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    Amazon.com:LE CŒUR DE NOTRE-DAME MARIE DE NAZARETH:UNE HISTOIRE DIVINE | 
  
LA PERSÉCUTION DE DIOCLÉTIEN ET LE TRIOMPHE DE L’ÉGLISE | 
  
CHAPITRE CINQUIEMELE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT(304).I
         Les martyrs de la Macédoine et de la Pannonie.
         
         Au moment où s'instruisaient les procès racontés à la fin
        du précédent chapitre, Dioclétien devait être sur la route de Salone. Galère demeurait
        seul maître de l'Orient. Non seulement il administrait avec une souveraineté
        absolue les provinces de l'Europe orientale qui composaient son lot, et dans
        lesquelles Dioclétien se préparait à passer l’hiver, mais encore il allait
        suppléer, dans le gouvernement de l’Asie romaine, l’Auguste absent, malade et
        découragé. Aussi faut-il vraisemblablement attribuer à sa seule initiative
        l’édit qui, dans la seconde année de la persécution, fut envoyé aux
        gouverneurs. Cet édit avait été probablement soumis pour la forme à Dioclétien,
        mais c'est le haineux et désormais tout-puissant César qui en doit porter
        surtout la responsabilité.
         Voici en quels termes Eusèbe, alors en Palestine, parle
        de ce nouvel attentat contre l’Église chrétienne : «Au cours de la seconde
        année, comme l’ardeur du combat livré contre nous s’était accrue, Urbain
        administrant alors la province, des lettres impériales furent envoyées, par
        lesquelles il était commandé en termes généraux que tous, en tout pays, dans
        chaque ville, offrissent publiquement des sacrifices et des libations aux
        idoles.» C’était la guerre déclarée, non plus seulement aux églises, aux livres
        saints, aux membres du clergé, mais à l’universalité des fidèles, mis, sans
        distinction de condition, d’Age et de sexe, en demeure d’apostasier.
         Bien que la première allusion au quatrième édit se
        rencontre sous la plume d’un écrivain asiatique, on doit croire qu’il fut
        d’abord appliqué dans les contrées qui formaient l’apanage immédiat de Galère.
        Que le tyran séjournât ou non, à ce moment, dans l’Europe orientale, sa pensée
        fut sans doute obéie avec empressement par des gouverneurs imbus de ses idées,
        animés de ses passions, et qui tenaient de lui seul leur fortune. Cependant les
        documents que nous possédons sur l’application de l’édit de 304 dans les
        provinces voisines du Danube sont peu nombreux: ils ne représentent
        vraisemblablement qu’un petit nombre des épisodes d’une guerre qui, dans ces
        régions, dut être particulièrement sanglante.
         Pendant le mois de mars 304, un chrétien et plusieurs
        chrétiennes furent traduits à Thessalonique devant Dulcetius,
        gouverneur de Macédoine, pour n’avoir pas voulu obéir au nouvel édit en
        mangeant des viandes provenant des sacrifices. L’homme s’appelait Agathon;
        parmi les femmes se trouvaient trois sœurs qui, l’année précédente, s’étaient
        enfuies dans les montagnes après avoir caché de nombreux manuscrits des
        Écritures. Elles étaient, après quelque temps, revenues dans leurs maisons, où
        on les avait arrêtées. Leurs noms, empreints de ce symbolisme aimable où se
        plaisaient les premiers chrétiens, rappellent les idées d'amour, de paix, de
        blancheur immaculée: elles s'appelaient Agape, Irène, Chionia.
        Trois autres chrétiennes furent en même temps déférées au tribunal, Cassia,
        Philippa et Eutychia.
   Un des greffiers dit au gouverneur: «Si tu l'ordonnes, je
        vais lire le rapport rédigé par l'officier de police au sujet de ceux qui sont
        ici.—Lis,» commanda Dulcetius. Dans un court rapport,
        le soldat bénéficiaire qui avait opéré l'arrestation dénonçait les chrétiens
        comme ayant refusé de manger des viandes immolées. Après sa lecture, le
        gouverneur, s'adressant aux inculpés:
   —Quelle folie est la vôtre, de ne pas vouloir obéir aux
        ordres des Empereurs et des Césars?
         Puis, se tournant vers Agathon:
         —Pourquoi n’as-tu pas participé aux sacrifices, comme ont
        coutume de faire ceux qui ont été consacrés aux dieux?
         —Parce que je suis chrétien.
         —Persistes-tu aujourd'hui encore dans ce propos?
         —Tout à fait.
         —Et toi, Agape, que dis-tu?
         —Croyant au Dieu vivant, je n’ai pas voulu faire les
        choses dont tu parles.
         —Qu’ajoutes-tu, Irène? Pourquoi n’as-tu pas obtempéré au
        très pieux commandement des Empereurs et des Césars?
         —Parce que je crains Dieu.
         —Toi, Cassia, que dis-tu?
         —Je veux sauver mon âme.
         — Ne veux-tu pas prendre part aux sacrifices?
         —Non.
         —Toi, Philippa, que dis-tu?
         —La même chose.
         —Quelle chose?
         —J'aime mieux mourir que de manger de vos sacrifices.
         —Mais toi, Eutychia, que
        dis-tu?
         —La même chose. J’aime mieux mourir que de faire ce que
        tu commandes.
         —As-tu un mari?
         —Il est mort.
         —Depuis combien de temps?
         —Depuis environ sept mois.
         — Comment es-tu donc enceinte?
         —Par l’époux que Dieu m’avait donné.
         —Je t’engage, Eutychia, à quitter
        cette folie, et à revenir à des sentiments humains. Que distu?
        veux-tu obéir au commandement royal?
   —Je ne veux point obéir, car je suis chrétienne, servante
        du Dieu tout-puissant.
         —Comme Eutychia est grosse,
        elle sera gardée en prison, dit le gouverneur.
         Il reprit ensuite l’interrogatoire des autres:
         —Agape, veux-tu faire les mêmes choses que nous, qui
        sommes dévoués à nos maîtres les Empereurs et à nos Césars?
         —Il ne me convient pas d’être dévouée à Satan. Tes
        paroles ne changeront pas ma résolution, qui est inébranlable.
         —Et toi, Chionia, qu’as-tu à
        dire?
         —Personne ne pourra égarer notre volonté.
         — N’y a-t-il pas chez vous quelques écrits des impies
        chrétiens, parchemins ou livres?
         —Aucun, président, car ceux qui sont aujourd’hui
        empereurs nous les ont tous enlevés.
         —Qui donc a mis en vous un tel esprit?
         —Dieu tout-puissant.
         —Qui sont-ils, ceux qui vous ont entraînées à cette
        folie?
         —Le Dieu tout-puissant, et son fils Notre-Seigneur
        Jésus-Christ.
         —Il est manifeste, cependant, que vous devez vous
        soumettre tous à nos puissants Empereurs et Césars. Mais puisque après tant de
        temps, tant d’avertissements, de si nombreux édits, de telles menaces, vous
        êtes assez téméraires pour mépriser les justes commandements des Empereurs et
        des Césars, en persistant dans le nom impie de chrétiens; puisque jusqu’à ce
        jour, pressées par nos agents et par les premiers de la milice de renoncer par
        écrit au Christ, vous persistez dans votre refus, vous allez recevoir le
        châtiment mérité.
         Dulcetius lut
        alors la sentence:
         —Agape et Chionia, qui par leur
        impiété et leur esprit d’opposition ont résisté au divin édit de nos maîtres
        les Empereurs et les Césars, et aujourd’hui encore pratiquent la religion des
        chrétiens, vaine, téméraire, odieuse à tous les hommes pieux, seront livrées
        aux flammes.
         Il ajouta:
         —Cependant, qu’Agathon, Cassia, Philippa et Irène soient
        jusqu’à nouvel ordre gardés en prison.
         Après le supplice des deux saintes femmes, Dulcetius fit comparaître leur sœur Irène. «Ton but impie,
        lui dit-il, se montre clairement en ce que tu as voulu conserver jusqu’à ce
        jour tant de parchemins, de livres, de tablettes, de volumes et de pages des
        Écritures, appartenant aux impies chrétiens. Quand on te les eut présentés, tu
        les reconnus, bien qu’ayant nié chaque jour, malgré le supplice de tes sœurs et
        la peine qui t’attendait, que de tels écrits fussent en ta possession. C’est
        pourquoi tu dois être châtiée. Cependant, notre indulgence te permet encore
        d’échapper au supplice, en reconnaissant au moins les dieux. Que dis-tu donc :
        obéis-tu aux ordres des Empereurs et des Césars? es-tu prête à offrir un
        sacrifice et à manger des viandes immolées?
         —Non, répondit Irène, non, par le Dieu tout-puissant, qui
        a créé le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils renferment! Le suprême
        châtiment du feu éternel est pour ceux qui auront renié le Christ.
           —Mais qui t’a poussée à conserver jusqu’à ce jour ces
        papiers et ces Écritures?
         —Le même Dieu tout-puissant qui nous a commandé de
        l’aimer jusqu’à la mort: c’est pourquoi nous n’avons pas osé le trahir, et nous
        voulons plutôt être brûlées vives, ou souffrir tout autre mal, que de livrer de
        tels écrits.
         —Qui donc, dans la maison que tu habites, savait que tu
        les y gardais?
         —Le Dieu tout-puissant, qui sait toutes choses, les a
        vus, mais nul autre. Car nous considérions nos époux comme nos pires ennemis,
        craignant d’être dénoncées par eux. Aussi n’avons-nous montré ces livres à
        personne.
         —L’année dernière, quand fut publié le premier édit de
        nos maîtres les Empereurs et les Césars, où vous êtes-vous cachées?
         —Où Dieu a voulu. Dieu sait que nous avons vécu dans les
        montagnes, en plein air.
         —Qui vous fournissait du pain?
         —Dieu, qui donne à tous la nourriture.
         —Votre père était-il complice?
         —Non, par le Dieu tout-puissant! il ne pouvait être
        complice, car il ne savait rien de cela.
         —Qui de vos voisins le savait?
         —Demande aux voisins, informe-toi des lieux où nous
        étions et de ceux qui les connaissaient.
         —Après que vous fûtes revenues de la montagne, comme tu
        dis, lisiez-vous ces écrits en présence de quelqu’un?
         —Ils étaient dans notre maison, et nous n’osions les en
        tirer. Aussi étions-nous attristées de ne pouvoir les étudier nuit et jour,
        comme nous l’avons fait jusqu’au moment où, l’année dernière, nous les eûmes
        cachés.
         —Tes sœurs, dit alors le président, ont souffert le
        châtiment que nous avons ordonné. Quant à toi, avant même de prendre la fuite,
        tu avais encouru la peine de mort, pour avoir caché ces écrits et ces papiers;
        cependant, je ne veux pas te faire périr comme elles tout de suite: mais
        j’ordonne que, par les gardes et par Zosime, bourreau public, tu sois exposée
        nue dans le lupanar; un pain t’y sera tous les jours apporté du palais, et les
        gardes ne te permettront pas d’en sortir. Vous, gardes et bourreau, sachez
        qu’il y va de votre tête. Que cependant on me remette tous les livres cachés
        dans les coffres et les boites d’Irène.
         Ce lâche attentat à la pudeur des martyres avait été
        commis dans toutes les persécutions: il le sera plus souvent dans la dernière.
        L’édit de 303, qui avait réduit tous les chrétiens à la condition de personnes
        infâmes, leur ôtant jusqu’au droit de se plaindre judiciairement d’un outrage,
        permettait aux magistrats de déshonorer ainsi des malheureuses qui ne
        comptaient plus dans la société. On pouvait indifféremment les enfermer, comme
        serves du fisc, dans les gynécées et les manufactures de l’État, ou dans les
        lieux à peine plus corrompus que désigne la sentence prononcée contre Irène.
        Celle-ci fut conduite où l’avait ordonné le gouverneur. Cependant personne n'osa
        s'approcher d'elle pour la flétrir. Dulcetius se la
        fit amener de nouveau:
   —Persistes-tu dans ta témérité?
         —Non pas dans ma témérité, mais dans le culte de Dieu.
         —Puisque par tes premières réponses tu as clairement
        manifesté l'intention de ne pas obéir aux Empereurs, et que je te vois
        persister dans le même orgueil, tu subiras la peine méritée.
         Le gouverneur écrivit la sentence:
         —Irène ayant contrevenu à l’ordre impérial, refusé de
        sacrifier aux dieux immortels, et persévérant aujourd'hui dans la religion des
        chrétiens, j'ordonne qu'elle sera brûlée comme ses sœurs.
         La sainte, conduite au supplice, s'élança sur le bûcher
        en chantant des psaumes. Elle mourut le jour des calendes d'avril. L'auteur des
        Actes termine ici sa relation, sans nous apprendre ce que devinrent Agathon,
        Cassia, Eutychia et Philippe. Peut-être n'avait-il pu
        se procurer les pièces de leur procès : son silence au sujet de ces quatre
        chrétiens serait une preuve de plus de sa sincérité quand il raconte ce qu'il
        sait des autres.
   Vers le même temps eut lieu le martyre de Montan, prêtre
        de Singidunum, en Mésie. Il périt par l'ordre de
        Probus, gouverneur de la Pannonie Inférieure, qui venait de recevoir l’édit de
        persécution. Singidunum étant située sur la rive
        mésienne de la Save, il est à supposer que Montan avait franchi le fleuve et
        fut arrêté en Pannonie. La plupart des martyrologes placent, en effet, son
        supplice à Sirmium, le 28 mars. Maxima, épouse du prêtre Montan, fut,
        disent-ils, immolée avec lui: on leur donne même quarante compagnons de
        martyre, ce qui convient bien à cette période de la persécution.
   Peu après l’éxécution de
        Montan, l’évêque de Sirmium, Irénée, fut arrêté à son tour. C’était un homme
        jeune encore, marié, père d’enfants en bas âge. On le conduisit au gouverneur.
         —Obéis aux divins préceptes, et sacrifie aux dieux, lui
        dit Probus.
         —Quiconque, répondit l’évêque, sacrifie aux dieux, et non
        à Dieu, sera déraciné.
         —Les très cléments princes ont donné le choix de
        sacrifier ou de mourir dans les tourments.
         —Il m’a été commandé d’accepter les tourments plutôt que
        de renier Dieu en sacrifiant aux démons.
         —Sacrifie, ou je te ferai mettre à la torture.
         —Je me réjouis si tu le fais, car je participerai à la
        Passion de mon Sauveur.
         Pendant que les bourreaux torturaient cruellement le
        martyr: «Que dis-tu, Irénée? demanda le gouverneur.
         —En confessant bien ma foi, je sacrifie à mon Dieu, à qui
        j’ai toujours sacrifié, répondit l’évêque.
         Une nouvelle torture, plus délicate et plus pénible que
        toutes les autres, l’attendait. Son père et sa mère, sa femme, ses enfants, s’approchèrent
        en le voyant souffrir, se jetèrent à ses pieds, les inondèrent de larmes. Des
        serviteurs, des amis, des voisins suivaient, pleurant et se lamentant. «Aie
        pitié de ta jeunesse» criait-on de toutes parts. Irénée gardait le silence,
        repassant dans son cœur les promesses et les menaces divines. «Allons, lui dit
        Probus, laisse-toi fléchir par tant de larmes, pense à ta jeunesse, sacrifie.
         —Je pense à mon éternité, et je ne sacrifie pas, répondit
        le martyr.
         Probus le fit conduire dans la prison, où chaque jour on
        tenta sa constance par de nouveaux tourments.
         Pendant une nuit, Probus le fit appeler de nouveau:
         —Irénée, sacrifie, afin d'éviter la souffrance.
         —Fais ce qui t’est ordonné, mais n’attends pas de moi
        celte faiblesse.
         Le gouverneur commanda de le frapper.
         —Jai appris à adorer mon Dieu
        depuis l’enfance, dit l’évêque, je l'adore, il me soutient dans mes épreuves,
        c’est à lui que je sacrifie: je ne puis adorer vos dieux faits de main d’homme.
         —Évite la mort, qu’il te suffise des tourments déjà
        soufferts.
         —La mort m’est un gain, puisque par les souffrances que
        tu crois m’infliger, et que je ne sens pas, j’obtiens de Dieu la vie
        éternelle.
         —As-tu une épouse?
         — Je n’en ai pas.
         —As-tu des fils?
         — Je n’en ai pas.
         —As-tu des parents?
         —Je n’en ai pas.
         —Et qui sont donc ceux qui pleuraient devant toi à une
        précédente audience?
         —Mon Seigneur Jésus-Christ a dit : «Celui qui aime son
        père, ou sa mère, ou son épouse, ou son fils, ou ses frères, plus que moi,
        n’est pas digne de moi»
         —Sacrifie cependant à cause d’eux.
         —Mes fils ont le même Dieu que moi, il peut les sauver.
        Mais toi, fais ce qui t’est commandé.
         —Réfléchis, jeune homme. Sacrifie, afin que je ne te
        livre pas aux supplices.
         — Fais ce que tu voudras. Tu vas voir quelle force Notre-Seigneur
        Jésus-Christ me donnera contre tes embûches.
         —Je vais prononcer ta sentence. — Je m’en réjouirai.
         Probus rendit le jugement suivant :
         —J’ordonne qu’Irénée, qui a désobéi aux ordres royaux,
        soit jeté dans le fleuve.
         Irénée répondit :
         —Je m’attendais qu’après tant de menaces tu multiplierais
        sur moi les tourments, afin de me frapper ensuite du glaive; mais tu n’en as
        rien fait. Je te conjure de changer de résolution; tu apprendras comment les
        chrétiens, par la foi qu’ils ont en leur Dieu, savent affronter la mort .
         Par cette ardeur à souffrir, l’évêque songeait
        probablement moins à provoquer la colère du juge qu’à donner à ses ouailles l’occasion
        de contempler un exemple de constance propre à raffermir leur courage, dont la
        faiblesse de sa propre famille avait montré la fragilité. Son vœu fut exaucé:
        le gouverneur, par une nouvelle sentence, le condamna à être décapité.
        L’exécution doit être précédée, selon un usage constant, de la flagellation ou
        de la bastonnade; ainsi s’expliquent les paroles prononcées par le martyr
        entendant sa seconde condamnation: «Je te rends grâces, Seigneur Jésus-Christ,
        qui parmi des peines et des tourments divers me donnes la force de les
        supporter, et daignes me rendre participant de la gloire éternelle»
         On conduisit Irénée sur un pont dominant la Save. Il se
        dépouilla lui-même de ses vêtements, et, les mains étendues vers le ciel, fit
        cette prière: «Seigneur Jésus-Christ, qui as daigné souffrir pour le salut du
        monde, puissent les cieux s’ouvrir, et tes anges recevoir l’âme de ton
        serviteur Irénée, qui souffre aujourd’hui pour ton nom et pour le peuple de ton
        Église catholique de Sirmium. J’implore ta miséricorde, afin que tu daignes
        m’accueillir, et confirmer ceux-ci dans ta foi». Le bourreau lui trancha la tète, et jeta son corps dans le fleuve. C'était le 6 avril.
   Le gouverneur faisant, quelques jours plus tard, une
        tournée administrative, arriva dans la ville de Cibalis,
        dont l’évêque, Eusèbe, avait été mis à mort dans une des persécutions
        précédentes: là, précisément au jour anniversaire du martyre d’Eusèbe, un clerc
        connu par son zèle évangélique lui fut dénoncé comme coupable de blasphémer les
        dieux et les empereurs. Probus le fit comparaître:
   —Comment te nommes-tu?
         —Pollion.
         —Es-tu chrétien?
         —Je suis chrétien.
         —Quelle est ta charge?
         —Premièr des lecteurs.
         —De quels lecteurs?
         —De ceux qui ont coutume de lire au peuple la parole
        divine.
         —Ceux qui, dit-on, inspirent à l’esprit léger des femmes
        l’horreur du mariage et l’amour d’une vaine chasteté?
          —Tu pourras
        connaître aujourd’hui si nous sommes légers et vains.
         —Comment?
         — Ils sont légers et vains, ceux qui abandonnent leur
        Créateur pour acquiescer à vos superstitions. Mais ceux qui s’efforcent
        d’accomplir, malgré les tourments, les commandements du Roi éternel montrent
        leur foi et leur constance.
         —Quels commandements? et de quel roi?
         —Les pieux et saints commandements du Christ Roi.
         —Quels sont-ils?
         — Qu’il y a un seul Dieu dans le ciel; que ni le bois ni
        la pierre ne peuvent être appelés dieux; qu’il faut apaiser les querelles; que
        les vierges doivent garder la pureté de leur état, les époux la chasteté
        conjugale; que les maîtres doivent gouverner leurs esclaves par l’amour plus
        que par la crainte, en considérant que la condition humaine est la même pour
        tous; qu’il faut obéir aux justes volontés des rois, se soumettre aux
        puissances quand elles commandent le bien; qu'on doit aux parents le respect,
        aux amis l'affection, aux ennemis le pardon, le dévouement aux citoyens,
        l'humanité aux hôtes, la miséricorde aux pauvres, la charité à tous, et le mal
        à personne; qu'il faut supporter patiemment l’injure, et ne la faire jamais;
        plutôt céder ses biens que de convoiter ceux d'autrui; et enfin, que celui-là
        vivra éternellement, qui pour sa foi aura méprisé la courte mort que vous
        pouvez infliger. Si ces maximes te déplaisent, tu ne peux t'en prendre qu’à,
        ton propre jugement.
         —Et quel avantage aura celui qui, par sa mort, est privé
        de la lumière et de toutes les jouissances corporelles?
         —La lumière éternelle est meilleure que des clartés
        passagères, et les biens permanents plus doux que des biens périssables : il
        n’est point sage de préférer le caduc à l’éternel.
         —Que veut dire tout ceci? Fais ce qu’ont ordonné les
        Empereurs.
         —Qu’ont-ils ordonné?
         —Que tu sacrifies.
         —Fais, toi aussi, ce qui t’est commandé; pour moi, je
        n’obéirai pas, car il est écrit: «Celui qui sacrifie aux démons, et non à Dieu,
        sera déraciné»
         —Tu périras par le glaive, si tu ne sacrifies pas.
         —Fais ce qui t'est commandé. Je dois suivre les pas des
        évêques, des prêtres, de tous les pères dont j’ai reçu les doctrines, et
        j’accepte avec plaisir les châtiments que tu voudras m’infliger. »
         Probus le condamna au bûcher. Pollion fut brûlé à un mille de la cité, le 27 avril. Quelques jours plus tard, la Basse-Norique
        fut témoin d’un autre martyre, qui rappelle, par le procédé sommaire
        d'exécution, celui de saint Irénée.
         Le gouverneur Aquilinus recherchait âprement les chrétiens. Ceux-ci se réfugiaient dans les montagnes,
        se cachaient parmi les rochers et les cavernes. A Lauriacum,
        une perquisition fit tomber dans ses mains quarante fidèles. Il les mit en
        prison, après leur avoir fait subir la torture. Un ancien chef de bureau,
        Florianus, converti au christianisme, et retiré dans la ville de Cetium, apprit leur arrestation. Il se rendit à Lauriacum pour y confesser sa foi. Des soldats l’arrètèrent en route. Aquilinus le
        fit fouetter et torturer, puis le condamna à être précipité dans la rivière d’Ens.
   La Pannonie vit probablement à la même époque, le martyre
        de l’évêque de Pettau, Victorin, écrivain
        ecclésiastique dont parle saint Jérôme : il était, parait-il, habile à écrire
        en grec, mais peu versé dans la langue latine : saint Jérôme dit qu’il fut
        «couronné par le martyre», et un martyrologe, qui reproduit en partie sa
        notice, la complète, d’après une source que nous ignorons, en disant que ce
        martyre advint «pendant la persécution de Dioclétien».
   La province voisine de Dalmatie vit de nombreux chrétiens
        donner leur sang pour la foi : Domnio, évêque de
        Salone, Anastase, qui exerçait le métier de foulon, Félix, le prêtre Astenus, le diacre Septimius et
        ses compagnons, quatre soldats, Gaianus, Antiochus, Paulinianus et Telius. Le
        gouverneur de la province, qui prononça sans doute la sentence de la plupart de
        ces martyrs, s’appelait M. Aurelius Julius.
   Un curieux épisode eut l'ancienne Mésie pour théâtre .
         Des soldats en garnison dans une des villes—soit Dorostore en Mésie Inférieure, soit Axîopolis en Scythie— avaient coutume chaque année, au moment des Saturnales, de tirer au
        sort un roi de la fête. Les Saturnales ont été de tout temps un jour de repos
        et de réjouissances pour les troupes. «Sur les bords du Danube, peuplés en
        partie de colons italiens, les réjouissances qui, dans la patrie de ceux-ci,
        marquaient la lin de l'année devaient être particulièrement populaires». Revêtu
        des insignes de sa dignité, le monarque d’un jour sortait de la ville  avec un nombreux cortège, et se livrait à
        toute sorte d’excès. La fête se terminait par un sacrifice, offert au nom de
        tous sur l’autel de Saturne. En 303, le sort tomba sur le soldat Dasius. Il était chrétien. Il refusa de jouer le rôle
        sacrilège qui lui était assigné, et proclama sa religion. Il fut aussitôt
        arrêté: le lendemain, on l’amena au tribunal du légat Bassus.
   Celui-ci lui adressa les questions d’usage, lui demandant
        sa condition, son nom. «Par ma condition, je suis soldat, répondit-il. Mon nom
        principal est chrétien. De mes parents j’ai reçu celui de Dasius».
        Le légat l’invita à sacrifier «aux saintes images des empereurs, que les
        Barbares eux-mêmes adorent». On remarquera qu'il n'est plus question ici de
        Saturnales: le juge s’inquiète peu de savoir si Dasius y fera ou non le roi de carnaval: mais il lui impose tout de suite l’épreuve
        réservée aux chrétiens, en l'invitant à apostasier par un sacrifice. Sur le
        refus du soldat, Bassus lui offrit un délai pour
        réfléchir: et comme il ne voulait pas en profiter, se proclamant toujours
        chrétien, le juge, après l’avoir fait torturer, le condamna à la décapitation.
        Le bourreau lui trancha la tête, «le 20 novembre, un samedi, à la quatrième
        heure, le vingt-quatrième jour de la lune».
   Tels sont les seuls documents que nous possédions sur
        l’exécution de l'édit de 304 dans les États de Galère (si encore les Actes de Dasius n'ont pas trait à des faits de l’année précédente).
        Bien que ces récits permettent de juger de la passion qu’apportèrent les
        magistrats dans la poursuite des fidèles, la pénurie des sources est ici
        profondément regrettable: on ne pourrait dire le nombre des héros chrétiens
        dont le souvenir se dérobe à notre pieuse curiosité. Celle-ci va avoir moins à
        souffrir, en passant des provinces du César Galère aux contrées gouvernées par
        l’Auguste Dioclétien.
   II
         Les martyrs de la Cilicie et de la Thrace.
         
         Les Actes qui font connaître, pour une durée plus longue
        et avec une plus grande abondance de détails, l'application du quatrième édit
        dans les États de Dioclétien, nous transportent successivement aux divers
        points du vaste territoire encore soumis à l’autorité nominale du vieil
        empereur: dans ses provinces européennes, comme la Thrace, dans ses provinces
        asiatiques, comme la Cilicie, la Galatie, le Pont, la Palestine, dans ses
        provinces africaines, comme l'Égypte et la Thébaïde. Ces pays si différents de
        sites, de mœurs, de langage, d'idées, virent couler à la même heure le sang des
        chrétiens : villes populeuses, plages commerçantes, forêts épaisses, montagnes
        escarpées, déserts de sable, il n'est pour ainsi dire aucun lieu, dans
        l'immense empire d'Orient, qui, sauvage ou civilisé, n'ait eu ses exilés et ses
        martyrs.
           L'étendue et la diversité de ce théâtre de la persécution
        font comprendre le contraste de certains récits hagiographiques, tels, par
        exemple, que les relations de procès jugés presque simultanément dans la
        montagneuse Cilicie ou dans la Thrace hellénisée.
         L'édit avait été promulgué en Pamphylie dès les premiers
        mois de 304. De Perge, métropole de cette province,
        saint Calliope s'enfuit à Pompeiopolis, ville de
        Cilicie, où il fut arrêté. Le gouverneur Maxime l'interrogea et le mit à la
        torture. On raconte que la mère du martyr, apprenant l'arrestation de son fils,
        courut le retrouver, après avoir affranchi deux cent cinquante esclaves et
        distribué ses biens à l’Église et aux pauvres. Calliope, condamné au supplice
        de la croix, mourut le vendredi saint, 7 avril: la mère expira en recevant dans
        ses bras le corps de son enfant détaché du gibet.
   C’est peut-être pendant ce séjour à Pompeiopolis que furent présentés une première fois à Maxime trois autres chrétiens, Tarachus, Probus et Andronicus,
        dont les interrogatoires multiples, la translation en diverses villes à la
        suite du gouverneur, la longue captivité, sont caractéristiques d’une
        persécution où, selon le mot de Lactance, les magistrats poursuivaient
        l’apostasie d'un chrétien avec autant d'ardeur et de ténacité que s'il se fût
        agi de dompter une nation barbare. Si leurs Actes, comme on l'avait cru jusqu'à
        ce jour, sont authentiques, ils méritent d'être étudiés à cause des changements
        qu'ils montrent dans l'attitude des accusés et des juges, déjà sensibles depuis
        quelque temps, mais nulle part mieux marqués. A les en croire, l'heure ne
        serait plus de ces brefs interrogatoires, où la constatation de la qualité du
        chrétien et de son refus d'apostasier était immédiatement suivie de la
        sentence. Le magistrat et le martyr essaient maintenant de se convaincre. Au
        lieu d'un jugement dédaigneusement rendu, humblement ou joyeusement accepté,
        c'est un duel, à la fin duquel il y aura un vainqueur et un vaincu. Aussi le
        ton des accusés s’élève-t-il. On entend plus souvent qu’autrefois sortir de
        leur bouche des paroles hardies, piquantes, indignées: on voit voler, en
        quelque sorte, «ces traits de Dieu, qui allumaient la colère des juges, mais
        parfois leur faisaient des blessures salutaires». Aux prises avec Tarachus, Probus et Andronicus,
        le gouverneur de Cilicie va recevoir quelques-uns de ces traits, et y répondre
        par la main du bourreau.
   Après une première comparution à Pompeiopolis,
        dont ni la date ni le procès-verbal n’ont été conservés, les trois accusés
        furent présentés à Tarse devant le tribunal de Maxime, le 25 mars selon
        certains manuscrits, mais plutôt le 21 mai ou le 20 juin, selon d’autres. Le
        gouverneur s’adressa d’abord à Tarachus:
   —Comment t’appelles-tu? car, étant le plus âgé, tu dois
        être interrogé le premier. Réponds.
         —Je suis chrétien.
         —Cesse de prononcer ce nom impie. Dis-moi comment tu
        t’appelles.
         — Je suis chrétien.
         Maxime commanda aux bourreaux de lui frapper la bouche en
        répétant:
         —Ne réponds pas une chose pour une autre.
         Tarachus reprit :
         —Mon vrai nom, je le dis. Mais si tu veux savoir comment
        on m'appelle parmi les hommes, mes parents me nomment Tarachus;
        et, quand j'étais soldat, on m'a donné le nom de Victor.
   —De quelle condition es-tu?
         —Romain et soldat, né à Claudiopolis en Isaurie. Mais, étant chrétien, j’ai renoncé à l’armée.
         —Tu n’étais pas digne d’y servir, malheureux. Mais
        comment t’en es-tu retiré?
         —J’ai demandé mon congé à mon chef Publius,
        il m’a renvoyé.
         —Considère ta vieillesse : je veux que tu sois de ceux
        qui obéissent aux ordres des princes: tu recevras de moi, en récompense, de
        grands honneurs. Approche donc, et sacrifie à nos dieux; car les empereurs
        eux-mêmes, qui gouvernent le monde entier, leur rendent un culte.
         —Ils se trompent, égarés par les ruses de Satan.
         —Frappez-le encore à la bouche, ordonna Maxime, pour
        avoir dit que les empereurs se trompent.
         —Je le dis et je le répète, ils se trompent, car ils sont
        hommes.
         —Sacrifie à nos dieux, et abandonne toute cette malice.
         —Je ne violerai pas la loi de mes pères.
         —Il y a une autre loi que celle-là, o mauvaise tête, dit
        le gouverneur, qui fit flageller Tarachus. Mais, loin
        d’être ébranlé, le martyr confessa plus courageusement encore la divinité du
        Christ.
   —Laisse ce bavardage, dit Maxime, approche, et sacrifie.
         —Je ne bavarde pas, mais je dis la vérité. J’ai
        soixante-cinq ans, et j’ai vieilli sans l'abandonner.
         Un centurion intervint:
         —Aie pitié de toi-même, et sacrifie.
         —Retire-toi de moi, ministre de Satan, répondit le
        martyr. Maxime le fit conduire en prison, chargé de chaînes.
         Le second accusé fut introduit:
         —Quel est ton nom?
         —Mon premier et plus noble nom, chrétien; mon second, qui
        m’est donné parmi les hommes, Probus.
         —De quelle condition es-tu?
         —Mon père était de Thrace, mais je suis né à Side, en Pamphylie. Je suis homme du peuple, et chrétien.
           —Tu ne tireras nul profit de ce nom. Sacrifie aux dieux,
        afin d’être honoré des princes et notre ami.
         —Je ne veux aucun honneur des princes, et ne convoite pas
        ton amitié. Car mes richesses n’étaient pas médiocres, et cependant je les ai
        abandonnées pour servir le Dieu vivant.
         Maxime le fit dépouiller, et frapper à coups de nerf de
        bœuf. Puis, le martyr continuant à confesser sa foi, il commanda de le frapper
        sur le ventre. Le sang coulait à flots et rougissait le sol. Enfin, ne pouvant
        vaincre le courage de Probus, le gouverneur ordonna de le charger de chaînes,
        et de le mettre en prison, les pieds écartés jusqu’au quatrième trou: défense
        fut faite de panser ses plaies.
         On amena le troisième accusé, qui, après s’être déclaré
        chrétien, donna son nom, Andronicus.
   —De quelle condition es-tu?
         —De noble race; mes parents sont parmi les premiers
        d’Éphèse.
         —Abandonne toute folle jactance, écoute-moi de bon gré,
        comme tu écouterais ton père. Ceux qui avant toi ont voulu faire les fous n’y
        ont rien gagné. Toi, honore nos princes et nos pères, en te soumettant aux
        dieux.
         —Vous les appelez bien vos pères, car vous êtes les fils
        de Satan, les fils du diable, dont vous faites les œuvres.
         —Ta jeunesse croit pouvoir me braver. Mais apprends que
        de grands tourments te sont préparés.
         —Je te parais jeune d’années, mais sache que mon âme est
        mûre, et prête à tout.
         —Cesse ces vaines paroles, sacrifie, afin d’éviter la
        souffrance.
         —Me crois-tu assez fou pour
        vouloir paraître inférieur à ceux qui m’ont précédé? Je suis préparé à tout
        souffrir.
         On le dépouilla, et on le suspendit au chevalet. En vain
        le centurion, le greffier, le gouverneur lui-même le suppliaient. Andronicus restait inébranlable. La torture commença par
        une violente torsion des jambes; ensuite on lui écorcha les flancs, d'abord
        avec le fer, puis avec des poteries brisées. «Je te ferai périr en détail»
        disait le gouverneur furieux. «Je méprise tes menaces et tes tourments»
        répondît Andronicus. Les pieds liés, un carcan de fer
        au cou, il fut porté dans la prison.
   Dans ses tournées à travers la province, Maxime se fit
        suivre des trois prisonniers, dont il espérait triompher par la torture. À Mopsueste, il les soumit à une nouvelle épreuve.
   —La vieillesse, dit-il à Tarachus,
        est honorée en beaucoup d’hommes, parce qu’en eux sont l’expérience et le bon
        sens : si tu as réfléchi, tu ne persisteras pas dans tes premières
        dispositions. Approche donc, et sacrifie en l’honneur des princes, de qui, à
        ton tour, tu obtiendras des honneurs.
         —Si les princes et ceux qui partagent leurs sentiments
        connaissaient le véritable honneur, ils abandonneraient de vaines et aveugles
        pensées, et se laisseraient vivifier par la foi au Dieu vivant.
         Toutes les tortures furent essayées sur l’intrépide
        vieillard: sa bouche fut de nouveau frappée, au point de lui briser les
        mâchoires, on lui posa sur la main des charbons ardents, on le suspendit
        au-dessus d’une âcre fumée, on lui mit dans les narines du sel, du vinaigre, de
        la moutarde; enfin, lassé, Maxime dit:
         —Je te réserve pour une prochaine audience de nouveaux
        tourments, car je veux dissiper ta folie.
         —Tu me trouveras prêt à tout ce que tu auras imaginé,
        répondit Tarachus.
         La nouvelle comparution de Probus ne fut pas moins
        émouvante. Dans les paroles que lui adressa le juge, un mot est caractéristique
        des idées de ce temps; après l’avoir invité à sacrifier aux dieux et avoir
        entendu cette réponse du martyr:
         —Je ne sacrifie pas à plusieurs dieux, mais j’en adore un
        seul.
         Maxime lui dit:
         —Approche donc, et sacrifie, non à plusieurs, mais à
        Jupiter, le dieu grand.
         C'est toujours le même effort pour concilier l'idolâtrie
        avec l'idée monothéiste. Probus ne comprit pas, ou feignit de ne pas
        comprendre; il répondit:
         —J'ai mon Dieu dans le ciel, et je crains lui seul; quant
        à ceux que tu appelles dieux, je ne me soumets à eux ni ne les adore.
         —Je te répète, reprit Maxime, sacrifie à Jupiter, le dieu
        invaincu.
         Cette qualification est aussi celle de Mithra: on a vu
        plus haut comment, à cette époque de syncrétisme, les cultes de Jupiter et de
        Mithra arrivaient parfois à se confondre. Probus répondit en se moquant de
        Jupiter. Furieux, le gouverneur commanda de lui appliquer un fer rouge, de le
        frapper sur le dos avec un nerf de bœuf, et enfin de poser des charbons ardents
        sur sa tête rasée; puis, lui montrant une foule d'apostats qui se pressaient au
        pied du tribunal:
         —Ne vois-tu pas ceux-ci, lui dit-il, honorés des dieux et
        des princes, tandis que toi, tout le monde te regarde avec mépris, comme un
        impie destiné au supplice?
         —Crois-moi, répondit Probus, tous ces malheureux sont
        morts, s'ils ne font point pénitence de leur péché, car c'est sciemment qu'ils ont
        servi les idoles et abandonné Je Dieu vivant.
         Le troisième accusé, Andronicus,
        fut amené à son tour et cruellement battu, mais, à la grande surprise du
        gouverneur et des assistants, les cicatrices des tortures qu'il avait
        souffertes une première fois étaient déjà guéries. «J’ai au ciel, dit Andronicus, un médecin qui m’a guéri non par des remèdes,
        mais par sa divine parole». Lui aussi répondît avec une fermeté dédaigneuse aux
        exhortations de Maxime, qui le renvoya en prison avec les deux autres chrétiens
        .
   Maxime ne les revit qu’en octobre, à Anazarbe,
        où il était arrivé après avoir condamné, le 15 juin, saint Tatien Dulas à Prétoridae, et, le 7
        septembre, saint Sozon à Pompeiopolis.
        La nouvelle audience montre si bien l’ardeur déployée de part et d’autre dans
        cette phase suprême de la persécution, le ton auquel sont montés désormais les
        accusés et les juges, que je crois devoir traduire intégralement, malgré sa
        longueur, au moins l’un des procès-verbaux qui la résument.
   Maxime dit:
         —Appelez les impies chrétiens.
          Le centurion Demetrius répondit
         —Ils sont présents, seigneur.
         Maxime interpella Tarachus en
        ces termes :
         —Profite de ce que les tortures sont interrompues, pour
        renoncer à ton opiniâtreté et sacrifier aux dieux qui gouvernent tout.
           —Il n’est bon ni pour nous, répondit Tarachus,
        ni pour eux, ni pour eux qui leur obéissent, que le monde soit gouverné par des
        êtres qu'attend le feu éternel.
         —Ne cesseras-tu jamais de blasphémer, scélérat? Ou
        penses-tu obtenir par ton impudence que je te fasse décapiter tout de suite?
         —Si je devais mourir si vite, l'épreuve ne serait pas
        grande. Mais fais ce que tu voudras, afin que s’augmente devant Dieu le mérite
        de mon combat.
         —Tu n'as pas souffert plus que tant d'autres captifs, qui
        subissent la rigueur des lois.
         —Ce que tu dis est une nouvelle preuve de ton fol
        aveuglement; car les malfaiteurs sont justement punis, tandis que ceux qui
        souffrent pour le Christ recevront de lui la récompense.
         —Maudit scélérat, quelle récompense espérez-vous de votre
        mauvaise vie?
         —Il ne t'appartient pas de m’interroger là-dessus, ni de
        connaître la récompense qui nous attend, et pour laquelle nous supportons tes
        vaines menaces.
         —Misérable, tu me parles comme si tu étais mon égal!
         —Je ne suis pas ton égal, et je souhaite ne jamais
        l'être. Mais j'ai la liberté de parler, et nul ne peut me l'enlever, grâce à
        Dieu qui me fortifie par son Christ.
         —Je t’enlèverai cette liberté, scélérat.
         —Personne ne me l’enlèvera jamais, ni toi, ni tes
        empereurs, ni votre père Satan, ni les démons que vous adorez dans votre
        erreur.
         —Ma condescendance à te parler te fait perdre le sens,
        impie.
         —Tu ne peux t'en prendre qu’à toi-même : car le Dieu que
        je sers sait que je hais ta vue, et que je n'ai jamais désiré m’entretenir
        avec toi.
           —Enfin, pour éviter de nouvelles tortures, sacrifie.
         —Dans ma première confession à Tarse, comme dans mon
        second interrogatoire à Mopsueste, j’ai déclaré que
        j'étais chrétien, et je le suis toujours. Crois-moi, c’est la vérité.
   —Malheureux, il sera trop tard pour te repentir, quand je
        t’aurai fait mourir dans les supplices.
         —Si j’avais dû me repentir, je l’aurais fait quand une
        première fois, puis une seconde, tu m’as torturé; mais maintenant je suis fixé,
        et ne te crains pas, grâce à Dieu. Fais ce que tu voudras, impudent.
         —J’ai laissé grandir ton impudence en ne te punissant
        pas.
         —Je te l’ai dit, je te le répète, tu as puissance sur mon
        corps, fais ce que tu voudras.
         —Lîez-le et suspendez-le, pour
        faire cesser sa folie.
         —Si j’étais fou, je serais devenu impie comme toi.
         —Maintenant que tu es suspendu, obéis, afin d’éviter les
        peines que tu mérites.
         —Bien qu’il ne te soit pas permis de torturer à ta
        fantaisie un soldat, cependant je ne te demande point d’abandonner ta folie :
        fais ce que tu voudras.
         —Le soldat qui honore les dieux et les empereurs reçoit
        des largesses et des honneurs; mais toi, tu es impie, et tu es honteusement
        sorti de l’armée. J’ordonne donc que tu sois plus cruellement torturé.
         — Fais ce que tu voudras. Je te l’ai tant de fois
        demandé! Pourquoi tardes-tu?
         —Ne crois pas, comme je te l’ai déjà dit, que je t’aime
        assez pour t’enlever la vie d’un seul coup. Je te ferai périr par morceaux et
        j’abandonnerai le reste aux bêtes.
         —Ce que tu dois faire, fais-le vite; ne te borne pas à
        l’annoncer.
         —Tu t’imagines sans doute, misérable, qu’après ta mort
        quelques femmelettes viendront honorer ton corps et l’embaumer dans les
        parfums; mais je prendrai soin d’anéantir tes restes.
         —Je te permets de me torturer avant que je meure, et
        après ma mort de faire de moi ce que tu voudras.
         —Viens sacrifier aux dieux.
         —Je t’ai dit une fois pour toutes, insensé, que je ne
        sacrifie pas à tes dieux et ne rends point de culte à tes abominations.
         —Tenez ses joues, et brisez-lui les lèvres.
         —Tu as flétri et défiguré ma face, mais mon âme n’en a
        que plus de vie.
         — Tu m’exaspères, misérable, je vais me montrer autrement
        à toi.
         —Ne pense pas m’effrayer par des paroles : je suis prêt à
        tout, car je porte les armes de Dieu.
         —Quelles armes portes-tu, maudit? te voilà nu et couvert
        de blessures.
         —Ignorant et aveugle, tu ne peux voir mon armure.
         —Je supporte tes folies : tes réponses ne m’irriteront
        pas assez pour que je te donne une mort rapide.
         —Quel mal ai-je fait en disant que tu ne peux voir ce que
        je porte, parce que tu n’as pas le cœur pur et que tu fais une guerre impie aux
        serviteurs de Dieu?
         —Je comprends que tu as mené une mauvaise vie, ou que tu
        es un magicien, comme quelques-uns le disent.
         —Je ne l’ai pas été et ne le serai jamais, car je ne sers
        pas comme vous les démons, mais un seul Dieu, qui me donne la patience, et
        m’inspirera mes réponses.
         —Ces réponses-là, ne t’aideront pas. Sacrifie, afin
        d’échapper aux tourments.
         —Me juges-tu assez insensé pour ne pas croire en Dieu, ne
        pas vouloir la vie éternelle, mais croire en toi, obtenir un moment de répit,
        et perdre mon âme pour toujours?
         —Chauffez des pointes de fer et appliquez-les sur sa
        poitrine.
         —Quand même tu ferais pis que cela, tu n’obligeras pas un
        serviteur de Dieu à rendre un culte aux images de tes démons.
         —Apportez un rasoir et coupez ses oreilles : rasez sa
        tête et posez sur elle des charbons ardents.
         —Mes oreilles ne sont plus, mais celles de mon cœur
        garderont leur force .
         —Enlevez avec le rasoir la peau de sa tête maudite, et
        mettez-y les charbons ardents.
         —Quand même tu ferais écorcher mon corps entier, je
        n’abandonnerais pas mon Dieu, qui me donne la force de supporter tes armes
        scélérates.
         —Placez le fer rouge sous ses aisselles.
         —Que Dieu te regarde et te juge aujourd’hui!
         —Maudit, quel Dieu invoques-tu? réponds.
         —Un Dieu qui est près de toi, que tu ne connais pas et
        qui rendra à chacun selon ses œuvres.
         —Je ne te tuerai pas tout d’un coup, je te l’ai dit, afin
        qu’on enveloppe tes restes dans un linceul, qu’on les parfume et qu’on les
        adore: mais je t’infligerai une horrible mort, et je ferai brûler ton corps, dont
        on dispersera les cendres.
           —Comme je te l’ai dit, moi aussi, fais ce que tu voudras
        : tu as reçu puissance en ce monde.
         —Qu’on le reconduise en prison, et qu’on le garde
        jusqu’au combat de bêtes de demain.
         L’interrogatoire de Probus ressemble, sauf les détails, à
        celui de son compagnon. C’est le même emportement chez le juge, la même hauteur
        et la même vivacité chez le martyr. Maxime s’avisa, cependant, d’une invention
        nouvelle.
         —Faites-lui boire, de force, du vin des libations,
        introduisez dans sa bouche de la viande prise sur l’autel, commanda-t-il aux
        bourreaux.
         —Seigneur Jésus, Fils du Dieu vivant, s’écria Probus,
        vois du haut du ciel la violence qui m’est faite, et juge ma cause!
         —Tu as beaucoup souffert, malheureux! et cependant tu as
        goûté du sacrifice : que peux-tu faire maintenant?
         —Tu n’as pas gagné beaucoup en me faisant prendre par
        force les restes impies de tes sacrifices, car Dieu connaît ma volonté.
         —Fou que tu es, tu en as cependant bu et mangé ! Promets
        de le faire de bon gré, et tu seras délivré de tes chaînes.
         —Cela ne te servira guère, violateur de la loi, pour
        vaincre ma résolution. Quand tu me ferais absorber toutes vos nourritures
        sacrilèges, je n’en éprouverais aucun mal. car Dieu voit la violence que je
        souffre.
          Furieux de sentir
        sa ruse déjouée par le bon sens du chrétien, Maxime eut recours aux tortures
        les plus raffinées. Les jambes sillonnées par le fer rouge, les mains percées
        de clous, Probus lui reprocha vaillamment sa cécité spirituelle. Pour se venger
        de ce mot, le juge fit crever les yeux du martyr, mais sans pouvoir lui imposer
        silence: «Tant qu’il me restera un souffle de vie, disait Probus, je ne me
        tairai pas, car Dieu m’a rendu fort par son Christ». Maxime donna l’ordre de le
        garder en prison, et de ne laisser aucun chrétien l’y visiter. Puis il commanda
        d’introduire Andronicus.
   On ne s’étonnera pas que ce troisième accusé, entrant
        dans le prétoire rempli de flaques de sang, de débris humains, de l’odeur des
        chairs brûlées, ait senti le dégoût et l’indignation emplir son âme: son
        langage sera plus dur encore que celui de Tarachus et
        de Probus: pour la première fois la conscience chrétienne maudira publiquement
        la cruauté des empereurs armés contre elle, et appellera le bras de Dieu sur
        les persécuteurs. Maxime avait pris cependant le ton doux et insinuant: il pria
        d’abord le jeune chrétien de penser à son âge, aux honneurs qui l'attendaient,
        et le pressa de sacrifier. Traité de tyran par Andronicus,
        le gouverneur ne se découragea pas tout de suite : il essaya de lui faire
        croire que ses devanciers avaient apostasié: «Ils ont parlé avec cette liberté
        jusqu’à la torture, mais, après avoir senti les tourments, ils ont adoré les
        dieux, se sont soumis aux empereurs, ont offert des libations, et ont été renvoyés
        libres». Andronicus lui répondit qu’il mentait, et le
        cita au jugement de Dieu. La torture commença; des papyrus enflammés furent
        posés sur le ventre du martyr, des fers rouges mis entre ses doigts.
         —Insensé, ennemi de Dieu, disciple de Satan, j’ai le
        corps tout brûlé, criait Andronicus: crois-tu
        cependant que je te craigne? Dieu est en moi par Jésus-Christ, et je te
        méprise.
   —Ignorant, répondit Maxime, ne sais-tu pas que l’homme
        que tu invoques était un malfaiteur vulgaire, qui par l’ordre d’un président
        nommé Pilate fut attaché au gibet? Les Actes de sa condamnation subsistent
        encore.
         Maxime fait probablement allusion à de faux Actes de
        Pilate, qui commençaient à se répandre bien que plusieurs années dussent
        s’écouler avant que le gouvernement impérial, se faisant complice de la fraude,
        songeât à leur donner une publicité officielle. Mais Andronicus connaissait mieux que son juge la divine histoire:
   —Tais- toi, s’écria-t-il, on te défend de dire ces
        choses: tu n’es pas digne de parler de Lui, scélérat. Si tu en étais digne, tu
        ne tourmenterais pas les serviteurs de Dieu.
         Maxime n’avait pas encore perdu tout espoir de triompher
        du chrétien; il lui fit, comme à Probas, mettre de force dans la bouche le pain
        et la viande du sacrifice:
         —Eh bien! dit-il, tu en as goûté!
         —Puissiez-vous être punis, répondit Andronicus,
        toi, tyran sanguinaire, et ceux qui t'ont donné le pouvoir de me souiller par
        vos impies sacrifices : tu connaîtras un jour ce que tu as fait aux serviteurs
        de Dieu.
         —Tête scélérate, oses-tu maudire les empereurs qui ont
        donné au monde une si longue et une si profonde paix?  
   Parler de paix, quand le sang chrétien coulait dans
        toutes les provinces, parut au martyr une dérision. «Je les ai maudits et les
        maudirai, répondit-il, ces fléaux publics, ces buveurs de sang, qui ont
        bouleversé le monde. Puisse la main immortelle de Dieu, cessant de les tolérer,
        châtier leurs amusements cruels, afin qu'ils apprennent à connaître le mal
        qu'ils ont fait à ses serviteurs!». C'était plus qu'un juge païen ne pouvait
        entendre; Maxime, hors de lui, fit briser les dents et couper la langue de
        l’accusé, qu'on ramena ensuite dans la prison jusqu'au supplice du lendemain.
         Les trois martyrs moururent dans l’amphithéâtre d'Anazarbe. Malheureusement la dernière partie de leurs Actes
        est trop peu sûre pour qu'il soit prudent de lui demander autre chose que ce
        simple fait.
         Pendant que ces sanglantes scènes se passaient en
        Cilicie, à l’autre extrémité des États de Dioclétien s’achevait un procès dont
        nous avons raconté la première partie. Le gouverneur favorable aux chrétiens, Bassus, avait quitté la Thrace, laissant l’évêque Philippe
        et le diacre Hermès dans la prison d’Héraclée, où, l’on s’en souvient, une
        secrète liberté leur avait été accordée par des geôliers bienveillants. Ils
        étaient détenus en vertu de l’édit relatif aux ecclésiastiques; mais le nouveau
        gouverneur, Justin, païen zélé, arrivait aussitôt après la promulgation de
        l’ordonnance sur la persécution générale, et son premier soin fut de l’appliquer
        aux deux captifs.
   Le premier magistrat d’Héraclée présenta lui-même
        Philippe au tribunal.
         —Tu es l’évêque des chrétiens?, demanda le gouverneur.
         —Je le suis, et ne puis le nier, répondit Philippe.
         —Nos seigneurs, reprit Justin, ont daigné ordonner que
        tous les chrétiens soient obligés de sacrifier, de gré ou de force, et punis en
        cas de refus. Aie donc pitié de ton Age, évite des souffrances que même des
        jeunes gens ne pourraient supporter.
         —Par crainte d’une souffrance passagère, vous observez les
        lois d’hommes semblables à vous; combien plus devons-nous garder celles de
        Dieu, qui punit les coupables d'un supplice éternel!
         —Il faut, cependant, obéir aux empereurs.
         —Je suis chrétien. C’est pourquoi je ne puis faire ce que
        tu dis. Tu as ordre de me punir, non de me contraindre.
         —Tu ignores les tourments qui t'attendent.
         —Tu peux me torturer, mais non me vaincre. Jamais on ne
        me persuadera de sacrifier.
         —Tu vas être traîné par les pieds à travers la ville, et,
        si tu survis, on te remettra en prison pour de nouveaux supplices.
         —Puisses-tu accomplir tes menaces, et satisfaire à tes
        désirs impies!
         Le gouverneur tint parole:  Philippe, les pieds liés, fut traîné sur les
        pavés de la ville : quand on le releva tout sanglant, des chrétiens le reportèrent
        dans leurs bras jusqu'à la prison.
         Le prêtre Sévère, qui avait pu jusque-là se tenir caché,
        était depuis quelque temps recherché par la police: soudain il se présenta
        lui-même devant le tribunal.
         —Ne te laisse pas séduire par les folies qui ont porté
        malheur à ton maître Philippe, lui dit Justin; obéis plutôt à l'ordre des
        empereurs, aie pitié de ton corps, aime la vie, attache-toi joyeusement aux
        biens de ce monde.
         —Il me faut, répondit Sévère, garder les enseignements
        que j'ai reçus et rester fidèle à ma foi.
         —Réfléchis encore, reprit le gouverneur, et à la peine
        qui t'attend, et au moyen de l'éviter : tu verras que le sacrifice est pour toi
        le meilleur parti.  
   Mais le prêtre, à ce mot de sacrifice, se récria
        vivement. Le juge le fit alors mener en prison. Hermès fut appelé à son tour.
         —Tu verras tout à l’heure, lui dit Justin, la peine
        réservée à ceux qui ont méprisé les ordres impériaux. Ne partage pas leur
        supplice, songe à ton salut, souviens-toi de tes fils, échappe au péril en
        sacrifiant.
          Et comme Hermès
        protestait contre ces paroles le gouverneur ajoute:
         —Ton assurance vient de ce que tu ignores le mal qui
        t’attend. Mais quand tu l’auras éprouvé, ton repentir arrivera trop tard.
         —Quelles que soient les douleurs que tu m’infliges,
        répondit Hermès, le Christ pour qui nous souffrons les adoucira par ses anges.
          On le ramena en
        prison.
         L’évêque, le prêtre et le diacre s’y trouvaient
        maintenant réunis. Le gouverneur, cependant, voulut essayer encore d’un
        traitement plus doux, et leur permit de sortir pour demeurer dans la
        demi-captivité d’une maison hospitalière. Puis, reconnaissant que l’indulgence
        n’avait point d’effet sur la ferme résolution des martyrs, il les fit après
        deux jours réintégrer dans la prison. Ils y restèrent pendant sept mois. En
        octobre seulement l’ordre fut donné de les conduire à Andrinople, où devait se
        rendre le gouverneur. En l’attendant les captifs furent gardés dans la maison
        de campagne d’un nommé Semporius, aux environs de la
        ville. Dès son arrivée, Justin se les fit amener aux thermes: ces immenses et
        somptueux établissements jouaient un tel rôle dans la vie romaine, et renfermaient
        tant de salles, de cours et de portiques destinés à la promenade, aux jeux, aux
        réunions, que la justice y était quelquefois rendue comme dans un lieu public.
   —Qu’as-tu fait depuis si longtemps? demanda le gouverneur
        à Philippe. Je t’ai accordé un long délai, dans l’espoir que tu changerais de
        sentiments. Sacrifie donc, si tu veux être libre.
         —Si notre captivité avait été volontaire, répondit
        Philippe, tu pourrais représenter comme une grâce le temps qu’il t’a plu nous y
        laisser; mais comme la prison était pour nous une peine, quelle indulgence
        as-tu montrée en nous gardant? Je l’ai déjà, dit, je suis chrétien: ce sera ma
        réponse à toutes les questions: je n’adorerai jamais de statues, mais je
        continuerai de servir le Dieu éternel.
         Le juge le fît dépouiller, puis, l’ayant une seconde fois
        sommé vainement de sacrifier, commanda de le battre de verges. La flagellation
        fut si cruelle, que les entrailles se voyaient sous la chair déchirée. Hermès
        fut ensuite introduit. Tous les employés et les soldats de l’officium le connaissaient, et, pendant l’exercice de sa
        magistrature à Héraclée, il avait gagné leur affection : aussi eut-il à se
        défendre contre leurs conseils et leurs prières. Mais il se montra aussi
        inébranlable que son évêque, et fut comme lui ramené dans la prison. Malgré une
        complexion délicate, Philippe ne paraissait pas souffrir des blessures qu’il
        avait reçues.
   Après trois jours ils comparurent de nouveau, non plus
        aux thermes, mais, nous dit-on, au lieu accoutumé des audiences publiques.
        Justin dit à Philippe:
         —Quelle est ta témérité, de mépriser le salut et de
        refuser l’obéissance aux empereurs?
         —Je ne suis pas téméraire, répondit l’évêque, mais j’ai
        l’amour et la crainte de Dieu qui a tout créé et qui jugera les vivants et les
        morts. Je n’ose pas transgresser ses commandements. J’ai, durant toutes les
        années de ma vie, obéi aux empereurs, et, quand ils commandent des choses
        justes, je me hâte de les exécuter. Car l’Écriture sainte a ordonné de rendre à
        Dieu ce qui est à Dieu, à César ce qui est à. César. J’ai jusqu’à présent
        observé intégralement ce précepte. Il ne me reste plus qu'à donner la
        préférence aux choses du ciel sur tous les attraits de ce monde. Retiens ce que
        j’ai déjà plusieurs fois répété, que je suis chrétien, et que je refuse de
        sacrifier à vos dieux.
         Ces calmes paroles, empreintes de tout le «loyalisme»
        d’un sujet fidèle, contrastent singulièrement avec les traits enflammés qui,
        presque à la même heure, sortaient de la bouche des trois martyrs de Cilicie.
        Les différences d’âge et de condition sociale expliquent celles du langage.
        Ici, c’est le vieillard, c’est l'évêque, obligé de garder la dignité du rang et
        des années ; là-bas, c’est un soldat, c’est un homme du peuple, c’est un
        adolescent, moins retenus par le devoir de l’exemple, moins maîtres de leur
        cœur et de leur langue. Sur les lèvres de Philippe on retrouve l’écho des
        docteurs et des apologistes des premiers siècles; sur celles de Tarachus et de ses compagnons résonne l’éloquente invective
        de Lactance. Deux esprits différents se rencontrent ici : tandis que les chefs,
        les prélats, conservent soigneusement le langage et les sentiments d’une époque
        où l’Église espérait encore parvenir à une entente avec l’Empire païen, le
        peuple, les laïques, entraînés par l’ardeur du combat, prévoient déjà le jour
        prochain où l’Empire païen croulera sous le poids de ses fautes. Ainsi la
        conscience chrétienne, en cette crise décisive, tirait successivement de son
        trésor, selon le mot de l’Évangile, «les choses anciennes et les choses
        nouvelles» tour à tour interprétant la tradition ou prophétisant l’avenir.
   Le gouverneur, renonçant à persuader Philippe, se tourna
        vers Hermès :
         —Si la vieillesse, déjà proche de la mort, a dégoûté
        celui-ci des joies de ce monde, toi du moins sacrifie, pour ne pas perdre une
        vie heureuse.
         Mais Hermès, loin de céder, confessa longuement sa foi,
        railla certaines cérémonies lugubres du paganisme, et, rappelant les grands
        exemples bibliques, parla de la colère divine.
         —Pour oser parler ainsi, dit Justin en colère, crois-tu
        donc pouvoir faire de moi un chrétien?
         —Ce n’est pas toi seulement, ce sont tous les assistants
        que je voudrais rendre chrétiens, répondit le martyr. Le gouverneur, après
        avoir pris l’avis de son assesseur et de ses conseillers, condamna Philippe et
        Hermès au feu pour avoir abjuré le nom romain par la désobéissance aux
        empereurs.
         L’évéque et le diacre furent
        tout de suite menés au supplice. Philippe, épuisé par la torture, ne pouvait
        marcher: on était obligé de le porter. Hermès suivait en boitant. Il causait
        pieusement avec l’évêque, ou, s’adressant au peuple, lui racontait un aimable
        présage, l’apparition d’une colombe, où il avait vu l’annonce de son martyre.
        Sur le lieu de l’exécution, une fosse était creusée, devant un poteau. On y
        descendit Philippe, et, pendant que ses mains étaient clouées par derrière au
        bois, le bourreau comblait la fosse autour de ses genoux. Hermès eut ensuite à
        descendre dans le trou: comme ses pas étaient mal assurés, il dut s’appuyer de
        la main au poteau, et dit en riant : «Comment, diable, même ici tu ne peux me
        soutenir!». Après qu’on lui eut aussi enterré les jambes, et pendant que
        l’exécuteur se préparait à mettre le feu aux sarments qui formaient comme une
        haie autour des martyrs, Hermès appela un chrétien nommé Velogius,
        et le chargea de porter à son fils ses dernières recommandations. Soit comme
        ancien magistrat, soit comme diacre, Hermès avait reçu de ses concitoyens
        chrétiens de nombreux dépôts d’argent: son fils devra les restituer à chacun,
        fidèlement et sans contestation. Puis, voulant récompenser Velogius par un bon conseil : «Tu es jeune, dit-il, aie soin de gagner ta vie par ton
        travail, comme a fait ton père, et de vivre honnêtement comme lui». Il se
        laissa ensuite clouer les mains au poteau, et fut martyrisé avec Philippe.
   Les détails donnés sur le supplice font comprendre
        comment leurs corps ne furent pas consumés, mais promptement étouffés par les
        flammes et la fumée d’un bûcher circulaire construit sur le sol à la hauteur de
        leurs genoux. Aussi trouva-t-on les cadavres tout entiers, gardant presque
        encore les couleurs de la vie : les mains de Philippe étaient étendues, dans
        l'attitude de la prière. Mais le gouverneur partageait la haine qui, dans cette
        persécution, porta tant de juges païens à suivre l'exemple de Dioclétien en
        refusant aux restes des martyrs les honneurs de la sépulture. Ceux de Philippe
        et d'Hermès furent, par l’ordre de Justin, jetés dans l'Hèbre.
        Les chrétiens d'Andrinople les en retirèrent secrètement, au moyen de filets,
        et leur donnèrent une sépulture temporaire à douze milles de la cité, dans une
        riante villa, abondante en sources, en bois, en champs fertiles et en
        vignobles.
   Le lendemain, 23 octobre, le prêtre Sévère fut à son tour
        jugé, et souffrit comme ses deux compagnons le supplice du feu.
         
         III
         Les martyrs de la Galatie et de la Cappadoce.
         
         Sous la cruelle administration de Théotecne,
        la Galatie, déjà, si éprouvée par l’exécution des précédents édits, et où le
        fanatisme populaire avait chassé de leurs maisons beaucoup de familles chrétiennes,
        vit appliquer dans toute sa rigueur l’ordonnance concernant la persécution
        générale. Chrétiens traînés de force devant les autels des dieux, condamnations
        à mort, refus de sépulture, peine capitale prononcée contre quiconque rendrait
        aux martyrs les derniers devoirs, défense de vendre ou d’acheter du pain et du
        vin qui n’auraient pas été d’abord offerts aux idoles, tel est le tableau
        présenté, en 304, par la malheureuse province.
         Les prêtres païens se tenaient à l’affût, épiant les
        propos qui pouvaient trahir les fidèles. Un de ceux-ci, Victor, fut dénoncé par
        les ministres de Diane pour avoir outragé la déesse en racontant qu'elle avait
        été violée par son propre frère Apollon devant l’autel de Délos: on trouve dans
        quelques monuments antiques une allusion à ce mythe injurieux, qui n’est point incompatible
        avec le caractère impur souvent revêtu, en Asie, par le personnage de Diane.
        Victor fut arrêté; mais on essaya par tous les moyens d’obtenir son abjuration.
        «Si tu obéis au gouverneur, lui disait-on, tu recevras le titre d’ami des
        empereurs, et un emploi dans le palais. Si tu n’obéit pas, des tourments
        atroces t’attendent, ta famille sera exterminée, tes biens adjugés au fisc, ton
        nom aboli à jamais, ton cadavre jeté aux chiens». Mais un dévoué fidèle, Théodote, parvint à s’introduire dans la prison, et à
        combattre par ses conseils d’aussi dangereuses insinuations. Victor supporta
        les premières tortures avec une telle fermeté, que les assistants manifestaient
        leur admiration. Cependant, au dernier moment, on le vit hésiter: il demanda au
        gouverneur un délai pour réfléchir. Les licteurs cessèrent alors de frapper, et
        Victor fut ramené en prison. Il y mourut de ses blessures, laissant, dit le
        narrateur, une mémoire douteuse.
   Théodote,
        dont les paroles lui avaient d'abord donné du courage, était un homme de la
        plus humble condition, simple cabaretier. Mais, grâce à cette condition même,
        qui attirait peu les regards, il pouvait rendre de grands services à l’Église.
        Aux prêtres cachés par ses soins, il fournissait pour le saint sacrifice du
        pain et du vin purs de tout contact idolâtrique. Sa maison servait de
        rendez-vous aux fidèles dispersés, qui y trouvaient secours, renseignements et
        conseils: «elle était pour eux, dit l'auteur des Actes, comme l'arche dans ce
        nouveau déluge». Une des œuvres de miséricorde exercées avec le plus de zèle
        par Théodote était la sépulture des martyrs. Ayant
        appris que Valens avait été immolé pour la foi à quarante milles d'Ancyre, il
        parvint à retirer son corps du fleuve Halys, où les bourreaux l'avaient
        précipité .
   Pendant ce voyage, il eut une curieuse aventure. Il fut
        abordé, près d'un affluent de l'Halys, par un groupe de chrétiens mis naguère
        en prison pour avoir, dans un accès de zèle téméraire, renversé un autel de Diane,
        et dont il avait, à prix d'argent, aidé l’évasion. Ces pauvres gens vivaient
        depuis lors dans les montagnes. Théodote les invita à
        partager son repas. On s'assit dans un frais vallon d'herbe, ombragé d'arbres
        fruitiers, égayé par le chant des cigales et le concert des oiseaux. Le village
        voisin, perdu dans la solitude, avait été oublié des persécuteurs: le prêtre du
        lieu, qui sortait de l'église vers la sixième heure, fut appelé, et vint
        rejoindre les convives: il aida à repousser les chiens qui rôdaient autour
        d'eux, peut-être dressés à donner la chasse aux chrétiens errants comme aux
        esclaves fugitifs.
   Théodote et
        ses compagnons refusèrent, cependant, l’hospitalité qu'il leur offrait dans sa
        maison: le premier avait hâte de retourner à Ancyre, où les frères avaient
        besoin de ses secours. Mais, lors du départ, il remit son anneau au prêtre, en
        lui promettant de lui envoyer bientôt des reliques: il prévoyait que tôt ou
        tard son dévouement le trahirait, et, sous cette forme ingénieuse, annonçait
        son prochain martyre.
         Quand il rentra dans la ville, il la trouva, disent les
        Actes, bouleversée comme par un tremblement de terre. Un procès agitait tous
        les esprits. Sept vierges chrétiennes, femmes âgées et vénérables, avaient été
        arrêtées et traduites devant Théotecne. Trois d’entre
        elles, Tecusa, Alexandra et Phanie, menaient la vie
        ascétique; les quatre autres, Claudia, Euphrasia, Matrona et Julitta, servaient
        Dieu dans le monde. N’ayant pu obtenir leur apostasie par les tourments,
        l’odieux gouverneur les avait, à l’exemple de plusieurs de ses collègues,
        condamnées à être déshonorées. Mais la vieillesse et les larmes leur servirent
        de défense. L’ainée des vierges, Tecusa, s’était
        jetée aux pieds d’un des libertins, et l’avait supplié d’épargner des corps flétris
        par l’âge, le jeûne, la maladie, les tortures, une chair morte, destinée à être
        bientôt la proie des oiseaux et des bêtes fauves. Montrant ses cheveux
        blanchis, elle ajoutait: «Jeune homme, respecte-les, pense à ta mère, dont les
        cheveux sont peut-être blancs comme les miens. Je ne sais si elle vit encore,
        mais je la prie d’intercéder pour moi. Laisse-nous pleurer tranquilles:
        Jésus-Christ te récompensera». Émus, les jeunes gens fondirent en larmes, et
        laissèrent en paix les condamnées.
   Théotecne, abandonnant
        son premier dessein, condamna celles-ci à servir parmi les prêtresses de Diane
        et de Minerve. Tous les ans, les statues de ces déesses étaient portées jusqu’à
        un étang voisin, pour y être baignées. Le bain sacré jouait un grand rôle dans
        le culte des divinités orientales. On ne s’étonnera pas de voir un tel rite
        appliqué à l’Artémis asiatique. A première vue, il semble peu fait pour
        Minerve, cette divinité purement intellectuelle, cette tête pensive où se
        résume la sagesse hellénique. Mais le syncrétisme oriental a tout corrompu.
        Minerve, la chaste déesse, s’est identifiée avec Bérécynthe,
        la grossière Cybèle, l’amante d’Attis, la mère des dieux: en Italie même on
        l’adore, avec Attis, sous le nom de Minerve Bérécynthe.
        C’est elle que les prêtresses allaient baigner, jointe à Diane, dans l'étang
        d’Ancyre, de même que, le 27 mars, les Galls, suivis
        des grands et du peuplé, plongeaient près de Rome la pierre noire enchâssée
        d'argent, simulacre de Cybèle, dans les eaux de l'Almon.
        Quand le jour de la cérémonie fut venu, Théotecne fit
        monter les chrétiennes, dépouillées de leurs vêtements, sur des voitures
        précédant le char où étaient portées les images des déesses. La honteuse
        procession se mit en marche, escortée de joueurs de flûtes et de cymbales, au milieu
        des danses de femmes échevelées, vêtues en bacchantes et en ménade. Ces
        indécences, ces débordements de joie obscène, convenaient à une telle fête. Les
        Artemisia, célébrées à Éphèse en l'honneur de Diane, montraient aux assistants
        des danses inconvenantes: au cinquième siècle encore, «le jour où, à Carthage,
        on baignait dans un fleuve la statue de la déesse de Bérécynthe,
        les plus vils histrions chantaient en public, devant son char, de telles
        obscénités, qu'il eût été honteux de les entendre, non pas à la Mère des dieux,
        mais à la mère d'un sénateur quelconque, ou de n’importe quel citoyen honnête:
        que dis-je? ces bouffons en auraient rougi pour leur mère». Telle était la
        cérémonie à laquelle des vierges chrétiennes devaient associer leur pudeur
        outragée. Malgré son fanatisme, le peuple ne put s’empêcher d’admirer la
        modestie et le courage des victimes, et de leur montrer quelque pitié. Il
        semble que dans cette fête impure, où la femme lui apparaissait ordinairement
        sous l’aspect le plus dégradé, un nouveau type de femme se révélât tout à coup
        à ses yeux surpris. Pendant ce temps, Théodote,
        retiré dans la maison d’un pauvre chrétien, près d’une église maintenant
        fermée, priait Dieu avec ferveur d’assister jusqu’à la fin les condamnées. Vers
        trois heures, l’épouse de son hôte vint lui annoncer une heureuse nouvelle: les
        prêtresses avaient présenté aux vierges des robes blanches et des couronnes,
        insignes de la dignité sacerdotale, et, sur leur refus d’accepter ces parures
        sacrilèges, Théotecne, blessé d’une réponse indignée
        de Tecusa, avait commandé de les jeter dans le lac,
        une pierre au cou. Tombant à genoux, et levant les mains au ciel: «Merci,
        Seigneur, s’écria Théodote, vous n’avez pas voulu que
        mes larmes fussent inutiles!»
   Un autre soin s'imposait à Théodote:
        retrouver les noyées et leur donner une honorable sépulture. Après avoir passé
        la nuit en prière, il se mit en route avec quelques compagnons. Mais, ayant
        appris que des gardes étaient apostés près de l'étang pour écarter les
        chrétiens, il attendit jusqu'au soir. Par une nuit sans lune, où les étoiles
        étaient voilées de nuages, Théodote et ses amis
        commencèrent leur recherche: traversant avec horreur le lieu accoutumé des
        exécutions, véritable charnier plein de têtes coupées et de débris humains, ils
        parvinrent enfin au bord de l'eau. Dieu les aidait manifestement: une croix
        lumineuse se dessinait pour eux dans le ciel noir, une lampe de feu semblait
        éclairer leurs pas, de saints personnages leur apparaissaient: au milieu d'un
        orage, pendant lequel les sentinelles avaient pris la fuite, ils crurent voir
        un militaire de haute taille, dont le glaive, la cuirasse, le casque et la
        lance jetaient des éclairs, et reconnurent le soldat martyr Sosandre,
        immolé soit lors de la persécution contre les chrétiens de l’armée, soit dans
        la persécution générale. Au fond de l’étang, que le vent semblait avoir
        desséché, les sept vierges reposaient, liées ensemble: les chrétiens coupèrent
        les liens, et, chargeant les corps sur des chevaux, reprirent la route de la ville.
        Les reliques ainsi conquises furent déposées dans un tombeau, près de l’église
        des Patriarches.
   L’enlèvement fut bientôt connu: Théotecne,
        pressé d’en découvrir l’auteur, fit mettre à la question tous les chrétiens
        qu’on put saisir. Théodote voulait se livrer; mais
        ses compagnons le retinrent, et envoyèrent un des leurs, Polychrone,
        se mêler à la foule, déguisé en paysan, pour voir ce qui se passait. Reconnu, Polychrone fut à son tour appliqué à la torture: devant une
        menace de mort, il faiblit, et avoua tout. A cette nouvelle, Théodote se leva, et, quittant sa retraite, se dirigea vers
        le forum. Il rencontra en route deux amis, qui lui dirent que les prêtres de
        Diane et de Minerve l’accusaient, que Polychrone l’avait dénoncé, et le conjurèrent de s’enfuir. Mais lui, d’un pas plus rapide,
        vint au forum, et s’avança devant le tribunal, jetant un intrépide regard sur
        les feux, les chaudières, les roues, et tout l’appareil delà torture. Théotecne vit tout de suite à qui il avait affaire, et,
        sans espoir d'effrayer un tel homme, tenta de le séduire. Dans l'ardeur de son
        zèle, il lui promit tout, pour prix d'une apostasie : et la faveur des
        empereurs, et les premières dignités municipales, et le sacerdoce d'Apollon,
        «le plus grand des dieux». De telles promesses ne sont pas sans exemples:
        probablement le gouverneur les jugeait d'un effet irrésistible sur un homme du
        peuple, qui de la condition la plus modeste était invité à passer aux premiers
        rangs de la cité. Mais Théodote repoussa en riant les
        offres de son juge, et prit lui-même l'offensive par une vive critique des
        légendes de la mythologie et une enthousiaste apologie de la religion
        chrétienne. Son discours, dont le rédacteur des Actes ne nous donne sans doute
        qu’une image incomplète et tracée après coup, dut être singulièrement
        énergique, car un assistant dira que le peuple, « soulevé comme par un vent de
        tempête» poussa des cris de fureur; les prêtres des dieux, dans leur
        indignation, déchirèrent leurs vêtements et brisèrent leurs couronnes. Un
        assistant dira plus tard que le martyr  avait parlé au gouverneur comme au dernier des esclaves». Aussi le
        châtiment fut-il terrible. On étendit Théodote sur le chevalet, pour le torturer avec la cruauté
        la plus raffinée. Quand une ombre de souffrance passait sur son visage, le
        gouverneur s’imaginait triompher du patient; mais par ses actes de foi, ses
        reproches éloquents, ou d’ardentes prières au Christ, «espérance des
        désespérés», Théodote dissipait vite l’illusion de
        son juge. La sentence fut enfin rendue en ces termes: «Théodote,
        qui protège les Galiléens, se montre l’ennemi des dieux, désobéit aux,
        commandements des invincibles empereurs, et me méprise moi-même, subira la
        peine du glaive : son corps décapité sera brûlé ensuite, afin que les chrétiens
        ne puissent lui donner la sépulture». Quand on fut parvenu au lieu de
        l'exécution, Théodote pria tout haut, devant une
        foule immense: «Seigneur Jésus-Christ, qui as fait le ciel et la terre, et
        n'abandonnes pas ceux qui espèrent en toi, je te rends grâces d'avoir fait de
        moi un citoyen de la patrie céleste et un habitant de ton royaume. Je te rends
        grâces de m'avoir fait vaincre le dragon et écraser sa tête. Donne le repos à
        tes serviteurs: que la violence de leurs ennemis se termine à moi. Donne la
        paix à ton Église, affranchis-la de la tyrannie du diable. Amen». Puis,
        apercevant des chrétiens qui pleuraient, il dit: «Frères, ne pleurez pas, mais
        glorifiez Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui m’a permis d’achever ma course et de
        vaincre l'ennemi. Quand je serai au ciel, je prierai avec confiance pour vous».
        Le martyr tendit ensuite la tête, et, joyeux, reçut le coup mortel.
   Le corps fut placé sur un bûcher; mais on dit que, saisis
        d'une terreur surnaturelle, les bourreaux n osèrent y mettre le feu. Théotecne chargea alors des soldats d'empêcher l'enlèvement
        des restes du martyr. A la tombée du jour, Fronton, le prêtre de village auquel Théodote avait naguère remis son anneau et promis des
        reliques, arrivait dans Ancyre. Ce bon homme, type curieux de curé de campagne
        agriculteur, apportait au marché, sur son Anesse, des outres pleines de vin. L'ânesse
        s'arrêta près du lieu où était le cadavre, et se coucha. Les gardes, qui
        prenaient le prêtre pour un simple paysan, l’engagèrent à s’arrêter: «La nuit
        vient, lui dirent-ils, reste avec nous : il y a ici près beaucoup d’herbe, que
        ton ânesse pourra paître: tu peux même la lâcher dans les champs, sans que
        personne t’en empêche». Le prêtre se laissa convaincre, et entra dans la cabane
        de branchages que les gardes s'étaient construite. Pour reconnaître leur
        hospitalité, il les laissa boire abondamment de l’excellent vin qu'il
        apportait. Un jeune soldat, appelé Métrodore, la langue déliée par la boisson,
        lui conta alors longuement les faits qui avaient agité Ancyre, la mort des sept
        vierges, celle de Théodote, et le conduisit au lieu
        où gisait le cadavre du saint homme, sous un tas de foin. Dissimulant sa joie,
        Fronton laissa les gardes boire son vin jusqu'à ce que, tout à fait ivres, ils
        tombassent endormis. Il enleva alors le martyr, rétablit soigneusement le tas
        de foin, chargea le corps sur son ànesse, et laissa
        celle-ci s'en aller, sous la conduite de Dieu; puis, le matin venu, il attira
        l'attention des gardes, en feignant de chercher à grand bruit l’animal perdu.
        L'ànesse, cependant, suivant d'un pas tranquille les
        sentiers accoutumés dans la montagne, regagna seule le village écarté : Fronton
        se mit en route à son tour, sans que les gardes se fussent aperçus de son pieux
        larcin, et trouva en chemin des paysans chrétiens qui lui annoncèrent
        l’heureuse arrivée des reliques.
   Telle est la curieuse histoire, tantôt émouvante comme
        une tragédie, tantôt aimable comme une idylle, tantôt piquante comme un conte
        milésien, que l’on nous donne comme ayant été rédigée par un fidèle du nom de
        Nil, compagnon de captivité du martyr.
         Nous devons à un écrivain plus illustre le récit d'un
        procès moins dramatique, mais où parait dans tout son jour l'incapacité
        juridique résultant pour les chrétiens des édits de persécution. La scène que
        raconte saint Basile se passe non loin de la Galatie, à Césarée, l'une des
        métropoles de la Cappadoce.
         Dans cette ville habitait une veuve, Julitta,
        autrefois maitresse de biens considérables. Abusant de sa faiblesse et de son
        inexpérience, un des premiers de la cité, homme injuste et cupide, l’avait peu
        à peu dépouillée, par des moyens déloyaux, de la plus grande partie de sa
        fortune. Les terres, les maisons, les esclaves de la veuve étaient passés en la
        possession de cet usurpateur: il allait s'emparer de ce qui restait  à Julitta de biens
        mobiliers, quand celle-ci crut prévenir une ruine complète en appelant le
        spoliateur en justice. Le jour fixé pour l’audience, le héraut fit l’appel des
        témoins, en présence des avocats. La plaignante fut introduite, et entreprît
        d’exposer ses griefs : elle fit connaître l’origine de ses droits, la longue
        possession qui les avait confirmés : elle commençait le récit des manœuvres par
        lesquelles son adversaire était parvenu à la dépouiller, quand celui-ci,
        effrayé de l’impression produite par cette parole sincère, et perdant confiance
        dans les témoins qu’il avait surbornés, dans les
        juges mêmes que, dit-on, il avait achetés, s’élança au milieu du forum : «Cette
        femme, s’écria-t-il, ne saurait ester en justice, ni intenter une action; car
        ceux qui refusent d’adorer les dieux des empereurs et de renier le Christ ne
        jouissent plus d’aucun des droits des citoyens». On se rappelle que cette mise
        des chrétiens hors la loi et hors la cité avait été prononcée par l’édit de
        303, qui leur refusait même la faculté de demander réparation d’un dommage.
        L’exception invoquée par le défenseur était d’une stricte légalité, de cette
        légalité qui est parfois le comble de l’injustice. Aucune réponse ne pouvait
        être opposée à un tel moyen: aussi, retirant la parole à Julitta,
        le président fit apporter un autel, de l’encens, et rappela aux plaideurs que,
        d’après les édits, tous ceux qui n’abjuraient pas le Christ étaient frappés de
        mort civile.
         La fierté de la chrétienne s’éveilla à ce mot. Elle avait
        eu le désir légitime de recouvrer le patrimoine de ses ancêtres; mais la foi et
        l'honneur lui étaient plus chers que cette fortune. «Périsse la vie,
        s’écria-t-elle, périssent les richesses de hasard, périsse mon corps, s’il le
        faut, avant que sorte de ma bouche aucune parole contre Dieu mon créateur!».
        Elle venait de comprendre que le procès, entrepris pour la revendication de
        biens terrestres, se terminerait par l’acquisition de «ce trésor que ni la
        rouille ni le ver ne détruisent, et que les voleurs ne peuvent emporter».
        Aussi, à toutes les questions, à tous les conseils, ne répondit-elle plus que
        ce seul mot: «Je suis la servante du Christ. »
         Le magistrat la condamna au bûcher. Elle y marcha en
        souriant. Chemin faisant, elle disait aux amies qui s’approchaient d’elle pour
        la consoler: «Ne laissez pas vos âmes s’amollir et devenir incapables de
        souffrir pour le Christ. La faiblesse de notre sexe serait une mauvaise excuse.
        Dieu nous a créées de la même matière que l’homme; nous reflétons aussi l’image
        divine. La femme est, autant que l’homme, capable de vertu. Elle n’est pas
        seulement chair de sa chair, mais os de ses os; aussi Dieu exige-t-il d’elle
        une foi aussi solide et une aussi ferme patience». Parlant ainsi, Julitta s’élança sur le bûcher, «comme sur un lit glorieux»;
        le feu étouffa son corps, sans le détruire.
         Au temps de saint Basile, les pèlerins allaient visiter,
        à Césarée, l’église où reposait ce corps, enveloppe d’une âme vaillante; puis
        se rendaient, de là, au lieu où avait été le bûcher, et d’où jaillissait
        maintenant une source pure, délice des voyageurs, quelquefois remède des
        malades.
         
         IV
         Les martyrs de la Syrie, de la Phénicie, de la Palestine,
        de l'Égypte, de la Thébaïde et du Pont.
         
         La Syrie, la Phénicie et la Palestine ne furent pas moins
        agitées que la Galatie par la persécution.
         Antioche vit périr pour le Christ Tyrannio, évéque de Tyr, et le prêtre médecin Zenobius, originaire de Sidon: le premier noyé dans la mer,
        le second déchiré jusqu'à ce qu’il expirât. Dans Tyr, veuve de son évêque, des
        chrétiens d’origine égyptienne furent condamnés aux bêtes. «J’assistais, dit
        Eusèbe, à leur combat». Après avoir, selon l’usage, défilé sous les fouets des
        bestiaires, les martyrs furent exposés dans l’arène à l’attaque des animaux
        féroces. «J’ai vu alors, continue l’historien, la puissance de Notre-Seigneur
        Jésus-Christ se manifester en faveur de ceux qui lui rendaient témoignage».
        Malgré les efforts des païens, malgré les gestes par lesquels les condamnés
        eux-mêmes étaient contraints d’exciter la fureur des bêtes fauves, celles-ci
        refusaient de leur faire aucun mal. Par trois fois elles furent lâchées contre
        les martyrs, par trois fois elles les épargnèrent. «Le courage des condamnés,
        la force d'âme qui éclatait jusque dans de faibles corps, faisaient
        l’admiration des spectateurs. Vous auriez vu un jeune homme de vingt ans à
        peine, qui, n’étant point lié, les mains étendues en croix, priait avec un
        calme intrépide, et, sans reculer, sans faire un mouvement, attendait l’ours et
        le léopard : ceux-ci paraissaient d’abord ne respirer que mort et carnage : ils
        semblaient sur le point de dévorer le chrétien : puis ils s’en allaient, comme
        si une force inconnue leur eût fermé la gueule. Les choses se sont passées
        comme je le dis. Vous en auriez vu d’autres (car ils étaient cinq) exposés à un
        taureau furieux : il avait déjà lancé en l’air plusieurs païens, qu’on avait dû
        emporter inanimés : mais, au moment de se jeter sur les saints martyrs, il ne
        pouvait plus avancer : il frappait la terre du pied, secouait ses cornes,
        excité encore par la chaleur de la flamme et les piqûres d’un fer rouge: puis
        il se détournait, comme repoussé par la main divine. Après ces bêtes, d'autres
        furent lancées, sans plus de succès. Enfin, sortis intacts de tant d'assauts,
        les martyrs furent décapités, et jetés ensuite à la mer».
         A Gaza, en Palestine, eut lieu aussi, dès 304, la
        condamnation de plusieurs chrétiens. «Timothée, après avoir souffert
        d’innombrables tourments, fut enfin brûlé, mais lentement et à petit feu, sans
        que ni sa piété envers Dieu, ni sa constance dans la douleur, se démentissent
        un seul instant». Avec lui avaient été jugés Agapius et Thecla, qui montrèrent, quand on les mit à la
        torture, un courage égal. L’un et l’autre furent condamnés aux bêtes. Thecla périt dans l'amphithéâtre; Agapius,
        après y avoir été exposé, en fut retiré pour être remis en prison, où il
        restera pendant deux ans encore avant de consommer son martyre.
   A ces récits d’un témoin, si sincères et si vrais, on
        hésite à joindre un épisode venu d'une source beaucoup moins sûre. Cependant
        l'histoire de saint Cyprien d’Orient n'est pas seulement connue par des Actes
        où paraissent les amplifications habituelles à Métaphraste. Elle nous a encore
        été racontée par des écrivains du quatrième siècle. Prudence y fait allusion;
        saint Grégoire de Nazianze la résume dans sa XXIVe
        homélie. Des trois livres qui, au siècle suivant, composaient la rédaction
        grecque de la Vie de saint Cyprien, et eurent l’honneur d’être paraphrasés en
        vers par la femme de l’empereur Théodose II, la savante et romanesque Eudoxie,
        l’un, sorte de confession ou d’autobiographie, forme un tout complet. On y doit
        voir une composition indépendante. Grégoire de Nazianze l’avait eu sous les yeux, et le crut écrit par le saint lui-même. «Celui-ci,
        dit-il, accuse dans un long discours les hontes de sa vie passée, afin d’offrir
        en présent à Dieu l’humble aveu de ses crimes, et de montrer la voie du retour
        et de l’espérance à ceux qui commencent à se repentir de leurs erreurs.» Quoi
        qu’il en soit de l’exactitude de cette attribution, la source est certainement
        antique. Soixante-quinze ans séparent la date du martyre de Cyprien et celle de
        l’homélie de Grégoire, prononcée en 379; probablement un intervalle beaucoup
        moins long se place entre ce martyre et la rédaction de l’écrit dont Grégoire
        s’est inspiré.
         Voici ce que l’on peut retenir des récits relatifs à
        saint Cyprien. Celui-ci était un magicien célèbre, qui vivait, au commencement
        du règne de Dioclétien, dans Antioche; non la grande métropole syrienne, mais
        soit une des villes de la Décapole, Antioche de l’Hippos ou Gerasa, appelée
        aussi Antioche de Chrysoroas, soit une autre
        Antioche, entre la Syrie et l’Arabie, dont parle Étienne de Byzance. Après
        avoir reçu à Athènes les premiers principes de la philosophie, où la théurgie
        dominait alors, il étudia les arts occultes en Phrygie, foyer de religions impures
        et de pratiques superstitieuses, eu Chaldée, terre classique des devins et des
        sorciers, et en Égypte, où nous avons vu Dioclétien sévir contre les fauteurs
        de maléfices. Les pratiques attribuées à Cyprien sont analogues à celles que
        rapportent, en de très nombreux passages, les écrivains païens des quatre
        premiers siècles. Mais, ayant vu toute sa mauvaise science impuissante contre
        un cœur de jeune fille, que soutenait la grâce divine, il confessa ses erreurs
        et se convertit à la foi chrétienne. Pareil à un autre «mathématicien» que
        saint Augustin recevra à la pénitence, il apporta ses écritures magiques pour
        être brûlées. Bientôt il étonna les fidèles par ses austérités et sa ferveur.
        Après les avoir longtemps édifiés, le pénitent fut admis aux ordres sacrés,
        devint prêtre, puis évêque. Quand la persécution eut éclaté, on l’arrêta dans
        sa ville d’Antioche, en même temps qu’on incarcérait à Damas la vierge Justine,
        qui avait été la cause de sa conversion. Amenés tous deux devant le vicaire du
        diocèse d’Orient , ils sortirent sains et saufs, comme naguère saint Jean, de
        l'épreuve de la chaudière ardente, et furent envoyés par leur juge à Nicomédie,
        devant Dioclétien lui-méme, qui les fit décapiter le
        26 septembre, ainsi qu'un autre chrétien nommé Théoctiste.
        Dioclétien était arrivé à Nicomédie vers la fin de l’été. Bien que toujours
        malade, il voulut, à la fin de sa vingtième année, c'est-à-dire après le 17
        septembre, dédier le cirque qu’il avait fait construire dans la métropole de la
        Bithynie. Une condamnation capitale peut avoir été, à cette date, prononcée par
        lui contre les martyrs. On dit que les corps de Cyprien et de Justine, laissés
        sans sépulture selon l’usage impie adopté presque partout dans la dernière
        persécution, furent secrètement recueillis par des matelots chrétiens qui, au
        moment de partir pour l’Italie, les chargèrent sur leur navire.
         La persécution sévit cruellement en Égypte dès Tannée
        304. L'Égypte faisait alors partie du diocèse d’Orient, et comprenait plusieurs
        provinces, la Jovia et l’Herculia,
        au nord, la Thébaïde, au sud, ayant chacune un gouverneur particulier,
        subordonné au préfet d’Égypte. Ces magistrats mirent un zèle sanguinaire à
        l’exécution des édits. Nulle part peut-être les chrétiens ne furent plus
        durement tourmentés.
         Dans les provinces du Nord, «d’innombrables fidèles, dit
        Eusèbe, avec leurs femmes et leurs enfants, souffrirent pour la foi divers
        genres de mort : après les ongles de fer, le chevalet, la flagellation la plus
        cruelle, des tourments dont la seule description ferait horreur, les uns
        périssaient dans les flammes, d’autres étaient noyés dans la mer, ou tendaient
        joyeusement la tête au glaive du bourreau. Quelques-uns expiraient pendant la
        torture, ou succombaient à la faim. Il y en eut de crucifiés, tantôt selon le
        mode habituellement suivi pour les malfaiteurs, tantôt d’une manière plus
        atroce, cloués la tête en bas: on les laissait vivants sur le gibet jusqu’à ce
        que la faim les eût tués»
         Avec quel soulagement, parmi tant d’horreurs, nous
        respirons comme une fleur anticipée de la chevalerie chrétienne dans cette
        touchante histoire de Didyme et de Théodora, qu’avait admirée le grand
        Corneille, mais que sa muse fatiguée fut impuissante à reproduire!
         Une jeune fille d’Alexandrie, Théodora, est amenée devant
        le tribunal du préfet d’Égypte.
         —De quelle condition es-tu?, lui demande le juge.
         —Je suis chrétienne.
         —Es-tu libre ou esclave?
         —Je te l’ai déjà dit, je suis chrétienne : en venant sur la terre le Christ m’a rendue libre; du reste, je suis née de parents nobles.
         Le curateur de la cité, appelé par le juge, confirme les
        paroles de Théodora, et proclame la noblesse de sa famille.
         —Si tu es libre, dit brusquement le juge, pourquoi ne
        veux-tu pas te marier?
         —Pour l’amour du Christ: j’ai embrassé sa foi, je crois
        qu’il est bon de demeurer vierge.
           —Les empereurs ont ordonné que les vierges eussent à
        choisir, ou de sacrifier aux dieux, ou d’être vouées au déshonneur.
         La réponse de Théodora est admirable :
         —Je pense, dit-elle, que tu n’ignores pas ceci : Dieu
        voit nos cœurs, et considère en nous une seule chose, la ferme volonté de
        demeurer chastes. Si donc tu me contrains à subir un outrage, je ne commettrai
        point de faute volontaire, je souffrirai violence. Je suis prête à livrer mon
        corps, sur lequel pouvoir t’a été donné; mais Dieu seul à pouvoir sur mon âme.
         C’est, dans une situation plus délicate, le même bon sens
        supérieur avec lequel d’autres martyrs répondaient aux juges qui avaient
        prétendu les souiller en les faisant participer de force aux viandes immolées.
        Après avoir été ramenée en prison, puis soumise à un second interrogatoire,
        Théodora entendit enfin l’affreuse sentence. La jeune fille, désormais
        «assimilée à une esclave», fut conduite dans un lieu de débauche.
         En franchissant ce seuil honteux, elle leva les yeux au
        ciel, et pria Dieu de la garder sans tache. «Une foule nombreuse assiégeait la
        porte, dit l’auteur des Actes; ils semblaient autant de loups affamés, se
        disputant à qui outragerait le premier la brebis de Dieu». Théodora écoutait
        avec effroi «ce hennissement des cœurs lascifs», comme parle Bossuet. Tout à
        coup la porte s’ouvre, un soldat entre. La vierge essaie de fuir: «elle fait en
        courant le tour de la cellule, tremblant, et se demandant si Jésus l’avait
        abandonnée». Le soldat la rejoint; d'une voix douce et respectueuse, il lui dit
        :«Je ne suis pas ce que cet habit semble indiquer: je suis votre frère dans la
        foi et dans la volonté de servir Dieu. Si je suis entré ici avec le costume des
        serviteurs du démon, c'est afin de vous délivrer. Je suis venu pour chercher et
        sauver le trésor de mon Dieu, car vous êtes la servante fidèle et la colombe
        chérie de mon Seigneur. Échangeons nos habits, et sortez d’ici sous la garde de
        Dieu. Ne craignez rien; je n'ai point oublié la parole de l'apôtre: «Soyez
        comme moi». La jeune fille accepta l'échange ; les yeux baissés, le visage
        caché par un grand chapeau, elle sortit du lieu infâme. «Elle agitait ses
        ailes, disent les Actes, comme un petit oiseau délivré des serres du vautour».
        Le généreux soldat resta seul, couvert du voile de la vierge, et assis à la
        place qu'elle avait sanctifiée par sa présence. Découvert et dénoncé, il paya
        de sa vie son dévouement: il mourut fier et joyeux, remerciant Jésus-Christ de
        l'avoir choisi pour sauver la pureté de sa servante, et pouvant se rendre à
        lui-même le beau témoignage que Corneille a mis dans la bouche de son Didyme :
         J'ai soustrait Théodore à leur rage insensée
         Sans blesser sa pudeur de la moindre pensée.
         Elle fuit, et sans tache, où l'inspire son Dieu.
         Les chrétiens ne se montrèrent pas seuls capables de
        beaux dévouements. Bien qu’il y eût parfois péril à marquer de la pitié pour
        les victimes, beaucoup de païens d’Alexandrie furent sensibles aux souffrances
        des fidèles et tinrent à honneur de les soulager. Saint Athanase, qui n’avait
        que cinq ou six ans en 304, mais qui grandit parmi les survivants de la
        persécution et trouva dans sa famille les souvenirs encore précis de cette
        terrible époque, rend témoignage de ce zèle charitable, si méritoire chez des
        ennemis de la foi. «J’ai entendu raconter à mes parents, dit-il, qu'au temps
        où, sous Maximîen, grand-père de Constance, commença
        la persécution, des païens dérobèrent nos frères chrétiens aux recherches de
        leurs ennemis, sacrifièrent même leurs biens ou affrontèrent la prison plutôt
        que de les trahir : ils accueillaient ceux des nôtres qui se réfugiaient chez
        eux, et s’exposaient pour les protéger».
   On aime à recueillir de tels traits, qui font honneur à
        la nature humaine, et montrent le peuple se détachant de plus en plus de la
        cause mauvaise que ses chefs croyaient servir par des cruautés sans mesure.
        Entre toutes les parties de l’Orient, l’Égypte méridionale est celle où ces
        cruautés semblent inspirées par l’imagination la plus infernale. «Dans la
        Thébaïde, nous apprend Eusèbe, les souffrances des martyrs dépassèrent encore
        ce qu’elles avaient été ailleurs. Quelquefois ils étaient déchirés jusqu’à la
        mort, non par des ongles de fer, mais au moyen de poteries brisées. On vit
        l’ignoble et cruel spectacle de femmes attachées par un pied, la tête en bas,
        sans vêtements et soulevées en l’air par des machines. Des hommes eurent les
        jambes liées à de fortes branches d’arbres, qu’on rapprochait l’une de l’autre
        au moyen de poulies, puis qu’on séparait violemment, de manière que, reprenant
        leur première position, elles déchiraient en deux les corps des martyrs. Tout
        cela se fit, non pendant quelques jours ou quelques mois, mais durant plusieurs
        années. Tantôt dix victimes et davantage, quelquefois vingt, une autre fois non
        moins de trente, tantôt près de soixante, souvent même jusqu’à cent dans un
        seul jour, hommes, femmes et enfants, périssaient au milieu des supplices les
        plus variés». Ceux qu’on épargnait étaient envoyés, sans distinction d’âge ni
        de sexe, aux carrières de porphyre, si célèbres dans la province, ou condamnés
        à la relégation.
         Le gouverneur de la Thébaïde était probablement alors
        Arien ou Arrien, souvent nommé dans les Actes des martyrs. On lui attribue le
        supplice de cinq cent quarante-six fidèles, convertis par l’anachorète Paphnuce , et la condamnation de celui-ci, mort sur la
        croix. Arrien parait encore dans l'histoire de Timothée et de sa femme Maura, naïve et charmante comme un récit de Joinville.
   Timothée appartenait aux ordres inférieurs du clergé : il
        était lecteur. Traduit devant le tribunal comme chrétien, il confesse sa foi,
        et subit courageusement la torture. «C’est un nouveau marié, dit un soldat au présiden ; il y a vingt jours à peine qu’il a célébré ses
        noces; sa femme est jeune». Arrien fait venir celle-ci, lui ordonne de se vêtir
        de sa plus belle robe, et l'envoie, ainsi parée, visiter son mari dans la
        prison. Comme elle lui conseillait de se soumettre, Timothée, voulant cacher ou
        combattre l’émotion que lui causent la vue de l’épouse, le parfum de ses
        vêtements, la reprend avec dureté. La naïve jeune femme lui répond: «Mon frère
        Timothée, pourquoi me charges-tu ainsi d’injures, sans que je t’aie offensé?
        Nous sommes mariés depuis vingt jours à peine, tu n’as pas encore eu le temps
        de me connaître: moi, de mon côté, je ne connais pas encore toutes les
        dépendances de ta maison... Aujourd’hui, te voyant souffrir, je suis pénétrée
        d’affliction, et, je te l’avoue, j’ai peur d’être veuve, moi si jeune...
        Peut-être as-tu été conduit en prison sur la poursuite d’un créancier, et, dans
        ton désespoir, veux-tu mourir. Courage, mon frère, lève-toi, allons à la
        maison, vendons nos meubles pour payer tes dettes. Peut-être as-tu été saisi
        par les licteurs à cause de l’impôt que tu ne peux acquitter: j’ai là mes
        parures de noces, prends-les, va les vendre». La surprise de Maura s’explique aisément ; on avait déjà vu des chrétiens
        se faire volontairement arrêter, afin d’échapper aux poursuites de leurs
        créanciers; mais surtout dans ces régions égyptiennes, où l’on tenait à honneur
        de ne pas payer l’impôt, l’emprisonnement et les plus cruelles tortures, subis
        avec un surprenant stoïcisme, étaient souvent le lot des contribuables. Maura dit encore:
         Mon frère Timothée, si je te cherche après cela, où te
        trouverai-je? Lorsque viendra le dimanche, qui est-ce qui fera la lecture des
        saints Livres?
         —Maura, répondit le martyr,
        viens avec moi confesser ta foi et recevoir la couronne.
         —Hélas! dit Maura, je désirais
        vivement être avec toi, mais je sentais de mauvaises pensées dans mon cœur. Tes
        paroles y font rentrer le Saint-Esprit.
         —Va trouver le président, reprend Timothée, et lui
        reprocher le honteux rôle qu’il a voulu te faire jouer.
         —J’ai peur, mon frère Timothée : si j’allais manquer de
        courage! je suis si jeune! je n’ai que dix-sept ans.
         —Espère en Notre-Seigneur Jésus-Christ, répond Timothée;
        et, levant les yeux au ciel, il s’écrie: «Seigneur, jetez les yeux sur votre
        servante Maura, et, après nous avoir unis dans le
        mariage, ne nous séparez pas dans le combat». La prière fut exaucée : la
        tremblante jeune femme n’eut plus peur: elle supporta les plus cruels
        tourments; elle eut de ces railleries héroïques qui piquaient si fort les
        bourreaux. Les deux époux furent, l’un en face de l’autre, attachés à des croix
        pour y mourir de faim, comme les martyrs égyptiens dont parle Eusèbe.
   On dit qu'ils y restèrent neuf jours avant d’expirer,
        s’exhortant mutuellement à la constance. Maura conjurait son mari de ne point céder au sommeil. «Veillons, disait-elle, de
        peur que le Seigneur, nous surprenant endormis, ne s’irrite contre nous;
        veillons donc et demeurons en prière, afin qu’il nous trouve sans cesse dans
        son attente et que l’ennemi ne vienne pas nous assaillir jusque sur la croix...
        Réveille-toi, mon frère, réveille-toi, car j’ai vu devant moi, comme dans une
        extase, un homme tenant un vase rempli de lait et de miel, et cet homme me dit:
        « rends et bois». Je lui répondis: «Qui es-tu? «—Un ange de Dieu,» reprit-il,
        et je répliquai : «Lève-toi donc et prions.» Il poursuivit : «Je suis venu
        plein de pitié pour toi, car tu as veillé jusqu’à la neuvième heure et tu as
        faim.» Et je répondis : «Qui te fait parler ainsi et pourquoi t’émeus-tu de ma
        constance et de mon jeûne? Ne sais-tu pas qu’à ceux qui l’invoquent Dieu
        accorde même l’impossible?» Et comme je me mettais en prière il se détourna de
        moi; je reconnus une ruse de l’ennemi qui voulait nous attaquer jusque sur la
        croix, et le démon s’évanouit aussitôt. Un autre apparut et me mena sur le bord
        d’un fleuve de lait et de miel, en me disant : «Bois.» Et je répondis : «Je te
        l’ai déjà dit, je ne prendrai ni eau, ni toute autre boisson avant d’avoir
        goûté le breuvage du Christ que me prépare la mort pour mon salut et l’immortalité
        de la vie éternelle.» Il se mit à boire; à l’instant le fleuve se transforma et
        le démon disparut.» Les paroles que la tradition prête à l’héroïque jeune femme
        n’ont pu être écrites qu’à une époque où l’on n’avait pas oublié les effets
        physiologiques du crucifiement, aboli avant la fin du règne de Constantin. Ce
        sommeil d’épuisement contre lequel luttent les crucifiés, ces visions de
        boissons douces et fraîches passant devant l’esprit de malheureux dévorés par
        la soif ardente qui arracha à Notre-Seigneur lui-même un cri d’angoisse, sont, parait-il,
        des faits d’expérience en ces pays de l’Orient où le supplice de la croix
        existe encore .
   Dans cette universelle terreur, les fidèles, en bien des
        provinces, quittaient leurs maisons et se réfugiaient dans la solitude, comme
        nous l’avons vu faire dès l’année précédente à ceux de Galatie Le Pont est une
        des régions où cette fuite est signalée avec quelque détail. La persécution y
        était horrible. Les magistrats semblaient occupés à inventer tous les jours de
        nouveaux supplices. Roseaux enfoncés sous les ongles, plomb liquide versé sur
        le dos, entrailles déchirées, tels étaient les tourments dans lesquels
        mouraient les chrétiens. Parmi ceux qui cherchèrent leur salut dans la fuite,
        furent le grand-père et la grand’mère paternels de saint Basile et de saint
        Grégoire de Nysse. Ces époux chrétiens ( nous
        connaissons seulement le nom de la femme, Macrina)
        vivaient à Neocesárea, attentifs à recueillir les traditions laissées par
        l'apôtre de la province, Grégoire le Thaumaturge. Quand ils se virent menacés,
        ils abandonnèrent la ville et, avec quelques serviteurs, s'enfoncèrent dans les
        bois épais qui couvrent les montagnes du Pont. Ils vécurent dans
        d’inaccessibles retraites pendant sept années, confiants en la Providence, qui,
        aux heures d’extrême détresse, faisait passer à portée de leurs flèches quelque
        cerf de la forêt, dont la chair les nourrissait.
   D’autres fugitifs poussèrent plus loin, et ne se cruent en sûreté qu’après avoir franchi les limites de
        l’Empire. La Perse, l’Arménie, les déserts de l’Arabie reçurent des chrétiens
        persécutés. Dans certains de ces pays, animés contre Rome de haines séculaires,
        le fait d’être proscrits par elle assurait un bon accueil aux émigrants. Les
        Barbares, ou les peuples de civilisation différente auxquels l’orgueil romain
        donnait ce nom, tinrent à honneur de les traiter généreusement et d’accorder à
        leur culte une entière liberté .
           
 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304). 
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