aux heures critiques, ce n'est point par la méditation, mais par l’action que l’homme échappe à lui-même et refoule les lâches pensées. Loin d’affaiblir les courages, l’épidémie achevait d’élever les fidèles au-dessus des affections terrestres, les accoutumait à la pensée de la mort, les formait à la souffrance. Enfin, les fautes anciennes venaient d’être effacées par une amnistie, et l'armée chrétienne avait recouvré tous ses soldats. Rappelons-nous le désarroi où l’édit de Dèce trouva l’Église de Carthage, les chutes si nombreuses et si faciles, puis l’orgueil des confesseurs et l’arrogance des tombés. Moins de deux ans après, la même Église est debout, unie, vaillante, les tombés humblement réconciliés demandent à confesser le Christ. Ce rapide changement révèle mieux encore que ses écrits l'administrateur, l’organisateur, et, pour tout dire en un mot, le grand capitaine que fut saint Cyprien.

II

La persécution de Gallus.

 

L'événement que prévoyait l'évêque de Carthage ne se fit pas attendre. Gallus, effrayé des progrès de l'épidémie, voulut fléchir la colère des dieux, et ordonna de célébrer dans toutes les villes des sacrifices solennels. La religion des chrétiens leur interdisait d'y prendre part : cette abstention fut remarquée du peuple, et souleva les passions, rendues plus violentes par la terreur que répandait le fléau. L’un des sacrifices commandés par l'empereur venait d'avoir lieu à Carthage: les habitants s’étaient ensuite rassemblés au cirque: c’est alors que des cris de mort furent poussés contre saint Cyprien. Le même mouvement d’opinion eut lieu probablement dans toutes les grandes villes. L’édit de Dèce était tombé en désuétude, mais n’avait pas été officiellement abrogé: pour que la persécution recommençât, il suffit d’un accord tacite entre la superstition populaire et la volonté du souverain, non moins superstitieux peut-être que son peuple. Les ravages de la peste faisaient oublier la terrible leçon donnée par la mort de Dèce : «Gallus, dit saint Denys d'Alexandrie, refusa de la comprendre, et alla se heurter contre la pierre, visible cependant, où Dèce avait été brisé. Alors que son empire était prospère, il attaqua les saints qui demandaient à Dieu de lui donner la paix et la santé, et, les obligeant à fuir, fit cesser des prières qui eussent été sa sauvegarde».

Gallus, au lieu de s’effrayer du sort de Dèce, semble avoir pris cet empereur pour modèle. La première victime de la précédente persécution avait été l’évêque de Rome; sur l’évêque de Rome tomba cette fois encore l’effort du persécuteur. «Il commença, dit saint Cyprien, par attaquer une personne seule, pour en venir plus aisément à bout». Cette «personne seule» désigne évidemment Corneille, à qui l'évêque de Carthage écrivit pour le féliciter de sa glorieuse confession. Une sentence d'exil fut prononcée contre le pape : on le relégua à Centumcelles (Civita Vecchia). Cette condamnation, loin d’intimider les chrétiens de Rome, excita leur émulation et leur courage. Saint Corneille s’était, comme saint Cyprien, efforcé de préparer ses ouailles à une persécution qu’il savait imminente. Il avait appris à son peuple à ne pas se séparer dans le péril, et en avait fait comme une armée, où prêtres et fidèles marchaient ensemble au combat. Chacun se sentait responsable de ses frères : ce n’étaient point des soldats isolés, mais tout un camp qui s’avançait au nom du Seigneur. La surprise des païens fut grande. Ils connaissaient les divisions dont l’Église avait récemment souffert, et même en voyaient avec tant de complaisance les auteurs qu’ils se gardèrent, dit-on, de molester Novatien et ses partisans. Croyant encore le troupeau désuni, ils se figuraient que la première menace le disperserait. Au contraire, les fidèles, animés par la résistance de leur chef, affrontèrent à son exemple l’exil, la prison ou le martyre. Parmi les plus dévoués furent ceux qui, sous Dèce, avaient succombé à la peur : ces malheureux que Novatien voulait exclure du pardon, et que Corneille avait reçus à la pénitence, se réhabilitèrent en confessant le Christ : plusieurs versèrent même leur sang pour lui.

Rome n'était pas seule témoin des souffrances de l’Église. L’énergie avec laquelle saint Denys d’Alexandrie reproche à Gallus d’avoir persécuté les saints qui priaient pour l’empire, fait voir que l'Egypte ne fut pas épargnée. Nous connaissons déjà les sentiments du peuple de Carthage, manifestés par les clameurs qu’il poussa contre saint Cyprien: le traité adressé par celui-ci à Demetrianus parle des supplices infligés aux fidèles de la métropole africaine dès la reprise de la persécution. Demetrianus était un magistrat romain, ennemi acharné de l'Évangile. Nul ne propageait plus activement les bruits absurdes dont se nourrissait la crédulité populaire: à l'entendre, les chrétiens provoquaient la colère des dieux, et attiraient sur les hommes la sécheresse, la grêle, la peste, tous les fléaux. Saint Cyprien, qui avait connu ce païen, lui adresse une éloquente apologie, ou plutôt répond dans une longue lettre à des rêveries inventées par la haine et la superstition. Il n'imite pas saint Justin, Minucius Félix ou Tertullien, qui s'efforçaient de laver les fidèles d'accusations outrageantes, et de montrer dans ces incestueux et ces cannibales prétendus les plus innocents des hommes. Au temps de saint Cyprien, le bon sens public a fait justice de telles calomnies; mais la superstition n'a pas désarmé. Concurremment avec une fausse raison d'État, elle est désormais la plus dangereuse ennemie des chrétiens; c’est elle que saint Cyprien doit combattre. Prenant l’offensive, il découvre dans les crimes des païens la vraie cause de la colère divine, et rappelle leur lâcheté pendant la peste : il va plus loin, et d'avance esquissant la thèse de Lactance sur la mort des persécuteurs, il fait voir dans de récents désastres le châtiment mérité de ceux qui ont déclaré la guerre au Christ. «Prends garde, dit-il à Demetrianus, prends garde au sort qui t’attend, vieux comme tu l’es, et déjà proche de ta fin. Car vous ne craignez pas d’insulter et d’opprimer les disciples du Christ. Toi, en particulier, tu les chasses de leur demeure, tu les dépouilles de leur patrimoine, tu les charges de chaînes, tu les jettes en prison, tu les livres au glaive, aux bêtes, au feu. Non content de supplices rapides, tu prends plaisir à les faire périr en détail, à déchirer lentement leurs corps : ton ingénieuse cruauté invente de nouveaux tourments... Cependant aucun de nous ne résiste quand il est arrête, et les chrétiens, malgré leur prodigieuse multitude, refusent de repousser ou de punir votre injuste violence»

Pendant que la persécution sévissait en Afrique avec tant de force, saint Corneille «s’endormait glorieusement dans son exil de Centumcelles», au mois de juin 253. L’expression employée par le catalogue libérien exclut l'idée de mort violente, mais montre que les contemporains honoraient Corneille à l’égal d’un martyr. Il avait succombé aux douleurs, aux privations, sans doute aux mauvais traitements de l’exil, comme, dix-huit ans plus tôt, le pape Pontien. Aussi le titre de martyr fut-il écrit sur sa tombe. Son corps, rapporté à Rome, ne fut point déposé dans le cimetière de Calliste, avec ses prédécesseurs : on l'enterra dans une crypte adjacente, où reposaient des membres des plus grandes familles de Rome, avec lesquels saint Corneille parait avoir eu des liens de parenté. Divers indices font croire qu’il appartenait à l'illustre famille des Cornelii, dont plusieurs membres furent chrétiens. Ainsi l’Église vit, en moins de cinquante ans, se succéder sur la chaire du pécheur de Galilée un esclave fugitif et un petit-fils de Sylla!

Lucius fut élu vers juillet 253. Mais l'autorité impériale, qui laissait en repos les novatiens, ne pouvait supporter la présence d’un évêque orthodoxe à Rome: une sentence d’exil atteignit presque aussitôt le nouveau pape, auquel Cyprien envoya sur-le-champ des félicitations, comme il avait fait à Corneille. On ne sait en quel lieu fut relégué Lucius. Cependant, malgré les rigueurs exercées sans relâche contre les chrétiens, la colère des dieux ne semblait pas apaisée: des fléaux de toute sorte continuaient à ravager l’empire. En Numidie, les tribus nomades, profitant de ce que la frontière était moins bien gardée depuis le licenciement d’une légion et l'affaiblissement de la garnison de Lambèse, envahirent la province et se retirèrent avec de nombreux prisonniers: parmi ceux- ci il y avait des fidèles et même des vierges consacrées à Dieu. Dans tous les grands désastres de l’Afrique chrétienne, les regards se tournaient vers Cyprien: des évêques de Numidie lui écrivirent pour lui demander de contribuer au rachat des captifs. Une collecte faite dans le clergé et le peuple de Carthage produisit cent mille sesterces. Cyprien se hâta d’envoyer ce don magnifique à ses collègues de Numidie. «C’est le Christ, leur écrivit-il, que nous contemplons dans nos frères captifs : il nous a rachetés par son sang de l’esclavage du démon: à nous de le racheter par notre or des mains des barbares. Nous devons faire pour les autres ce que nous voudrions qu’on fit pour nous-mêmes si nous tombions en captivité. Quel père, quel époux ne doit trembler en songeant à ces fils envoyés an loin, à ces épouses dont l'honneur est en péril? et qui de nous ne serait ému de tant de vierges, qui ont moins â craindre les fers des Barbares que les hontes dont elles sont menacées?». Grâce aux sacrifices de l'Eglise de Carthage, de nombreux chrétiens rentrèrent libres et purs dans leurs foyers, au lieu de servir sous les tentes des ravisseurs ou d'être exposés sur les marchés de l’empire : ce fut une des plus grandes joies de Cyprien. Son peuple était vraiment fait à son image; après en avoir obtenu, pendant la peste, des prodiges de charité, il en obtenait maintenant, en pleine persécution, d’abondantes aumônes.

Cependant la persécution touchait à sa fin. Pour avoir imité Dèce, Gallus était à la veille de périr comme lui. Une invasion de Goths venait de désoler la Pannonie : le légat de la province, Émilien, ayant vaincu les Barbares, fut salué empereur par ses troupes. Gallus envoya l’un de ses meilleurs généraux. Valérien, rassembler une armée en Gaule et en Germanie, et s’avança lui-même avec son fils Volusien au-devant de son compétiteur. Il le rencontra à Terni, fut vaincu, et tué avec Volusien par ses propres soldats. Émilien ne jouit pas de sa victoire : Valérien accourait à marches forcées avec les légions de l'Occident, qui lui avaient donné la pourpre en apprenant la mort de Gallus. Il n’eut même pas besoin de combattre: Émilien était encore en Ombrie quand ses troupes révoltées le massacrèrent. Resté seul empereur sur les ruines de tant de souverainetés éphémères, Valérien vit son autorité reconnue de tous. La persécution cessa, car dans le commencement de son règne il se montrait favorable aux chrétiens. Lucius, rappelé de l'exil, rentra dans Rome en triomphe. Les fidèles étaient accourus au-devant du pontife: on ne pouvait se rassasier de le voir, de l’embrasser; il avait peine à se frayer un passage à travers la foule joyeuse. A la nouvelle de la délivrance du pape, Cyprien ne put contenir son allégresse, et lui fit parvenir, en son nom et au nom de ses collègues d'Afrique, une lettre enthousiaste, que nous possédons encore.

Cependant une ombre se mêlait à la joie de Lucius: il voyait s'éloigner la grâce du martyre, et portait envie à son prédécesseur Corneille, mort en exil. Cyprien le console avec une extrême délicatesse : «Dans nos prières, dans l’oblation du saint sacrifice, écrit l’évêque de Carthage, nous demandons à Dieu, et à Jésus-Christ, son Fils, Notre-Seigneur, que lui, qui est le parfait et l’auteur de toute perfection, conserve et perfectionne en toi la couronne que tu as gagnée par une confession glorieuse». Il ajoute que probablement Lucius a été rappelé afin de verser un jour son sang à Rome même, en présence de toute l’Église. Cette prédiction ne s’accomplit pas, car le court pontificat de Lucius s’acheva peu de mois après son retour, le 5 mars 254, en un moment où, sous le regard encore bienveillant de Valérien, l’Église jouissait de la paix. Mais l’exil courageusement accepté pour le Christ lui valut une gloire égale à celle des martyrs: saint Cyprien donne ce titre à Lucius en même temps qu’à Corneille. Le corps du pontife décédé après un épiscopat de huit mois, dont une partie s’était passée loin de son siège, fut déposé dans la crypte papale du cimetière de Calliste.

 

 

CHAPITRE II

LE PREMIER ÉDIT DE VALÉRIEN.