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HISTOIRE DU CHRISTIANISME, DES PAPES ET DES ÉGLISES

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L’ÉGLISE

ET

L’EMPIRE ROMAIN AU QUATRIÈME SIÈCLE

ALBERT DE BROGLIE  

 

PREMIÈRE PARTIE : RÉGNE DE CONSTANTIN

CHAPITRE PREMIER

LA BATAILLE DU PONT MILVIUS ET L’ÉDIT DE MILAN (311 — 312)

CHAPITRE II

UNION DE L’ÉTAT ET DE L’ÉGLISE, RÉUNION DE L’EMPIRE (313-323.)

CHAPITRE III

L’ÉGLISE D’ORIENT ET L’ARIANISME (323 — 325)

CHAPITRE IV

CONCILE DE NICÉE. ( 325. )

CHAPITRE V

MEURTRE DE CRISPUS ET DE FAUSTA ( 325 — 329 )

CHAPITRE VI

FONDATION DE CONSTANTINOPLE (329-330.)

CHAPITRE VII

TRIOMPHE D’ARIUS ET MORT DE CONSTANTIN (330-337.)

DEUXIEME PARTIE : CONSTANCE ET JULIEN

CHAPITRE VIII (1)

ATHANASE A ROME (337 - 345)

CHAPITRE IX (2)

TRANSFORMATION DU PAGANISME.

CHAPITRE X (3)

LA JEUNESSE DE JULIEN. (345 —356)

CHAPITRE XI (4)

LA PERSÉCUTION ARIENNE. ( 356 — 361).

CHAPITRE XII (5)

JULIEN EN GAULE. (356 361 )

CHAPITRE XIII (6)

JULIEN AUGUSTE.( 361-362.)

CHAPITRE XIV (7)

JULIEN PERSÉCUTEUR.(362-363)

CHAPITRE XV (8)

LE RETOUR DE L’ARMÉE. (363-364)

 

TROISIÈME PARTIE : VALENTINIEN ET THÉODOSE.

CHAPITRE XVI (1)

VALENS ET SAINT BASILE. (364 — 372)

CHAPITRE XVII (2)

L’ÉPISCOPAT DE SAINT BASILE (372 - 379)

CHAPITRE XVIII (3)

LA BATAILLE D’ANDRINOPLE (368 — 378)

CHAPITRE XIX (4)

CONCILE DE CONSTANTINOPLE (378 - 381)

CHAPITRE XX (5).

LA POLITIQUE DE SAINT AMBROISE (379 — 383)

CHAPITRE XXI . (6)

LA SÉDITION D’ANTIOCHE ET LA PERSÉCUTION DE MILAN (383-387)

CHAPITRE XXII (7).

LA PÉNITENCE DE THÉODOSE. (388-390)

CHAPITRE XXIII (8).

DERNIÈRE LUTTE DU PAGANISME (390-395)

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RÉSUMÉ ET CONCLUSION

 

Tableau de l'éloquence chrétienne au IVe siècle

HISTOIRE DE LA DESTRUCTION DU PAGANISME EN OCCIDENT . volume 1

HISTOIRE DE LA DESTRUCTION DU PAGANISME EN OCCIDENT . volume 1

VIE DE SAINT ANTOINE

MEDIEVAL HISTORY. THE ARIANS OF THE FOURTH CENTURY (cristoraul.org)

HISTOIRE DE SAINT AMBROISE

VIE DE SAINT ATHANASE, patriarche d'Alexandrie

 

 

DISCOURS PRELIMINAIRE

DE L’UNITÉ DE L’EMPIRE ROMAIN ET DE L’UNITÉ DE L’ÉGLISE

 

Bossuet, racontant les commencements du pouvoir monarchique d’Auguste, a dit dans un langage plein de grandeur, bien qu’à peine égal à sa pensée: «Tout l’univers vit en paix sous son empire, et Jésus-Christ vient au monde.»

Jamais, en effet, dessein de la Providence ne fut écrit dans l’histoire en plus lisibles caractères. La réunion paisible de la plus grande partie des peuples policés sous une seule autorité ouvrait admirablement la voie à la propagation d’une doctrine qui devait faire cesser entre eux la diversité des sentiments et des croyances. L’établissement de la plus vaste unité politique que les hommes aient jamais connue était comme l’aurore du dogme de l’unité de Dieu qui se levait sur leur tête.

Fondée le même jour que l’Eglise chrétienne, et associée par-là, bien qu’à titre très inégal, à la même œuvre divine, la monarchie impériale de Rome n’était pourtant point appelée à la même destinée. Le point de départ seul fut commun. L’Église et l’Empire suivirent aussitôt des voies tout opposées. Pendant qu’à travers de longues épreuves l’Eglise s’enracinait, croissait, s’étendait sur la terre, la monarchie romaine, dans tout l’éclat de la prospérité, s’est affaissée, puis déchirée et dissoute. Le progrès d’une part et le déclin de l’autre se sont correspondus presque exactement. Tout ce que l’unité religieuse a gagné, l’unité politique l’a semblé perdre, et quand l’une triomphe enfin sans contestation, l’autre, comme si sa tâche était remplie, disparaît aussi sans retour.

C’est surtout au IVe siècle de l’ère chrétienne qu’on peut reconnaître ces deux mouvements contraires. Les premières années de ce siècle voient monter sur le trône un prince à qui la postérité n’a pu refuser le nom de grand, sinon pour ses vertus personnelles, au moins en raison de l’importance de la révolution qu’il opéra. Constantin réunit sous sa main victorieuse les fragments déjà séparés de l’Empire. Avec lui le culte du Dieu unique manifesté dans Jésus-Christ devient la religion dominante. Sous son règne et sous ses veux un concile, appelé de toutes les extrémités du monde, donne en quelques lignes une définition de la foi chrétienne, propre à se graver dans toutes les mémoires. Tous les efforts de Constantin tendent à établir l’unité autour de lui, dans les mœurs, dans la foi, dans les lois. Et cependant, ce souverain lui-même va fonder une nouvelle capitale, et porter ainsi, sans le savoir, à l'unité de l’Empire, la plus irrémédiable et la plus profonde des atteintes. En même temps qu’il proclame un seul Dieu , il fonde une seconde Rome : et ce contresens politique indique assez la voie fatale tracée aux événements par une main supérieure à celle de l’homme. Après Constantin, les éléments, un instant réunis, se séparent de nouveau: la constitution ecclésiastique se consolide, la constitution politique se corrompt et se décompose. Pendant que des peuples barbares, assis à des points divers de l’horizon, reconnaissent la loi du Christ, l’Empire sent fermenter dans son sein le germe de nationalités nouvelles. Le monde impérial avait vu les sujets d’un même maître adorant toutes sortes de divinités : l’Europe chrétienne se prépare à donner le spectacle plus imposant de vingt nations prosternées au pied d’un seul autel.

J’ai entrepris de raconter et de mettre en regard, dans leur suite parallèle, la dissolution de l’Empire et la croissance de l’Église, le déchirement de l'imité matérielle du monde et la formation contemporaine de son unité morale. Mais on saisirait mal le sens des faits, si, en étudiant avec quelque soin la constitution et le développement tant de l’Empire que de l’Église, on ne touchait au doigt toutes les dissemblances intérieures de ces deux unités différentes.

Le monde physique nous offre ici une comparaison lumineuse d’une exacte vérité. Il y eut dès le premier jour entre l’unité majestueuse mais artificielle de l’empire romain et la modeste unité chrétienne, toute la différence qui sépare le monument le plus achevé de l’art humain de l’humble plante au sein de laquelle la main divine a déposé un germe de vie. L’unité des chefs-d’œuvre de l’art est fragile et passagère; le temps détruit les combinaisons de leurs parties et l’harmonie de leurs rapports. Les matériaux qui les composent, diversement sollicités par l’action des lois physiques, tendent incessamment à se disjoindre, et à retourner vers la terre. La plante, au contraire, aspire au ciel et s’étend dans l’espace par la seule vertu du principe organique qui réside en elle. Son unité, déjà tout entière dans la semence, s’épanouit, sans s’altérer ni se diviser, dans la plus riche végétation. L’ancienne colline que couvrait le palais des Césars n’est plus aujourd’hui qu’un amas de pierres informes et dispersées. Mais sur ces ruines, quelque graine portée par le vent est venue un jour se déposer. Peu à peu la graine s’est faite arbre, et depuis le premier moment de sa croissance jusqu'à son complet développement, depuis la racine jusqu’à la cime, sur tous les points du cercle immense décrit par ses rameaux, c’est le même sue vivifiant qui la parcourt et l'anime.

Ainsi différaient dès l’origine l’unité de l’Empire et celle de l’Église. L’Empire était une combinaison profondément calculée, mais extérieure et éphémère, de lois, de nations et de cultes, plutôt rapprochés qu'unis ou fondus. L’unité chrétienne, sortie toute formée de la pensée divine de son fondateur, était, d’après la comparaison même de l’Évangile, pareille à la petite semence qui devient rapidement un grand arbre. Plus on descend dans le détail, plus ressortent avec évidence ces caractères opposés.

I

DISSOLUTION DE L’UNITÉ DE L’EMPIRE

Pour bien comprendre la constitution politique de l’empire romain, il faut la voir sortir des mains de son premier fondateur. C’est à partir du triomphe d’Auguste que les pouvoirs politiques, divisés dans la république romaine, se concentrent sur la tête d'un chef unique. A dater du même règne, la diversité des régimes auxquels étaient soumises les provinces conquises tend à s’effacer pour faire place à l’uniformité d’une administration plus équitable. L’inégalité des droits politiques disparaît, en partie par la suppression des privilèges jusque-là attribués au citoyen romain, en partie par la diffusion plus étendue de cette qualité. Le favori intelligent d’Auguste élève le Panthéon, et invite les dieux de toutes les nations à se réunir pour vivre en paix sous un même toit. Rome, en tout genre, tend à cesser d’être la maîtresse du monde pour en devenir la capitale.

En y regardant d’un peu plus près, on s’aperçoit pour­ tant aisément que la conciliation n’est que superficielle, que les principes et les intérêts opposés subsistent, s’affaiblissent réciproquement par une sourde lutte tout en s’altérant par leur mélange, et que le chaos règne sous l’apparence de l’ordre extérieur.

Jamais position ne lut mieux faite ni mieux mise à profit que celle d’Auguste pour réunir tous les pouvoirs. Il appartenait à tous les partis, et pouvait se réclamer de toutes les origines. Le peuple, l’armée, l’aristocratie, voyaient en lui leur protecteur, leur général ou leur égal. Il commandait héréditairement la faction démocratique. Il avait vaincu à Actium. Il descendait des Jules. Un patricien populaire et chef d’armée pouvait se présenter comme le représentant commun des intérêts divers, dont la lutte avait engendré la guerre civile. Aussi Auguste ne se mit-il point en peine d’inventer une forme ou une dénomination particulière pour le pouvoir suprême, ni de l’environner d’un éclat inaccoutumé. Il se borna à se faire décerner tous les titres connus des dignités républicaines. Il fit sortir le pouvoir absolu de la combinaison de toutes les autorités diverses dont le balancement avait jusque-là troublé le repos, mais maintenu la liberté de la république. Le pouvoir impérial fut une sorte de marqueterie qui tint enchâssées et assujetties les pièces, jusque-là mobiles, du gouvernement républicain.

Auguste s’empara du pouvoir exécutif, d’abord en qualité dé consul, dignité qu’il posséda neuf années de suite, puis en se faisant investir, après un interrègne habilement ménagé, d’une puissance consulaire à vie, sans titre officiel. En outre, il exerçait, en vertu du titre permanent d’Imperator, le commandement habituel des proconsuls, c’est-à-dire cette autorité à peu près dictatoriale que la politique ro­maine avait conservée telle qu’elle était sortie de la conquête.

Sans s’arroger directement le pouvoir législatif, il le limita, le circonscrivit, si l’on ose ainsi parler, de telle sorte que ni peuple, ni sénat ne put en disposer qu’à son gré. La puissance tribunitienne, la première qui lui fut décernée, lui donnait le veto sur toutes les lois. En y joignant la puissance consulaire, il se réserva toute initiative. Par-là, il garda toutes les entrées, soit des comices qu’il convoquait lui-même, soit du sénat, où il siégeait au premier rang, et opinait le premier, quand il ne présidait pas.

Ces deux magistratures réunies lui donnaient la totalité du pouvoir judiciaire; car les préteurs n’avaient jamais été que les lieutenants des consuls, et les tribuns avaient le droit d’intervenir dans toutes les causes criminelles. Il ne fallait qu’une légère faveur pour changer ce droit d’intervention en droit d’appel et de jugement en dernier ressort.

Enfin, comme préfet des mœurs, dignité substituée aux droits des anciens censeurs, et comme souverain pontife, Auguste exerçait cette part d’autorité morale et religieuse que nos sociétés modernes nomment pouvoir spirituel, et qu’elles ont séparée soigneusement des attributions politiques.

Qu’on joigne à ces vastes prérogatives la sanction matérielle de près de quatre cent mille hommes répandus par tout l’empire, mais enchaînés à leur général par la teneur antique du serment militaire, et on se fera une idée exacte du faisceau que forma, dans la seule main du neveu de César, l’ensemble des forces de la république.

Mais en réunissant dans sa personne tous les pouvoirs, en se portant pour le successeur de tous les partis, Auguste ne réussit pourtant pas à effacer leurs distinctions naturelles, à éteindre leur hostilité permanente, ou même à arrêter leurs combats. Chargé d’un triple rôle, s’il eut lui-même assez d’art pour le jouer jusqu’au bout sans se démentir, et changer de masque suivant les scènes, il ne rendit pas la tâche plus aisée à remplir pour ses successeurs. Par des oscillations que leur situation commandait, et qu’il est aisé de discerner dans leur conduite, les empereurs prirent tour à tour leur point d’appui sur les débris des factions populaire, patricienne ou militaire, et ces alternatives imprimèrent à toute la machine politique des mouvements brusques qui en fatiguaient les ressorts. Le sénat, le peuple, l’armée, continuèrent à se disputer, non pas l’initiative des lois, mais le choix du maître. Leur lutte ne se montra plus au grand jour dans des scrutins publies ou des batailles rangées; elle se poursuivit dans l’ombre par des assassinats domestiques, des conspirations do caserne, ou des émeutes de carrefour; mais pour être moins apparente, elle n’en fut souvent que plus sanglante.

Dans ce combat d'influences, le rôle populaire fut le plus court et le plus abject. La démocratie romaine, si puissante dans les derniers jours de la république, et qui avait trouvé, pour faire entendre ses griefs légitimes, des accents parfois si nobles, se dégrada sous l’Empire avec une rapidité qui paraîtrait incroyable si l’on ne songeait au délaissement absolu où l’asservissement politique laissait tomber les classes populaires de l’antiquité. Ces populations formées d’esclaves affranchis ou d’hommes libres avilis par la misère, dénuées de tout secours et de tout enseignement moral, ne recevaient que de la tribune politique quelques inspirations élevées. Enfant, le Romain de la plèbe n’était ni appelé ni formé dans aucune école; homme, il ne recevait de ses prêtres aucune instruction sur ses devoirs et sa destinée. Le forum, où il entendait retentir une noble éloquence, suppléait un peu, pour lui, à ce défaut d’école ou d’église. Ses orateurs étaient ses seuls prédicateurs. Quand il eut cessé de les entendre, il fut abandonné, dans le silence, à l’aveugle impulsion de ses appétits matériels. En peu d’années, le peuple de Rome se trouva transformé en une bête féroce et sensuelle, ne se souciant que de sa nourriture et de ses spectacles; satisfait, quand l’une était abondante, et les autres magnifiques, et mieux encore sanglants pour assaisonner l’amusement par la terreur. Dès le règne de Tibère, il était déjà si complètement annulé, que ce prudent despote crut pouvoir abolir le droit des comices pour le transporter au sénat. Son successeur essaya vainement de le rétablir: le peuple ne se souciait plus de voter ; mais, incapable de faire un choix régulier, il savait encore se créer des idoles à son image. Il eut parmi les empereurs ses maîtres favoris: ce furent ceux dont la folie grossière mais gigantesque frappait vivement son imagination. Caligula et Néron eurent les bonnes grâces de la populace de Rome. Elle aimait à se prendre de querelle dans les cirques avec le fds de Germanicus, et c’était entre la foule et le souverain insensé un échange de propos violents et brutaux. Lorsqu’une conspiration de patriciens eut fait périr Caligula, le peuple assemblé au théâtre apprit cette nouvelle avec plus de consternation que de soulagement. Les esclaves, auxquels une part était promise dans la dépouille de leurs maîtres, s’ils se chargeaient de les dénoncer, regrettaient la perte de leurs espérances. Le goût, les regrets du peuple pour Néron furent plus vifs encore : on comparait sa jeunesse et sa beauté avec les infirmités du vieux sénateur Galba, son successeur. Othon, rentrant dans Rome, voulait célébrer la mémoire de Néron pour plaire à la foule : spe vulgum alliciendi, dit Tacite; et sur son passage on le saluait du nom de Néron, pour lui témoigner la faveur populaire. Pendant plus de vingt ans, on se plut à croire que Néron n’était pas mort, et de faux Nérons suscitèrent de redoutables soulèvements.

Ainsi s’anéantit en peu d’années, par son abrutissement même, la démocratie romaine, qui avait pourtant contribué si puissamment, à l’établissement des institutions impériales. Le sénat, qui les avait vues de plus mauvais œil, sut y garder un rôle plus important. Privée de ses prérogatives essentielles, affaiblie par l’introduction rapide de membres nouveaux, étrangers aux habitudes de Rome comme aux traditions patriciennes, cette antique institution conservait pourtant la considération que le peuple romain attachait à tous les souvenirs du passé. Auguste, tout vainqueur qu’il était du parti aristocratique, avait reconnu dans le sénat une de ces forces morales qui se font respecter, alors même qu’elles ont cessé de se faire obéir. Par un de ces contrastes, ou une de ces inconséquences de l’esprit public, qui ne sont pas sans exemple dans les époques de transition , l’impopularité qui avait frappé les patriciens, comme parti politique, ne rejaillissait point sur le grand corps dont ils avaient longtemps fait seuls la force et l’ornement. Vaincu, le sénat demeurait respecté. En prenant la précaution d’y mêler des éléments étrangers, qui en modifiaient l’esprit, Auguste crut devoir continuer à l’entourer d’égards et d’hommages extérieurs. En apparence même, le sénat parut profiter de l’abaissement du pouvoir populaire. L’empereur partagea avec lui le gouvernement des provinces, et par suite toute l’administration de l’Empire. Il associa à tous ses actes un conseil, où des sénateurs formaient la majorité.

Le titre de prince du sénat était celui qu’il portait de préférence, et le nom de prince demeura, par abréviation, l’appellation commune des empereurs. Avant même de se faire décerner l'autorité consulaire, il avait accepté comme une faveur d’un grand prix le droit de proposer une affaire dans chaque séance du sénat, même lorsqu’il ne serait investi d’aucune dignité nominale. C’est ce qu’on nommait jus relationis. En un mot, laisser au sénat l’apparence d’un pouvoir dont la réalité appartenait naturellement à l’armée, consacrer par le concours libre ou forcé d’un grand corps aristocratique l’autorité impériale, dont la puissance militaire était le véritable soutien, ce fut la tradition d’Auguste, suivie par ses successeurs avec plus ou moins d’adresse ou de sincérité. Les empereurs habiles comme Tibère honoraient le sénat en le décimant; les empereurs honnêtes comme les Flaviens, ou les Antonins, le consultaient avec le désir sincère de s’éclairer sur le bien public. Les uns et les autres lui prodiguaient les témoignages de respect. Il n’y avait qu’un insensé comme Néron à qui un flatteur espérât plaire, en lui disant: «Je vous déteste, César, car vous êtes sénateur.» Mais Tibère répétait volontiers: «Je suis le maître de mes esclaves, le général de mes soldats; pour les autres, je suis le prince du sénat.» Il se plaignait que les généraux placés à la tête des armées n’écrivissent pas au sénat pour lui rendre compte de leur conduite Il laissait respectueusement sa garde à la porte de la curie. A son exemple, aucun empereur dans Rome n’osait porter l’habit militaire; et Vitellius, rentrant en triomphe, s’en dépouilla solennellement sur le pont Milvius pour revêtir la robe consulaire. «Ce n’est point un maître, disait-on de Trajan, c’est le plus juste des sénateurs.» Les empereurs, à chaque changement de règne, suppliaient les pères conscrits de leur conférer, par une loi, le pouvoir dont ils s’étaient déjà emparés par les armes. Nous avons encore le décret qui investit Vespasien, vainqueur, de la puissance impériale.

Mais ce partage de la puissance apparente et de la puissance effective, qui faisait tout l’artifice de la constitution d’Auguste, était nécessairement très précaire. Ces vaines apparences d’un pouvoir évanoui entretenaient, sans les satisfaire, les regrets ambitieux du sénat et irritaient, sans la contenir, la force militaire. C’était la source d’un conflit constant qui devait éclater à chaque interrègne, ou toutes les fois qu’un bras assez fort pour le prévenir n’intervenait pas. A la faveur des dissensions militaires, le sénat portait sur le pouvoir une main débile. Quelque général de renom ne tardait pas à le lui arracher brutalement. Ainsi, à la mort de Néron, Galba, couronné par les sénateurs, fut détrôné par Othon et les prétoriens. Mais le spectacle devint plus douloureux encore lorsque après la mort du dernier Antonin (193 ap. J. C.), l’Empire parut épuisé de grands hommes. La dignité impériale passa alors par une sorte d’alternative régulière, des armées chaque jour plus mélangées de barbares et plus empreintes de leur rudesse, aux nobles anciens ou nouveaux chaque jour plus infectés des vices d’une civilisation vieillie. Au sénateur Didius, qui avait acheté l’empire à deniers comptants, succéda le rude général Septime Sévère, digne de son nom, qui condamna à mort, d’un seul coup, quarante et un pères conscrits, leurs femmes, leurs enfants et leurs clients, et laissait, en mourant, pour testament à ses fils, ces paroles : Enrichissez le soldat, et méprisez le reste. Le meilleur de ses descendants, Alexandre Sévère, ne voulut pas suivre cette instruction. Il s’environnait, au contraire, d’un conseil de jurisconsultes éminents, et il écrivait au sénat: «Pères conscrits, cessez de me presser de prendre le surnom de grand, regardez-moi plutôt comme un d’entre vous, je me tiendrai comme assez honoré.» Mais il voyait périr son conseiller favori Ulpien par la main de ses gardes, sans oser le leur disputer, et lui-même succombait bientôt dans sa tente (235 ap. J. C.), sous les coups d’un paysan thrace», Maximin, qui opprima trois ans l’empire et décimait le sénat sans daigner même visiter Rome. Maxime Pupien et Balbin, deux nobles, élus empereurs, tuèrent le monstre et délivrèrent les gens de bien. Quelle récompense en aurons-nous? disait Maxime à son collègue. —L’amour du sénat, du peuple et de l’humanité.—Ah! reprit le vainqueur, je crains la haine des soldats. En effet, deux mois n’étaient pas écoulés que leurs corps étaient livrés aux insultes de la populace. L’armée ne se déshonorait pourtant pas toujours par des choix brutaux ou des vengeances sanglantes. De temps à autre sortaient de ses rangs des soldats intelligents et fermes, comme Claude le Gothique et Aurélien de Sirmium (268-275 ap. J.-C.), qui rétablissaient la discipline, défendaient les frontières, faisaient régner l’ordre dans la cité. Le sénat, de son côté, retrouvait parfois quelques inspirations des vieux Romains. Le valeureux Décius, le premier vainqueur des barbares, sortait ou prétendait, sortir des rangs de la noblesse, et portait le culte des souvenirs jusqu’à vouloir rétablir, dans une société corrompue, la police patriarcale des censeurs. En 267, un parti de barbares s’étant avancé à travers la Lombardie et la Toscane jusqu’en vue do Rome, le sénat entier s’arma, s’enrôla dans les gardes, et ce mouvement national lit reculer la bande d’envahisseurs. Le lâche Gallien en prit de l’ombrage et interdit aux sénateurs le service militaire. Le sénat murmura un peu, puis se résigna facilement à une interdiction qui flattait ses habitudes et ses goûts.

Il vint un jour où l’on put croire que la couronne impériale ainsi disputée ne pourrait plus se poser sur aucune tète. Les armées étaient lasses de faire des empereurs que le sénat déposait; le sénat, de son côté, ne voulait plus envoyer aux soldats des choix souvent honorables, qui devenaient l’objet de leur risée, et dont ils taisaient bientôt leurs victimes. Pendant sept mois, après la mort de Claude le Gothique, le trône demeura vacant dans cette incertitude. Le sénat se décida enfin, et un de ses membres, respectable par ses mœurs et illustre par son origine, Claude Tacite, petit-neveu de l’historien, entreprit la tâche de réformer l’État. On vit alors dans quel monde de visions et de souvenirs puérils peut se prolonger l’existence des descendants d’une aristocratie détruite. Après trois siècles de servitude, le digne Tacite se mit sérieusement à l’œuvre pour établir sur ses bases antiques la liberté républicaine. Il ne voulait régner que par le sénat.  Il rendait à ce corps la nomination du général des armées, le droit de valider tous les décrets, l’appel de toutes les causes, la désignation des consuls annuels. Ce fut une joie sans bornes dans toutes les somptueuses maisons de campagne, où vivaient les héritiers des grands noms, en lace des images de leurs pères: «Sortez de votre indolence, s'écrivaient-ils l’un à l’autre; arrachez-vous de votre retraite de Baies et de Pouzzoles. Rome renaît; la république fleurit. Notre juste autorité, cet objet de nos désirs, est rétablie... Nous créons les empereurs, nous pouvons mettre des bornes à leur puissance.» Tacite vécut à peine une année (275-276 ap. J. C). Mort de fatigue ou assassiné à la tête de l’armée de Thrace, à Tyane dans le Pont, il fut remplacé par son frère Florianus, qui ne craignit pas d’usurper le pouvoir sans attendre et sans même demander les ordres du sénat. L’armée de Syrie feignit de s’indigner de cette illégalité, et son général, Probus, rendait compte à Rome de la vengeance qu’il en avait tirée, dans ces termes, moitié respectueux et moitié ironiques: «Rien n’était plus sage ni plus régulier, pères conscrits, que ce que fit votre clémence, lorsqu’elle donna, l’an dernier, un prince à l’univers, et surtout un prince choisi par vous, qui êtes les maîtres du monde, qui le fûtes toujours, et qui le serez à jamais dans votre descendance. Plût aux dieux que Florianus eût attendu vos ordres et ne se fût pas mis eu possession de l’Empire, connue de son héritage : votre majesté aurait choisi ou lui ou quelque autre. Mais, en raison de cette usurpation, les soldats nous ont déféré le nom d’auguste, et les plus sages d’entre eux ont tiré vengeance du traître; je supplie votre clémence d’ordonner de moi ce que je mérite.»

C’est ainsi qu’à la fin du IIIe siècle, la constitution impériale de Rome était frappée d’une pareille impuissance à celle qui, autrefois, avait amené le terme de la constitution républicaine. La fiction sur laquelle tout reposait, le mensonge politique d’Auguste avait perdu son efficacité. Pendant ces trois cents longues et sanglantes années, la dignité impériale n’avait pas réussi à prendre la consistance d’une véritable institution monarchique. Elle ne s’était point fixée héréditairement dans une famille. Elle ne pouvait plus durer toute une vie d’homme sur une même tête; elle était devenue un présent fatal qui ne tentait que des aventuriers. «Épargnez-moi, mes amis, disait Saturninus à ses soldats; vous ne savez pas ce que c’est que d’être empereur». Le temps était venu de faire prendre à l’Empire un autre caractère, de l’affranchir des luttes du droit aristocratique et de la force militaire. Les jurisconsultes qui environnaient Alexandre Sévère avaient déjà tenté quelque chose d’analogue, dans des théories de droit qui renfermaient des maximes d’absolutisme pur fondées sur la délégation de la souveraineté populaire. Dioclétien entreprit une révolution plus complète; mais, pour la concevoir et l’accomplir, il dut, à la différence d’Auguste, chercher des exemples en dehors des antiques traditions de Rome. L’imitation de coutumes empruntées aux monarchies orientales fut sensible dans toutes les réformes de Dioclétien, et cette invasion d’idées étrangères nous fait apercevoir sous un nouvel aspect les progrès de la dissolution sociale de l’Empire.

La conduite de Rome à l’égard des nations étrangères est le trait vraiment original de sa politique. On peut dire de cette cité singulière qu’elle naquit conquérante; mais elle joignit de bonne heure, à l’audace de prendre, le talent plus rare de savoir garder. Soumettre les peuples à sa puissance, les incorporer à son empire, tel est le but auquel tend son histoire entière intérieure et extérieure.

Les récits fabuleux des temps de la royauté nous présentent déjà Rome à l’œuvre pour la soumission de ses voisins, et, si tout n’est pas assuré, tout n’est pas faux non plus dans les suppositions ingénieuses qui ont considéré les premiers différends des patriciens et des plébéiens comme les luttes non de deux classes sociales, mais de deux nations renfermées dans les mêmes murailles, l’une conquérante, et l’autre conquise. Il est certain, en tout cas, que, de très bonne heure, la cause plébéienne à Rome fut liée aux intérêts des peuples soumis. Les tribuns poursuivirent, contre la résistance du sénat, d’une part, l’extension des prérogatives populaires, et, de l’autre, l’adoucissement du sort des provinces conquises. Cette alliance, qu’elle fut l’effet du hasard, d’une commune origine ou d’un intérêt politique, dura pendant tout le temps de la république et eut pour la grandeur de Rome les plus heureux résultats. Les patriciens, maîtres de la distribution des provinces et du mouvement des troupes, subjuguaient les peuples par les armes. Leurs consuls et leurs proconsuls déployaient, pour les tenir assujettis, tout ce que la politique ajoute de force à la victoire, tout ce que la ruse suggère de ressources à l’oppression. Quand cette œuvre était poussée assez loin pour avoir établi la domination romaine sur des bases solides, les tribuns du peuple prenaient en main la cause des opprimés, la plaidaient au forum, traînaient les gouverneurs concussionnaires devant la justice populaire pour en obtenir des réparations tardives. Les deux factions patricienne et plébéienne se seraient communiqué leurs rôles avant de les jouer, qu’elles ne les auraient pas distribués d’une façon plus avantageuse à la puissance de leur commune patrie. Les patriciens étaient redoutés dans les provinces comme des maîtres durs; mais on espérait trouver dans les plébéiens des alliés puissants. Rome recueillait les fruits de la rude autorité des uns et de la popularité des autres.

En associant les nations conquises à ses luttes intestines, en entretenant par-là leurs espérances, en leur donnant, à Rome même, des protecteurs et des défenseurs, la république prévenait ces révoltes désespérées qu’enfantent les longs ressentiments de la conquête et les profondes haines nationales. Les Grecques périssaient au pied de la curie, autant pour la cause des Italiens que pour celle du peuple, et le triomphe de Marius procura à l’Italie entière le droit de cité. Ainsi, celte longue guerre sociale, qui avait menacé d’une mine complète la puissance romaine, finit par valoir à l’heureuse Rome quelques millions de citoyens nouveaux.

La dernière guerre civile, qui aboutit à la fondation de l’Empire, présenta le même caractère et produisit à peu près le même résultat. La cause de César et d’Auguste, odieuse aux vieux Romains, était chère aux provinces. Quand César franchit le Rubicon, il avait derrière lui l’Espagne entière où Sertorius avait déjà essayé de transporter la république et celte Gaule aussi héroïque qu’intelligente à pain subjuguée par ses armes, mais qui passa, avec une rapidité si incroyable, d’une lutte acharnée pour son indépendance à l’ardente imitation de la civilisation romaine. Tous ces peuples, qui n’avaient connu de Rome que sa tyrannie, étaient indifférents à la chute de sa liberté. La fin des institutions républicaines était même nécessaire à leur propre affranchissement; car tous les peuples, de l’Elbe et du Rhin au Tibre, pouvaient servir à des conditions égales et tolérables sous le même maître, mais tous ne pouvaient venir au forum entendre l’éloquence des orateurs et voter à leur tour pour l’élection des magistrats. Ainsi, l’Empire qui consommait l’asservissement de Rome promettait la liberté au monde, et, dans une certaine mesure, cette promesse fut accomplie. On sait comment César avait ouvert les portes du sénat aux hommes éminents des villes des Gaules. Les plaisanteries piquantes, cette consolation des aristocraties vaincues, n’épargnaient pas les nouveaux pères, qui ne savaient pas le chemin de la curie et qui avaient changé leurs hauts déchaussés contre le laticlave. Mais des bons mots ne pouvaient arrêter la pensée politique des conseillers d’Auguste, que Dion Cassius met en ces termes dans la bouche de Mécène: «... Épure le sénat... Tu remplaceras les sénateurs exclus par les nobles les plus considérés, les plus riches non-seulement de l’Italie, mais des provinces et des pays fédérés... Je voudrais que tous les étrangers reçussent le droit de citoyens, afin qu’alors devenus comme les enfants d’une même ville, la seule vraiment ville de l’univers, ils ne se regardassent plus que comme les habitants des bourgades de Rome.»

Il fallut à la politique impériale plus de deux siècles pour remplir complètement le vœu de Mécène. Elle y travailla sans relâche. Les bons comme les mauvais empereurs comprirent sur ce point, et poussèrent avec une activité égale, la tâche qui leur était imposée par la nécessité même de leur condition. Contre les souvenirs toujours menaçants de la république, ils appelèrent incessamment à leur aide les espérances, l’émulation, le développement social et politique des provinces. Tibère faisait trembler les magistrats concussionnaires; Claude faisait admettre les villes de la Gaule chevelue aux droits des honneurs civiques, et nous avons encore le discours qu’il prononça à cette occasion; Adrien parcourait tout l’Empire, exerçant lui-même sur son passage les fonctions municipales; ainsi il ne dédaignait pas de porter à Athènes le titre d’archonte; on l’appelait l’enrichisseur des peuples. Marc Aurèle remercie quelque part le ciel de lui avoir fait concevoir l’image d’un gouvernement équitable fondé sur une justice égale envers tous les hommes. Attirés par un accueil bienveillant, les étrangers affluaient à la cour. Les Espagnols Sénèque et Lucain, le Grec Plutarque, l’Africain Fronton, étaient admis dans l’intimité des empereurs. On parlait purement le grec à Rome, et le latin au fond de la Lusitanie. Les jurisconsultes éminents de cette grande époque du droit romain, Salvius, Papinien, Ulpien, étaient presque tous d’origine étrangère. Ce furent eux qui préparèrent les voies au fameux édit par lequel, enfin, Caracalla accorda le droit de cité à tous les hommes libres de l’Empire (213 ap. J.C.). Déshonoré par le nom de son auteur et par les motifs d’intérêt fiscal qui le suggérèrent, cet acte n’en marque pas moins un moment solennel dans l’histoire du monde. La destinée providentielle de Rome fut accomplie ce jour-là: son œuvre d’assimilation et de conquête fut consommée. Depuis l’enlèvement des Sabines jusqu’à l’édit de Caracalla, près de mille ans s’étaient écoulés; il ne fallait pas moins à ce grand astre pour décrire sa révolution tout entière.

Son éclat s’obscurcit dès le lendemain. Le même Caracalla qui étendait ainsi l’égalité des droits sur tout le monde civilisé, concevait une pensée qui fit frémir Rome de surprise et d’indignation. Il voulait partager l’Empire avec son frère Géta. Caracalla eût gardé l’Europe et l’Afrique occidentale, Géta eut commandé à l’Asie et à l’Égypte, et eût fixé sa demeure à Alexandrie. Le sénat et l’armée se fussent, à leur suite, divisés aussi par moitié. Il serait puéril de voir, dans ce qui n’était qu’un arrangement de famille entre deux frères jaloux, une combinaison politique. Les indignes fils de Septime Sévère étaient assurément hors d'état de comprendre comment la division politique de l’Empire devait nécessairement sortir un jour de l’égalité sociale qui allait désormais y régner. Ils voulaient se partager le monde pour satisfaire leur mesquine ambition personnelle, comme ils l’avaient affranchi par avarice. Mais il est des coïncidences qui, bien que fortuites, sont pourtant instructives: plus elles sont indépendantes de toute volonté réfléchie, plus il semble qu’on y aperçoive le doigt de Dieu dirigeant la pensée de l'homme.

Telle est, en effet, la fragilité fatale des institutions humaines. L’événement qui couronne leur développement commence presque toujours leur déclin. L’édit de Caracalla, qui semblait ne plus faire qu’une nation de tous les peuples de l’Europe et de l’Asie, précipita, au contraire, la dissolution de l’Empire. L’unité, plus complète que jamais à la surface, fut atteinte mortellement au fond. Le lien de ce grand empire, formé de tant d’éléments divers, c’était le respect, la crainte, presque le culte de Rome. Cette puissance invincible, qui avait jeté un réseau sur le monde, qu’on retrouvait partout avec ses aigles menaçantes, son monogramme mystérieux, ses formules de droit bizarres, ses légions campées derrière des citadelles, frappait les esprits d’une terreur religieuse. C’était plus qu’un peuple et plus qu’une ville; c’était une divinité longtemps maudite et toujours vénérée. Au-dessus de tant de lois, de tant de coutumes, de tant de langues et même de tant de religions discordantes, s’élevait la cité romaine devenue, par la politique habile des empereurs, la patrie commune de l’élite du genre humain. Tout le temps que le droit de cité fut un privilège, les citoyens romains, même répandus par le monde, étaient unis entre eux par une étroite confraternité et par le sentiment de leur supériorité sur le reste des hommes. En entrant dans la patrie romaine, on prenait, pour en être digne, ses sentiments et ses mœurs. En recevant le droit de cité on ne songeait qu'à faire oublier qu’on ne l’avait pas toujours possédé. Pour l’acquérir, aucun effort n’était trop grand. Des confins extrêmes de la Thrace et de la Dacie, on accourait servir dans les armées ou flatter le maître de Rome. La dispensation de celle précieuse faveur était, entre les mains des empereurs, le plus puissant instrument de domination.

Il en fut tout autrement quand le privilège fut devenu le droit commun. L’orgueil attaché à la cité romaine, l’esprit de corps que celte qualité faisait naître, l’amour presque filial qu’elle inspirait pour Rome, tous ces sentiments s’affaiblirent, tous ces ressorts se détendirent à la fois. On fut romain sans le vouloir, sans mériter de l’être, sans se mettre en peine de le devenir par le cœur. Les influences diverses de territoire et d'habitude reprirent l’avantage, du moment où elles ne furent plus combattues par une ambition dominante. A conditions égales, la patrie naturelle devait l’emporter, à la longue, sur la patrie d’adoption. Du moment où Rome fut partout, elle ne fut plus nulle part. Elle cessa d’être le centre unique du monde civilisé, le foyer de toute chaleur et de toute lumière.

D’ailleurs, un pareil changement ne put s’accomplir sans altérer profondément les mœurs et les lois de Rome elle-même. A la qualité de citoyen correspondaient, on le sait, non-seulement des privilèges politiques, mais tout un droit civil particulier. Le Romain ne possédait pas, n’acquérait pas comme un autre homme. Il n’était ni mari ni père comme l’étranger. La famille romaine, la propriété romaine, étaient constituées sur des bases toutes particulières. La propriété était une sorte de magistrature: sa transmission, ses mutations, étaient des actes publics faits dans des formes déterminées, sous les yeux, avec la sanction de l’Étal. Le père de famille était maître de ses enfants. Il était législateur et juge pour les siens. De là l’immense distance qui séparait le droit civil proprement dit, c’est-à-dire le droit du Romain, des faveurs reconnues par l’équité du préteur au reste du monde, et dont l’ensemble forma ce qu’on appela le droit des nations (jus gentium). L’étranger n’atteignait jamais la dignité de propriétaire ni la plénitude des attributions légales du père de famille. On lui accordait la possession de biens, et les droits restreints de la paternité naturelle. Cette distinction s’affaiblit à mesure que prévalut la politique qui, par degrés, élevait les provinces jusqu’à la hauteur de Rome. A mesure que la cité romaine s’étendit, il lui fut plus malaisé de se contenir dans les limites de l’ancien droit. Les Romains eux-mêmes s’y trouvaient à l’étroit. La roideur, la rudesse de ces vieilles maximes gênaient une société enrichie et amollie, qui demandait des lois plus faciles pour suffire à des rapports sociaux plus compliqués. Une législation civile qui rendait la propriété immobile à force de stabilité, et par là même trop inerte pour servir d’instrument au commerce et au crédit, avait pu convenir à une nation de petits nobles agriculteurs et guerriers, d’esprit étroit et de mœurs simples, vivant de leurs fruits et de leurs troupeaux. Il fallait un système plus large à des riches fastueux qui voulaient rendre le monde tributaire de leurs plaisirs, qui faisaient venir leurs fourrures du fond de la Scythie, leurs tapis de Babylone, qui, tous les ans, envoyaient cent vaisseaux de la mer Rouge à la côte de Malabar, chercher les soies, les joyaux, les arômes de l’Inde. Ainsi les antiques formules du droit romain cédèrent peu à peu à l’invasion de nouveaux citoyens et à l’exigence de nouveaux désirs. Le droit civil se modifia en même temps que le droit politique, par le même procédé, avec le même respect pour les apparences, le même soin de conserver les noms, là même où disparaissait la réalité des choses. Partout où l’ancien droit mettait une barrière, l’édit du préteur, sans la détruire, inventa une exception pour la tourner. Cet édit, d’abord annuel et variable, destiné par conséquent à se prêter à la diversité des temps et des peuples, devint, avec Adrien, fixe et universel. L’empereur fut le préteur commun du monde; son préfet du prétoire exerça en son nom juridiction sur toutes les provinces. A ses côtés, une commission de jurisconsultes travailla sans relâche, et de ses décisions savantes, suivies, serrées comme une série de propositions mathématiques, se dégagea peu à peu tout un droit nouveau, affranchi des conventions politiques, assis sur les fondements de la justice naturelle, et qui est devenu la raison écrite des peuples modernes. Ecoutons parler Ulpien, le confident d’Alexandre Sévère: «Tous les hommes étant nés libres par le droit naturel, ce fut le droit des nations qui établit la servitude...  Le droit civil, dit Caïus, est celui qu’un peuple s’est constitué, et on l’appelle le droit civil, parce qu'il appartient à la cité; mais celui que la raison naturelle a établi pour tous les hommes est observé partout, et s’appelle, pour cette raison, le droit des gens.» Un esprit d’égalité respire dans ces nobles paroles. Le droit romain est descendu de sa hauteur dédaigneuse; l’étranger n’est plus à ses yeux ni un ennemi ni un esclave; mais en même temps le caractère distinctif et sacré du Romain a disparu. Rome n’est plus, de l'aveu même de ses jurisconsultes, qu’une ville comme une autre, dont les lois municipales et politiques doivent se conformer au type éternel d’une loi commune écrite au fond du cœur de tout homme.

Un tel changement était heureux sans doute pour l’avenir du monde : il est plus douteux qu’il le fût également pour la grandeur politique de Rome. Quoi qu’il en soit, cette révolution profonde fut reconnue, plutôt qu’opérée, par l’édit de Caracalla. Aussi, comme tout était préparé pour l’égalité, les fruits ne s’en firent pas attendre. Peu d’années après l’édit impérial, on voit la pourpre conquise sans difficulté et portée sans embarras, non plus seulement par des provinciaux façonnés aux habitudes romaines, comme l’Espagnol Trajan ou l’Africain Septime-Sévère, mais par de vrais étrangers, tout empreints des mœurs orientales ou barbares, et prétendant s’imposer tout entiers et tels qu’ils sont à la capitale du inonde. Le successeur de Caracalla est un Syrien, prêtre du Soleil, qui avait le tour des yeux peint de vermillon, qui portait une tiare, des bracelets, des colliers, une robe de soie, une tunique brodée d’or, et qui fit son entrée, entouré de courtisans, de nains, d’eunuques, de bouffons. Tel était l’étrange pontife qui allait pénétrer dans le temple de Vesta, toucher les boucliers de Numa, et transporter dans son palais tous les emblèmes vénérés de la piété romaine, pour en faire la décoration de l'autel où son dieu inconnu siégeait, sous la forme d’un triangle de pierre: Vestœ ignem, palladium, ancilia, et omnia Romanis veneranda in illud transfert. «II n’était, s’écrie son historien, ni empereur, ni Antonin, ni citoyen, ni Romain». Ainsi l’avaient voulu une mère ambitieuse et une légion qui, passant par la ville d’Émèse, fut séduite par la beauté d’un enfant. Nous avons déjà parlé du paysan thrace, Maximin, élevé au trône sur un autre point de l’Empire, par une autre fantaisie militaire. Celui-là était fils des Goths; il avait sept pieds de haut, il traînait seul un chariot chargé, il brisait d’un coup de poing les dents d’un cheval, il mangeait quarante livres de viande et buvait une amphore de vin par jour. Il songea sérieusement à donner l’Italie à piller à ses troupes. Il avait fait partie d’une garde de Germains formée par Caracalla lui-même, et qu’on appelait ses lions. A ce précurseur des barbares du Nord succéda, après quelque intervalle, un chef de brigands arabes qu’on dit avoir été chrétien, parce qu’il professait sans doute, comme les tribus du désert, quelque culte mêlé de superstition pour le Dieu d’Abraham. Ce fut sous le règne du fils d’un brigand que la Rome des Scipions et des Césars célébra en 248, le millième anniversaire de sa fondation.

On conçoit l’indignation des vrais Romains : les histoires de ce temps en portent la trace à toutes les pages. C’était là une nouvelle cause de déchirements pour l’Empire. Le conflit des intérêts et des sentiments divers de Rome et des provinces compliquait la lutte permanente du sénat et de l’armée. Représentant affaibli, mais fidèle, des traditions, le sénat gardait le vieil esprit de Rome; mais les armées, bien que contenues par leur respect pour les aigles, perdaient chaque jour de leur dévouement patriotique. Elles comptaient peu de Romains dans leurs rangs; elles ne se recrutaient ni dans un patriciat amolli, ni dans une populace corrompue, seuls habitants de l’ancienne capitale du monde; c’était aux contins de l’Empire, là où circulait encore un peu de sève et de jeunesse, que se formaient les soldats et les généraux. Les Dalmates, les Daces, les Pannoniens, abondaient aux armées et s’y distinguaient presque seuls. Au moment où les barbares s’avançaient vers l’Empire, l’armée avait déjà des demi-barbares à sa tête.

L’extrême rapidité des premières invasions, l’extrême faiblesse de la défense de Rome, s’expliquent par là tout naturellement. On se représenterait mal d’ailleurs les premières invasions barbares, si l'on se figurait qu’un élan soudain et irrésistible précipita tout d’un coup, sur l’Empire, des masses paisiblement errantes jusque-là dans les forêts de la Germanie. A vrai dire, l’invasion barbare ne commença pas au IIIe siècle, car elle n’avait jamais cessé. Depuis le commencement du monde, depuis ces âges reculés où la Bible place la dispersion des fils de Noé, un mouvement continu, un courant d’émigrations se dirigeait sans relâche d’Orient en Occident. Sorties du fond de l’Asie, des tribus sans cesse renouvelées passaient l'une après l’autre, s’asseyaient un instant sur les bords du Borysthène et du Tanaïs, et se répandaient ensuite en tout sens sur le vaste continent germanique. Là, comme dans un vaste réservoir, s'entassait une masse d’hommes toujours flottante, qui allait se heurter à tout instant, d’un côté aux glaces de la Baltique, de l’autre à la barrière des Alpes. Cimbres, Teutons, Goths, Germains, Scandinaves, sous ces noms divers assez confusément employés par les auteurs, on reconnaît, non sans doute les mêmes peuples, mais comme un même fleuve de générations humaines suivant la même pente fatale. Les Pélasges, aïeux des Grecs et des Latins, n’en avaient peut-être été eux-mêmes que les premiers flots. Entre toutes les langues germaniques, grecques ou italiques, la science moderne a retrouvé, on le sait, des rapports évidents de parenté, qui, en remontant par une filiation directe et facile à suivre, nous ramènent jusqu'aux langues de l’Orient. Tout fait donc présumer que les fiers possesseurs de l’Italie n’en avaient été que les premiers envahisseurs; et d’autres, derrière eux, s’avançaient sur leurs traces, demandant à passer à leur tour. C’était une pression continue contre laquelle Rome ne put jamais se défendre que par une résistance et une conquête de tous les jours.

D’ailleurs c’était une existence toujours artificielle et précaire que celle d’une nation civilisée dans l’antiquité. La civilisation dans le monde antique, fille de la politique ou du hasard, n’avait d’autre moyen de défense que les armes, d’autre moyen de propagation que la conquête. Dans l’Europe moderne et chrétienne, la communauté de religion établit entre tous les peuples une solidarité d’intérêts et une sympathie de sentiments, qui se maintiennent au travers des différences de leur état social et de leur régime politique. Entre toutes les nations chrétiennes, quel que soit leur degré d’instruction, de politesse morale ou de richesse matérielle, un lien naturel subsiste, et des idées communes peuvent s’échanger dans un langage que chacun entend. La civilisation s’est avancée dans le monde moderne, lentement, à la suite des missionnaires de l’Évangile, se mêlant à la barbarie pour la tempérer. Elle s’est répandue, comme la lumière du soleil levant, par une série de teintes croissantes. Une ceinture de peuples à demi-policés a, de bonne heure, servi de rempart à l’Europe du moyen âge contre toute invasion nouvelle. Mais rien de pareil n’existait dans le monde ancien. Quand un état social, voisin de ce que nous appelons aujourd’hui la civilisation, s’y développait, il ne se rattachait à aucune idée morale généralement répandue et commune à tous les peuples; c'était un accident politique qui s’arrêtait aux limites de l’empire où il avait pris naissance, pour y toucher de la main, pour y heurter de front la pure barbarie. Là où cessait la domination romaine, s’arrêtait aussi brusquement toute influence des mœurs, des arts et de la politesse de Rome. Derrière la limite de l’Empire quelle qu’elle fût, qu’elle reculât ou qu’elle avançât, qu’elle fût posée sur la Moselle, le Rhin ou le Danube, se pressaient toujours des bandes farouches et cupides, ne comprenant pas la langue, ne goûtant pas les délicatesses de Rome, convoitant ses richesses et ne redoutant que ses armes. L’Empire ne se maintenait qu’au prix d’une défense acharnée et constante, à la sueur du front de près de quatre cent mille hommes répandus sur les frontières. Huit légions sur le Rhin, deux en Pannonie, deux en Mœsie, deux en Dalmatie, deux en Afrique, deux en Égypte, trois en Espagne, quatre sur les bords de l’Euphrate, en tout vingt-cinq petites armées toutes montées sur le pied de guerre, appuyées par des rois alliés et des troupes auxiliaires, formaient déjà, à la mort d’Auguste, le contingent des forces défensives de Rome, qui s’était augmenté jusqu'à trente-trois légions sous Alexandre Sévère. C’étaient les ouvrages d’une même digue. Quand les assises furent disjointes, le flot pénétra tout naturellement, sans même qu’aucun orage en eût soulevé les profondeurs.

L’inondation gagna de toutes parts, avec l’invincible régularité d’une loi physique. En moins de dix ans (250 à 260), les Goths s’avancent du Borysthène au Pont-Euxin, assiègent Trébizonde, ravagent la Bithynie, traversent le Bosphore, dévastent la Grèce et l'Italie, brisent les monuments d’Éphèse et d’Athènes, et font capituler l’empereur Gallien. Une avant-garde de Francs envahit les Gaules, traverse l’Espagne, passe en Afrique. D’autre part, un barbare d’une tout autre espèce , le roi des Parthes, devenu l'héritier des grands rois de Perse, s’avance dans l’Asie Mineure jusque devant Antioche, la seconde ville de l’Orient. L’empereur Valérien vole au secours de son empire; il est fait prisonnier (an 259 ap. J.C.), et, avec lui, la majesté captive de l’Empire est livrée à la vengeance et à la risée de tous les peuples. La peau d’un empereur romain, empaillée, tannée, teinte en rouge, demeure suspendue aux voûtes d’un temple de Perse.

Les dissensions intérieures de l’Empire, première cause de tous ces maux, s’en accrurent encore. Les provinces, se sentant mal protégées en l’absence d’une autorité centrale, s’armèrent chacune pour sa défense, et se donnèrent un empereur. Ce fut un moment d’insupportable et inconcevable anarchie; il y eut trente empereurs en huit années (260-268). Les auteurs, respectueux pour les fictions légales, les appelèrent les trente tyrans. Dans le fait, c’étaient presque tous des hommes braves, spontanément désignés par le choix de leurs concitoyens menacés pour subvenir à un danger pressant. Mais quel mélange! quelle confusion de toutes les idées reçues! quel oubli de toutes les traditions romaines! Un sénateur, Pison, à côté d’un armurier, Marius; la dignité impériale placée sur la tête d’un roi, Odenath, et bientôt d’une reine, Zénobie; une autre femme, Victoria, faisant et défaisant des empereurs en Gaule; le voluptueux Gallien passant son temps à Rome entre la philosophie et une poésie puérile. A travers tout cela, la peste, les révoltes d’esclaves en Cilicie et de populace à Alexandrie, tel était le chaos effroyable que présentait sur son immense surface le sol de l’Empire, si soigneusement nivelé par la politique des Césars.

Un tel désordre appelait un remède énergique; il se trouva un homme hardi pour l’appliquer. Un soldat de fortune se rencontra qui eut l’âme d’un homme d’Etat et d’un souverain. Appelé par un caprice de l’armée au pouvoir suprême, Dioclétien en comprit sur-le-champ toute la faiblesse; il le trouva à la fois trop vaste et trop précaire, ayant ses racines dans un sol trop mobile, et ses rameaux étendus sur une trop grande surface. Il voulut fortifier la dignité impériale en la restreignant, et faire don à chacune des parties de l’Empire d’une souveraineté véritable, à la fois limitée et indépendante. Par une résolution pleine de hardiesse, il partagea le pouvoir suprême, s’associa un collègue à titre égal, et deux à titre inférieur. Il divisa le monde en quatre parties, d’étendue à peu près pareille; lui-même garda l’Orient et prit la mer Egée pour sa limite. Son frère adoptif, Maximien Hercule, portant comme lui le nom d’Auguste, eut le centre de l’Empire, formé de l’Afrique et de l’Italie. Galère et Constance Chlore, décorés tous deux du surnom de Césars, durent gouverner, l’un la Thrace et l’Illyrie, et l’autre tout ce qui s’étendait au-delà des Alpes, magnifique lot composé de l’Espagne, de la Bretagne et de la Gaule. Chacune de ces provinces eut sa cour complète, son prétoire et son armée; mais la division faite au sommet se poursuivit à tous les rangs. Le pouvoir de chaque préfet du prétoire fut balancé par une autorité rivale, qui porta le nom de maître de la milice; les provinces elles-mêmes se virent subdivisées : in frusta concisæ, dit Lactance. De la cime jusqu’à la base de l’édifice politique, Dioclétien se proposa d’alléger le fardeau du pouvoir en le partageant.

L’effet de cette réforme fut heureux autant que rapide. Chacun de ces quatre souverains qui, avec des intelligences très inégalement cultivées, paraissent avoir été tous doués d’une même énergie, fit son métier et atteignit son but. Les barbares furent partout repoussés et l’autorité romaine rétablie. En dix ans (de 292 à 301), Maximien Hercule eut comprimé la révolte des Maures en Afrique; Dioclétien, apaisé les troubles de l’Egypte; Galère, enlevé cinq provinces au roi de Perse; Constance, terrassé les Francs sur l’Escaut, les Alains à Langres, et reconquis Pile de Bretagne. La ligne des fortifications des frontières fut rétablie, et des forts furent élevés sur les bords du Rhin, du Danube et de l’Euphrate. L’invasion recula, et le monde recommença d’obéir.

Mais Rome était sauvée loin d’elle et sans elle. Aucun de ces quatre empereurs n’était romain d’origine; aucun ne fit sa résidence à Rome. Il n’est pas bien assuré que Dioclétien, élu à Chalcédoine, ait, à son avènement, visité la capitale du monde. Dans la division de l’Empire, il s’éloigna le plus qu’il lui fut possible de l’Italie et fixa sa résidence à Nicomédie, ville d’Asie-Mineure de médiocre importance. Maximien lui-même séjourna de préférence à Milan, comme dans une sorte de poste avancé contre les invasions germaniques. L’intérêt de la défense du territoire était sans doute la raison principale de cette émigration des personnes impériales. Il y en avait une autre aussi, sinon bien réfléchie, ail moins suivie instinctivement par les tendances involontaires d’une politique nouvelle.

Le partage de l’Empire était l’abandon de toute l’œuvre de Rome. La hache était mise dans l’arbre séculaire et pénétrait déjà jusqu’au cœur. Le monde échappait à l’unité factice que Rome lui avait imposée, et redescendait rapidement la pente que la nation conquérante lui avait fait gravir derrière son char de triomphe. Rome, avec son immense étendue, sa population oisive, ses souvenirs fastueux et ses prétentions impuissantes, devenait un embarras pour l’empire, du moment qu’elle n’en faisait plus le lien. Rome était trop grande et trop hautaine pour descendre au rang de simple capitale d’un de ces quatre royaumes plutôt confédérés qu’unis. Elle renfermait dans ses temples les emblèmes depuis long­temps mensongers, mais toujours redoutables, d’une souveraineté populaire indivisible, qu’il fallait effacer désormais delà mémoire des peuples.

«Dioclétien, dit Eutrope, fut le premier qui fit prendre au pouvoir des empereurs les formes de l’étiquette royale (regiœ consuetudinis), plutôt que de la liberté romaine. Il se fit adorer tandis qu'on ne faisait que saluer ses prédécesseurs. Il décora sa chaussure et ses vêtements de pierres précieuses , car auparavant l’empereur ne se distinguait que par une toge de pourpre; pour tout le reste il était vêtu comme tout autre»

L’âme de Dioclétien était trop haute pour trouver une satisfaction de vanité dans de telles misères. Mais il importait, dans sa pensée, de changer le point d’appui du pouvoir dont il modifiait l’exercice. L’empereur ne devait plus être le délégué du sénat et du peuple-roi, le mandataire électif d’une république souveraine. Ce devait être à l’avenir un monarque à la façon des rois d’Orient, commandant à une partie du monde en vertu d’un droit personnel d’hérédité ou d’adoption. Il imposa aux Romains un souverain vêtu à l’asiatique, par la même raison qu’il se retirait lui-même de Rome, pour effacer les souvenirs du passé, établir l’égalité entre tous les sujets de l’Empire, et faciliter ainsi une division qu’il jugeait nécessaire à la commune défense.

La politique de Dioclétien rendait ainsi à l’Empire quelques jours d’ordre matériel aux dépens du principe même de sa grandeur. Mais qui aurait pu y rétablir la moindre trace d’ordre moral! Ce qu’avait pu devenir le désordre des esprits dans ce bouleversement du monde, il est aisé de se l’imaginer. En quittant l’étude des faits historiques pour jeter un coup d’œil sur l’état des intelligences, on est frappé de retrouver sur ce nouveau théâtre une scène presque aussi déplorable de confusion morale.

Auguste joua à l’égard des mœurs et de la religion des Romains le même rôle, nous dirions volontiers la même comédie qu’à l'égard de leurs lois politiques. Il voulut paraître le restaurateur des institutions dont il achevait la ruine. Tandis que, dans le sénat romain, César avait soulevé l’indignation de Caton, en professant des maximes d’irréligion triviale, le neveu et l’héritier du dictateur proclama en toute occasion le respect des mœurs et de la religion antiques. Ses poètes, ses littérateurs favoris chantaient l’Age d’or, les vieux Sabins, la forte Etrurie. L’épicurien Horace s’écriait : «Rétablis, ò fils de Romulus, les temples écroulés de tes dieux et leurs statues noircies de fumée : soumis aux dieux, tu règnes sur le monde.» En présence de l’impudique Livie, qui portait dans le lit impérial les fruits d’un premier mariage, il invoquait la chaste Diane, protectrice des épouses fidèles et fécondes. Il demandait aux dieux des mœurs pures pour la jeunesse de Rome. Il entremêlait ses chansons bachiques et ses élégies licencieuses par des odes dont le langage officiel respirait l’austérité. De toutes parts on relevait les autels, on réveillait le souvenir des fêtes tombées en désuétude. A côté des écrivains du siècle d’Auguste, ceux des derniers temps de la république paraissent froids ou incrédules. Lucrèce nie et Cicéron doute là où Tite-Live et Virgile affirment. Il y eut, au moment de l’Empire, un véritable essai tenté pour la ressusciter la religion romaine.

Auguste, sans doute, ne s’y trompait pas; l’histoire ne s’y est pas trompée davantage. La religion dont Auguste relevait les autels, quoiqu’elle affectât les allures antiques, ne ressemblait en rien au culte primitif des Romains. L’ancienne religion romaine avait un caractère à la fois domestique et politique; elle était unie par d’étroits liens au droit public et privé; elle faisait une partie essentielle de la constitution de l’État et de la famille. Des vertus morales d’un ordre très simple, des habitudes de petite ville, des intérêts agricoles, des devoirs municipaux, c’était là ce que les anciens Romains mettaient sous la protection de leurs dieux rustiques. Toutes les cérémonies, tous les chants sacrés y rappelaient les occupations agricoles. Le dieu Terme gardait les limites des propriétés; le dieu Fidius veillait à la sainteté du serment; le dieu Consus dictait les conseils des pères de la république; Quirinus était le patron de la bourgade; les Pénates étaient les bons génies de la famille, tandis que le temple de Vesta gardait dans un sanctuaire, à côté d’un feu qui ne s’éteignait jamais, le Palladium mystérieux des destinées futures de Rome. Les souvenirs du bon roi Numa planaient sur ces traditions, et leur conservaient une empreinte de dignité et de bonté patriarcales. L’influence de l’Etrurie, en apportant des divinités et des cérémonies nouvelles, modifia, sans l’altérer sensiblement, le caractère de celte religion primitive. Une forte organi­sation sacerdotale, intimement liée avec l’aristocratie politique, veillait à la conservation de celte antique foi. Les patriciens formaient, à eux seuls, le collège des pontifes et des augures. Seuls dépositaires des formules religieuses et juridiques, seuls interprètes des livres sibyllins, ils faisaient parler à leur gré le droit divin et humain, les lois et les oracles, le passé et l’avenir.

La Rome impériale, à la fois démocratique et fastueuse, ne pouvait plus s’accommoder d’une religion si simple dans ses habitudes, et liée si intimement avec les intérêts d’une caste détruite. Par là même qu’elle faisait partie essentielle de l’organisation sociale et politique des Romains, la religion n’avait pu manquer d’en subir les vicissitudes. A la suite des plébéiens, nous avons vu les nations étrangères pénétrer dans la cité politique de Rome. Elles n’y entrèrent pas sans leurs dieux et sans leurs cultes. On conquit peu à peu le droit de religion, comme le droit de cité, par une série de luttes, d’artifices et de victoires. Le principe général du droit romain défendait d’admettre des dieux nouveaux. Voilà la règle telle que l’établit Cicéron. Mais l’exception habituelle, chez les Romains, à tout principe de droit strict, ne se fait pas attendre. Le sénat et le peuple pouvaient naturaliser les dieux étrangers et leur donner un certificat de nationalité. Ils usaient largement de cette faculté. Il y avait même des occasions où l’on se serait fait conscience d’y manquer. Avant d’entrer dans une ville assiégée, on adressait aux dieux du pays une prière solennelle ; on les invitait à quitter leurs temples et à se retirer dans le camp des Romains. Cela s’appelait les évoquer. «S’il y a un dieu ou une déesse, disait la formule consacrée, qui ait pris sous sa tutelle le peuple ou la ville de..., Dieu, qui que vous soyez, je vous prie, je vous adjure et je vous demande en grâce de quitter le peuple et la ville de..., de sortir de la ville et des temples..., de venir à Rome chez moi et les miens, et que notre ville, nos temples et nos sacrifices vous soient plus agréables. Si vous faites ainsi, je voue des temples et des vœux à votre divinité.» Qu’on juge combien de fois, sur combien de théâtres différents, cette prière dut être prononcée depuis la première guerre punique, et que l’on calcule par-là de combien de divinités nouvelles dut s’enrichir l’Olympe des Romains. C’est par des motifs analogues que Titus Livius nous montre le serpent d’Esculape apporté à Rome (461 avant J.-C.) au milieu d’une épidémie, et la mère des dieux amenée de Pessinunte en 547. Cicéron nous raconte comment le culte de Cérès fut adopté et les droits de cité donnés à une prêtresse d’Eleusis, afin qu’elle pût, en qualité de citoyenne, prier pour ses concitoyens. En outre, chaque nation avait le droit de conserver ses dieux et de les adorer en liberté, même à Rome sous la condition assez mal observée de ne point faire de prosélytes; et, comme on venait à Rome de tous les bouts du monde, Rome était réellement le rendez-vous de tous les dieux de la terre.

Tel était déjà le mélange confus que présentait la religion de Rome, au moment où Auguste la rétablissait. Avec sa sagesse accoutumée, il entreprit de la régulariser, sans prétendre l’épurer complètement. Il fit un triage décent entre les divers cultes reconnus à Rome; et Denys d’Halicarnasse, qui voyageait de son temps, admirait le bon ordre des cérémonies, et félicitait surtout les Romains de n’avoir point admis de rites étrangers sans les purifier des fables qui les déshonorent.

La religion sortie de ces altérations successives ne pouvait être antre chose qu’une conciliation plus ou moins habilement faite entre les diverses mythologies du monde. Cette conciliation s’établissait de mille manières différentes, tantôt en recevant les dieux étrangers sous leurs noms propres, avec leurs insignes et leurs images, tantôt en les confondant à dessein avec d’anciens dieux romains, qui offraient quelque ressemblance d'attributions ou d'apparences. Ainsi l’antique Ops se reconnaissait sous les traits de Cybèle. L’Athénienne Pallas était censée avoir toujours en des autels à Rome sous le nom de Minerve. Diane n’était autre qu'Artémise, et retrouvait sa statue dans l'idole informe qu’on adorait à Éphèse. Chaque grande famille d’hommes n’avait pas apporté seulement son contingent de divinités, mais sa manière propre d’envisager et d'interpréter sa religion. Rome gardait le culte officiel où dominait la politique. Toutes les institutions religieuses extérieures portaient son empreinte. Elle était le premier dieu de son propre culte. Son génie, sa grandeur, sa merveilleuse destinée, c’était là le premier objet d’adoration d’un vrai Romain. Mais la poésie, la philosophie de la religion, appartenaient à la Grèce. La Grèce avait des allégories poétiques pour tous les systèmes. La volupté, le vice, le doute, l’incrédulité même, y trouvaient des voiles pour se couvrir et se parer. Pour les âmes qui sentaient le besoin d'une dévotion plus ardente et plus mystérieuse, l’Orient offrait ses initiations symboliques, sa magie, ses talismans, ses astrologues, ses divinités bizarres, ses pratiques sanglantes, ses sphynx muets, ses animaux obscènes, ses femmes couvertes de mamelles. Ainsi dans cet éclectisme, dans ce confluent, si l'on ose ainsi parler, de toutes les religions, les diverses dispositions de l'âme se trouvèrent d'abord à l'aise. Nulle gêne ne pesait sur les actions; nulle croyance bien définie ne s'imposait inflexiblement aux esprits. Dans ce nombre infini de traditions qui changeaient de lieu en lieu et de poète en poète, personne ne serait venu à bout de tout croire, mais personne n’avait la mauvaise grâce de tout nier: on prenait, on laissait, on priait les dieux , on les raillait à son gré, suivant l'humeur ou l'intérêt du jour. Assez de foi demeurait pour appuyer un peu dans ses défaillances la vacillante raison humaine, pas assez pour l'assujettir à une règle et la faire marcher dans une voie droite; situation merveilleusement appropriée à une race amollie, qui n'avait ni l'énergie d'une foi vive, ni la hardiesse d'un doute raisonné.

«Que croire de la Providence, s’écrie, dans un curieux traité de ces temps, un défenseur chaleureux du culte établi? Si le monde était gouverné par l’autorité d’une divinité quelconque, verrions-nous des Phalaris et des Denys sur le trône, des Rutilius et des Camille dans l’exil, des Socrate buvant la ciguë?... Ou bien donc la vérité est cachée à nos regards incertains; ou bien, ce qui est plus probable, la fortune affranchie de toute loi se joue des péripéties de notre destinée. Soit donc que la nature des choses nous soit inconnue, ou que le hasard en dispose, le meilleur, le plus digne parti, n’est-il pas de prendre l’expérience des ancêtres pour la voix de la vérité; de suivre les religions qu’on nous a transmises; d’adorer les dieux dont nos parents nous ont appris à réciter les noms, avant que nous pussions en approcher par une connaissance plus familière; de ne point porter de jugement sur les divinités, mais de croire à la parole des anciens qui, dans un temps encore grossier et comme au berceau du monde, ont mérité d’avoir des dieux pour protecteurs, ou même pour rois? Aussi voyons-nous que tous des empires, toutes les provinces et toutes les cités ont leurs rites sacrés et leurs dieux nationaux: ceux d’Éleusis rendent hommage à Cérès, ceux de Phrygie à la mère des dieux, ceux d’Épidaure à Esculape, les Chaldéens à Bélus, les Syriens à Astarté, les habitants de la Tauride à Diane, les Gaulois à Mercure; les Romains adorent toutes les divinités de l’univers. C’est par là que leur autorité et leur puissance ont embrassé tout le monde; c’est par là que leur empire s’est étendu au-delà des limites de l’Océan et des voies parcourues par le soleil;... c’est en recevant tous les dieux qu’ils ont mérité de régner sur tous les peuples. Ainsi se perpétue cette vénération mêlée de crainte que le temps n’ébranle pas, mais accroît. Car l’antiquité ajoute autant de sainteté aux religions, que d’années aux édifices sacrés. Et moi-même, je n’oserais pas dire que nos ancêtres ont erré dans les soins qu’ils ont mis à observer les augures, à interroger les entrailles des victimes, à instituer les cérémonies, à dédier des temples. Étudiez leurs annales, et vous verrez avec quelle exactitude ils se sont fait initier aux rites de toutes les religions, soit pour reconnaître la bonté des dieux, soit pour détourner leur colère... Ne voyons-nous pas souvent dans le sommeil ces dieux que, pendant le jour, notre incrédulité repousse ou nie, ou prend à témoins d’un parjure? Puisque telle est donc l’opinion commune, l’accord de tous les peuples sur l’existence des dieux immortels (quelque incertaines d’ailleurs que soient la nature et l’origine de cette opinion), je ne supporte point que des présomptueux, enflés d’une fausse prudence, veuillent dissoudre ou ébranler une religion si antique, si utile, si salutaire.»

Le dégoût des raisonnements, le respect des lois établies, la crainte des fantômes, un doute général contenu par l’habitude et par la superstition, la religion de l’empire est là tout entière.

Mais il n’est pas donné à l’âme humaine de croire ou de douter longtemps à moitié. On ne se berce pas impunément dans ces régions nuageuses, intermédiaires entre l’incrédulité et la foi. Les chutes y sont rapides et profondes. Les différents éléments combinés dans la religion commune des Romains ne restèrent qu’un instant en équilibre, et se développèrent bientôt chacun dans son sens. La politique impériale, qui s’était fait du culte un instrument, en usa jusqu’à le briser. Comme le culte officiel des Romains n’était guère qu’une personnification patriotique de Rome, quand Rome elle-même eut pris l’habitude de passer tout entière dans un homme, l’empereur devint le vrai dieu de l’empire. Le scandale des apothéoses impériales était fait pour ouvrir les yeux aux plus aveugles sectateurs du polythéisme. On dirait qu’Auguste et Tibère avaient senti ce péril, car ils résistèrent longtemps à prendre rang parmi les dieux. Auguste ne voulait pas être adoré en Italie. Tibère ne permit qu’aux villes d’Asie de lui élever un temple : il est vrai qu’il se présenta onze cités pour se disputer cet honneur, et qu’il fallut un décret du sénat pour l’attribuer en propre à Smyrne. Mais à Rome, Tibère professait qu’il était mortel et qu’il subissait les lois de l’humanité. Cette prudence ne fut point imitée par ses successeurs. Caligula avait des temples partout; Claude s’en fit bâtir en Bretagne, et Néron à Rome même. On y joignit bientôt les mères, les sœurs, les concubines des princes. Thraséas mourait pour n’avoir pas cru que Poppée fût une divinité, ni qu’elle eût donné naissance à une déesse qui vécut quatre mois. Tout le désordre de la politique humaine pénétrait ainsi dans la religion. Les caprices de la poésie s’en jouaient pendant ce temps à leur gré. Pendant que l'une déifiait tous les vices, l’autre calomniait et déshonorait tous les dieux. Elles travaillaient en commun à faire disparaître toute distance entre le ciel et la terre. La multiplicité des légendes, qui variait à l’infini les dieux antiques, la promptitude des révolutions qui élevait et renversait, d’un jour à l’autre, des dieux nouveaux, déroutaient et accablaient l’imagination populaire. Le Panthéon aurait eu l’enceinte de Rome entière, qu’il n’eût pu contenir assez d’autels pour tous les dieux des Fastes d’Ovide.

Que serait-ce si l’on y eût joint toutes les religions occultes, toutes les sorcellerie!, toutes les cabales qui se cachaient dans les coins reculés ou dans les souterrains de Rome! Il n’y eut jamais, d’un bout du monde à l’autre, un tel trafic, un tel commerce de superstitions. Chaque bande d’aventuriers, qui venait gagner de l’argent à Rome, apportait un dieu et des mystères avec elle. Il suffisait d’un charlatan et d’un serpent de carton pour arrêter un général romain à la tête de ses troupes, et le décider à établir une consultation avec ce dieu d’un nouveau genre. Vainement Auguste, pour indiquer la mesure qu’il fallait garder, avait-il refusé, en Égypte, d’aller adorer le bœuf Apis, et félicité son fils de n’être pas entré dans le temple de Jérusalem. Déjà ses enfants mêmes suivent le torrent. Germanicus et Agrippine, à leur retour d’Asie, fréquentent tous les temples, invoquent tous les dieux, moitié celtiques et moitié orientaux, de Galatie; Vespasien va consulter les dieux de Memphis. Si, sur le bruit d’une invasion de Marcomans, la ville de Rome est frappée de terreur, le philosophe Marc-Aurèle va mendier des prêtres de tous côtés, pratiquer des rites étrangers, et purifier la ville suivant les modes divers de toutes les nations. Est-ce conviction, est-ce politique? qui le sait? Le sait-il lui-même, ce stoïcien plus tendre et moins orgueilleux que sa secte, qui, pourtant, avait toujours un astrologue à ses côtés? Quel Romain voyait clair alors au fond de son âme? Un railleur, peut-être, connue Lucien, qui ne craignait pas de mettre en scène les dieux de la Grèce et de l’Orient, se querellant au conseil de Jupiter pour la préséance. Les dieux d’or devront s’asseoir les premiers, puis les dieux d’argent; puis l’ivoire, l’airain et la pierre passeront à leur tour. Mais les dieux de Grèce sont plus beaux et mieux taillés, quoiqu’ils soient de pierre, et Neptune est indigné de céder le pas au chien Anubis. Puis viennent les Satyres aux pieds de bouc, et le stupide Mithra, dieu de Médie, la tête ceinte d’un turban, qui promène ses regards hébétés sur l’assemblée, et ne comprend pas ce qu’on veut dire quand on boit à sa santé.

Voilà où était tombée en peu d’années la piété res­taurée par Auguste. Un mélange, qui avait d’abord paru rendre la vie douce et la religion facile, devenait ridicule aux yeux des hommes éclairés, et pesait douloureusement sur le vulgaire. Ce malaise se fait sentir dans tous les écrivains sérieux-du IIIe siècle. Plutarque et Apulée, par exemple, l’expriment constamment. Le besoin de l’unité les possède; le chaos qu’ils rencontrent partout les désespère. Plutarque s’afflige de trouver des dieux grecs et des dieux égyptiens. Il voudrait se persuader, et persuader à ceux qui le lisent, que tous ces noms divers ne sont que des symboles différents, des emblèmes d’une même idée. Il s’ingénie à trouver le sens de toutes les fables, les vertus morales et physiques mystérieusement représentées par toutes les idoles. «Il n’y a point, dit-il, de dieux différents chez les différentes nations, de dieux grecs, de dieux barbares, de dieux du nord et de dieux du sud; mais, comme le soleil, la lune, le ciel, la terre et la mer sont des choses universelles et seulement désignées par des noms divers, suivant les pays, il y a aussi, suivant les lieux, différents noms et divers modes d’adoration pour la même sagesse suprême et la même Providence.» Puis il donne lui-même l’exemple en expliquant le symbole d’Apollon et du soleil. Il est probable que c’était une tentative du même genre qui avait fait la réputation d’Apollonius de Tyane, ce Grec, semi-magicien, semi-philosophe, qui parcourait, nous dit son biographe, les divers pays du monde, s’instruisant de toutes les traditions, visitant tous les temples, essayant de ramener partout les doctrines à une morale pure, et les cultes à des formes simples. L’allégorie devait être un dernier et stérile effort du polythéisme pour élever une unité philosophique sur la diversité des croyances populaires.

Mais pour que cette métamorphose pût réussir, pour que la philosophie pût rendre, par des commentaires allégoriques, l’unité et la vie à la religion, il aurait fallu qu’elle les possédât en elle-même. Pour se mêler aux croyances populaires, et leur prêter quelque autorité morale en les épurant, pour cacher un sens élevé et symbolique sous des fables poétiques, il faut une sagesse à la fois intelligente et austère, qui mêle au culte sincère de la vérité quelque compassion pour les erreurs et les faiblesses humaines. Dans les sanctuaires des temples de l’Egypte ou de la Perse, Pythagore aurait pu trouver des mages ou des hiérophantes expliquant ainsi à des initiés les traditions d’un culte bizarre , à la lumière d’une philosophie souvent profonde. Mais tel ne pouvait être le rôle d’aucun des systèmes philosophiques qui régnaient à Rome sous l’Empire. Les philosophes des diverses écoles, qui passaient dans les rues de Rome, drapés dans la misère classique de leurs manteaux, et se promenaient sur les places publiques, la barbe inculte et les cheveux mal peignés, ne pouvaient ni atteindre ni prétendre à une pareille autorité. Objets de curiosité et non de respect, livrés entre eux à d’interminables dissensions, ils étaient souvent les jouets de la foule, et n’en pouvaient être ni les docteurs ni les maîtres.

A vrai dire, l’âge d’or de la philosophie avait passé, dans le monde ancien, plus vite encore que celui de la religion. Les superstitions s’étaient montrées plus vivaces que les systèmes, et il y avait, au IIe siècle, encore plus de croyants naïfs que de raisonneurs graves et de penseurs sérieux. La philosophie s’était perdue en Grèce par la multiplicité des écoles, par la subtilité de leurs discussions sophistiques. Mais le carac­tère particulier que l’esprit romain lui avait fait pren­dre, bien que plus simple et plus sensé en apparence, n’avait peut-être pas moins contribué à lui enlever toute influence étendue.

En passant d’Athènes à Rome, la philosophie grecque avait semblé, en effet, descendre des nuages sur la terre. Le génie romain, éloigné de la théorie et tourné vers les intérêts et les affaires pratiques, n’avait pu manier qu’assez lourdement les armes de la dialectique grecque. Une langue plus forte que souple, des habitudes de pensée plus simples que fines, une vie toujours pressée par le soin de conquérir ou de gouverner le monde, ne permettaient guère aux Romains de se perdre complaisamment dans le domaine de la réflexion pure. Aussi les doctrines de la Grèce, transportées de l’autre côté de l’Adriatique, y avaient-elles perdu ce qu’elles avaient de subtil, de hardi, de curieusement métaphysique, en même temps qu’elles dépouillaient le vêtement de poésie brillante dont elles étaient ornées. Aux spéculations sur Dieu, sur l’origine première des choses, sur la fin dernière de l’âme, qu’avaient agitées le Timée, le Parménide, le Phédon et la Métaphysique d’Aristote; à tous ces problèmes, que la Grèce avait discutés avec passion, sans les résoudre avec certitude, avaient succédé des questions moins hautes, d’une application en apparence plus fréquente et plus facile. Le côté moral des systèmes était le seul qui eût survécu. Le bien consistait-il dans le plaisir ou dans la vertu? Fallait-il diriger sa vie en conformité avec les instincts de la nature ou avec un type préconçu de sagesse idéale? Ce fut la seule querelle philosophique qui agita véritablement les esprits sous l’Empire. L’épicuréisme ne fut pour Horace qu’une théorie de licence délicate et d’immoralité voluptueuse. Entre les mains d’Épictète ou de Perse, le stoïcisme c’est qu’un code de morale à la fois sèche et forte. Cette rude doctrine s’attendrit à peine, chez Marc-Aurèle et chez Sénèque, par une disposition naturelle au mysticisme. Dans les écrits de Cicéron même, comme on voit que ce rare génie, malgré sa souplesse, est plus à l’aise quand il traite des sujets de morale, que quand il aborde, avec les plus ingénieuses périphrases, les spéculations plus téméraires qu’il avait étudiées à Athènes et qu’il s’efforçait vainement d’importer à Rome! Quelle différence entre la précision du De officiis et les conclusions équivoques, les réserves embarrassées du De naturel Deorumet des Tusculanes!

Toute préoccupation métaphysique et en même temps toute influence religieuse ont disparu de la philosophie latine. La divinité et le ciel sont absents de ces systèmes philosophiques, qui ne pensent guère qu’aux jouissances, à la douleur et aux devoirs de l’homme sur la terre. Le dieu universel des stoïciens, cette âme aveugle et fatale du monde, n’est guère plus vivant pour la conscience que les dieux indifférents d’Épicure. Le véritable sujet des réflexions d’un penseur romain, c’est la distinction des biens et des maux. Ce qu’il faut faire, ce qu’il faut éviter, voilà ce qu’il se demande, rarement ce qu’il faut espérer et croire.

Le résultat de cette simplification apparente de la philosophie est celui qui n’a jamais manqué à toute morale qui prétend marcher seule, en dehors des vérités religieuses. C’est une illusion naturelle et fréquente de penser qu’en séparant la morale des problèmes souvent obscurs de la métaphysique religieuse, on la rend plus claire et plus facile. On aboutit seulement à la rendre insupportable et inapplicable. L’accomplissement du devoir n’est possible et ne devient cher aux hommes que quand il leur paraît imposé par une main divine qui tient en perspective devant eux le châtiment et la récompense, quand les forces de leur âme se trouvent ainsi doublées par les excitations combinées de l’espoir, de l’amour et de la crainte. Abandonnée à elle-même, ne disant rien à l’imagination, ne se rattachant à aucune inspiration divine, ne conduisant à aucune perspective de félicité, n’ouvrant même que très-peu d’accès au repentir, la morale stoïque était sans attrait comme sans appui. Elle imposait des sacrifices sans compensation; elle exigeait des efforts que n’excitait aucun espoir. De bonne heure elle avait elle-même reconnu sa faiblesse; elle s’était proclamée la croyance de la minorité, du petit nombre des élus par excellence, du sage par opposition aux simples hommes. C’était une religion solitaire. L’homme devait regarder en lui-même, en lui seul, s’arrachant à toute impression du dehors, pour chercher dans sa volonté toute sa force, dans sa conscience toute sa lumière. «Regarde en dedans, dit Marc Aurèle, là est la source de tout bien, et une source qui peut couler infiniment si tu y puises a sans cesse». Une pareille doctrine, dans son aridité mélancolique, ne pouvait aspirer à devenir populaire, à communiquer son esprit au culte brillant, sensuel, tout extérieur, avide de plein air et de soleil, que recherchaient les populations païennes.

Aussi aucun esprit de propagande ne l’animait. Sous les Césars, elle demeura la protestation triste et fière d’un parti politique vaincu. Un hasard la fit monter au pouvoir avec Marc Aurèle. Elle en descendit sans compter un disciple de plus. Un pénible sentiment d’isolement saisissait même parfois le stoïcien couronné, au milieu de sa grandeur. Cet empereur, heureux, aimé, tout-puissant, est triste et découragé comme serait le dernier champion d’une secte vaincue. «Supporte patiemment la mort, se dit-il à lui-même, en songeant que tu n’as point à te séparer d'hommes qui pensent comme toi. La seule chose qui pût attacher à la vie serait l’espoir de la passer avec ceux qui partagent nos sentiments. Mais maintenant tu vois quelle douleur c’est de ne trouver que divergence dans le commerce habituel  des hommes. De sorte que tu dois dire : 0 mort, viens vite, pour que moi aussi, je ne me démente pas moi-même.»

En effet, Marc Aurèle fut le dernier stoïcien illustre de l’antiquité; et la philosophie stoïcienne, par une aventure unique dans l’histoire de l’esprit humain, vint finir sur un trône.

La philosophie épicurienne demeura maîtresse du terrain; mais ce fut un triomphe qu’Épicure, à coup sûr, n’eût pas avoué. Elle survécut, sous la forme d’une licence grossière, à toute espèce de mouvement intellectuel dans l’Empire. Depuis la mort de Marc-Aurèle, et pendant l’âge qui le suit, on ne rencontre pas un philosophe, ou même un moraliste de quelque portée. On continuait à discuter dans les écoles. Mais la société fatiguée ne prêtait plus à ces débats qu'une oreille indifférente. Celte langueur, sans doute, n’était pas définitive, et la science grecque, avant de s’éteindre, devait jeter encore un dernier éclat sur le monde et environner de quelque honneur les der­niers jours du paganisme. Déjà, vers le milieu du IIIe siècle, un maître éloquent, un Grec d’Asie, avait paru dans Rome, professant à voix basse, dans l’ombre de conférences mystérieuses, une doctrine nouvelle. Il s’annonçait comme devant rassembler en un faisceau les lambeaux épars de la philosophie grecque, et élever ainsi l’intelligence humaine par le concours de tous les systèmes réunis et sur les ailes de l’enthousiasme, jusqu’à la connaissance intime de la divinité. Plotin avait enseigné à Rome vers 250 ap. J.-C. Il avait pénétré dans la cour de l’empereur Gordien, dont il s’était fait en­tendre entre deux insurrections: des sénateurs, de grandes dames même, se pressaient pour l’écouler, tant était grand dans les âmes le besoin d’unité morale que l’Empire avait excité sans le satisfaire. Mais dans les réserves calculées du langage du nouveau docteur, on pouvait saisir les traces d’une influence inconnue qu’il subissait en la combattant. C’est qu’en effet, pendant qu’à Rome l’unité politique s’échappait de toute part, pendant que les partis, les nations, les dieux même étaient aux prises, sur un autre point de l’Empire jaillissait comme une source nouvelle d’unité, longtemps souterraine, mais abondante et pure. Pour la voir se répandre sur le monde, c’est, avant tout, du côté de l’Orient qu’il nous faut tourner nos regards.

II

DÉVELOPPEMENTS DE L'UNITÉ DE L’ÉGLISE

Le christianisme se présente, à l’esprit qui l’étudie, sous deux faces bien différentes qu’il faut envisager d’un même coup d’œil, sous peine de ne bien saisir ni l’une ni l’autre. Le christianisme est à la fois un fait et une doctrine; il a une philosophie et une histoire qui ont commencé le même jour et se sont déroulées ensemble. L’Évangile raconte en même temps la vie de Jésus-Christ et ses prédications. Les épîtres dogmatiques de saint Paul trouvent leur explication et leur commentaire dans le récit animé de ses persécutions. Les premiers témoins du christianisme ont été des héros en même temps que des docteurs. On ne peut raconter l'histoire de l’Église, sans faire d’une main le tableau de ses souffrances, et sans décrire de l’autre les luttes du dogme et de l’hérésie. En même temps qu’elle opérait dans les profondeurs de l’âme humaine une révolution morale, elle prenait aux yeux des peuples une réalité extérieure et sensible. II faut, en racontant ce développement sans pareil dans le monde, faire marcher de front à tout instant l’exposition des idées et l’histoire des événements.

Nous ne nous arrêterons point à démontrer l’authenticité des récits ni la vérité des faits évangéliques. Ce serait rentrer dans une controverse qui remplirait, à elle seule, des volumes entiers, et dont la passion s’est trop mêlée pour qu’il soit permis d’espérer aujourd’hui y mettre un terme par la bonne foi. Nous ne voyons pas de raison, d’ailleurs, pour sortir ici des lois habituelles de l’histoire.

Les faits dont l’Évangile nous présente le spectacle ne se sont pas passés, comme les fastes des religions antiques, dans quelque temps reculé, semi-héroïque et semi-barbare, sur quelque bord désert ou inconnu. C’est au sein d’une société pleinement civilisée, dans la ville principale d’une province romaine, visitée la veille par Pompée et décrite le lendemain par Tacite, que Jésus-Christ a vécu, prêché, formé son église et sacrifié sa vie. Sa biographie n’arrive point jusqu’à nous transmise de bouche en bouche par des rhapsodes, et grossie sur sa roule par l’enthousiasme et la crédulité populaires. Quatre récits, simples dans leur forme, précis et concordants dans leurs assertions, rédigés par des témoins oculaires ou contemporains dans une langue parfaitement intelligible, tels sont les documents sur lesquels s’établit l’histoire de Jésus-Christ. Un concert d’attestations anciennes, la prompte diffusion, la similitude des textes répandus dans tous les bouts du monde, la conformité des récits avec la chronologie contemporaine, tels sont les titres que font valoir, à leur tour, les écrits évangéliques pour prendre rang parmi les monuments authentiques du passé. La certitude des faits ne s’établit point sur d’autres fondements; la critique des textes n’a point d’autres exigences. Nous connaissons Jésus-Christ par ses disciples Jean et Matthieu, saint Paul par Luc, le compagnon de ses voyages. Connaissons-nous Alexandre ou Auguste par d’autres récits que ceux de leurs, compagnons d’armes ou de leurs courtisans? Parce que des faits intéressent la foi et surprennent la raison, parce qu’ils emportent après eux un certain ordre de conséquences morales, est-ce un motif légitime pour récuser à leur égard toutes les règles ordinaires du jugement humain? Nous ne demandons pour l'Évangile d’autre faveur que de ne pas être mis hors du droit commun de la science et de l’érudition.

Par une raison analogue, aucun respect mal entendu ne doit nous empêcher d’étudier de sang-froid, dans les commencements de l’Église, le secret des ressorts divins qui ont préparé la merveille de son développement et de son triomphe. Les écrivains chrétiens, prosternés dans un juste sentiment d’adoration, ont trop souvent semblé croire qu’on méconnaîtrait la divinité de l’œuvre du Christ et même de sa personne, si tout, dans l’établissement de l’Eglise, ne se montrait également mystérieux, surhumain, inexplicable. En suivant les progrès de la foi, ils insistent, et non sans raison, sur la disproportion constante des moyens mis en œuvre et des effets obtenus; ils aiment à contempler le géant du paganisme étendu à terre par la fronde du berger. Moins ils comprennent, et plus ils admirent; moins ils peuvent attribuer à l’homme, plus ils rapportent à Dieu, ils se plaisent dans leur surprise, et leur respect serait altéré si leur intelligence n’était confondue.

A Dieu ne plaise que nous contestions la beauté touchante et la justesse fondamentale d’un point de vue qui a fourni aux défenseurs du christianisme la matière de leurs plus éloquentes démonstrations. La conversion du genre humain, commencée par douze hommes du peuple et accomplie sans un acte de violence par la seule force d’une prédication paisible qui ne parlait ni à l’imagination, ni à l’intérêt, ni aux sens, demeure une des plus inexplicables merveilles dont l’histoire rende témoignage. Mais les mystères de la foi chrétienne ont un double caractère: incompréhensibles dans toute leur étendue pour notre faible raison, ils sont toujours accessibles par quelque côté à notre intelligente admiration. Il ne saurait donc nous être défendu d’arrêter notre pensée sur un des caractères principaux et qui n’est pas le moins divin de la religion chrétienne, je veux dire son accord avec la marche prédestinée de l’histoire et les éternels besoins de l’âme humaine. Le christianisme n’a point été un accident inattendu dans la destinée de l’humanité. Il s’élève, au contraire, comme un point culminant dans la suite des siècles. Avant lui, tout y mène; après lui, tout en découle. Ce n’est donc point offenser le christianisme, ni diminuer son autorité divine, que de rechercher et de mettre en lumière toutes les causes qui ont préparé et servi sa marche. Si la main qui l’a fondé est la même qui dirige de toute éternité le cours des événements, elle a pu les disposer pour se prêter à son passage. Si la vérité, que le christianisme a révélée, est un rayon de cette vérité universelle qui repose dans le sein de Dieu, elle a dû reconnaître comme son bien toutes les vérités imparfaites dont les systèmes philosophiques se disputaient les lambeaux souillés. Si le christianisme est venu pour apaiser la soif des âmes, les peuples, ces troupeaux altérés d’âmes, ont dû tressaillir à son approche. Ainsi, mœurs, philosophie, état politique et moral des sociétés antiques, tout a pu servir à seconder ses progrès et, si rien ne suffît à les expliquer, tout peut servir à les comprendre. Dans son intérieur même, dans l’organisation de l’Église, il est permis d’admirer la sagesse et la profondeur des combinaisons, l’union d’une force de résistance invincible et d’une force élastique d’expansion, un mélange d’autorité et d’indépendance, d’élection et de hiérarchie qui réalise et dépasse le type des plus savantes constitutions politiques. Car l’Église est une réunion d’hommes que Dieu lui-même a pris la peine d'organiser; il n’est donc point étonnant qu’il en ait fait la plus solide, la mieux pondérée des sociétés de ce monde. La touche de l’ouvrier se fait reconnaître au jeu parfait de l’instrument, à l’accord inconnu qu’il en sait tirer. Ainsi, dans l’histoire du christianisme, c'est souvent par la per­fection de l’œuvre humaine qu’éclate l’intervention divine : nouvelle sorte de prodige qui ouvre à la réflexion de l’historien une vaste perspective, et qui se trouve en parfaite conformité avec l’esprit d'une religion dont le fondateur, un, dans une double nature, fut à la fois le Dieu suprême et l’homme idéal.

La fondation de l’Église chrétienne se rattache intimement à la personne cl à l’action même du Christ. Le disciple bien-aimé, racontant la vie de son maître, lui donna le premier un nom déjà familier dans la philosophie de l'Orient. Il l’appela le Verbe, la Parole. Celte dénomination, qui renferme en soi tout le mystère de la nature divine de Jésus-Christ, pourrait aussi, par une application détournée, paraître le résumé de toute sa carrière humaine. Les courtes années qu'il passa, en effet, hors de la retraite, ne furent qu’une prédication continue, une action miraculeuse de la parole. Il n’écrivit point un système. Dans ses longues heures de méditation, il n’éleva point un de ces monuments raisonnés et philosophiques qui échappent à la foule des contemporains et qu’admire la postérité des sages. Il parlait à toute heure, en tout lieu, à tous les hommes, sous toutes les formes. Né dans les rangs populaires et menant cette vie tout extérieure, si commune sous le ciel d’Orient, d’ordinaire il s’adressa au peuple. Du plus loin qu’on l’apercevait assis sur quelque rocher, sur les bords du lac de Génésareth ou sur les âpres rives du Jourdain, la foule accourait pour entendre tomber de ses lèvres une parole à la fois suave et forte, majestueuse et familière, qui, tour à tour, perçait l'âme de ses traits brûlants, et charmait l’imagination par la grâce touchante des paraboles. Il parlait, dans le silence de la nuit, à l’orgueil troublé d’un docteur d’Israël, sur le bord du puits de Sichem, à la conscience d’une femme coupable et repentante; il parlait dans les synagogues aux scribes étonnés d’entendre le ton du commandement. II donnait rarement à ses discours un développement régulier. Il enseignait, à propos de l’événement du jour, en réponse aux questions qui lui étaient posées, dans le mode le plus directement applicable à l’interlocuteur qui l’abordait. Femmes, enfants, sages ou ignorants, disciples ou adversaires, il parlait à chacun sa langue, il allait droit à l’âme de chacun, pénétrant ses plus secrètes pensées, doublant l’effet de la parole par un regard perçant et doux, où la tendresse du père se mêlait à la clairvoyance du juge et à l’autorité du maître.

Mais précisément parce qu’il parla et n’écrivit pas, parce que ses enseignements publics revêtaient une forme plus touchante que systématique, parce que son geste, sa voix, ce parfum de divinité qui s’exhalait des bords mêmes de sa robe, attiraient presque autant que ses instructions même la foule émue qui suivait ses pas, son œuvre aurait dû, ce semble, disparaître avec sa personne; son enseignement aurait dû s’effacer avec le son de sa voix. Il n’en fut rien pourtant. L’Évangile, après lui, conserva sa nature; on ne le vit point s’évanouir en un souvenir fugitif ou se glacer en une lettre morte, mais demeurer une parole de vie qui retentit à l’oreille et frappe au cœur de tout homme. Jésus-Christ désigna de bonne heure quelques hommes destinés non-seulement à devenir les dépositaires de sa doctrine, mais à continuer cet enseignement, direct, personnel, d’homme à homme, pour ainsi dire, et de bouche à bouche, approprié aux lieux, aux circonstances et aux caractères, qui avait fait une partie de la force de sa propre prédication.

A peine était-il sorti des eaux du baptême, et venait-il de recevoir la consécration extérieure de l’Esprit saint, deux disciples de Jean-Baptiste, suivant les indications de leur maître, s’approchèrent de lui pour le contempler, Jésus regardant l’un d’eux, lui dit: Vous êtes Simon, fils de Jonas; vous serez appelez Céphas, c’est-à-dire Pierre. Un peu plus tard, trouvant ces mêmes disciples occupés à la pêche, qui était leur métier: Suivez-moi, leur dit-il, je vous ferai pêcheurs d’hommes. Et les deux frères, laissant leurs filets, le suivirent. — Suis-moi, dit-il encore à Philippe, compatriote d’André et de Pierre, qu’il rencontre sur la roule de Galilée. C’est le même appel, toujours imprévu et toujours obéi, qui est adressé à Lévi ou Matthieu, fils d’Alphée, assis derrière son comptoir de péage.

Par celte série de désignations impératives, un groupe de douze hommes choisis fut bientôt rassemblé autour du maître. Saint Matthieu passe la revue de cette petite armée : Ce sont, dit-il, Simon le premier qui fut aussi nommé Pierre, puis André, Jacques, fils de Zébédée, Jean, Philippe, Barthélemy, Thomas, Matthieu (ou Lévi), Jacques, fils d’Alphée, Thaddée, Simon le zélé, et Juda Iscariote. A peine réunis, ils furent envoyés, comme pour faire l’essai de leurs forces, annoncer le règne de Dieu aux brebis perdues de la maison d’Israël.

Malgré cette première mission qui, d’après le rapport de l’évangéliste, fut déjà accompagnée de beaucoup de miracles et suivie de plusieurs conversions, les envoyés eux-mêmes semblent n’avoir eu à ce moment qu’une connaissance imparfaite de l’objet de leur apostolat. Ils étaient tous dans l’attente plutôt que dans la confidence d’une doctrine dont ils étaient loin de pouvoir encore pénétrer la profondeur. A la veille de les quitter, après trois ans de vie commune, Jésus-Christ savait si bien qu’il était encore peu connu d’eux, qu’il leur adresse cette question : « Que dit-on du Fils de l’Homme, et vous, qui dites-vous que je suis?» Le plus hardi, le plus actif, le plus entreprenant des disciples, celui que son ardeur avait déjà porté au premier rang et exposé à plus d’un péril, lui répond: « Vous êtes, Seigneur, le Christ, le fils du Dieu vivant. — Bien heureux es-tu! reprend Jésus, Simon, fils de Jonas, parce que ce n’est point la chair et le sang qui t’ont révélé ceci, mais mon Père qui est au ciel : et moi je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel.» Ainsi, alors même que la nature du Messie était encore un problème pour ceux qui l’approchaient dans son intimité, le plan de l’église chrétienne apparaît déjà dans son langage. Cette Église a un fondement terrestre et pourtant éternel. Elle a des portes sacrées dont un gardien est déjà nommé; et ses clefs, confiées à une main humaine, ouvrent et ferment l’entrée du ciel.

Dès lors, c’est à cette église constituée et souvent même à son chef visible, que Jésus-Christ adresse directement ses recommandations, ses instructions et ses promesses. II lui parle comme si elle était déjà armée d’une puissance extérieure, comme si elle faisait déjà la loi à des nations rangées sous ses ordres. Quiconque n’écoute pas l’Église, dit-il, regardez-le comme un païen et un publicain. C’est à ce petit cénacle mis à part de la foule des fidèles qui se pressaient pour toucher le bord de ses vêtements, à part des saintes femmes qui lui portaient un amour très tendre, à part du centurion ou de l’humble péager dont il avait loué publiquement la foi, à part de Lazare même qu’il avait rappelé du tombeau, c’est à ces élus qu’il révèle sur quelque montagne écartée sa gloire cachée et sa mort prochaine. C’est à eux, à eux seuls, qu’il promet d’envoyer l’Esprit qui doit descendre sur la terre après que lui-même sera remonté vers le ciel. «Si je m’en vais, dit-il, je vous enverrai le consolateur qui vous fera ressouvenir de tout ce que je vous aurai dit. » Le reste des croyants n’est point exclu sans doute de cette unité future, mais il n’y pénètre que par l’intermédiaire des apôtres. «Père saint, dit le Seigneur dans sa dernière prière, conservez, par votre nom, ceux que vous m’avez donnés, afin qu’ils soient un comme nous : je ne vous prie pas seulement pour eux, mais encore pour ceux qui croiront en moi par leur parole, afin que tous ensemble ils ne soient qu’un.» C’est aux apôtres seuls qu’il fait part de ce dernier repas qui eut toute la solennité d’un sacrifice avec toute la douleur d’un dernier adieu. Plus le moment de sa fin approche, plus il se renferme dans leur société; plus il parait concentrer sur eux seuls toute son attention, plus il adresse en particulier des appels fréquents à celui d’entre eux qu’il a désigné comme leur chef; il semble ne plus perdre Pierre de vue. Il lui prédit sa chute et sa pénitence: «Quand tu seras revenu, lui dit-il, confirme tes frères.» Au milieu même de ses souffrances, il se tourne pour lui reprocher, par un regard plein de douceur et d’amertume, ses défaillances répétées. A peine sorti du tombeau, il s’entretient avec Pierre avant de se montrer aux autres disciples. Enfin à trois reprises, par une triple bénédiction, à la suite de trois interrogations solennelles, il le charge de paître les brebis qu’il va quitter.

Rien n’est frappant comme de comparer Jésus élevé au ciel sur la montagne de Galilée, et Moïse mourant au-delà du Jourdain, dans la terre de Moab; tout l’esprit de la loi nouvelle se fait voir dans cette comparaison. Moïse étendait ses mains pour bénir un peuple nombreux. Au centre de ces multitudes, qui étaient une nation en même temps qu’une armée, s’élevait l’arche sainte, qui enfermait les tables de pierre gravées par la main de Dieu lui-même; la tribu de Lévi veille à la garde du sanctuaire, où la pensée divine repose imprimée sur le roc. Jésus-Christ n’a autour de lui que douze hommes sans armes, et sa loi n’est écrite encore que dans leur cœur. Mais la pensée de Moïse, comme enfermée elle-même dans l’édifice étroit de sa théocratie, ne dépasse ni ces légions qu’il embrasse du regard, ni celte terre promise dont il aperçoit les bords. Celle de Jésus s’étend à tous les âges de l'avenir et à toutes les nations de la terre. «Toute puissance, dit-il, m’a été donnée dans le ciel et sur la terre. Allez donc, instruisez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer toutes les choses que je vous ai prescrites. Je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles». Sur cette parole, ces douze hommes, le bâton à la main et les reins ceints, devront parcourir le monde entier. Ils n’emporteront ni argent dans leur bourse, ni sac pour leur voyage : ils n’ont point encore de livre sacramentel à consulter. Avec eux la vérité ne sera plus retirée dans le silence d’un asile inviolable; elle se tiendra sur les chemins pour appeler tous les passants. La loi ancienne était froide comme la lettre : l’église nouvelle est vivante comme la parole. L’une était un monument, l’autre est un être; l’une avait l’immutabilité du roc, l’autre, incessamment fleurissante, aura l’éternelle jeunesse de la nature animée; son organisation féconde va se transmettre comme la vie et se renouveler comme les générations.

C’est ainsi que l’Église sort tout organisée des mains du Christ avec son ordre hiérarchique et son unité. On la voit à l’œuvre dès le lendemain de l’Ascension, lorsque, sur la parole de Pierre, le sort est appelé à choisir parmi les cent vingt disciples fidèles, tous témoins de la résurrection du Sauveur, un successeur au ministère et à l'épiscopal du traître Judas. Il est plus difficile de déterminer dans les récits de l’Évangile à quel moment de la vie du Christ l’ensemble du dogme chrétien fut connu, même des apôtres, sous une forme raisonnée. Les enseignements moraux adressés par Jésus-Christ à la foule, les réponses habiles faites aux questions perfides des Pharisiens, l’explication confidentielle des paraboles, tous ces modes d’enseignement qui tenaient sans cesse éveillée la curiosité des disciples, ne servirent sans doute que de préparation à des instructions plus détaillées sur l’enchaînement des vérités chrétiennes. Mais, sans vouloir soulever le voile dont le récit sacré a couvert ces confidences, il nous suffit de reconnaître que, dans la suite même des faits évangéliques, tout le dogme chrétien était déjà implicitement contenu. Ces faits miraculeux renfermaient toute une doctrine, car ils offraient à eux seuls au cœur de l’homme ce qu’il cherchait vainement au pied de l’autel de ses faux dieux, un intermédiaire entre Dieu et l’humanité.

Le besoin d'un intermédiaire, telle est en effet l’explication des aberrations religieuses de l’humanité païenne, et du prompt réveil qui suivit l’apparition du christianisme. Il faut s’arrêter un instant pour bien saisir ce point capital, qui est comme le centre et le résumé du dogme chrétien, et hors duquel on lie saurait comprendre ni l’état d’esprit du monde antique, ni la rapide propagation de l’Évangile, ni l’importance des grands débats qui devaient déchirer l’Église après son triomphe. Avant l’Évangile, l’esprit humain n'était pas sans doute incapable de concevoir l'idée d'un Dieu unique et suprême; mais il était hors d’état de le contempler sans s’éblouir. La grandeur écrasante, la justice vengeresse, la pureté jalouse d'un Dieu tout-puissant l'accablaient et l’épouvantaient tour à tour. Il s’en détournait par défaillance et par terreur. Il demandait un intermédiaire plus accessible à sa faiblesse. Il l’avait cherché longtemps dans les dieux du polythéisme. Le christianisme vint enfin le lui offrir sous des traits d’une bonté attrayante : et ce fut là l’un des secrets de sa rapide propagation qu’il ne nous est pas défendu de pénétrer.

Nous avons déjà considéré le polythéisme dans ses résultats politiques et dans ses derniers jours de discrédit et de décrépitude. Mais un phénomène moral à la fois si étrange et si important doit être considéré sous plus d’une face, et il faut tâcher d’en bien concevoir le véritable caractère.

Accoutumés que nous sommes aujourd’hui, par les leçons de la religion chrétienne, à vivre dans le commerce familier des plus hautes notions métaphysiques, nous avons quelque peine à concevoir les difficultés qu’éprouvaient les populations, et même les sages de l’antiquité, à aborder directement le culte de l’être infini. Le polythéisme ne nous inspire qu’un mépris mêlé de pitié. Nous nous indignons contre les Juifs quittant le Dieu de Sinaï pour aller adorer le veau d’or. Nous sourions aux fables ingénieuses de Platon, aux ménagements politiques de Cicéron. Ne soyons pas si sévères pourtant pour les premiers maîtres de la religion et de la pensée. Le cœur de l’homme n’est pas tellement changé par les siècles, qu’en descendant en nous-mêmes nous n’y puissions retrouver l’explication de ses plus étranges faiblesses. Il est certain, par exemple, que même pour nous, l’idée de Dieu, quand elle nous est livrée par la raison pure, ne nous apparaît qu’environnée de problèmes redoutables qui entraînent à leur suite des malédictions menaçantes. Des notions incompréhensibles, des questions terribles qui troublent l’intelligence, naissent d’une réflexion prolongée sur l’idée de Dieu. Hors d’état de nous tenir à de telles hauteurs dans un juste point d’équilibre, nous nous faisons tour à tour de la divinité des idées trop élevées pour nous ou trop indignes d’elle. Tantôt nous l’abaissons à notre taille quand nous tâchons de la concevoir; tantôt nous cessons de nous comprendre nous-mêmes, quand nous nous efforçons de grandir notre pensée pour l’atteindre.

Le raisonnement connu qui démontre l’existence et l’unité d’un dieu suprême, est d’une rigueur et d’une simplicité telles, qu’il n’avait pu échapper entièrement aux esprits exercés de l’antiquité. Comme nous, ils pouvaient concevoir que tous les êtres finis, dont nous faisons partie nous-mêmes, bornés en puissance, en durée, en perfection, incapables de se produire ou de s’anéantir eux-mêmes, doivent par conséquent chercher hors de leur propre essence quelque cause première. Un être infini peut seul nous fournir cette cause efficace. Cet être infini doit être unique; comment deux êtres infinis pourraient-ils subsister sans se gêner, sans se limiter, sans se détruire par conséquent mutuellement? Deux infinis sont contradictoires. Unique, il doit être parfait et tout-puissant, car qui pourrait altérer en lui la perfection et limiter la puissance? Parfait et tout-puissant, il doit être aussi immuable, car la perfection ne peut rien acquérir, et l’omnipotence ne peut rien perdre. Il ne peut donc changer, ni en mal ni même en bien, car il est le bien lui-même. Un, infini, parfait, immuable surtout, tel s’élève le dieu de la logique. En un mot, c’est un dieu qui ne peut être ni ému, ni amoindri, ni même affecté par aucun rapport avec aucun être étranger ou extérieur à lui.

Mais conduit par celle force irrésistible du raisonnement jusqu’en face de celte invisible divinité, l'homme se sent tout d'un coup saisi d’un profond malaise. Il semble que sur ces sommets glacés l'air manque à sa poitrine. Le dieu qu’une logique étroite nous découvre ne parle point assez à son cœur. Tout en lui, au contraire, l’inquiète et l’effraie. Quand l’homme souffre, quand il gémit, il lève les regards vers les cieux pour y chercher quelque soulagement; mais ce Dieu qui réside aux deux, dans la splendeur d’une immuable béatitude, peut-il avoir quelque souci des maux de l’homme? Peut-il prêter quelque attention à ses prières? La pitié, la sympathie, ces sentiments qui, s’ils ne sont pas la douleur même, en sont au moins le reflet et l’écho, peuvent-ils troubler la sérénité inaltérable, la plénitude de jouissance de l'être absolu? Dieu peut-il souffrir, même par compassion? Les orages de notre existence passagère peuvent-ils agiter même légèrement la surface toujours limpide de l’éternelle félicité? Sommes-nous dignes d’ailleurs de l’amour d’un dieu qui est le bien lui-même? Le mal n’est pas seulement hors de nous, il est en nous-mêmes; il ne nous afflige pas seulement, il nous souille, il nous dégrade. Nous sommes coupables avant d’être malheureux, et nous péchons avant de souffrir. Si le cri’ de nos douleurs monte jusqu’à Dieu pour attendrir sa miséricorde, la clameur de nos fautes va prendre les devants pour irriter sa justice. Depuis le sang d’Abel le juste jusqu’à à celui de Malachie le prophète, depuis le premier homicide jusqu’au dernier adultère, cette terre toujours sanglante et toujours impure, éternel théâtre de convoitises et de meurtres, ne peut arrêter les regards de l’être parfait sans allumer sa colère. Ici, par conséquent, une apparente contradiction s’élève du sein même de notre intelligence. Le dieu que la logique nous démontre ne suffit point à nos désirs : par un instinct involontaire nous en appelons un autre à notre aide. Le dieu de la raison est le type, la substance même de la justice; rien de souillé ne peut subsister devant ses regards. C’est, avant tout, un dieu qui fait justice; notre cœur invoque un dieu qui pardonne. Pour satisfaire, par conséquent les exigences contraires des deux facultés humaines, il faudrait leur offrir à la fois un dieu inaccessible à toute émotion et un dieu facile à la pitié, un dieu élevé au-dessus du monde et un dieu mêlé au monde, un dieu qu’on ose à peine nommer, et un dieu qu’on puisse aimer, un dieu redoutable et un dieu familier, un dieu différent de l'homme et un dieu pareil à l’homme.

La conscience humaine, privée de la révélation, se débattait dans ces ténèbres, dans ces désirs contradictoires, entre le besoin et la crainte de Dieu, entre l’impossibilité de le comprendre et l’impossibilité de s'en passer, se faisant tour à tour un idéal inintelligible à force d’être sublime, et des images grossières dont elle rougissait elle-même. Le polythéisme était le résultat informe et laborieux de ces efforts. On a dit souvent qu’il était l’apothéose des forces de la nature et des passions humaines. On pourrait dire plus justement encore qu’il n’était que l’idée de la divinité, aperçue par des sens grossiers, à travers l’enveloppe de la nature, et proportionnée aux faiblesses de cœurs corrompus. Le gouvernement du monde, tel qu’il se montre à nos yeux avant que la révélation nous ait appris à le regarder, ressemble, en effet, assez à l’Olympe des Grecs, c’est-à-dire à une monarchie savante conduite par un chef suprême, mais troublée par des guerres intestines. On y trouve la trace de lois sages qui ne sont pas toujours obéies, et l’action de ministres puissants qui ne sont pas toujours dociles. Si les dieux du polythéisme ont la taille fort peu élevée au-dessus de l’humanité, s’ils en partagent les sentiments et souvent les vices, l’antiquité les faisait ainsi pour les regarder, et souvent pour les aimer plus à l’aise. Un besoin invincible d’avoir un dieu fait à l’image de l’homme, un dieu qui pût écouter et répondre, s’irriter et s’attendrir, un dieu en qui l’humanité se mêlât à la divinité, tourmentait les religions antiques. Le polythéisme en était l'expression. L’antiquité faisait ses dieux sanguinaires pour pouvoir les apaiser par des victimes humaines. Elle les faisait criminels pour avoir en eux des complices plutôt que des juges de ses fautes. Elle les douait d’une beauté humaine pour pouvoir les chérir d’une tendresse plus sensible. Elle les dégradait par des aventures licencieuses, pour établir, en quelque sorte, entre les races humaine et divine des rapports de sang et de chair d’où sortaient, sous la forme de demi-dieux, de véritables incarnations grossières de la divinité. Elle avait la passion de faire habiter la divinité au milieu d’elle, et cependant, par intervalle, elle sentait avec désespoir la distance qui l’en séparait. Cette sombre et immobile figure du Destin, assise dans les nuages aux contins de l’horizon d’Homère, ce Saturne détrôné, mais encore terrible, qui se nourrit de sa substance et dévore ses propres enfants, ce nom répété dans la nuit aux oreilles des initiés, ce sont là comme les apparitions rares, mais solennelles, du Dieu immuable de la raison, de cet être absolu que la logique fait sortir des profondeurs de la pensée humaine, aux pieds duquel l’imagination se perd et la réflexion vient mourir.

Tel est à nos yeux le véritable sens du polythéisme dans le monde antique. L’élégante mythologie des fables grecques, les idoles fantastiques de l’Orient, les héros nuageux du Nord, les génies paternels de l’Italie primitive, toutes ces formes diverses de l’idolâtrie partaient d’un fonds commun; l’impossibilité de se contenter de l’idée rationnelle de Dieu. L’humanité avait sacrifié non sans combat les exigences de sa raison pour obéir à la voix plus impérieuse du sentiment et des sens. Il fallait que cet entraînement fut bien puissant, car ni bienfaits, ni promesses, ni miracles, ni menaces rivaient pu y soustraire la petite nation élue, choisie par Dieu lui-même. La nation juive avait éprouvé pendant des siècles, comme toute autre, la passion, la fureur de l’idolâtrie. Vainement, Dieu, pour garder quelques adorateurs fidèles, et pour rendre sa majesté plus visible en avait-il atténué l’éclat; vainement avait-il multiplié les prescriptions expresses suivies de châtiments sensibles; tant de leçons n’avaient point suffi. Le Dieu du Sinaï, Yahvé, Celui qui est, qui a été et qui sera, Celui qui s’appelle «Je suis» , devenu le Dieu paternel d'Abraham, d’Isaac et de Jacob, était encore trop grand, trop redoutable, trop invisible, trop abstrait, même pour son peuple. Dès que Moïse le perdait du regard, Israël demandait un Dieu qui marchât devant lui, et courait se faire des images taillées des choses gui sont en haut dans le ciel, ou ici-bas sur la terre. Il secouait de son col roide, de sa tête dure, le joug de l’invisible unité divine. Soixante-dix ans de captivité rigoureuse avaient à peine réussi à l’y façonner, et jusqu’à la veille du christianisme, plus d’un magicien errant sur les bords du Jourdain ou dans les plaines de Samarie disputait au temple ses fidèles, et à la synagogue ses auditeurs .

C’est dans cette insuffisance d’un Dieu rationnel, et dans ce besoin universel d’un Dieu sensible, que Jésus-Christ vint montrer à la Judée d’abord et ensuite au monde l’union étroite et mystérieuse d’une divinité parfaite et d’une humanité véritable. Il faut se mettre, par la pensée, à la place de ces douze Israélites dont il fit le noyau de son Église. Fidèles sectateurs de la loi de Moïse, ces hommes pieux avaient adoré dès leur enfance, sans le comprendre, mais non sans le craindre, le Dieu très-haut, le Dieu fort, l’Éternel, le Dieu jaloux. Ce culte sévère avait fait peser sur eux le fardeau de ses prescriptions. Mais voici que ce Dieu redoutable, dont Moïse même n’avait aperçu que la trace lumineuse, il leur a été donné de le voir, de l’aimer pendant trois années, sous la forme réelle et matérielle de l’humanité. Il a été fait chair devant eux, il a habité au milieu d’eux plein de grâce et de vérité. Celui-ci a reposé sa tête sur son sein; celui-là l’a vu verser des larmes sur le tombeau d’un ami : à cet autre il a révélé, en deux mots, ses plus secrètes pensées. Trois d’entre eux ont vu tour à tour ses traits s’illuminer d’une, gloire céleste, et se décolorer parles teintes de la mort. Tous l’ont vu mourir et ressusciter, et la main du plus incrédule est entrée dans ses plaies. Lui-même s’est donné indistinctement les noms de Fils de l’homme et de Fils de Dieu, attestant ainsi par une double naissance la plénitude d’une double nature. «Philippe, a-t-il dit à l’un d’eux, celui qui m’a vu a vu mon Père.» «Touchez et voyez, dit-il aux autres, un esprit n’a point de chair et d’os comme vous voyez que j’en ai.» Point de doute pour eux, par conséquent; le même être qu’ils ont connu a été à la fois Dieu et homme, Dieu suprême et homme parfait. Il a été homme par les sens, par le corps, par les larmes, par les affections, par les douleurs; il a été Dieu par la sagesse infinie et la pureté sans tache. Il a été homme par cette mère que, du haut de sa croix , il lègue à son disciple bien-aimé. Il a été Dieu par ce Père invisible qu’il invoquait dans ses prières prolongées, et dont il a dit: «le Père et moi, nous ne sommes qu’un.» Il a été homme par la mort, terrible sceau de la condition humaine; il a été Dieu par la résurrection, prodige de la puissance divine.

Pour ces douze hommes, par conséquent, le poids qui opprimait la conscience du genre humain se trouve soudainement levé. L’idée de Dieu, sans rien perdre de sa grandeur, est devenue tout d’un coup sensible, touchante et douce. Pour la conserver dans leur pensée, ils n’ont plus besoin ni de s’abîmer dans des spéculations, ni de la dégrader par des représentations imparfaites. Leur raison n’a plus besoin de déduire des raisonnements, ni leur imagination de rêver des images. Ils ont vu Dieu lui-même vivre, et, spectacle plus étrange encore, mourir sous leurs yeux, sans que la mort même le leur rendit un seul instant méconnaissable. Ne leur demandez pas comment cela se peut; ils ne le savent pas; mais cela est, ils l’ont vu, ils le croient. Ils croient : ce n’est pas à dire qu'ils n’ignorent plus, mais ils ne doutent plus; tout n’est pas clair, mais tout est certain dans leur esprit.

Ce qui est arrivé aux douze apôtres allait se passer dans le monde entier. Par la double nature du Christ, la barrière qui séparait l’humanité de Dieu se trouve tout d’un coup abaissée, et le polythéisme a perdu sa raison d’être. L’Évangile, sans doute, n’a pas résolu tous les problèmes philosophiques que soulève la notion sublime de la divinité. Les problèmes demeurent comme les bornes éternelles qui gardent les limites de notre étroite intelligence. Mais ne pouvant se faire comprendre de l’homme, Dieu s’en est fait voir, aimer et sentir. Voilà le christianisme tout entier. Il était complet dès le premier jour. C'est par là qu’il a opéré la révolution que n’avait pas même rêvée la philosophie; qu’il a pu établir partout le culte et l’adoration de l’unité divine. Dieu fait homme n’a plus été trop au-dessus de l’homme: il a cessé aussi de lui être trop redoutable. Pour le chrétien, l’idée de Dieu, si elle n’est point dépouillée de tout mystère, ne contient plus que des menaces qu’on peut fléchir. Si elle n’est point dégagée de ses nuages, elle est au moins désarmée de ses foudres. Dieu est encore incompréhensible, mais il a cessé d’être inflexible ou indifférent.

Avant de quitter la terre, Jésus-Christ avait donc terminé toute son œuvre. Dans le collège des apôtres, il avait constitué une église. Par sa naissance, sa résurrection et sa mort, il avait fondé tout un dogme. Cette Église, ce dogme, sont contemporains, et à jamais liés l’un à l’autre. Les apôtres, noyaux de l’Église, sont les témoins de l’incarnation. Jésus-Christ leur a donné, à eux et à leurs successeurs, l’incroyable faculté de perpétuer jusqu’à la fin du monde le mystère de Dieu fait chair. Dès lors, entre le dogme de l’incarnation et l’Église, c’est une solidarité étroite, c’est un mariage indissoluble. Ensemble, ils marcheront à travers l’espace et les âges; ensemble, ils seront attaqués, opprimés, délivrés, victorieux. Nul ne les séparera l’un de l’autre; et si l’on vient à se demander un jour où est la véritable Église du Christ, il n’y aura qu’à chercher dans quelle chaire et sur quel autel l’Homme-Dieu n’aura jamais été ni oublié ni méconnu un seul instant.

C’est cette double tradition de l’autorité ecclésiastique d’une part, et du dogme de l’incarnation de l’autre, qu’on peut suivre par une chaîne non interrompue, à travers la diversité des circonstances, des nations et des caractères, depuis la mort de Jésus-Christ jusqu’au triomphe de l’Église. On peut voir, d’âge en âge, le principe de la hiérarchie ecclésiastique, s’étendant avec une élasticité merveilleuse sur tout le territoire de l’Empire, y constituer toute une société régulière, et le dogme de l’incarnation, développé sans être ni altéré ni accru par la discussion et l’enseignement, devenir le fondement de toute une philosophie religieuse. On peut voir s’agiter autour de ces deux points fixes la variété des génies nationaux, la subtilité de l’esprit de secte, les recherches et souvent les égarements de la science, la ferveur et parfois l’intempérance du zèle.

Indiquons par des traits rapides ce double progrès qui s’accomplit dans l’unité de la règle et de la foi.

La carrière laborieuse des apôtres, et les résultats de leur mission, sont admirablement résumés en quelques traits par un de leurs contemporains et de leurs disciples immédiats, saint Clément, troisième évêque de Rome, dont saint Paul dit qu’il l’avait fort aidé dans son ministère, et qui avait encore la voix des apôtres dans les oreilles et leurs exemples sous les yeux. Ce témoin, digne de foi, écrivant du vivant de beaucoup d’autres chrétiens formés à la même école que lui, s’exprime ainsi dans une lettre reconnue par tous comme authentique, grande, admirable, et qu’on eut coutume, pendant des siècles de lire tout haut dans les églises.   

«Les apôtres nous ont annoncé l’Évangile de la part de Jésus-Christ, et Jésus-Christ de la part de Dieu. Jésus-Christ a été envoyé de Dieu, et les apôtres par Jésus-Christ, et tout cela a été fait dans l’ordre convenable d’après la volonté divine. Ayant reçu leur mission, et remplis, par la résurrection du Seigneur, d’une foi parfaite dans la parole de Dieu, ils se sont avancés avec toute la confiance de l’esprit saint, annonçant le royaume de Dieu.... Prêchant dans les villes et dans les campagnes, ils ont établi les premiers convertis, les prémices de la foi, pour évêques et pour diacres de ceux qui devaient se convertir plus tard. Et ce ne fut point là une institution nouvelle, car bien des siècles auparavant il avait été écrit au sujet des diacres et des évêques : J’établirai leurs évêques dans la justice et leurs diacres dans la foi... Et comme ils possédaient une pré­vision parfaite, ils connurent par Notre-Seigneur Jésus que des contentions s’élèveraient pour obtenir l’honneur de l’épiscopat : ils établirent ceux que je viens de dire, et fondèrent la règle de la succession, afin que quand ils viendraient à mourir, d’autres hommes éprouvés fussent chargés à leur place des fonctions ecclésiastiques»

Le récit sacré connu sous le nom d’Actes des Apôtres, qui ne raconte qu’une petite partie de l'existence de deux ou trois d’entre eux, est conforme à cet exposé de saint Clément, avec toutes les différences de clarté et de précision qui séparent une simple narration d’un enseignement dogmatique. Convertir, fonder des églises, ordonner des prêtres par l’imposition des mains, leur confier le dépôt de la foi et le gouvernement des fidèles, présider à ce développement par de continuelles visites et par des instructions impératives; rester en communion avec saint Pierre, qui les préside quand ils sont rassemblés et porte la parole en leur nom; voilà quel fut l’emploi laborieux de la vie des apôtres qui nous sont connus. Jamais il n’y eut plus grand déploiement d’activité et d’autorité. Incertains, indécis jusqu’à la veille du jour où ils ont reçu leur mission définitive, toujours pleins d’une humilité personnelle qui leur fait repousser tous les titres extérieurs de distinction, les apôtres n’hésitent jamais à prendre le ton d’un commandement sans réplique, au besoin de l’anathème et de la menace. Il a plu, disent-ils au Saint-Esprit et à nous : «Absent, de corps, mais présent d’esprit, dit saint Paul, j’ai décrété , comme si j’étais au milieu de vous, que si quelqu’un fait ces choses, vous tous étant rassemblés avec mon esprit, au nom et par la puissance de Notre-Seigneur Jésus, il soit livré à Satan, afin que, s’il est puni dans son corps, son âme soit sauvée.» —«Si quelqu’un n’obéit point à mon discours, ajoute-t-il ailleurs, faites-le-moi savoir par une lettre, et n’ayez point de commerce avec lui, pour qu’il soit couvert de confusion.» Celte autorité ne reste pas concentrée en eux seuls. Ils en délèguent, ils en détachent les diverses attributions. Partout où ils passent, ils laissent un évêque qui a la plénitude du pouvoir pour gouverner l’Eglise de Dieu, assisté d’un collège d’anciens ou de prêtres, et servi par des diacres, ministres des mystères de la foi et des soins matériels qu’exigent les choses sacrées. L’autorité des évêques et des prêtres est fille de l'autorité apostolique; elle en continue en partie les droits et l’exercice. Émanant d’un caractère sacré, elle n’a pour fondement ni l’âge, ni la considération personnelle. «Obéissez à vos conducteurs, est-il écrit, parce qu’ils veillent au bien de vos âmes.... Que personne, ô Timothée, ne vous méprise à cause de votre jeunesse... Avertissez les vieillards comme vos pères, et les jeunes gens comme vos frères... Prêchez, ò Tite, exhortez avec une pleine autorité : que personne ne vous méprise; évitez celui qui est hérétique après l’avoir averti une ou deux fois.

Le maintien et l’exercice d’une autorité si étendue étaient plus que jamais nécessaires dans ces jours primitifs de l’Église chrétienne. Les premiers néophytes ne furent ni des hommes savants ni des esprits raffinés. Ils ne ressemblaient ni à des disciples d’une école de philosophie, ni aux initiés d’une secte. C’étaient des cœurs chauds et des intelligences simples. Un miracle qui frappait leurs yeux, un accent qui touchait leur âme, une prédication entraînante faite sur quelque place publique, au milieu d’une émotion populaire , une rencontre fortuite dans le désert, une réunion sur le bord d’un fleuve, suffisaient, sous l’influence de l’Esprit saint, pour ouvrir les cœurs et déterminer une prompte conversion. La confession des péchés, la croyance en Jésus-Christ, la réception du baptême, faisaient un catéchumène et bientôt un fidèle. Il y en eut trois mille après le premier discours de saint Pierre, et cinq mille après le second. Une si rapide instruction était nécessairement brève, substantielle, nourrie de faits, sobre d’idées. Le symbole qui nous est conservé sous le nom des apôtres en est le résumé exact. C’est le récit presque sans commentaire de la vie du Christ. Quand l’apôtre avait parlé, béni, versé l’eau sainte, il passait pour aller porter la parole ailleurs. Chacun retournait alors dans sa maison et à son métier, le cœur plein d’une impression profonde et d’un vif désir d’aimer et d’apprendre. Les convertis ne trouvaient point de livres pour soutenir la méditation ou raffermir les croyances. Les copies de l’Ancien Testament étaient rares, écrites dans une langue savante, confiées pour la plupart aux Juifs, qui répugnaient sans doute à les communiquer à des apostats ou à des infidèles. Le manuscrit ne circulait pas comme la rapide impression de nos jours. Le Nouveau Testament n’existait pas encore. L’Évangile fut une bonne nouvelle bien des années avant d’être un livre. Y eût-il eu des livres, peu de convertis auraient su les lire. Une doctrine ainsi verbalement enseignée à des gens de peu de science, si elle eût été confiée à toutes les mémoires et livrée à toutes les discussions, se serait rapidement altérée, défigurée, réduite en poussière. Les Apôtres craignirent ce vent de toute doctrine, qui aurait emporté leur parole. C’est aux évêques et aux prêtres choisis, ordonnés, enseignés par eux, qu’ils la confièrent en dépôt, pour fermer la bouche aux disputes pernicieuses, aux fables impertinentes et aux profanes nouveautés. En l’absence de tout enseignement écrit, la parole était tout. L’évêque fut la parole sanctifiée, consacrée, immuable: toute la doctrine nouvelle résida dans sa personne. L’évêque, suivant l’expression même de saint Jean, fut l’ange de chaque église. Ce fut aussi sans la moindre exagération que le disciple de saint Jean, martyrisé lui-même très peu d’années après la mort de son maître, pouvait écrire: «Quand le père de famille envoie quelqu’un pour le représenter, on doit le recevoir comme si c’était lui-même. Il est donc évident qu’il vous faut regarder l’évêque comme le Seigneur lui-même... Comme le Seigneur n’a rien fait sans le Père, soit par lui-même, soit par ses Apôtres, ainsi vous ne devez rien faire sans l’évêque et les prêtres. Obéissez à l’évêque, comme Jésus-Christ à son Père, aux prêtres comme aux apôtres, aux diacres comme aux exécuteurs des commandements de Dieu. Que personne ne fasse, sans l’évêque, rien de ce qui louche à l’Église. Que là où est l’évêque soit le peuple, comme là où est Jésus-Christ est l’Église. Sans l’évêque, il n’est permis ni de baptiser, ni de faire les repas saints: tout ce qu’il approuve est bien vu de Dieu, afin que tout ce qui se fait dans l’Église soit stable et ferme.»

Nécessaire pour répandre et pour conserver la fui dans chaque communion de fidèles, l’autorité ne l’était pas moins pour établir, entre les divers troupeaux épars sur le monde, un lien de fraternité et une communauté de croyance. De bonne heure, dès le lendemain de la Pentecôte, l’Évangile fut enseigné à des hommes de tout pays, de toutes mœurs et de toutes langues. Le don des langues fut le premier don de apôtres. De petites communions de fidèles furent formées en très peu d’années, presque sur tous les points du monde romain. Ces colonies, que le récit sacré nous montre en pleine activité, s’étaient groupées presque partout autour des synagogues juives, mais elles n’y ressemblaient qu’en apparence. Les Juifs de la dispersion, bien que séparés de leur patrie, en gardaient toutes les habitudes, depuis les croyances les plus hautes jusqu’aux rites les plus minutieux. A Tyr, à Milet, à Corinthe, à Rome même, ils restaient les Israélites de Jérusalem. Leurs regards se tournaient souvent vers le temple et la colline sainte, où ils se rendaient à grands frais aux fêtes solennelles, où ils faisaient passer chaque année des tributs considérables. Ils étaient au sein de chaque nation un petit peuple émigré qui ne vivait pas de la vie commune. Les premières églises chrétiennes, formées dans le sein de la société païenne, ne s’en séparaient par d’autres signes extérieurs que par une pureté de mœurs jusque-là inconnue. Elles n’interrompaient aucune des habitudes de la vie civile. Chacun restait citoyen de sa patrie en devenant enfant de l’Église. Denys pouvait être chrétien à l’aréopage, Sergius Paul us dans le palais des proconsuls, l’eunuque Éthiopien à la cour de la Reine Candace, le centenier Corneille à la tête de la cohorte italienne. Le judaïsme brisait tous les cadres de la société antique; le christianisme s’y plaçait tout naturellement. Aussi, quand Jérusalem tomba sous les armes de Vespasien et de Titus (70 ans ap. J.C.), le culte juif ne survécut que très affaibli à la destruction de son centre national. Répandues sur tout le monde, divisées en sectes nombreuses et en synagogues ennemies, les tribus perdirent rapidement leur généalogie, et laissèrent détendre le lien qui les unissait. Ce fut le moment, au contraire, où l’Église chrétienne prit une extension nouvelle. Elle put s’avancer, dès lors, plus affranchie que jamais des entraves d’une nationalité étroite. Elle devint de moins en moins juive et de plus en plus humaine. A la suite de saint Pierre, la juridiction supérieure et le siège de la monarchie chrétienne avaient déjà passé de Jérusalem à Antioche, puis à Rome, de l’orient à l’occident. On trouve ce déplacement accompli dès la fin du 1er siècle, dans cette épître de saint Clément déjà citée, où l’évêque de Rome parle aux fidèles de Corinthe avec l’autorité d’un père (97 ap. J.C.); tant il semblait simple que le monde civilisé et l’Église chrétienne eussent la même capitale, comme ils ne devaient plus avoir désormais qu’une même destinée.

Mais cette souplesse merveilleuse qui pliait la nouvelle église aux conditions de tous les peuples, en facilitant son développement, était pour son unité une menace constante. Nous avons montré en quelques traits quelle confusion morale régnait sous l’ordre extérieur de l’empire; c’est sur ce chaos qu’il fallait faire luire la lumière d’une seule doctrine. Ce n’était l’œuvre ni d’une seule prédication, ni d’un jour. Les nouveaux convertis apportaient dans l’Église naissante le génie particulier de leur nation, leurs habitudes de penser, de sentir et de raisonner. Le juif ne pouvait faire un pas sans un cortège de cérémonies sacramentelles, et sans un commentaire littéral des textes. L’Asiatique aimait à se perdre dans une contemplation extatique des mystères sur lesquels le Grec exerçait sa vive imagination. L’autorité apostolique d’abord, épiscopale ensuite, pesait sur ces tendances diverses pour les contenir sans les détruire complètement. Des divisions intestines qu’elles suscitaient parfois, naissait une polémique féconde qui éclaircissait et mettait en lumière les divers aspects du dogme chrétien. En répondant aux objections, en réprimant les égarements, les apôtres enrichissaient, par leurs développements, et démontraient à la raison les doctrines qu’ils n’avaient d’abord enseignées qu’à la foi. Ainsi demeuraient rattachées à un même centre toutes ces différences de caractère et de nation qui, abandonnées à elles-mêmes, se seraient perdues dans leurs déchirements.

Sur le fonds commun d’une même doctrine et sous le souffle d’une même inspiration, quelle diversité, par exemple, entre les trois seuls Apôtres dont la personne nous soit bien connue: saint Pierre, saint Paul et saint Jean! Chez saint Pierre, la nouvelle naissance reçue par l’Evangile n’efface pas du premier coup le sentiment un peu jaloux de l’enfant d'Israël. Le juif reparaît long­temps sous le chrétien. Une vision solennelle, un ordre céleste, sont nécessaires pour le décider à ouvrir les portes de l’Église aux nations qui vont s'y presser. Le nom des Gentils l’effraie par instinct : le même instinct l’attache parfois jusqu’à l’excès à la loi et aux pratiques du Deutéronome et du Lévitique. Saint Paul, au contraire, aime à mettre en opposition constante la loi et la foi, la loi qui asservit et la foi qui affranchit, la loi des esclaves et la foi des fils, la circoncision du cœur et celle de la chair. «Il n’y a plus de Juifs, s’écrie-t-il, plus de Gentils, plus d'esclaves, plus d’hommes libres, plus d’hommes et plus de femmes! vous êtes tous un en Jésus-Christ.» Avec lui tombent les barrières des peuples et s’ouvrent les immenses perspectives de l'horizon chrétien. Chef et clef de voûte de l’Eglise, saint Pierre est animé avant tout d’un esprit de commandement et d’organisation sacerdotale. L’ordre, la soumission, la hiérarchie, reviennent sans cesse dans sa bouche. «Rendez à tous l’honneur qui leur est dû. Aimez vos frères, craignez Dieu, respectez le souverain .Vous qui êtes jeunes, soumettez-vous aux prêtres.» Saint Paul, qui sait aussi parler de haut et commander, quand son devoir l’exige, se complaît pourtant dans la discussion et fonde les premiers développements de la théologie nouvelle. Mais, dans les débats qui naissent de deux caractères différents, non-seulement la charité n’est pas un instant oubliée, mais l’unité n’est pas un seul jour ébranlée; et leurs deux noms, associés dans le même martyre, seront in­scrits ensemble sur la première église du monde chrétien.

De saint Paul à saint Jean, la différence est plus grande encore. Partis d’un même foyer, quelle distance ont parcourue ces deux rayons divers, et comme est déjà vaste l’orbite qui peut les contenir tous les deux! Comme est puissante la force d’attraction qui, malgré les impulsions diverses de leurs natures, les retient dans le même cercle! Saint Paul, l’apôtre de la grâce, n’est occupé qu’à sonder les replis du cœur humain. L’âme de l'homme, le péché de l’homme, le pardon et le salut de l’homme, le conflit de ses devoirs et de ses faiblesses, l’inégalité de ses besoins et de sa force, voilà le thème constant des démonstrations de saint Paul; c’est un moraliste plein de profondeur. La nature intime de Dieu, la mystérieuse génération des personnes divines, toute une genèse nouvelle cherchée bien par-delà celle de Moïse, d’habituelles et brillantes apparitions d’une autre vie, tel est l’apôtre de l’amour et le prophète de Patmos. Qui ne reconnaîtrait à ces traits, à travers des instructions destinées à tous les hommes et à tous les âges, les égards que l’Esprit saint n’a jamais dédaigné d’avoir pour les besoins et les instincts des sociétés différentes? Bien que né dans l’Asie-Mineure, et familier avec toutes les ressources de la dialectique grecque, saint Paul est, par ses études, par ses voyages, par sa qualité de citoyen romain, par ses rapports constants avec la capitale du monde, même avant de l'avoir habitée, un homme d’Occident, un membre de la société latine. Il est à son aise devant les magistrats romains; il leur parle leur langue, la langue claire du droit. Il sait la portée des privilèges et la valeur d’une formule: il a des amis dans la maison de César: il a vécu parmi les sectateurs d’Épicure et de Zenon, peut-être conféré en secret avec Sénèque. Il sait quelle éducation exige cet esprit latin toujours moins curieux de métaphysique que de morale, de l’essence des choses que du but de la vie, des mystères que des devoirs, et de Dieu que de l’homme. Ses épîtres seront des traités de morale au point de vue du dogme évangélique. Saint Jean, au contraire, est à peine sorti de l’Orient. Il a passé sa vie sur cette terre natale de tous les symboles et de tous les systèmes théogoniques, entre les esprits de python, les magiciens, les prêtres de Cybèle et d’Astarté, au pied du temple de la grande Diane des Éphésiens, sous un ciel éclatant de lumière, dans une atmosphère chargée de vapeurs brillantes, de fantômes, d’allégories et de panthéisme. A des esprits amoureux d’initiations mystiques, et pour réfuter les hérésies qui peuvent naître de telles dispositions, il devra développer, dans un langage plein de grandeur, la simplicité sublime d’une métaphysique chrétienne. Dieu lui accordera des visions pour dissiper et remplacer des chimères. Ainsi, dans ce partage de l’œuvre qui leur est commune, saint Paul sera l’un des fondateurs de l’Église latine, inébranlable rempart de la foi. Saint Jean ouvre la marche de cette église d’Orient, la mère des hautes spéculations, des distinctions ingénieuses, des discussions subtiles, et qui ira si loin dans la pénétration des mystères qu’elle finira par s’y égarer. La diversité des tâches est accrue encore chez ces deux grands hommes par la diversité des natures. L’un et l’autre semblent avoir gardé l’attitude où les a surpris le trait de la grâce. Saint Jean reste couché sur le sein de son Sauveur; saint Paul est toujours le cavalier impatient qui dévore le chemin de Damas. Sa course commencée ce jour-là ne s’arrête pas pendant trente années. Par deux fois il franchit la distance de Rome à Jérusalem... « ...J’ai essuyé, peut-il dire, plus de fatigues, reçu plus de coups qu’aucun de vous... j’ai reçu des Juifs, jusqu’à cinq fois, trente-neuf coups de fouet. J’ai été battu de verges trois fois; j’ai été lapidé une fois; j’ai fait naufrage trois fois; j’ai passé un jour et une nuit au fond de la mer; souvent en péril dans les voyages, en péril sur les rivières, en péril du côté des voleurs, en  péril de la part de ceux de ma nation, en péril de la part des païens, en péril dans les villes, en péril dans les déserts, en péril sur la mer, en péril parmi les faux frères; dans les travaux, dans les fatigues, dans les veilles, dans les jeûnes, dans le froid, dans la nudité.» A peine troublé par une persécution qui n'interrompt pas ses extases, saint Jean vieillit en paix dans son église au milieu de la vénération universelle, répétant jusqu’au dernier jour de sa voix affaiblie le dernier commandement de son maître : «Aimez-vous les uns les autres.» La foi de saint Paul est un combat et une victoire; celle de saint Jean est une paisible jouissance et une pure vision; c'est la vie même qui s’est rendue visible.

Abandonnez ces deux grands hommes ou seulement leurs disciples à la pente ordinaire de l’humanité, ils fonderont deux sectes d’abord distinctes et bientôt hostiles. Mais l’un et l’autre se donnent carrière à l'aise dans la large et déjà féconde unité de l’Église. L’un et l’autre se rencontrent dans la plénitude de leurs facultés et de leurs inspirations à l’ombre de la double nature de Jésus-Christ. Saint Paul regardera plutôt Jésus-Christ homme, venant sur la terre régénérer l’humanité. Saint Jean l'apercevra dans le sein de son père, présidant à la création de tout ce qui est. Pour saint Paul, il est le nouvel Adam, le pontife dans l’ordre de Melchisédech. Pour saint Jean, il est le Verbe, l’éternelle expression de l’éternelle pensée, la parole de. vie qui était au commencement. Mais pour l’un comme pour l’autre, il est vrai Dieu et vrai homme; et ceci est la règle pour reconnaître les esprits : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu en chair est véritable, tout esprit qui divise Jésus-Christ n’est point de Dieu.

Que si, du vivant même des apôtres, la diversité naturelle des tendances nationales se faisait jour dans l’Église, on juge ce que ce dut être lorsque le dernier auditeur des paroles du Christ fut descendu dans le tombeau. Nulle organisation humaine n’eût résisté au débordement des faux systèmes qui firent irruption de toutes parts dès le second siècle. Ce fut le siècle des hérésies. Les auteurs chrétiens n’en comptent pas moins de trente-deux en cent années. La bizarrerie, la multiplicité de ces sectes renaissant l’une de l’autre, et enchérissant l’une sur l’autre, causent, au premier abord, autant de surprise que de fatigue. La peinture du gnosticisme (tel est le nom commun que portèrent les hérésies de ce premier âge) forme un des chapitres les plus singuliers des annales de la folie humaine. Il suffit cependant d’y regarder d’un peu près pour reconnaître dans cette confusion l’invasion des systèmes philosophiques ou religieux qui partageaient les hommes intelligents de l’antiquité et qui cherchèrent presque tous l’un après l’autre à contracter alliance avec le christianisme, pour le modifier dans leur sens. C’était la variété des systèmes humains essayant de pénétrer dans l’unité chrétienne. Ce point de vue qui frappait déjà les premiers pères éclaircit singulièrement le spectacle et donne le fil de ce labyrinthe.

A la fin du siècle apostolique, en effet, la foi chrétienne était déjà prêchée dans une très grande partie du monde. Des renseignements authentiques nous la montrent couvrant l’Asie-Mineure, très répandue en Grèce, parfaitement connue à Rome et dans toute l’Italie. Des traditions pleines de vraisemblance étendent sa prédication jusqu’aux confins de l’Asie d’un côté, jusqu’en Gaule et en Espagne de l'autre. Elle occupait ainsi le centre de l’Empire et rayonnait aux deux extrémités.

En parcourant cette immense surface, les missionnaires de l’Évangile n’y rencontraient pas seulement des superstitions grossières, des prêtres imposteurs, et une foule crédule : l’Évangile arrivait peu à peu à la connaissance des philosophes et des savants. Un zèle ardent, des vertus pures, des vues d’une profondeur sublime, des maximes d’une beauté morale très frappante étaient, en dépit de tous les préjugés, un objet d’étonnement et d’intérêt. Quelques phrases de Marc-Aurèle laissent, à mots couverts, deviner ce sentiment. Probablement plus d’un esprit ami des systèmes se faisait, même à Rome, raconter le christianisme comme une nouveauté piquante, et lui aurait fait volontiers une place au Panthéon.

Mais c’est dans le vieux monde asiatique, surtout, c’est dans cette cité d’Alexandrie, élevée sur les rives du Nile pour consommer l’alliance de la Grèce et de l’Orient, où deux civilisations corrompues avaient confondu leurs raffinements et leurs excès, c’est là que toute doctrine nouvelle devait être un divertissement agréable pour une société molle et fine, curieuse et crédule, aimant à mêler un sophisme élégant à des superstitions voluptueuses. Alexandrie était le grand foyer de l’éclectisme intellectuel et religieux de l’empire. Là s’élevait la bibliothèque de Ptolémée couvrant d’un toit commun les idées écloses sous les cieux les plus divers. Là se coudoyaient le mage de la Chaldée, l’hiérophante d’Osiris, le philosophe des jardins d’Académus et le prêtre juif. Là étaient déposés dans des caisses de cèdre précieux les écrits d’Aristote et de Platon, et la Bible des Septante. Là on se laissait aller facilement à un mélange vague de tous les systèmes, à une interprétation commode de toutes les légendes et de tous les textes sacrés. Les Juifs eux-mêmes établis en Égypte n'avaient point échappé à ce relâchement qui était pour ainsi dire contagieux sur ce sol. Estimés à Alexandrie autant qu’ils étaient méprisés à Rome, ils y habitaient un quartier spécial; ils obéissaient à des chefs municipaux pris dans leur sein; ils se réunissaient dans un lieu de prières orné de tapis somptueux et de sièges dorés. Tant d’honneurs n’avaient pas été pour eux sans danger. Ils s’étaient accoutumés par degrés à modifier leur religion pour se mettre en conformité d’esprit avec les raisonneurs habiles qui les entouraient. Philon et Aristobule avaient arrangé Moïse à la mode de Platon, et interprété la Genèse dans l’esprit et le système du Timée. Aux mêmes conditions le christianisme eût pu se faire bien voir des beaux esprits d’Alexandrie. Avec quelques concessions faites de bonne grâce, on lui eût accordé un autel dans les temples, et des auditoires pour se faire entendre des écoliers. Il est probable que plus d’un chrétien, même évêque, se laissa tenter par ce profane mélange, s’il faut en croire une lettre curieuse de l’empereur Adrien que nous a conservée, par hasard, un écrivain païen. «Adrien Auguste, à Servien consul, salut: Cette Égypte que tu m’as tant vantée, j’ai appris à la connaître. Je l’ai trouvée légère et s’agitant, comme si elle était suspendue à un fil, au moindre souffle de la renommée. Ceux qui adorent Sérapis se disent aussi chrétiens : ceux qui se disent évêques du Christ font des dévotions à Sérapis. Il n’y a point de chef de synagogue juive ou samaritaine, point de prêtre chrétien qui ne soit à la fois mathématicien, aruspice et astrologue.» Le gnosticisme et ses ramifications nombreuses furent le produit de cette alliance. Les gnostiques furent des savants à demi convertis plutôt que des chrétiens égarés. Quand les premiers pères nous les représentent comme les descendants de ce Simon le mage qui voulut acheter aux apôtres le saint Esprit pour en trafiquer à son tour, soit tradition véritable, soit légende symbolique, cette origine nous donne une assez juste idée de leur caractère, et nous représente assez bien cette tentative de la science grecque ou orientale pour absorber le christianisme entier à son profit. Des religions tombées en dissolution et une philosophie en décrépitude auraient volontiers payé à deniers comptants le souffle de vie qui portait la foi nouvelle à travers le monde. Aussi on pourrait reconnaître presque dans chaque secte gnostique, de quels éléments hétérogènes elle était comme le composé. On en dégagerait le christianisme d’une part, et tel ou tel des systèmes nombreux qui régnaient dans les temples ou dans les écoles. C’est d’abord Cérinthe qui o! encore un vrai juif parlant le langage biblique, puis Basilide et Valentin qui semblent des mages à peine teints de christianisme. C’est Zoroastre qui parle par leur bouche sous le déguisement de l’Évangile.

Sous leurs mains, en effet, le dogme principal et primitif du christianisme s’altère; les personnes divines se multiplient. La Trinité s’étend et se ramifie jusqu’à comprendre sept ou trente êtres différents. Le Christ n’est plus l'intermédiaire unique entre l’humanité souffrante et un Dieu inaccessible, participant également et réellement de la nature de l’un et de l’autre. Il n’est plus que le dernier anneau d’une longue chaîne formée par des essences diverses, détachées les unes des autres suivant une série d’émanations. Cette chaîne se rattache directement à un Dieu supérieur qui n’est autre que l’être incommunicable et infini dont le seul nom est l’abîme et le silence. L’incarnation même du Christ n’est qu’apparente. Un instant le souffle divin est descendu dans l’homme, mais sans y faire sa demeure. En Jésus-Christ, suivant les gnostiques, l’homme seul est monté sur la croix : le Dieu ou plutôt l’Eon divin n’avait fait que descendre dans l’homme pendant les jours nécessaires pour sauver et éclairer l’humanité.

Telle était l’altération qui menaçait le point fondamental de la doctrine chrétienne livrée aux diversités de la pensée humaine. A chacun des pas que faisait cette doctrine, si elle eût été abandonnée à elle-même, elle eût souffert quelques atteintes semblables. En passant de peuple en peuple et de climat en climat, elle se fût empreinte des couleurs de chaque ciel, si elle n’eût renfermé un principe intérieur qui se développait avec elle, et la contenait dans son expansion. Partout où l’Évangile apparaissait, l’organisation ecclésiastique prenait pied derrière lui. Il y avait dès lors dans chaque église un petit noyau d’hommes chargés du dépôt de la tradition apostolique, à qui revenait la tâche de ne pas la laisser défigurer par les arguties philosophiques ou les fables populaires. Là s’abritait la piété des simples; par-là passait sans s’altérer, de canaux en canaux, la pure foi de l’Évangile. Là l’unité prenait son point d’appui et sa force pour s’élever au-dessus de la multiplicité des sectes. Il nous reste de. grands monuments de cette défense des pasteurs de l’Église contre l’invasion de la fausse science. Aujourd’hui même, malgré la distance des siècles, quel effet ne produit pas encore, au milieu du concert discordant des écoles gnostiques, la grande voix du martyr des Gaules, de l’évêque de Lyon, saint Irénée, s’élevant des bouts de l’Occident, mais parlant cette langue grecque qui était devenue l’idiome familier de la foi et de la philosophie orientales!

Il était lui-même toute une tradition vivante. Né vingt ans seulement après la mort de saint Jean (129 ap. J.C.), élevé sur les genoux de saint Polycarpe, c’est de Smyrne qu’il était parti pour aller gouverner la première église gauloise. Il avait ainsi parcouru toute la surface du territoire chrétien, et en même temps ses souvenirs remontaient jusqu'aux sources mêmes de la foi. Il était le lien de deux âges et de deux mondes. De saint Jean à saint Irénée à travers saint Polycarpe, c’est-à-dire depuis la mort du Christ jusqu’à la fin du second siècle, la tradition chrétienne se suit sans interruption, et ne se compose que de deux anneaux étroitement serrés.

«Je me souviens de ces temps, pouvait-il dire, mieux que de ce qui vient de m’arriver à l’instant; car les connaissances qu’on a reçues dans l’enfance croissent avec nous et s’unissent à nous. Je pourrais dire le lieu où s’asseyait le bienheureux Polycarpe quand il discourait, son attitude quand il parlait, sa manière de vivre, sa contenance, les discours qu’il adressait au peuple, comment il nous racontait qu’il avait vécu avec Jean et les autres qui avaient vu le Seigneur, comme il se souvenait de leurs paroles et de tout ce qu’il avait recueilli touchant le Christ, ses miracles et sa doctrine. Polycarpe rapportait tout cela, conformément aux Écritures, l’ayant appris de ceux qui avaient vu de leurs yeux le Verbe de vie. Et par la miséricorde de Dieu, j’écoutais tout cela avec soin, ne l’écrivant pas sur du papier, mais le gravant dans mon cœur, et par cette môme grâce je me le rappelle, et je le médite incessamment.»

«L’Église, ajoute ce grand témoin, quoique répandue par tout le monde, et jusqu’aux extrémités de la terre, garde la foi en Dieu, le Père tout-puissant qui a fait le ciel et la terre et tout ce qu’ils contiennent; en Jésus-Christ, son fils, venu en chair pour notre salut, et dans le Saint-Esprit, qui a prédit par les prophètes la naissance de Jésus-Christ du sein d’une vierge, sa passion, sa résurrection, et son ascension au ciel dans la chair... Telle est la prédication qu’a reçue l’Église répandue sur tout le monde; elle la garde, comme si elle n’habitait qu’une seule maison; elle y croit comme si elle n’avait qu’un cœur et qu’une âme; elle la prêche et l’enseigne comme si elle n’avait qu’une bouche. Et bien que les langues humaines soient différentes, la vertu de la tradition est une et identique. Ni les églises qui sont dans la Germanie ne croient ni n’enseignent autrement, ni celles qui sont en Ibérie, ni celles qui sont parmi les Celles, ni celles qui sont en Orient, ni celles qui sont en Égypte, ni celles qui sont en Libye, ni celles qui sont établies au centre du inonde. Car comme le soleil, créature de Dieu, est le même sur tout le monde, ainsi la lumière de la prédication de la vérité luit partout et éclaire tous les hommes qui veulent parvenir à sa connaissance. Et parmi ceux qui président à l’Église, celui qui est habile à parler ne dit point autre chose, et celui qui est faible ne dit pas moins; car la foi étant une et immuable, celui qui en peut parler beaucoup ne l’accroît pas, celui qui en parle peu ne la diminue pas.... Ne cherchons donc point la vérité ailleurs que dans l’Église, puisqu’elle est le réceptacle où les Apôtres l'ont versée avec plénitude, afin que quiconque le veut y puise la source de la vie. C’est là l’entrée de la vie : tous les autres passages sont pour les larrons ou pour les brigands... Que si les Apôtres n’avaient pas «lissé des écrits, ne devrions-nous pas suivre l’ordre de la tradition qu’ils ont laissée eux-mêmes à ceux à qui ils confiaient les églises? C'est à cet ordre que sont attachées tant de nations barbares qui croient au Christ sans papier et sans encre, ayant l’Esprit saint dans leur cœur et gardant la sainte tradition.... Ceux qui ont cru ainsi, sans l’écriture, sont barbares en ce qui touche l’usage de notre langue; mais eu égard à leurs pensées, à leurs habitudes, à leurs sentiments, ils sont très sages par la foi et plaisent à Dieu, vivant en toute justice, en toute prudence, en toute chasteté.» Ainsi la tradition des Apôtres est manifeste, dans tout le monde et dans toute l’Église, pour ceux qui veulent voir la vérité, et nous pouvons énumérer ceux qui furent institués par les Apôtres évêques dans l’Église et leurs successeurs jusqu’à nous... Et comme il serait long d’énumérer ici toutes les successions des églises, nous nous contenterons d’indiquer la tradition de la plus grande, de la plus ancienne, de celle qui a été fondée à Rome par les glorieux apôtres Pierre et Paul, et qui est connue de tout le monde... Car c’est avec celle Église, à cause de son autorité et de sa suprématie  que toutes les autres doivent s’unir el s’accorder.»

Mais à cette autorité de la tradition apostolique, la première dans l’ordre des temps et le fondement de toute autre, s’ajoute déjà, pour saint Irénée, le témoignage de l’Ecriture, consacré dans quatre évangiles qui, bien que rédigés à des dates et dans des lieux différents, et longtemps épars dans les diverses églises, formaient pourtant, dès la moitié du second siècle, un ensemble indissoluble et sacré. Les quatre évangiles étaient déjà assez répandus pour avoir reçu de l’imagination populaire des emblèmes symboliques que saint Irénée lui-même rappelle dans un langage dont la bizarrerie même n’est pas exempte de grandeur. « Comme il y a, dit-il, quatre régions du monde, quatre vents principaux, comme l’Église est répandue sur toute la terre, et que l’Évangile est la colonne de l’Église et le souffle de toute vie; il convient qu’il y ait quatre colonnes soufflant la vie incorruptible et vivifiant les hommes. Aussi le Verbe, qui a tout créé, qui est assis sur les Chérubins, et qui contient toutes choses, lorsqu’il a voulu se faire connaître des hommes, leur a donné un évangile à quatre formes, renfermé dans un seul esprit... Car les Chérubins ont quatre formes aussi, et ces formes sont les images des diverses dispositions de Dieu envers nous. La première est semblable à un lion, qui indique la qualité royale de sa puissance. La seconde est semblable à un veau, indiquant la dignité sacerdotale qui préside aux sacrifices. La troisième a la figure humaine, nous révélant son avènement dans la chair. La quatrième est semblable à un aigle dans son vol, symbole de l’esprit qui plane sur l’Église. Et il y a quatre évangiles répondant à ces quatre figures sur lesquelles est assis Jésus notre Christ.»

C’est au nom de cette double autorité que saint Irénée réfute pas à pas les erreurs compliquées des gnostiques, et s’exprime en particulier, sur la double nature de Jésus-Christ, avec une précision et une netteté qu’aucune formule dogmatique ne pourra plus tard surpasser.

«Dieu, dit-il, a voulu que, dans son fils, l’homme fût uni et adhérât au dieu. Il fallait qu’un médiateur entre Dieu et l’homme, participant à tous deux, rétablit entre eux la concorde, afin que Dieu reçût l’homme et que l’homme se donnât à Dieu... Jésus-Christ a été homme, afin de pouvoir être tenté, et Verbe de Dieu pour pouvoir être glorifié. En lui le Verbe s’est voilé pour supporter la tentation, les affronts et le supplice : l’humanité s’est laissé absorber pour la résurrection et la victoire... Le Verbe de Dieu a été fait fils de l’homme, pour accoutumer l’homme à comprendre Dieu, et Dieu à habiter dans l’homme.»

«Auprès du Père, ajoute saint Irénée, sont le Verbe et la Sagesse, le Fils et l’Esprit, par qui et en qui il a tout fait librement et spontanément, et à qui il parle, quand il dit: Faisons l’homme à notre image.»

C’est ainsi que l’autorité venait en aide au dogme et que la foi traditionnelle résistait aux essais de décomposition philosophique. Ce travail de lutte et de défense remplit tout le second siècle de l’Église. Il fut couronné d’un plein succès. Le gnosticisme s’évanouit, et dès les premières années de l’âge suivant, on en trouve à peine quelques restes. Mais en disparaissant, il laissa dans l’esprit de ses vainqueurs une trace profonde et ineffaçable. Il transforma des évêques en docteurs, et des croyants en savants. L’étude, la discussion, la réfutation seule des faux systèmes avaient instruit, presque malgré eux, les écrivains chrétiens. Quand ils eurent banni de leur sein les fausses sciences, ils conçurent la pensée de fonder eux-mêmes une science véritable, et de faire entrer dans le christianisme, en les épurant, toutes les lumières de la philosophie païenne. Une école fut fondée dans l’intention expresse d’unir les connaissances profanes à renseignement des vérités révélées. Ce fut à Alexandrie même, dans la patrie des hérésies, que s’ouvrit, vers la fin du second siècle, cette première université chrétienne. Pantène la présidait vers 180. Clément d’Alexandrie lui donne son véritable développement et nous en a laissé d’impérissables monuments.

Ici encore c’est le dogme, ou, pour mieux parler, le fait de l’incarnation, véritable base de toute la foi chrétienne, qui va jouer le principal rôle. C’est de ce noyau que va sortir toute une philosophie religieuse. Clément et l’école d’Alexandrie, en effet, partent de cette vérité que Jésus-Christ, Sauveur des hommes, est en même temps le Verbe de Dieu. C’est l’expression de saint Jean; et cette expression profonde devient le fondement de tout un système. Le Verbe c’est la parole; la parole intérieure et primitive, c’est la pensée. Jésus-Christ est donc la pensée éternelle de Dieu, sa sagesse, son intelligence. Il est son fils comme l’idée est fille de l’esprit qui l’a conçue. Or, la pensée de Dieu, c’est la vérité tout entière. Tout ce qui est vrai est connu et pensé de Dieu, et l’a été de toute éternité. Jésus-Christ, pensée et sagesse de Dieu, est donc aussi la vérité même. Il n’y a aucune vérité d’aucun ordre, d’aucun genre, qui n’ait en lui son centre, et ne prenne en lui sa substance. L’apparition de Jésus-Christ dans le monde a dû être l’avènement de la vérité, et l’Évangile contient en lui-même la science universele.

Tel est le point de départ de la philosophie chrétienne qui régna au IIIe siècle dans l’école chrétienne d’Alexandrie. Les écrits de Clément d’Alexandrie reproduisent cette idée à toutes les pages. Jésus-Christ est pour lui, suivant le titre même d’un de ses livres, le grand docteur, le pédagogue du monde. Toute science a son principe dans la foi en Jésus-Christ. Si vous ne croyez pas, dit-il, vous ne comprendrez pas. La foi est la science résumée des choses révélées, la science est la démonstration ferme des choses reçues par la foi. La science s’édifie sur la foi, par renseignement doctrinal. Mais dans cette enceinte sacrée de la foi, Clément admet sans difficulté le concours de toutes les connaissances humaines, de toutes les découvertes philosophiques, de tout ce qu’avait acquis la civilisation païenne par tant d’années de génie et d’efforts. Toutes ces vérités isolées, éparses au milieu de beaucoup d’erreurs chez les sages de la Grèce ou de l’Orient, sont, à ses yeux, des fragments de la raison universelle dont le Christ seul renferme en lui-même l’intégrité et la plénitude. Ce sont les lueurs de la lumière dont le Christ est le foyer. L’œuvre de la foi est de les rassembler et non de les éteindre. Partout où il y a eu un éclair de vérité dans le monde, c’était un vol fait par avance à l’Évangile, qui en l’accueillant ne fait que rentrer dans son bien. Clément multiplie sur ce sujet les comparaisons ingénieuses et les métaphores brillantes. La science païenne est pour lui, tantôt le feu du ciel dérobé par Prométhée, tantôt le bon grain jeté par le semeur de l’Évangile sur le champ du monde, et auquel l’ivraie s’est mêlée sans l’étouffer complètement; tantôt les membres du jeune homme de la Fable déchiré par les bacchantes, et dont chaque nation s’est disputé quelques lambeaux; tantôt les rayons du jour, qui réunis au foyer d’un verre, deviennent doubles en efficacité et en chaleur. Dialectique, géométrie, astronomie, musique, tout a pour lui sa place dans une sorte d’encyclopédie religieuse que la foi domine; et toute vérité doit se reconnaître dans le Verbe du ciel fait homme sur la terre.

Cet appel confiant adressé à la civilisation profane fut avidement accueilli. Aux leçons de Clément et de son disciple Origène vinrent se presser toute une jeunesse élevée dans l’opulence et dans les lettres, des femmes de grande naissance, des philosophes de renom, une véritable aristocratie chrétienne. L’école chrétienne d’Alexandrie, par son influence, qui se répandit fort au-delà des limites d’une province, commence ainsi nue ère nouvelle, une ère de christianisme savant et littéraire, connaissant les arts païens et s’y mêlant et s’adressant directement aux classes éclairées et aux esprits délicats. On entendit retentir dans les chaires un langage parsemé de citations et de métaphores, rappelant l’harmonie d’Homère et la grâce de Platon. Sur le mode animé de Sophocle et de Pindare, Clément chante les louanges du Sauveur, et invite les nouveau-nés du Christ à former des chœurs pour célébrer tout d’une voix les saintes récompenses d'une vie pure et let force de l'enfant divin.

Ce fut le signal d’un immense développement, et aussi de quelque division dans l’Église. Pendant que le génie des nations grecques s’accommodait d’un christianisme embelli, enrichi, mais un peu amolli par des grâces et des sciences profanes, l’esprit latin plus timoré s’en éloignait avec surprise et scrupule. Il trouvait trop de curiosité dans les recherches philosophiques, trop de délicatesse sensuelle dans les finesses littéraires. Il s'effrayait de voir entrer dans le sanctuaire des idées, des connaissances portant encore l’empreinte et comme le vêtement de l’idolâtrie. Tout ce qui sortait delà source corrompue de la Grèce lui paraissait présenter la séduction et les dangers du mensonge. Les écrits de Clément d’Alexandrie nous font connaître ces méfiances qu’il essaie en vain de dissiper par des précautions oratoires et par des railleries douces. «Il y a des chrétiens, dit-il, qui ont peur de la philosophie grecque, comme les enfants des fantômes. Ils craignent qu’on ne les enlève... Ils ressemblent aux compagnons d’Ulysse qui fermaient leurs oreille pour ne point entendre les sirènes; mais celui qui sait que la terre et la plénitude de ses biens appartiennent au Seigneur, celui-là ne s’écarte point de l’étude pour ne pas devenir semblable aux animaux sans intelligence.»

Les efforts de Clément ne réussirent qu’imparfaitement. A partir de ce moment il y eut entre les églises grecque et latine une sorte de séparation, non point de croyance, mais de tendances et d’habitudes d’esprit qui se caractérise par une double série d’hommes et d’écrits éminents. Les écrivains grecs et les écrivains latins se distinguent par leur style, parleur mode dépensée. Il y a dès lors dans l’Église une double tradition à suivre. Mais celte division, loin d’ébranler l’unité chrétienne servit au contraire à la préserver, parce qu’un contrôle réciproque vint prévenir des deux côtés toute innovation subreptice, et retint chaque fraction de l’Eglise sur sa pente naturelle. Les écrivains grecs deviennent des philosophes souvent téméraires; les écrivains latins demeurent des docteurs sévères jusqu’à une rigueur excessive. Ces tendances opposées se font, sous le joug d’une autorité, un salutaire équilibre.

Veut-on voir, dans ses conséquences extrêmes, la différence des deux Églises, qui n’est encore ici, au fond, que celle de deux sociétés? Il faut étudier les deux grands hommes contemporains de ce troisième âge: Tertullien et Origène. L’un a l’esprit de l’église latine, l’autre celui de l’église grecque, mais tous deux le portent à l’exagération. L’un n’a qu’horreur et mépris pour toute connaissance humaine; l’autre témoigne, pour les efforts et même pour les erreurs de l’humanité, une condescendance patiente et parfois excessive. Tertullien, converti tard, après avoir vécu dans la corruption de Rome et de Carthage, frappé surtout du spectacle moral que présentait le paganisme, n’étudie la société païenne que dans ses cirques sanguinaires, dans ses orgies d’impureté et de mollesse, dans les cérémonies absurdes et obscènes de ses temples. Tout ce qui vient d’elle lui paraît souillé; il n’en parle jamais qu’avec l’impitoyable âpreté d’un pénitent indigné. Origène, au contraire, né d’une famille pieuse, abrité contre les orages du monde sous l’aile de maîtres chrétiens, a vécu de bonne heure et sans danger dans le commerce des charmants esprits de la Grèce et delà sagesse de la vieille Égypte. Dans toute œuvre de l’homme, Tertullien n’aperçoit que l’influence du démon qui l’a perdu; Origène se montre toujours attentif à retrouver l’empreinte de la main divine qui l’a créé. Dans leurs luttes avec les païens, avec les hérétiques, dans leurs expositions de doctrine, dans leurs commentaires sur l’Écriture, dans la teneur générale de leurs écrits, dans leurs erreurs enfin, cette différence se retrouve constamment. Tertullien, adressant son apologétique aux magistrats romains et aux nations, a de la peine à ne pas insulter ceux-là même qu’il veut convaincre et fléchir. Origène, dans les huit livres de sa discussion contre Celse, suit pas à pas l’argumentation du philosophe païen, le réfutant avec modération et patience, appuyant surtout dans un livre entier sur la conformité du mosaïsme et du christianisme avec l’ordre général du monde Quand Tertullien dogmatise, ce n’est guère que pour condamner. Il reproduit contre les hérétiques l’argumentation de saint Irénée, mais en l’outrant par l’emportement naturel de son esprit: «Nous n’avons plus besoin, s’écrie-t-il, de spéculations depuis l’Évangile; nous croyons, et nous n’avons d’autre désir que de croire.» Il n’oppose à l’erreur que la forme juridique de la prescription. Il ne défend la vérité que par la fin de non-recevoir du temps et de la possession. Partant de là il porte l’anathème sans hésitation, souvent sans mesure, sur des divergences de peu d’importance, sur des coutumes frivoles mais souvent permises, sur des besoins naturels et innocents du cœur. La moitié de ses écrits est consacrée à des points de morale, à des cas de conscience parfois futiles, mais où se donne carrière une éloquence intolérante et austère. Il a hâte de rompre avec le monde, ses jouissances et ses mœurs. Il prêche le martyre volontaire à tous les chrétiens, la rébellion aux soldats sous le drapeau contre les formes trop profanes du service militaire. Partout il frémit de supporter le spectacle de l’erreur, et brûle de renverser ses idoles et ses temples. Il faut l’entendre se représenter par avance, avec un plaisir de vengeance à peine chrétien, l’humiliation qui attend au jour du jugement cette orgueilleuse société païenne: «Quel spectacle, s’écrie-t-il, que ce dernier jour, objet longtemps de la raillerie des Gentils et qui fondra sur eux, inattendu, embrasant d’un même feu les vieilles institutions et les nouveautés profanes! Que dois-je faire quand j’y pense? Dois-je rire? dois-je admirer? Quel transport de voir ces souverains dont on annonçait l’avènement au ciel, gémissant avec Jupiter lui-même dans un abîme de ténèbres? Je vois ces juges, les persécuteurs de Dieu, fondant eux-mêmes dans des flammes plus ardentes que les foyers auxquels ils nous livrent... Voici le cas de faire entendre des accents tragiques... C’est alors que le cocher du cirque sera beau à voir, porté sur des roues enflammées et tout ardent lui-même... Chrétien, voilà tes spectacles, et tu n’as pas besoin pour en jouir des libéralités d’un consul ou d’un questeur.»

Origène ne lui céda ni pour la pureté des mœurs, ni pour le courage dans les persécutions. Dès dix-huit ans il jeûnait, il marchait pieds nus; il couchait sur la dure. Il allait visiter les martyrs, les accompagnait devant le juge, et les embrassait, dit Eusèbe, même inconnus, jusque sur le lieu du supplice. Mais cet oubli de soi-même, qui prenait naissance chez Tertullien dans un sombre ascétisme, découlait chez Origène d’une source abondante de charité. «Rien n’égalait, dit saint Grégoire Thaumaturge, son disciple, la douceur de ses discours, et les charmes de sa charité faisaient violence à ses auditeurs.» Quelque chose de celte sainte violence de l’amour a passé dans ses écrits. Ce n’est plus la fougue de l’orateur africain, c’est l’attrait d’une imagination riche développée par l’étude et échauffée par un foyer intérieur. Toutes les facultés naturelles subsistent dans celte âme sanctifiée, mais ouverte encore de toute part à la sympathie, et l’on conçoit le scrupule excessif qui porta cet homme aimant à vouloir étouffer violemment en lui avec les feux de la jeunesse, la communication trop facile et trop dangereuse des sentiments humains. Dans sa doctrine même, cette complaisance pour ses semblables, qui faisait le charme de son enseignement n’était pas sans péril. La subtilité de son esprit, son goût pour les explications allégoriques qui provenait du désir de rendre l’Ecriture attrayante pour les imaginations païennes le conduisirent plus d’une fois, à son insu, à porter atteinte à la précision du dogme. La simplicité des récits bibliques fut altérée par le sens symbolique qu’il se plaisait à y rechercher. Il tenta d’expliquer les mystères par des développements métaphysiques empruntés aux souvenirs de Platon, et qui les défigurèrent parfois au lieu de les éclaircir.

Ainsi s'emportaient, dans la voie de leurs préoccupations naturelles, ces deux grandes intelligences représentants de deux courants d’esprit différents qui parcouraient l’Église au III siècle, et elles eussent entraîné, chacune dans leur sens, l’auditoire nombreux qui les écoutait, si l’éloquence et le génie eussent fait seuls loi dans l’Église chrétienne. Mais une autorité plus forte et moins mobile que l’inspiration individuelle intervenait à temps pour les dominer, et quand elle ne put plus les contenir, elle ne balança pas à les retrancher de son sein. Tertullien et Origène, les deux premiers hommes de génie dans le sens complet du mot, que le christianisme ait produits, ne furent ni évêques ni saints, et c’est beaucoup si tous deux n’ont pas fini hérétiques. Le jour où ils menacèrent d’imprimer à l’une ou à l’autre des deux Églises un mouvement excentrique qui eut amené leur séparation, la rigueur outrée de Tertullien, les entraînements d’imagination d’Origène trouvèrent dans l’autorité ecclésiastique un contre-poids d’abord, et une condamnation ensuite. Dans l’intolérance, et même parfois dans l'extrême austérité, se cache un orgueil secret qui se fait une jouissance de l’anathème. Ce sentiment perdit Tertullien. Il finit par trouver l’Église trop douce, trop patiente, trop accessible à l’examen et à la pénitence. Il chercha un refuge dans la secte de Montan, sorte de stoïcisme chrétien qui exagérait les sévérités de l’Évangile en méconnaissant son inépuisable miséricorde. Là il put se livrer tout à l’aise aux sombres inspirations de son génie, refuser la pénitence à tous les péchés de quelque gravité, multiplier les jeûnes, excommunier les secondes noces. Irrité de ne pouvoir faire partager ces rigueurs à l’autorité principale de l’Église, il finit par s’insurger ouvertement contre elle, et par insulter dans sa chaire l’évêque de Rome, le souverain pontife, le prince des évêques (comme il l’appelle lui-même), qui s'était cru le droit de le condamner. L’impatience du joug devint telle qu’il ne fut satisfait que quand il eut fondé une secte lui-même, et il mourut hérésiarque. Moins violentes dans leur expression, plus difficiles à déterminer et à surprendre, mais plus à craindre peut-être par leur attrait et leur profondeur apparente, les erreurs d’Origène ne furent pas moins sévèrement surveillées. Ce fut surtout sur la nature mystérieuse de la personne du Christ que ses recherches philosophiques, s’avançant avec trop de témérité, émurent, soit de son vivant, soit après sa mort, l’ombrageuse mais légitime susceptibilité de l’Église. Au fond, il fut moins dangereux par ses propres écrits, toujours animés d’un sentiment si pur, que par le mouvement qu’il donna aux esprits et qu’il n’eut pas toujours la force de gouverner. Sur ses traces, dans cette voie de discussion et d’interprétation un peu libre, se pressèrent des esprits mal réglés, Sabellius, Paul de Samosate, prédécesseurs et pères d’Arius. Après lui Alexandrie ne cessa plus d’être agitée par de dangereuses questions de métaphysique religieuse et des débats dans lesquels la foi d’un de ses plus pieux évêques, saint Denys, parut un instant s’ébranler. Devenue suspecte par cette postérité, tour à tour invoquée, compromise, attaquée, défendue, la mémoire d’Origène est restée un problème dans les annales ecclésiastiques. Sa gloire demeure comme une lumière brillante mais incertaine, qui n’a jamais pu se dégager de tout nuage.

Il semble qu’on peut suivre maintenant le développement intérieur de l’Église pendant ces premiers âges. Il se partage comme en trois périodes principales. Au premier siècle, c’est dans les rangs d’un public simple et pauvre, à travers l’ignorance et la crédulité populaires, que la doctrine chrétienne se fraye rapidement son chemin. Au second, elle rencontre la science profane, l’esprit de système, de discussion et d’examen qui s’y insinue pour l’altérer. Elle le combat par la force unique de l’autorité et de la tradition. Le troisième siècle la voit enfin se former elle-même en une science raison­née et suivie, ouvrir des écoles, cultiver les lettres, inspirer non plus seulement l’éloquence naturelle de la conviction, mais déjà un art savant de bien dire et de bien penser. Cette extension intérieure correspond à sa propagation visible au dehors. Elle s’empare de la totalité des facultés humaines, en même temps qu’elle se répand sur le sol par la même secrète élasticité qui la développe sans la déchirer. On ne saisit nulle part ni addition dans ses dogmes, ni révolution dans sa constitution intérieure. Toute une philosophie se place sous les dogmes primitifs de l’Evangile, comme tout un monde sous la main de l’autorité ecclésiastique. Ce n’est pas que la diversité humaine ne fasse effort à chaque instant pour y pénétrer; le schisme, l’hérésie, l’idolâtrie frappent incessamment à la porte. Mais le même principe de vie qui alimente la croissance de l’Église, maintient aussi son unité, et se montre constamment indivisible autant qu’inépuisable.

Le lien de cette unité était avant tout la fraternité de l’épiscopat à travers le monde, sous la prééminence de la chaire et du successeur de Pierre. Le pouvoir épiscopal, qui n’était autre chose qu’un démembrement de l’autorité apostolique, prend au III siècle, non pas un caractère différent, mais une régularité universelle qui n’avait pas pu exister à son origine. La dispersion des communautés chrétiennes, leur isolement et leur petit nombre au milieu de contrées païennes, la rareté de l’instruction et des lumières avaient laissé subsister quelque défaut d’uniformité dans le régime de l’Église primitive. Tantôt il avait fallu retenir sous la main d’un seul délégué apostolique plusieurs troupeaux pour lesquels il n’y eût pas eu assez de pasteurs. Tantôt l’évêque seul, dans une petite église éloignée, ressemblait plutôt à un de nos chefs de paroisse qu’à un membre d’une hiérarchie supérieure. De là vient la difficulté qu’on éprouve souvent, dans les premiers textes, à distinguer le caractère de l’évêque de celui d’un simple prêtre. Mais à mesure que les chrétiens se multiplient et que la foi se répand, la dignité épiscopale s’élève avec plus d’évidence. Dans les écrits du III siècle, elle se détache avec une incomparable majesté; elle devient même l’objet d’une ambition parfois trop vive chez ceux qui la recherchent, et d’un orgueil imprudent chez ceux qui la possèdent. C’est le temps du schisme des Novatiens à Rome et en Afrique, qui sert de prétexte à l’intrusion de toute une série d’évêques usurpateurs. C’est le temps aussi où l’évêque hérétique de Samosate, Paul, ne craignait pas de se dresser à lui-même un trône fastueux dans sa propre église, et d’y paraître au milieu de ses peuples comme un petit souverain parmi ses sujets. Ces excès mêmes, ces abus du pouvoir épiscopal sont des témoignages du respect que les fidèles éprouvaient pour ce fondement de toute l’organisation ecclésiastique. Les conciles se multiplient sur tous les points de l’empire; partout, en un mot, l’autorité épiscopale fait sentir sa dignité et son poids.

«L’épouse de Jésus-Christ,» dit saint Cyprien, qu’on pourrait appeler l’évêque chrétien par excellence, tant il eut, depuis l’autel jusqu’au martyre, l’esprit et l’âme de sa dignité, «l’épouse de Jésus-Christ ne peut être souillée par l’adultère: elle est intacte et pure; elle ne connaît qu’une maison; elle conserve avec une chaste pudeur la sainteté d’une seule demeure. C’est elle qui nous sauve : c’est elle qui rend propres au royaume de Dieu les enfants qu’elle a portés. Quiconque se sépare de l’Église et forme un attachement adultère, s’exclut des promesses de l’Eglise... Afin de rendre l’unité visible à tous les yeux, Jésus-Christ a indiqué, en vertu de son autorité, l’origine de cette unité dans une seule personne. Les autres apôtres étaient tout ce qu’était Pierre; ils étaient tous revêtus d’une même portion d’honneur et de puissance. Mais le commencement dérive de l’unité, et la primauté est accordée à Pierre, afin de faire voir qu’il n’y a qu’une Église et qu’une chaire. Tous sont pasteurs, et un seul troupeau leur est assigné qui doit être conduit dans un même esprit par tous les apôtres, afin de faire voir qu’il n’y a qu’une Église. Celui qui résiste et s’oppose à l’Église, celui qui abandonne la chaire de Pierre, sur laquelle l’Église est fondée, s’imaginerait-il faire partie de l’Église?  C’est pourquoi vous devez savoir que l’évêque est dans l’Église, et l’Église dans l’évêque, et que si quelqu’un n’est point en communion avec l’évêque, il n’est point dans l’Eglise…les évêques sont unis entre eux … leur corporation demeure compacte par le ciment d’une concorde mutuelle et par le lien de l’unité, en sorte que si l’un d’entre eux proclamait une hérésie et se permettait de déchirer et de dévaster le troupeau de Jésus-Christ, les autres devraient courir au secours et rassembler le troupeau. »

«L’épiscopat est un corps dont chaque évêque possède une partie et est caution pour le tout. L’Église aussi est un corps qui se propage avec fertilité de toutes parts, comme le soleil, qui est unique, mais qui a beaucoup de rayons, comme l’arbre, qui a beaucoup de branches, mais une seule racine, comme une source, d’où sortent beaucoup de ruisseaux. Enlevez un des rayons du soleil, l’unité de la lumière n’en est point affectée; coupez une branche de l’arbre, cette branche ne pourra plus subsister; séparez le ruisseau de la source, il se desséchera. C’est ainsi que l’Église du Seigneur, toute remplie de lumière, répand ses rayons sur la terre ; ses rameaux de vie couvrent le sol ; elle épanche de son sein les ruisseaux les plus abondants: et pourtant il n’y a qu’une tête, une source, une mère, riche de sa nombreuse progéniture.»

Il serait curieux, sans doute, de posséder, sous une forme suivie et systématique, le code d’une organisation ecclésiastique dont le résultat était une si parfaite solidarité des parties. Ce code existait assurément; on en trouve plus d’une trace dans les écrits de cet âge. Il y avait des règles, des canons ecclésiastiques que les ca­téchumènes étudiaient, que les évêques étaient tenus d’observer. Saint Clément parle des règles instituées par les Apôtres. Saint Irénée, dans un fragment connu, se sert de cette expression remarquable «les secondes ordonnances des Apôtres.» L’auteur douteux du traité des Hérésies accuse, dans une invective, le pape Zéphirin d’avoir ignoré les règles ecclésiastiques. Malheureusement, le texte même de ces constitutions apostoliques n’est pas parvenu jusqu'à nous; nous n’avons sous ce nom que trois ou quatre manuscrits diversement interpolés, les uns grecs, les autres copies ou syriaques, qui portent les traces de la fraude pieuse d’un âge suivant. Cependant, leur comparaison, leur rapprochement, faits par une critique intelligente, peuvent nous mettre sur la trace des règles principales qui étaient généralement observées dans l’Eglise. Aucune imposture n’aurait pu leur donner la parfaite similitude qu’elles présentent dans les différentes collections apocryphes, ni leur conformité avec les écrivains les plus accrédités, et les plus authentiques.

D’après ces témoignages concordants, la nomination de l’évêque, dans chaque diocèse, se décomposait comme en deux parties. Il y avait d’abord la désignation faite soit par le clergé, soit par les fidèles, parmi les sujets irréprochables. C’était une sorte d’assentiment populaire qui se portait de lui-même, et sans formes bien déterminées, sur le prêtre, ou même sur le simple laïque que ses vertus ou ses lumières plaçaient à la tête du troupeau, ou qu’avait indiqué le prédécesseur mourant. Mais cette désignation, dont le mode était différent suivant les pays, demeurait sans nulle valeur, jusqu’à ce qu’elle eût été suivie de la confirmation donnée par un ou plusieurs évêques du voisinage, qui se réunissaient autour de l’autel pour imprimer à l’élu le caractère sacré. Dans tous les documents, sans exception, ce double degré est observé.

«L’évêque, dit la Collection grecque, doit être ordonné par deux ou trois évêques.»—«Il faut, dit la Col­lection copte, que l’évêque soit ordonné; premièrement il doit être une personne simple, approuvée en toutes choses et choisie par tout le peuple. Quand il a été nommé et approuvé, que tout le peuple, tous les prêtres et les évêques respectés s’assemblent au jour du Seigneur, et que le principal d’entre eux demande aux prêtres et aux peuples: Est-ce là l’homme que vous désirez pour vous gouverner? Et s’ils disent: C’est lui, en vérité; qu’on demande encore : Portez-vous tous témoignage sur lui, qu’il est digne de cette grande, honorable et sainte autorité; qu’il a été pur dans la piété qu’il a envers Dieu; qu’il a observé la justice envers tous, et qu’il gouverne bien sa propre maison; que sa vie a été sans tache, et qu’il n’a été repris en rien , ni lui, ni personne de sa maison?... Et quand ils auront répondu trois fois qu’il est digne, que leur témoignage soit reçu, et après qu’ils l’auront donné à haute voix, qu’ils se tiennent dans le silence, et qu’un des principaux évêques en prenne deux autres avec lui, tous les évêques se tenant auprès de l’autel et priant en silence avec les prêtres, tous les diacres tenant le saint Evangile ouvert sur la tête de celui qui va être ordonné, et l’évêque priant Dieu sur lui; et quand la prière sera finie, qu’on place l’élu sur le trône qui lui convient.»

«L’évêque, dit le texte éthiopien, doit être choisi par tout le peuple. Il doit être sans blâme, comme il est écrit dans l’Apôtre. Dans la semaine où il doit être ordonné , si tout le peuple dit :“nous le choisissons, on ne doit pas se refuser au vœu du peuple : mais on doit choisir un des évêques et un des prêtres qui doivent lui imposer les mains et prier sur sa tête»

Les mêmes collections établissent avec une netteté parfaite les divers degrés de l’organisation ecclésiastique.

«L’évêque, dit le texte copte, bénit, mais n’est point béni. Il ordonne, impose les mains, offre le sacrifice, reçoit la bénédiction des évêques, mais non des simples prêtres. L’évêque prononce l’anathème sur tout membre du clergé qui l’a mérité, mais seul il ne peut anathématiser un autre évêque. Le prêtre bénit aussi et reçoit la bénédiction des prêtres comme lui et des évêques, il peut la donner aux autres prêtres. Il impose les mains, mais n’ordonne pas, et ne prononce pas d’anathème. Il peut punir seulement ceux qui sont au-dessous de lui. Le diacre ne bénit pas, mais reçoit la bénédiction de l’évêque et du prêtre. Il ne baptise pas et n’offre pas le sacrifice d’actions de grâces ; mais, quand l’évêque et le prêtre ont préparé le sacrifice, le diacre donne la coupe, non comme prêtre, mais comme ministre du prêtre... »

«Que les prêtres et les diacres, dit le texte grec, ne fassent rien sans le consentement de l’évêque; car c’est lui qui est chargé du peuple du Seigneur, et c’est lui qui aura à répondre des âmes.»

Ainsi s’étaient conservés, avec leurs distinctions caractéristiques, les trois degrés ecclésiastiques institués par Jésus-Christ ou ses Apôtres. Mais au-dessus, comme au-dessous de cette immuable hiérarchie, le cours des temps avait donné naissance à d’autres distinctions, qui commençaient à être très généralement admises, bien qu’elles n’eussent ni une égale importance, ni une si haute origine. Pour suffire aux besoins d’un culte chaque jour plus solennel et plus assidûment suivi par la foule, il avait fallu au-dessous du diaconat établir plusieurs sous-ordres différents. Les sous-diacres, les acolytes, les lecteurs, les portiers, formaient un clergé inférieur, occupé à tous les soins de détail du ministère sacré. La seule église de Rome, au milieu du III siècle, comptait, comme on le voit d’après une lettre du pape Corneille, un personnel de cent cinquante personnes

A côté des évêques, dans les circonscriptions trop étendues auxquelles l’activité d’un seul homme ne pouvait suffire, s’était placée, sous le nom de chorévêques (évêques de la campagne) une classe de coadjuteurs, qui avait le caractère et même certains pouvoirs épiscopaux, mais non la juridiction sur les fidèles du troupeau.  Enfin les évêques eux-mêmes, tous égaux pour l’exercice des fonctions purement spirituelles, commençaient à se diviser en petits groupes, sous une juridiction supérieure. Les premiers exemples d’une subordination de ce genre remontaient aux temps apostoliques. Les sièges occupés par les apôtres avaient conservé une prééminence naturelle sur tous les autres. Ainsi Jérusalem, jusqu’à sa ruine, avait dominé la Palestine; Éphèse avait transmis à tous ses évêques le respect qui avait entouré la vieillesse du dernier contemporain de Jésus-Christ. D’autres villes encore, par leur importance politique ou religieuse, comme chefs-lieux des provinces romaines, ou comme sièges de quelque grande synagogue judaïque, jouissaient de la même considération. Elles étaient devenues le rendez-vous de synodes fréquents d’évêques, dans lesquels la présidence appartenait de droit au chef spirituel du lieu. Par-là s’établissait insensiblement un degré supérieur dans l’ordre épiscopal, et se dessinaient des provinces ecclésiastiques, sur le modèle des provinces civiles de l'empire et presque dans les mêmes cadres. Le nom du supérieur de ces circonscriptions nouvelles n’était pas encore bien déterminé, ni ses droits bien établis. D’ordinaire cependant, c’était lui qui conférait l’ordination à tous les évêques de sa province, et ceux-ci, à leur tour, en cas de vacance du siège principal, se réunissaient pour y pourvoir.

Enfin, parmi ces villes privilégiées, deux déjà s’élevaient au-dessus de toutes les autres: c’étaient Antioche et Alexandrie, centres d’une population immense qui en faisait de véritables capitales de royaumes. Les évêques de ces deux villes exercèrent de très bonne heure, sur tout l’Orient chrétien, une autorité paternelle très généralement respectée. Ils ne connaissaient de supérieur que celui de Rome, auquel, du reste, ils se rattachaient par une communauté d’origine. Antioche avait été le premier siège de saint Pierre, avant son passage en Italie, et saint Marc, son disciple, avait fondé le siège d’Alexandrie. Les évêques d’Antioche et d’Alexandrie étaient donc, en Orient, les intermédiaires naturels de l’autorité pontificale, lorsque trop souvent l’éloignement, la difficulté des communications, les précautions commandées par le danger des persécutions empêchaient celle-ci de s’exercer directement .

Cette primauté de l’église romaine demeurait, du reste, le faite de l’édifice dont le sacerdoce était le fondement, et l’épiscopat les colonnes. Chaque jour la confirmait. Nous l’avons vue exercée par Clément, proclamée par Irénée, reconnue même par les outrages de Tertullien égaré. C’est en vertu de ce droit que le pape Victor anathématisait la moitié de l’Asie, pour une question de discipline (201 ap. J.C.); c’était cette primauté qu’invoquait saint Denis d’Alexandrie (270 ap. J.C.), dans ses démêlés avec son clergé. D’un bout à l’autre de l’Église, on pouvait dire, comme saint Cyprien : «Communier avec le pape, c’est communier avec l’Église.» C’était là la clef de voûte de tout ce gouvernement occulte, mais déjà puissant, qui s’était élevé dans l’ombre, au sein de la constitution vermoulue de l’Empire.

Entre le corps ecclésiastique et les fidèles se maintenait une communication constante, à l’aide d’un culte simple encore, mais astreint à des lois précises et composé de cérémonies sacramentelles. Ces cérémonies étaient au nombre de sept; mais deux principales, rappelées presque à chaque ligne des Évangiles et des Pères, mettaient le prêtre et le simple laïc dans les rapports journaliers d’autorité, de confidence et d’affection. On n’était pas chrétien sans le baptême; on ne le demeurait pas sans l’eucharistie. Le baptême était la naissance de la vie chrétienne, et l’eucharistie en était l’aliment. L’examen le plus sévère précédait la réception de ces deux sacrements. Tonte la vie, toute la conscience du catéchumène étaient soumises à l’évêque et aux prêtres. C’était une confession du passé, un engagement de l’avenir, un renouvellement de l’être entier. C’était un enrôlement dans une milice régulière, sous une loi et une discipline fixes

«Par le baptême , dit Tertullien, en toute simplicité et sans pompe, sans aucun appareil nouveau, l’homme, plongé dans l’eau, pendant qu’on prononce sur lui quelques paroles, n’en ressort guère plus propre qu’il n’était entré; mais, par une merveille incroyable, il a acquis l’éternité... Le droit de donner le baptême appartient au grand prêtre, qui est l’évêque, ensuite aux prêtres et aux diacres, non point cependant sans l’autorité de l’évêque, à cause de la soumission qui est due à l’Église; quand cette soumission est respectée, la paix est maintenue. Les laïques aussi ont le même droit... mais seulement lorsqu’on n’a pu avoir recours aux évêques, aux prêtres et aux diacres... Du reste, que ceux dont c’est l’office de baptiser, sachent qu’il ne faut pas conférer le baptême légèrement... Ceux qui demandent le baptême doivent persévérer dans l’oraison, dans les jeûnes, dans les longues veilles et les prières à genoux , et dans la confession de tous leurs péchés passés.»

II est curieux de comparer ce témoignage d’une si haute antiquité avec les détails plus récents, mais parfaitement conformes, donnés par les institutions apocryphes déjà citées, et qui semblent en être le commentaire développé. C’est tout un tableau animé des mœurs chrétiennes qui nous est présenté, et si la vérité n’en est pas certaine, la vraisemblance en est parfaite.

«Ceux, dit le canon Copte, qui approchent pour la première fois des mystères de la Divinité, que les diacres les amènent à l’évêque et aux prêtres, et qu’on les examine sur les causes qui les conduisent vers la parole de Dieu, et que ceux qui les amènent fassent une enquête exacte sur leur caractère.et portent témoignage pour eux. Qu’on scrute leurs mœurs et leur vie, qu’on sache s’ils sont esclaves ou libres; et si quelqu’un d’eux est esclave, qu’on lui demande quel est son maître; et s’il est esclave d’un croyant, qu’on demande à son maître s’il peut porter de lui un bon témoignage. S’il s’y refuse , qu’on rejette l’esclave, jusqu’à ce qu’il soit jugé digne par son maître; mais si le maître témoigne en sa faveur, que son témoignage soit reçu. Si l’esclave appartient à un païen, qu’on lui enseigne à plaire à son maître afin que la parole divine ne soit pas accusée par les infidèles. S’il a une femme, ou si c’est une femme et qu’elle ait un mari, qu’on leur apprenne à se contenter l’un de l’autre, et à vivre purement; mais s’ils ne sont pas mariés, qu’on leur apprenne à ne pas commettre d’impureté, et à entrer dans un mariage légitime; et si le maître est un croyant, et qu’il sache que son esclave vit dans l’incontinence, et ne veuille pas lui laisser prendre femme (ou si c’est une femme, de mari), que le maître soit séparé de l’Église.... Si un homme vient qui appartienne à un théâtre, soit femme, soit homme, qui conduise des chars, qui donne des spectacles de gladiateurs, qui concoure aux jeux olympiques, ou qui joue de la flûte ou du luth dans ces jeux, ou un maître de danse, ou un teneur de maison publique, que de telles gens quittent leur emploi ou qu’ils soient rejetés. Si un soldat vient, qu’on lui apprenne à ne pas commettre de violence, à ne dénoncer personne, surtout à être content de sa solde.»

Suivaient trois années de noviciat, d’instruction et de vie chaste, employées à des œuvres de charité. Pendant ces longs temps de préparation, le catéchumène, objet d’une surveillance sévère, ne passait pas le seuil de l’Église. Dans la plus humble des chapelles chrétiennes, une barrière séparait le pénitent dont la foi était encore soumise à l’examen, du fidèle instruit et éprouvé. Un voile dérobait à ses yeux les mystères secrets du culte qui ne devaient être révélés qu’aux chrétiens accomplis.

Derrière ce voile, c’était le christianisme entier qui résidait. Dieu fait chair était toute la foi chrétienne. L’eucharistie était l’incarnation perpétuée à travers le temps, renouvelée chez tous les peuples, incorporée dans le sein de tout homme. Le mystère fondamental de la religion nouvelle, mysterium fidei, avait dans l’eucharistie sa consécration quotidienne et son application universelle. Pour le chrétien, l’Homme-Dieu était toujours vivant dans le sacrement de l’autel, sur chaque point du monde, dans un souterrain ou dans un désert, comme il l’avait été dans les plaines de Judée. Jésus-Christ était partout présent, dans sa double nature, avec sa chair et son sang. Toute l'institution chrétienne se résumait dans ce sacrement qui attestait à la fois la puissance du sacerdoce, la réalité de l'incarnation et la vertu du sacrifice. C’était le point central vers lequel convergeaient toutes les cérémonies du culte. Merveilleusement approprié à toutes les conditions de la vie et à tous les états de l’intelligence, ce culte se trouvait ainsi renfermer sous des formes simples et souvent agrestes un sens intime qui échappait, par sa profondeur même, à l’œil païen le plus exercé. L’eau, le pain, le vin, les produits de la nature dans leur simplicité pure, en formaient tout l’appareil. Quand saint Justin décrit, par exemple, cette messe des premiers âges célébrée quelque part dans les campagnes, au lever du jour, on croirait assister à quelque solennité naïve d’un peuple enfant tenu à l’écart de toute civilisation.... « Le dimanche, qu’on appelle le jour du soleil, tous ceux qui demeurent à la ville ou à la campagne, s’assemblent en un même lieu. On y lit les écrits des apôtres et les livres des prophètes, autant que le temps permet d’en lire. La lecture achevée, celui qui préside à l’assemblée prend la parole, et fait une exhortation, tant pour reprendre et pour corriger les vices que pour animer les fidèles à pratiquer les belles choses qu’on a lues. Nous nous levons ensuite tous ensemble, et quand la prière est finie, on apporte, comme je l’ai déjà dit, le pain avec le vin et l’eau.... Celui qui préside parmi les frères, ayant reçu le pain et le calice où est le vin mêlé d’eau qu’ils lui présentent, offre au Père commun de tous, au nom du Fils et du Saint-Esprit, la louange et la gloire qui lui sont dues, et emploie beaucoup de temps à la célébration de l'eucharistie, c’est-à-dire de l’action de grâces que nous rendons à Dieu pour les dons que nous avons reçus de sa bonté.

C’est sous cet aspect de pieuse simplicité que le culte chrétien se montrait à la foule. Mais pour les esprits élevés, pour les âmes aimantes, ces mêmes formes, tout d’un coup illuminées, devenaient la source d’intarissables contemplations, et l’objet d’ineffables extases. «O miracle mystique, s’écrie le philosophe chrétien d’Alexandrie, le Père de toutes choses est un, le Saint- Esprit est un et le même partout. II y a une seule Vierge mère à qui je donne avec joie le nom d’Église…. Cette mère unique n’a point de lait parce qu’elle n’a point été épouse.... Mais son lait, c’est le corps du Christ qui, par l’action du Verbe, nourrit toute la nouvelle génération des hommes... Mangez, a-t-il en, ma chair et buvez mon sang, c’est la nourriture toute particulière qu’offre le Seigneur. Il nous présente sa chair, et il verse son sang, pour que rien ne manque à notre enfance. O mystère incompréhensible ! il nous ordonne de dépouiller l’ancienne corruption de notre chair... et de la nourrir d’un nouvel aliment, afin, s’il est possible, de déposer et d’embrasser notre Sauveur dans notre poitrine »

Ainsi ramené toujours au centre commun du mystère et du sacrement, le culte chrétien pouvait rassembler autour de lui des grands et des petits, des riches et des pauvres, des sénateurs et des esclaves, des savants et des barbares, parlant à chacun leur langue, et satisfaisant les plus liantes intelligences sans dépasser les plus basses. Ce mélange de simplicité et de profondeur est demeuré empreint sur tous les vestiges matériels qui nous restent de ce culte primitif. Tout y est populaire sans être trivial, et naïf sans être puéril. Les récits, les paraboles de l’Évangile reproduits par un art inexpérimenté mais toujours touchant, les emblèmes bibliques joignent une gravité inconnue à tout le charme des légendes antiques. Ce sont souvent les symboles mêmes de la Fable éclairés par un trait d’une lumière plus pure. Pan porte encore à la main son chalumeau rustique. Mais la brebis fatiguée reposant sur ses épaules lui fait prendre l’aspect aimable du bon Pasteur. La colombe n’est plus penchée sur la coupe des libations, mais elle porte dans son bec gracieux un rameau d’espérance et de paix. Tout, dans ces images, respire l’innocence, et commande le recueillement: c’est l’enfance tout entière, candide, mais sérieuse aussi, comme elle l’est souvent, lorsque son regard limpide s’arrête sur quelque objet de respect, de surprise ou d’affection.

Enfin à celte société unie par le double lien de l’autorité et de l’amour, la sanction pénale, suprême garantie de l’ordre, ne manquait pas. L’Église avait reçu de Jésus-Christ le droit de bannir de son sein ceux qui désobéissaient à sa loi ou déshonoraient son nom. Outre les examens sévères de conscience qu’elle exigeait régulièrement de chaque fidèle, outre la confession secrète des péchés et la pénitence privée qu’on aperçoit dans les plus anciens monuments, elle avait encore comme dernière ressource, l’anathème public. Elle en usait avec mesure, attendant longtemps, frappant à regret. Mais quand le coup était porté, il atteignait le chrétien dans ses plus chères habitudes: La barrière, fermée sur lui, ne s’abaissait plus qu’après de longues supplications et de longues souffrances. L’excommunié était soumis à des épreuves plus multipliées que le catéchumène. Sa pénitence, publique comme son crime, éclatante à tous les yeux comme le scandale qu’il avait donné, justifiait l’Église aux yeux des infidèles du tort qu’aurait pu lui faire un membre criminel, et frappait les croyants de terreur. Il y avait quatre degrés à la pénitence : le pénitent pleurait d’abord à la porte de l’Église sans pouvoir la franchir; on lui permettait ensuite d’écouter les instructions sans assister aux cérémonies; puis de se prosterner au pied de l’autel, mais sans recevoir encore les sacrements; l’absolution définitive ne venait qu’après ces diverses épreuves. Ces rigueurs, que les canons étendent à sept, souvent à trente ans de la vie du coupable, dont ils se relâchent à peine à l’article de la mort, ne satisfaisaient qu’imparfaitement la pureté jalouse des chrétiens. L’Église était obligée de tempérer, et non d’exciter la sévérité des fidèles contre eux-mêmes. Parmi les hérésies des premiers siècles, on en compte plusieurs qui n’ont eu d’autres fondements que des exagérations de rigueur. On reprochait surtout à l’Église de Rome l’extrême indulgence de sa discipline.

Celte vigoureuse organisation avait produit, à la fin du IIIe siècle, un résultat singulier. Tandis qu’autour des chrétiens le lien social se relâchait chaque jour, il se resserrait dans le sein de l’Église. Au dehors, le despotisme ne parvenait pas à préserver les peuples de l’anarchie: l’autorité chrétienne s’affermissait sans s’appesantir; elle devenait forte sans devenir tyrannique. De là venaient au chrétien cette attitude paisible, cet air de sécurité et de contentement qui étonnaient les contemporains.

Un chrétien était un homme tranquille dans une société tour à tour frivole et alarmée, plongée dans les délices ou dans l’angoisse. Un chrétien avait la conscience libre dans une société tour à tour servile et rebelle. Un chrétien marchait à son but au milieu d’une société errante. Un chrétien était plein d’espoir dans une société profondément découragée d’elle-même. Quand les lois périssaient, quand trente compétiteurs se disputaient la souveraineté, et cent tribus barbares, le sol de l’Empire, un chrétien savait où trouver son gouvernement et sa loi. Seul il faisait partie d’une organisation compacte ayant des chefs et des ministres; seul, il se sentait protégé, contenu, commandé; seul, dans le cataclysme universel, il ne croyait pas voir le ciel s’affaisser sur sa tête, et la terre lui manquer sous les pas. Ce sentiment de paix au milieu de l’ébranlement général s’exprimait parfois avec toute l’extase d’un chant de triomphe. «L’Église, s’écriaient les chrétiens, est dans le monde comme un vaisseau en pleine mer. Elle est balancée au gré des flots, mais ne sombre pas, car elle est dirigée par un pilote habile, par Jésus-Christ. Elle porte aussi sur elle son trophée; celui qu’elle a arraché à la mort, la croix du Seigneur.... Le vent est l’esprit du ciel par lequel les fidèles reçoivent le sceau de Dieu.»

Sous l’empire de cette foi enthousiaste qui se répandait avec une rapidité contagieuse, toute la vie sociale, toute la chaleur naturelle, pour ainsi dire, se retiraient par degrés du corps politique pour se concentrer dans l’Église. II y avait dans chaque ville un homme respecté et reconnu comme chef; cet homme était le représentant de Jésus-Christ et non pas de César. Il y avait un sentiment commun qui tenait unis entre eux les habitants des bords les plus éloignés, et ce n’était plus ce patriotisme romain qui avait fait si longtemps la force du peuple-roi. On s’inclinait en tout pays devant un symbole qui n’était plus l’aigle des légions. La philosophie et l’éloquence longtemps oubliées reparaissaient transformées dans des chaires qui ne ressemblaient ni à la tribune du forum, ni au siège magistral d’une école. Deux sociétés, l’une jeune, l’autre mourante, ne pouvaient subsister ainsi longtemps côte à côte. Une lutte entre elles était nécessaire autant qu’inégale. Elle avait dû commencer de bonne heure, et se poursuivait sans relâche. Faisons-en brièvement connaître le véritable caractère, les diverses phases et l’issue.

III

RAPPORTS DE LA SOCIÉTÉ PAÏENNE ET DE LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE PENDANT LES TROIS PREMIERS SIÈCLES.

 

Jésus-Christ a prédit à ses disciples qu’ils seraient haïs à cause de son nom, et depuis dix-huit siècles que le christianisme existe d’âge en âge et de peuple en peuple, cet oracle se vérifie. La résistance qu’opposent à la puissance de l’Évangile les passions humaines soulevées, fait de la vie des vrais serviteurs du Christ, même dans les sociétés chrétiennes de nom, une tâche rude et constamment laborieuse. Le mal hait le bien sous toutes ses formes, et le christianisme qui est le bien tout entier a toujours eu le privilège de concentrer sur lui tous les traits de cette haine.

Mais dans les sociétés idolâtres et corrompues, comme étaient celle de Rome à la naissance du Christ, la guerre que les chrétiens ont partout à soutenir prend un caractère tout particulier. Dans de telles sociétés, en effet, ce sont les principes mêmes sur lesquels l’État est fondé qui sont hostiles au christianisme, et, en plusieurs points, incompatibles avec lui. Dès lors, il peut arriver que ce ne soient pas seulement les hommes, mais la loi, qui, rebelle à Dieu par essence, entre en lutte avec la vérité chrétienne, et que la persécution, sans cesser d’être odieuse, soit considérée comme légale.

Il peut arriver aussi que les représentants officiels de la loi, forts de son autorité et tranquillisant leur conscience par les prétextes qu’elle leur fournit, se portent contre les chrétiens à un degré de rigueur inouïe, sans avoir pourtant en tout autre point dépassé la mesure de la dépravation de leur siècle. Sans être les pires des souverains, ils seront les plus farouches des persécuteurs, et tandis que la religion maudira leur nom avec une juste horreur, l’histoire continuera à l'inscrire avec quelque estime. C’est le secret d’une contradiction apparente que l’historien chrétien doit chercher librement à résoudre par l’étude patiente des mœurs et des faits, sans qu’on puisse l’accuser de méconnaître aucun des principes surnaturels qui se cachent derrière les influences humaines : ni l’esprit du mal qui arme la main des bourreaux, ni la grâce victorieuse qui soutient le courage des victimes.

Le christianisme ne prit point la société païenne par surprise : il n’en triompha pas dans l’ombre. Cité dès le premier jour, dans la personne de son fondateur, au tribunal d’un proconsul, il fut soumis à une instruction judiciaire qui se poursuivit devant tous les magistrats du monde. La cause fut appelée et plaidée à cent reprises différentes avant d’être décidée sans appel.

Le rôle du magistrat romain dans le premier et le plus illustre de ces débats nous peint assez bien la première impression que ressentirent, à l’aspect du christianisme naissant, les hommes constitués en pouvoir dans la société impériale. Le Christ, aux yeux de Pilate, paraissait un Juif comme un autre, moins méprisable peut-être que le reste de sa nation. Son seul tort était de faire trop de bruit et trop de prosélytes, et de ne pas se contenter des immunités locales que la prudence ro­maine avait accordées à regret au culte juif. Dans tout le cours du procès solennel que les évangiles nous rapportent avec une simplicité saisissante, le dédain du juge paraît presque plus grand pour les accusateurs que pour l’accusé. Son indifférence pour le fond de la querelle, sa répugnance à verser le sang pour un motif futile sont à peine dissimulées. La condamnation de Jésus-Christ lui est arrachée comme une concession à la paix publique, comme une mesure de police destinée à apaiser la foule et à rétablir l’ordre dans une cité turbulente.

Rien ne prouve que, pendant toute la durée du premier siècle, les persécutions dont les apôtres furent victimes aient eu, dans la pensée des magistrats qui les ordonnaient, une plus sérieuse importance. Les scènes décrites dans les Actes des apôtres, l’emprisonnement de saint Pierre, le supplice de saint Étienne, les plaidoyers éloquents de saint Paul devant Lysias, Félix et Festus, nous présentent exactement le même spectacle. Le ministère de l’accusation est rempli par des juifs passionnés, habituellement à la suite de troubles populaires. Le lieutenant de Rome se montre indifférent, ennuyé, indécis, écoulant les réclamations des juifs avec dégoût, souvent la défense des chrétiens avec la curiosité d’un bel esprit blasé qui aime à entendre une nouveauté, mais les envoyant au supplice ou les retenant en prison pour s’épargner un embarras, comme un homme d’État qui fait peu de cas d’une vie humaine et surtout de la vie d’un juif.

Cette nationalité juive exposait les premiers chrétiens à de constantes vexations, sans même qu’ils fussent de la part du pouvoir politique l’objet d’aucune animosité particulière. Ils se rattachaient à une nation que son esprit exclusif, ses mœurs originales, ses cérémonies mal comprises avaient presque partout placée en assez mauvais renom parmi les populations. Les juifs étaient accusés d’un crime que Tacite appelle odium generis humani, la haine du genre humain, et le genre humain, se croyant provoqué, leur rendait avec usure l’inimitié et le mépris. Mais les colonies juives faisaient, tête à cette malveillance générale, par leur esprit de corps et d’industrie, par leur courage intraitable et par leurs richesses accumulées. Elles intimidaient jusqu’à l’orateur romain au forum. Les premiers chrétiens, au contraire, rejetés de leurs synagogues, pauvres, isolés, se présentaient vans défense au ressentiment populaire. D’ailleurs les juifs, pleins d’horreur pour les superstitions païennes, étaient plus préoccupés de s’en préserver eux-mêmes que de les détruire. Ils craignaient trop les rapports avec les infidèles pour tenter de faire beaucoup de conversions. Ils eussent craint de toucher une idole, même pour l’abattre. Les chrétiens, au contraire, étaient animés d’un désir intrépide de propagande. Leurs discours toujours dédaigneux, souvent insultants pour l'idolâtrie, l’horreur qu’ils inspiraient aux néophytes pour toutes les cérémonies païennes, blessaient dans le vif les croyances des peuples, troublaient leurs habitudes, froissaient leurs intérêts, liés par tant de points au maintien d’un culte pompeux qui servait d’écoulement aux produits des contrées les plus fertiles. De là, partout où le christianisme prenait pied, de sourdes rumeurs, des rixes, des émotions de rue ou de marché à la suite desquelles la police romaine devait intervenir, et sévissait sans ardeur comme sans attention contre les premiers perturbateurs.

Il est triste de penser que ce fut peut-être quelque ordre indifférent de ce genre qui arrêta le cours de l’éloquence de saint Paul, et fit cesser de battre le cœur généreux de saint Pierre. Mais nous ne voyons pas, malgré l’autorité des écrivains ecclésiastiques, de raison suffisante pour penser que Néron ait honoré d’un regard de colère deux hommes inconnus dont les protestations obscures ne pouvaient arrêter le cours de vices aussi puissants et aussi prospères. Tacite nous paraît avoir dit la vérité sur la persécution de Néron: il a parlé des chrétiens avec les sentiments mêmes de leurs bourreaux. II fallait des victimes à la foule qui accusait son empereur de l’incendie de ses maisons. On lui donna en pâture des hommes qu’elle délestait particulièrement et qui, s’ils n’étaient pas coupables de ce méfait en particulier, passaient pour capables de tous les crimes. On choisit un mode de supplice éclatant qui pût distraire l’attention du peuple en le divertissant. Tel fut le caractère de la première persécution de l’Église, qui demeura à peu près indifférente aux païens. Elle dut se reproduire avec des circonstances analogues sur plusieurs points de l’Empire.

La confusion des chrétiens et des juifs dans l’appréciation des princes païens durait encore sous le règne de Domitien, puisque Dion Cassius nous rapporte que cet empereur fil périr le consul Clément avec sa femme Domitille, alliés tous deux à sa propre maison, pour cause d’impiété et d’athéisme, crime qui, dit-il, fit condamner beaucoup d’autres personnes qui avaient embrassé les mœurs des juifs. Il est impossible de méconnaître à ces caractères le christianisme qui pénétrait ainsi, sans être reconnu, jusque dans le palais impérial. Mais parce qu’on le voit s’élever si rapidement des retraites où languissait une race méprisée jusqu’au pied même du trône, il ne faudrait pas en conclure qu’il eût parcouru déjà tous les degrés intermédiaires de l’échelle. II est dans la nature de la foi chrétienne, comme il a été souvent dans son histoire, de s’emparer plus aisément des deux extrémités que des rangs moyens d’une société. Les pauvres, qui sentent toute l’amertume de la destinée humaine, les riches, qui en ont reconnu l’insuffisance, ceux qui désespèrent d’atteindre au bon­heur, ceux qui s’en fatiguent après l’avoir goûté, sont d’ordinaire les premiers à se laisser toucher par l’attrait d’une autre vie. Les conditions médiocres, condamnées aux soins de la terre, mais soutenues par l’appât du gain, sont les moins favorables aux vérités religieuses. Il y eut de très bonne heure, dans les palais de Rome, sur les lits d’ivoire et sous les voiles de pourpre, des hommes atteints du dégoût des biens et des dignités de la terre, paresse méprisable que le païen Suétone re­proche au consul Clément. Ceux-là durent être au nombre des premiers convertis et par conséquent des premiers frappés, parce que leur situation éclatante et leur rang leur imposaient au moins les dehors de la religion de l’Empire, et Domitien pouvait châtier un consul qui avait donné le scandale d’une superstition juive avant même d’avoir résolu d’abolir le christianisme dans tout l’Empire.

Cette résolution ne se montre même bien arrêtée chez aucun des empereurs du second siècle. De simple trouble de police qu’il était d’abord, le christianisme devient, dans cette seconde phase, un véritable embarras politique et une difficulté de gouvernement. Le souverain est bien forcé de s’en occuper. Il faut répondre à des dénonciations incessantes, aux consultations inquiètes des gouverneurs de provinces. Les temples se vident, les oracles se taisent, les populations et les prêtres réclament l’exécution des lois, toujours en vigueur contre les cultes étrangers. Les tribunaux sont assiégés par les accusations intéressées ou sincères des païens. D’ailleurs le développement de l’Église commence à blesser en plusieurs points les habitudes les plus chères des populations et la constitution politique de l’Empire.

Ce développement, il est vrai, était toujours tout pacifique et purement moral. Les prédicateurs de l’Évangile n’appelaient à leur aide aucune action matérielle. Ils n’affectaient aucune prétention politique. Pendant la durée de ces premiers siècles, les chrétiens témoignèrent à tous les dépositaires sanguinaires ou bizarres de l’autorité souveraine une soumission respectueuse, hier qu’indifférente, qui ne se démentit pas un seul instant. Ils ne demandèrent directement la réforme d’aucune institution; ils ne réclamèrent même contre aucun des abus tyranniques du pouvoir civil. En agissant sur les mœurs, le christianisme s’abstenait rigoureusement de toucher aux lois.

Mais ces distinctions ne trompent longtemps ni l’instinct des peuples, ni la clairvoyance intéressée des hommes d’Etat. Quelque patients, quelque empressés d’obéir et de rendre service, quelque éloignés de tout esprit de contention que les chrétiens pussent être, il ne fallait pas qu’ils fussent bien multipliés dans une ville, pour que les habitants se plaignissent de trouver à côté d’eux des voisins incommodes, censeurs de leurs plaisirs et de leurs vices, troublant le cours des habitudes de la vie sociale par cela seul qu’ils essayaient de s’y soustraire. Les vertus des chrétiens, dont toutes les apologies font mention avec un juste orgueil, étaient, par leur singularité même, l’objet de préventions défavorables. Ce n’était pas seulement l’impatience naturelle que fait éprouver aux hommes corrompus le spectacle d’une perfection qui les humilie, c’était un malentendu constant qui faisait tourner des mérites mêmes en sujet d’animadversion et de reproches.

Les chrétiens vantaient, par exemple, la pureté de leurs familles, où régnait le respect de la foi conjugale et de l’autorité paternelle. Mais les rapports de la famille chrétienne étaient peu compris par les païens, parce qu’ils s’éloignaient également et de l’ancienne rigueur des mœurs de Rome et du relâchement des temps nouveaux. Le mariage chrétien était fondé sur l’indissolubilité de la foi jurée, mais en même temps sur la dignité de la femme et sur une honnête liberté domestique. Dans le mariage romain, au contraire, la femme n’avait échappé à la tyrannie que par la licence. Une chrétienne, confidente de toutes les pensées de son époux, consultée sur tous les intérêts et tous les devoirs de la famille, ne ressemblait ni à la matrone des anciens jours, courbée sous le joug d’un maître, traitée comme l’enfant, ou plutôt comme l’esclave de son mari, ni à la femme impudique des mauvais temps de l’Empire, telle que la décrivent Perse ou Juvénal, affranchie du joug conjugal par la fréquence du divorce. Les Romains trouvaient à la fois dans l’attitude de la femme chrétienne trop et trop peu de liberté, une indépendance qui blessait le sentiment de la supériorité virile, une austérité qui gênait les penchants d’une société dissolue. Ils disaient volontiers, avec dédain, que la religion chrétienne était bonne pour les femmes; et l’on voit, par le choix de certains supplices, que la pudeur des épouses chrétiennes leur causait souvent plus d’impatience que de respect.

A côté, et au-dessus du mariage même indissoluble, les chrétiens avaient placé un état plus saint encore: ils honoraient la continence volontaire, la fuite des plaisirs même légitimes des sens, la vie affranchie des devoirs de la paternité et consacrée à la contemplation des vérités célestes. Des vierges, dérobant leur visage aux regards des hommes et dévouant leur jeunesse à Dieu, se pressaient autour de leur autel. Le prêtre qui y montait avait, le plus souvent, résolu de fermer son cœur au sentiment de l’amour conjugal. Non-seulement les païens ne comprenaient pas cette vertu nouvelle, mais ils la blâmaient sévèrement. Elle renversait toutes leurs idées de devoir social et d’économie publique. A leurs yeux, le premier devoir était de fournir des citoyens à l’État. On ne pouvait se soustraire à celte obligation civique que pour rechercher des voluptés honteuses et stériles. Le christianisme honorait la virginité : la loi romaine punissait le célibat.

Les chrétiens secouraient les pauvres, non-seulement les pauvres de leur croyance, mais tous les pauvres en général. Ils leur distribuaient, non-seulement les secours du corps, mais les consolations et les instructions de Pâme. Ils les assistaient : ils les aimaient. La charité, comme nous l’entendons, comprenant depuis le don des choses nécessaires à la vie, jusqu’à l’affection du cœur qui se donne lui-même, fut une invention chrétienne. Les païens ne comprenaient ni le mot ni la chose. L’amour général de l’humanité, confusément exprimé dans quelques écrits stoïciens, n’avait jamais passé dans l’enseignement de la morale commune, encore moins dans les habitudes ou les institutions. On ne connaissait l’assistance des pauvres que sous deux formes également intéressées, et comme moyen de brigue et d’ambition pour les particuliers riches, et comme instrument d’ordre pour faire tenir en paix les populations des grandes cités. Les patriciens avaient nourri leurs clients, et trafiqué avec les centuries pauvres du droit de suffrage. L’empire rassasiait légalement et amusait officiellement la foule. On ne savait à laquelle de ces deux natures d’assistance publique il fallait rapporter les abondantes largesses des prêtres et même des riches particuliers chrétiens : ce dévouement inexplicable était facilement attribué à des vues secrètes d’intrigue et de faction. Tel évêque nourrissant, comme l’évêque de Rome au milieu du III siècle, de quinze cents à deux mille pauvres, pouvait paraître à un souverain trop puissant et trop aimé pour un sujet.

Les chrétiens n’attaquaient point directement et en principe la plus grande institution civile de toutes les sociétés antiques, l’esclavage. Ils ne poussaient point les esclaves à la rébellion : et malgré de fréquents affranchissements prononcés en masse, sous les yeux des prêtres, pour libérer des familles entières, ils n’appelaient même pas tous leurs propres esclaves à la liberté. Il fallait réformer les hommes avant de les émanciper. L’Évangile s’était chargé de la part la plus difficile de cette double tâche, laissant au temps et aux lois humaines le soin d’accomplir l’autre. Mais si les chrétiens ne dégageaient pas les esclaves des liens de leur condition civile, ils en effaçaient du moins l’ignominie. Un jour par semaine, au service du dimanche, l’esclave s’asseyait à côté du maître; il recevait sur son front la même eau sainte, était marqué du même signe, assistait au même banquet, marchait souvent au même martyre. «Je suis esclave de l’empereur, mais je suis chrétien, s’écriait Evelpistus, compagnon de saint Justin dans son supplice, mais j’ai reçu la liberté de Jésus-Christ, et par sa grâce j’ai le même espoir que mes frères.» Cette égalité morale de l’esclave et de l’homme libre répugnait encore plus aux mœurs païennes que n’aurait fait l'affranchissement matériel. Les affranchis abondaient à Rome, surtout à la cour des empereurs. Dans un gouvernement où le grand art était de bien servir, l’esclavage qui donnait de bonnes habitudes en ce genre était même un assez utile apprentissage pour devenir courtisan. Mais si les affranchis étaient souvent puissants, ils demeuraient toujours méprisés; on pouvait leur obéir, mais non les estimer. L’orgueil de l’ingénu persistait toujours sous la complaisance du flatteur. Les adulateurs de Pallas auraient pardonné aux chrétiens d’affranchir tous leurs esclaves, mais non de les traiter sur un pied d’estime et d’affection. Sur ce point, les distinctions sociales demeuraient inflexibles; les chrétiens, en les méconnaissant, bouleversaient toutes les idées reçues. Dans les rangs des fidèles mêmes, c’était souvent un sujet de scandale. Dans un texte du III siècle, dernièrement découvert, un sectaire reproche au pape Calixte de consacrer, par la religion, l’union secrète de grandes dames romaines avec leurs esclaves, sorte d’alliance propre à irriter et à mécontenter les familles

Ce n’étaient là encore que des causes d’impopularité et de mécontentement. Mais les chrétiens, sans le vouloir, et quoi qu’ils fissent, tombaient aussi parfois sous le coup de lois positives. Par le fait, la religion chrétienne se présentait aux magistrats comme une grande association dont le réseau couvrait à peu près tout l’Empire. Or, dans un État despotique, toute association non autorisée est par là même interdite.

Trajan portait l’inquiétude jusqu’à redouter les compagnies d’artisans destinées à éteindre l’incendie, les repas de noces et les fêtes de famille trop nombreuses. On juge s’il pouvait voir sans ombrage des petites sociétés formées dans chaque ville et correspondant régulièrement entre elles, des réunions périodiques, des souscriptions, des quêtes, et un lien de confraternité si étroit, et si tendre que d’Antioche à Rome, saint Ignace condamné à mort et voyageant dans les fers, était attendu de station en station par des fidèles nombreux qui venaient sur sa simple réputation lui apporter des aliments et recevoir ses instructions. Que devait penser un proconsul romain quand il apprenait que de vieilles femmes, des veuves, des orphelins, assiégeaient, dès le matin, la porte de la prison où il avait fait renfermer un certain Pérégrin dont Lucien raconte la vie, et qui fut, avant son apostasie, un des chrétiens illustres de la Palestine? Pouvait-il apprendre sans inquiétude que les magistrats des chrétiens ( c’est le mot dont se sert l’auteur païen) avaient offert de l’argent aux gardes pour délivrer leur prisonnier? Cette organisation, cimentée par le dévouement des membres et couronnée par l’autorité des chefs, aurait offusqué un despotisme moins jaloux que celui des Césars. Puis la personne impériale elle-même, objet d’un respect semi-religieux, souffrait du mépris des dieux de l’Empire. Les chrétiens refusaient de jurer par la fortune de César, craignant de prendre à témoin, sans le savoir, quelque divinité profane, quelque mauvais génie ou quelque démon. Sans se refuser au service militaire, les chrétiens s’abstenaient de quelques-unes des cérémonies consacrées dans le camp, et qui avaient l’apparence de l’idolâtrie. Il n’en fallait pas davantage pour les traiter de conspirateurs, de contumaces et de déserteurs.

Puis la persécution une fois commencée, il fallait se cacher pour se réunir, attendre la nuit, creuser des cavernes en terre, célébrer des cérémonies dans l’ombre. Tout prenait alors un caractère sombre et suspect. Des calomnies s’accréditaient d’autant plus aisément que rien n’était si fréquent dans Rome que des superstitions venues d'Orient où le meurtre et la débauche jouaient des rôles sinistres. L’attrait de la volupté et du sang faisait tout le succès des mystères d’Atys ou de Cybèle; et les paroles usitées dans le service divin des chrétiens permettaient quelque confusion à un observateur prévenu et superficiel.

Malgré ces griefs nombreux, grossis par la crédulité publique, les illustres Césars du second siècle ne semblent avoir pris contre le christianisme aucune détermination générale. Leur conduite à son égard témoigne d’une hésitation qui n’est point ordinaire dans leur gouvernement impérieux et ferme. Des mesures contradictoires se succèdent; des lois sévères sont éludées souvent par une tolérance officiellement consentie. On sent que l’administration impériale suit et ne provoque pas l’impulsion donnée par une opinion dominante, et qu’elle cherche à sortir d’embarras par une suite de concessions opposées. Tel est en particulier le caractère de la fameuse décision demandée par Pline et donnée par Trajan, et qui a fourni des armes si fortes à la fougueuse logique de l’apologiste Tertullien. Pline rend compte à son maître de l’abondance toujours croissante des nouveaux convertis, de l’irritation de la foule, des dénonciations qui assiègent son tribunal; et en même temps, avec l’impartialité d’un homme éclairé, il rend justice aux vertus, au courage, au bon esprit des accusés. Trajan lui-même, en réponse, donne à son préfet l’ordre de ne diriger aucune perquisition, mais de laisser cours à la justice, si elle vient à être saisie. Mais lui-même ne dédaigna pas d’interroger, du haut de son siège, l’évêque d’Antioche, et de lui faire traverser la moitié du monde pour aller à Rome nourrir les bêtes du cirque et réjouir la populace. On reconnaît, à ces décisions équivoques, à ce contraste des paroles et des actes, l’embarras d’un grand esprit qui rougit de partager, mais craint de mécontenter des préjugés nationaux. Tel qu’il est, cependant, le terme moyen proposé par Trajan semble avoir été la règle commune de tout le règne des Antonins. Les rescrits d’Adrien, d’Antonin le Pieux lui-même, transcrits en entier par Eusèbe, et dont l’authenticité est probable, ne font guère que le reproduire. Marc-Aurèle, qui cachait bien sous la pourpre impériale quelque rivalité sourde de profession, se montra le plus rigoureux de tous ces souverains. Mais Tertullien lui-même nous dit qu’il ne porta pas de lois nouvelles contre les chrétiens. Ils restèrent donc sous le coup d’une sévérité légale que les agents du pouvoir avaient ordre de laisser dormir le plus longtemps qu’il se pourrait, mais qui se réveillait en sursaut à tout instant, et sur tous les points, aux cris d’une foule ivre ou irritée, et qui donnait libre carrière à toutes les fantaisies d’un magistrat cupide et voluptueux.

Les persécutions véritables et systématiques commencent avec le troisième siècle et se succèdent, non pas sans interruption, mais à des intervalles marqués. Des empereurs illustres se mettent personnellement à l’œuvre pour anéantir le christianisme, et attachent leur gloire à sa destruction. Ils en font l’affaire principale de leur gouvernement. Cette ardeur d’inimitié, chez des âmes souvent grandes par d’autres côtés et dignes d’apprécier les vertus chrétiennes, n’est pourtant pas impossible à comprendre. Ce qui menaçait la constitution romaine, dans ces années de déchirement et de décadence, c’était, nous l’avons vu précédemment, l’invasion des armes, et plus encore, des mœurs étrangères. L’Empire expirait dans les divisions de ses enfants; et pendant que les brigands armés du Nord s’apprêtaient à dépouiller le colosse affaissé, l’Orient semblait lui verser ses pavots pour l’assoupir dans une mortelle léthargie. Les hommes courageux, qu’un caprice populaire ou militaire portait quelques jours au pouvoir, étaient préoccupés de raviver la source tarie des vertus civiques. Ils faisaient appel aux vieux souvenirs, ils réchauffaient les cendres éteintes des Cornélius et des Émiles. L’écho qui leur apportait les humbles accents de la prière chrétienne leur inspirait une impatience assez facile à imaginer. Rien ne ressemblait moins au patriotisme romain, mélange bizarre de superstition et d’orgueil, d’idolâtrie pour la ville conquérante et de dédain pour le reste du monde, que le sentiment de fraternité générale dont était remplie l’âme d'un chrétien et cet amour de tous les hommes, fondé sur l’égalité de leurs droits et de leurs misères. On reprochait aux chrétiens de se réjouir des calamités publiques; de voir avancer, sans répugnance, les ennemis de l’Empire; d’encourager l’inertie générale par leur éloignement des devoirs civiques, leur répugnance pour le métier des armes, leur indifférence pour les événements de la terre.

Plus d’une fois les apologistes chrétiens eurent à repousser ces imputations et à protester de leur zèle pour les institutions romaines. Des pages éloquentes de Tertullien sont consacrées à justifier les chrétiens de tonte participation aux malheurs publics. Tertullien avait raison: les intentions des chrétiens étaient pures, leur dévouement inaltérable, leur courage héroïque dans les combats. Mais les doctrines produisent souvent des effets que la Providence seule prévoit et emploie à ses desseins, mais qui sont entièrement différents du sentiment de ceux qui les professent. Il est certain que sans le savoir, sans y penser, dans la lutte des débris de la constitution romaine contre l’indépendance anarchique des provinces, les chrétiens favorisaient naturellement la cause des nations. Les privilèges, les droits de cité leur étaient inconnus. Dans une grande ville, leur évêque n’était pas, comme le préfet de Rome, un simple délégué d’un souverain éloigné mais l’homme éminent du troupeau, pénétré de son esprit, parlant sa langue, entouré de son amour, commandant non avec la rudesse d’un maître et d’un étranger, mais avec les entrailles d’un concitoyen et d’un père. C’était une autorité rivale qui, à mesure que les préjugés se dissipaient, ralliait autour d’elle les populations et détendait les liens du pouvoir central. Puis à des serviteurs d’un Dieu qui avait pris naissance et vécu en Judée, des maîtres Syriens ou Goths ne pouvaient causer les mêmes répugnances qu’à des Romains de vieille race. Dans leurs maximes de soumission et de charité universelle, les chrétiens étaient prêts à respecter indifféremment tous les souverains et toutes les lois. Dans leurs rapports avec les barbares mêmes, à tout moment ils étaient portés à oublier l’ennemi qu’il fallait combattre pour ne penser qu’à l’homme qu’on devait aimer et qu’on pouvait convertir. Dès les premières invasions des Goths, en 250, il y eut des prisonniers chrétiens qui guérissaient des malades et faisaient des conversions dans le camp de leurs vainqueurs.

Il n’y a donc pas lieu d’être surpris si, parmi les Césars du IIIe siècle, le christianisme semble particulièrement odieux à ceux qui se piquaient de vouloir restaurer l’ancienne gloire de Rome. Le principe de l’unité romaine, déjà forcé par le débordement des coutumes étrangères, se défendait dans ses derniers retranchements. L’unité temporelle du inonde finissant luttait avec l’énergie du désespoir contre une unité spirituelle qui la détruisait en la remplaçant.

Ainsi s’expliquent les alternatives de tolérance extrême et de persécution passionnée qui se font remarquer pendant toute l’orageuse durée du III siècle. Les empereurs romains d’origine sont impitoyables : au contraire, les enfants parvenus des provinces témoignent souvent au christianisme une grande faveur. On sait qu’Alexandre Sévère, Asiatique de naissance, et dont la prudente mère avait plus d’une fois, dit-on, assisté aux leçons d’Origène, portait à la mémoire du Christ le respect d’un disciple pour un maître de la sagesse. Il avait mis sa statue dans un sanctuaire, et répétait souvent la maxime : «Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit.» C’est sous son règne que s’élevèrent au grand jour les premières églises chrétiennes, et lui-même défendit de les détruire. Les rapports des chrétiens avec l’aventurier Philippe paraissent avoir été plus intimes encore; et, tout en répudiant ouvertement la solidarité de ses vices, ils ne purent manquer de profiter de la tolérance qu’un fils du désert devait imposer aux lois romaines pour les serviteurs du Dieu d’Abraham (250 ap. J.C.).

Mais cette faveur même que des souverains étrangers témoignaient à la religion chrétienne était une raison pour qu’un Romain comme Décius (ou du moins qui prétendait l’être) lui portât une haine plus acharnée. Un patricien empereur, qui avait médité de rétablir la censure, et qui se donnait pour imitateur du vieux Caton, devait considérer la foi nouvelle comme une ennemie qui ne méritait point de pitié. Aussi le règne si court de cet intègre souverain fut-il le signal d’une persécution jusque-là sans exemple pour sa rigueur et son étendue, et qui eut tout l’aspect d’une lutte de races et de haine nationale. On dit que Décius répétait souvent qu’il supporterait plus facilement un prince rival dans Rome qu’un grand prêtre du Dieu des chrétiens. Le supplice des chrétiens était ordonné par un édit impérial affiché sur toutes les murailles, et si terrible, dit saint Denys d’Alexandrie, qu’il semblait de nature à faire tomber les élus mêmes. Il contenait des menaces contre les juges qui épargneraient les chrétiens. L’exécution en fut effroyable et révéla à elle seule l’étendue du mal que Décius voulait arrêter par le fer. Les chrétiens se présentèrent au supplice, non plus comme un petit nombre d’hommes déterminés dont on admirait le courage, mais comme des populations entières comptant dans leur sein des femmes, des enfants, des gens de tout âge et de tout métier. Des écrivains ecclésiastiques rapportent avec douleur le scandale donné par un grand nombre de chrétiens qui faillirent devant le danger. Cela seul indique le changement qui s’était opéré dans la composition des églises chrétiennes. Ce n’étaient plus des sociétés d’élite toutes formées de néophytes animés du zèle d’une conviction personnelle, et ayant embrassé la foi au péril de leur vie; c’était un troupeau mélangé, comme l’est toute église depuis longtemps établie, de faibles et de forts, où se trouvait une bonne partie de fidèles de profession plus que de cœur, ne croyant que par habitude ou par éducation. Ce furent ceux-là qui inventèrent les artifices dont on nous parle dans les canons ou dans les écrits de cet âge, comme de se racheter à prix d’argent, de gagner les magistrats de Rome pour faire attester par eux à l’empereur une apostasie qui n’avait pas eu lieu: de feindre la folie ou l’imbécillité, de faire sacrifier en leur lieu et place par leurs esclaves. Ce lurent ceux-là aussi qui, aussitôt la persécution finie, remis do leur terreur, demandèrent à rentrer dans l’Église, et au sujet desquels s’émut la controverse qui produisit le schisme des Novaliens. Avec son immense développement et ses difficultés intérieures, l’Eglise se présente dans cette lutte comme un gouvernement tout formé; et Décius, pour exciter les passions contre elle, prétendait faire acte de défense contre des adversaires, plutôt que de justice contre des criminels.

Il y eut après sa mort une trêve qui, bien que rompue deux fois, se prolongea pourtant assez longtemps pour être mise activement à profit par les chrétiens. Ce fut le moment de la grande anarchie de l’Empire et de ce gouvernement multiple qui scandalisa tous les historiens romains, et qui, bien qu’il présentât tant de têtes, avait peine à faire front sur tous les points du territoire menacé. Dans ce chaos d’invasions, d’insurrections et de fléaux, les chrétiens donnèrent le spectacle d’une inaltérable paix et d’une infatigable charité. Au sein des divisions intestines, engagés au service d’empereurs différents, obligés de se combattre par devoir, ils continuaient à s’aimer, à se connaître et à correspondre. Ainsi, en 262 , Alexandrie étant partagée entre deux factions, l’une commandée par l’usurpateur Émilien, et l’autre par Théodote, lieutenant de Gallien, il y avait des chrétiens dans les deux camps. Saint Anatole était enfermé dans le château avec les restes du parti d’Émilien, et saint Eusèbe servait dans l’armée romaine. Quand le blé vint à manquer aux assiégés, Anatole fit savoir la disette à Eusèbe, et il obtint de son propre parti qu’on renverrait les bouches inutiles. Sous ce nom il fit sauver tous les chrétiens, quelques-uns même déguisés en femme, et Eusèbe, prévenu à temps, reçut toute cette multitude, et lui prodigua les soins et la nourriture. C’était dans cette même guerre civile que saint Denis, évêque d’Alexandrie, écrivait : «Je ne sais ce que je dois faire, tant ces tumultes me troublent. Ce sont mes frères, les fidèles de mon Église, qui demeurent dans la même ville que moi, ou plutôt qui sont mes propres entrailles, et il faut que je leur écrive pour communiquer avec eux.» Une grande force politique devait résider déjà dans cette réunion d’hommes, seuls agglomérés au milieu de la dispersion générale. Les empereurs reconnus ou prétendants étaient amenés souvent à les ménager dans l’intérêt de leur propre ambi­tion, et ce fut, selon toute apparence, dans un de ces intervalles de ménagement politique qu’Aurélien, vainqueur de Zénobie, fut appelé en aide par les évêques d’Orient pour chasser de son église l’hérésiarque Paul, de Samosate, qui n’en voulait pas sortir, malgré la condamnation de plusieurs conciles. Aurélien, qui devait pourtant lui-même se remettre à persécuter le christianisme, était si bien informé de la constitution intérieure de l’Église, qu’il ordonna qu’on rendît le bâtiment sacré à ceux à qui les évêques de Rome et d’Italie adresseraient des lettres de communion (271 ap. J.C.).

Avec Dioclétien, le principe du gouvernement change, et cette révolution même dut être favorable au développement du christianisme. Ce n’est plus aux antiques inspirations romaines, c’est à de nouvelles combinaisons politiques que Dioclétien demande le remède des maux de l’Empire. Son âme ne partage aucun des préjugés ni des sentiments du forum, ni du sénat. En privant Rome de la résidence impériale, il y laisse le pontife chrétien sans rival. Aussi les témoignages chrétiens sont unanimes sur la paix dont jouit l’Église pendant les premières années de ce grand règne. Il semble même que Dioclétien se laissa approcher par les chrétiens avec une faveur toute particulière. Ils se pressèrent à sa cour, dans son intimité même. Ses chambellans, Lucien, Gorgone, Dorothée, faisaient dans son palais autour de lui une propagande active et heureuse, dont ils ne désespéraient pas de faire un jour sentir les effets à leur maître même. «Je ne pense pas, écrivait l’évêque d’Alexandrie, Théonas, au grand chambellan Lucien, que vous tiriez une vaine gloire du bonheur que vous avez de faire arriver par votre intermédiaire plusieurs du palais du Prince à la connaissance de la vérité; vous en rendez plutôt grâces à Dieu qui a fait de vous un bon instrument pour une bonne œuvre... Car puisque le Prince n’étant pas encore lui-même engagé dans notre religion a confié pourtant à des chrétiens sa vie et son corps à garder comme aux plus fidèles serviteurs qu’il pût choisir, vous devez vous montrer d’autant plus vigilants et d’autant plus actifs à vous acquitter de cette tâche, pour que le nom du Christ soit glorifié en vous... L’un de vous a reçu, dit-on, l’argent particulier du Prince sous sa garde, l’autre les vêtements et les ornements impériaux, l’autre les vases précieux, un autre les livres... De tous, celui-là doit être le plus diligent... Qu’il ne néglige point de s’instruire dans les lettres séculières, et d’étudier les œuvres de génie des Gentils qui peuvent plaire au Prince. Que dans ses entretiens avec lui, il loue les poètes de la grandeur de leur invention, de l’intérêt de leurs fables; qu’il loue les orateurs de la propriété de leurs expressions et de leur grande éloquence. Qu’il loue aussi les philosophes de leur mérite particulier; qu’il loue les historiens qui nous racontent la suite des événements, les mœurs de nos ancêtres et l’origine de nos lois... Parfois, qu’il tâche d’introduire l’éloge des saintes Écritures traduites avec tant de soin et à tant de frais dans notre langue par l’ordre de Ptolémée Philadelphe; que par occasion il cite les Évangiles et les apôtres, dépositaires des oracles divins. Le nom du Christ pourra se glisser ainsi dans son discours, et il pourra trouver moyen de faire voir que la divinité réside en lui seul; avec l’aide du Christ, toutes ces choses peuvent réussir.»

Ces insinuations, répétées avec autant d’ardeur que d’adresse, entraînaient les femmes et les filles de la maison de l’empereur, et ne rencontraient auprès de lui qu’un accueil bienveillant. Quels que fussent ses sentiments, ou plutôt quelle que fut son indifférence personnelle, sa politique assez orientale et très peu romaine, voyait sans beaucoup d’ombrage se répandre et grandir une religion née en Orient et mal vue à Rome. A l’autre extrémité du monde, le César Constance, le plus éclairé des collègues de Dioclétien, montrait, pour le culte du Dieu unique, une inclination plus visible encore. La grossièreté de deux soldats, instruments énergiques d’une politique dont ils n’avaient jamais compris la portée, interrompit ce cours naturel et paisible des choses. Maximien Hercule et Galère, sous l’influence de passions brutales, entraînèrent Dioclétien dans une voie de persécution qui répugnait à ses goûts, à ses vues de gouvernement, et qui lui fit terminer dans la honte et dans l’impuissance une carrière jusque-là utile et glorieuse.

Dioclétien résista longtemps : on fut obligé de reve­nir auprès de lui plusieurs fois à la charge. Pour le décider, on fit valoir tous les motifs qui pouvaient agir sur un esprit jaloux du commandement : on réveilla ce qui pouvait rester de superstition dans l’aine d’un paysan parvenu. On inquiéta le général sur l’obéissance des soldats, et le despote sur la sûreté de sa propre vie. Cédant à regret, il commença par abandonner les courtisans et les militaires. Vaincu enfin par l’unanimité des conseillers et des oracles, il voulut, au moins, épargner l’effusion du sang, et le premier décret rédigé à Nicomédie ordonnait seulement la destruction des églises et ne frappait les chrétiens que d’incapacités politiques et civiles. Le vieillard reculait devant la nécessité de commander trop de supplices: «Et d’ailleurs, disait-il, ces gens-là meurent volontiers.»

Mais c’était la chimère d’une politique indécise. Pendant l’intervalle de paix favorisé par Dioclétien lui-même, les deux sociétés s’étaient trop intimement mêlées, trop pénétrées l’une l’autre pour qu’on pût les séparer autrement que par le fer; le déchirement devait être pour l’une comme pour l’autre fiévreux et sanglant. La veille du jour même où parut l’édit de persécution, les deux empereurs, Dioclétien et Galère, regardant du haut de leur fenêtre l’église chrétienne dont on découvrait le toit, disputèrent si on la détruirait par la hache ou par le feu. Dioclétien s’opposa de toute sa force à l’incendie, de crainte qu’il ne se communiquât à la ville et ne devînt général. C’était l’image de ce qu’allait être la dernière persécution de l’Église. La moitié de l’Empire était chrétienne. Il y avait dans l’armée des légions chrétiennes tout entières, et dans l’Empire il y avait des villes, dans chaque ville il y avait des quartiers tout peuplés de chrétiens. Aussi quand l’édit parut, il y eut une stupeur, puis bientôt une anarchie universelles. Les meilleurs se trouvant frappés et forcés de se cacher, la populace païenne se jeta dans beaucoup d’endroits sur leurs maisons et sur leurs biens, pillant, dérobant, et faisant arrêter comme chrétiens tous ceux qui voulaient rétablir l’ordre. Il y eut à Nicomédie même deux ou trois incendies que Galère imputa aux chrétiens, et les chrétiens à Galère. Un auteur chrétien, dans un récit postérieur, faisait observer que, pendant cette dernière épreuve, les païens souffrirent par diverses causes presque autant que leurs victimes. Il n’y a rien dans celte assertion qui doive surprendre. Une grande société est comme un corps organisé: on ne la mutile point impunément; quand on lui arrache violemment un de ses membres, l’inflammation s’empare rapidement de ceux-là mêmes qu’on veut épargner.

Aussi la situation était trop extrême pour pouvoir se prolonger. La nécessité politique obligeait les souverains engagés dans cette horrible voie à redoubler de rigueur pour terminer la crise plus vite. Trois édits succédèrent au premier. De la dégradation on passa au bannissement, du bannissement à la mort, et de la mort enfin aux plus affreux supplices. Le quatrième décret était tel, qu’il semblait, disait plus tard Constantin, «avoir été écrit avec une plume trempée dans le sang.»

Ce qui poussait surtout les tyrans à cet excès de cruauté, c’est que le dernier effort du paganisme se trouva tout d’un coup condamné par cette même opinion publique qui jusque-là avait suscité et envenimé les persécutions. Le sens politique de Dioclétien l’avait bien averti. La persécution fut impopulaire; la religion chrétienne était devenue trop efficacement bienfaisante pour être haïe et trop connue pour être calomniée. Sous son influence, d’ailleurs, des idées de pitié, de justice, l’horreur du sang et des souffrances humaines commençaient à se répandre dans la foule. «L’atrocité de la persécution, dit Eusèbe, devenait à charge aux Gentils mêmes, et ils disaient que leurs empereurs étaient superstitieux à l’excès.» Des légendes circulaient dans le peuple: on rapportait dans Rome même que, pendant que les mar­tyrs souffraient, on avait vu des larmes couler le long des portiques, et entendu des gémissements sortir de la terre. Les actes des martyrs, qui jusque-là ne font qu’enregistrer dans leur style simple et sobre les cris de fureur de la foule, tiennent note maintenant de ses mouvements de pitié et de ses murmures. Le langage des accusés devient non plus seulement intrépide, mais railleur, confiant, comme l’est celui d’un orateur qui se sent appuyé par les sympathies de son auditoire. La situation des gouverneurs obligés, par obéissance et par esprit de cour, d’inventer des raffinements de cruauté contre des accusés innocents, sous les yeux d’une assistance émue, était méprisable autant qu’odieuse. Ils le sentaient eux-mêmes, et les paroles des saints, dit saint Augustin, entraient dans leur cœur comme des flèches, qui les blessaient au vif. Ils en perdaient souvent tout sang-froid; et la lutte devenait une affaire personnelle entre la victime, et le bourreau qui laissait échapper des cris de joie quand l’excès des supplices faisait espérer chez le patient un mouvement de faiblesse. Quelques-uns, au contraire, refusaient d’obéir, et arrivaient aux empereurs que leur cruauté les couvrirait d’infamie. On dit qu’il y eut un Arrien, gouverneur de la Thébaïde, qui se convertit sur son siège même.

Contre ce retour inattendu de l’opinion, les fauteurs de la persécution recouraient eux-mêmes à des moyens de propagande. On mit en avant des philosophes qui défendirent le paganisme et attaquèrent la philosophie chrétienne. On répandit de faux actes de la passion qui défiguraient la vie et la mémoire du Christ, des biographies du païen Apollonius de Tyane qu’on opposait aux héros de la foi chrétienne. On chercha même à dérober au christianisme le secret de sa puissance en imitant son organisation qui paraissait remarquable par son ordre et son unité: Maximin, l’associé de Galère en Orient, avait établi dans son empire une hiérarchie ecclésiastique toute semblable à celle des chrétiens, avec un grand prêtre dans chaque ville, et un pontife dans la capitale, qui avaient le nom et portaient les ornements des plus grands dignitaires de la cour. On copiait ainsi la religion chrétienne pour essayer de la détruire.

Ce ne fut point Dioclétien qui s’amusa à de si puérils artifices. Il avait cessé de régner. Depuis le jour où contre son gré il eut lié le sort de son gouvernement à celui du polythéisme mourant, il désespéra de son œuvre. Il vit se rouvrir les plaies à peine fermées de l’Empire et le sang s’en échapper à grands flots. Il tomba dans un profond découragement et abandonna sans résistance à des collègues jaloux un pouvoir qu’il sentait paralysé par une force supérieure. Galère qui lui succéda eut à peine le temps de donner l’essor à sa rage impuissante. Après quelques années d’un règne troublé par des dissensions domestiques, il fut frappé lui-même d’un de ces maux étranges dont l’aspect hideux pénètre toujours les populations d’une terreur religieuse. Vaincu par la douleur, il sembla reconnaître lui-même que le Dieu des chrétiens avait étendu sa main sur lui. Il publia ce fameux édit de tolérance qui termina les persécutions et que Lactance nous a conservé. Singulier document, moitié insolent, moitié suppliant, qui commence par insulter les chrétiens et finit par leur demander de prier leur maître pour lui.

Ce cri de douleur semble échappé des entrailles mêmes de la société païenne. Aussi malade que son vieux tyran, épuisée par une dernière convulsion de rage, couchée sur son lit de douleur, elle allait appeler à son aide un Dieu longtemps détesté et encore inconnu. Elle allait recommander à cette protection mystérieuse dont elle avait senti la force en la maudissant, son âme souillée de meurtres et ses membres rongés de lèpre. Elle s’abandonnait à ce Dieu tout entière avec ses richesses, ses biens et ses œuvres. Elle allait lui confier le travail savant, mais déjà décomposé d’une civilisation brillante et prospère, des lois fortes minées par l’anarchie, des trésors convoités par la cupidité des Barbares, des arts corrompus par la volupté. Le christianisme s’avançait sous l’étendard de Constantin pour recueillir tous ces débris, pour les marquer de son empreinte, et tout en préparant au monde une vie nouvelle, retenir quelques jours encore sur les lèvres du cadavre impérial le souffle de vie prêt à s’échapper.

Notre intention dans l’histoire qui va suivre est de raconter avec quelques détails cette lente transformation de la société païenne qui commence après la dernière persécution et qui s’opère par degrés pendant toute la durée du IV siècle. Nous voudrions faire voir comment les lois, les mœurs, tout l’ensemble en un mot de la civilisation romaine a dépouillé l’esprit païen et s’est métamorphosé sous l’influence de la religion nouvelle. Après la conversion des hommes et des peuples, il y eut celle des institutions et des idées. Les années qui s’écoulent depuis l’édit de tolérance de Galère jusqu’à la conquête de Rome par les Barbares paraissent avoir été destinées par la Providence à consommer cette révolution. C’est la plus noble jouissance de l’esprit de l’homme d’interroger les desseins de Dieu et d’en suivre l’accomplissement.

 

L’EGLISE ET L’EMPIRE AU IVe SIÈCLE

RÈGNE DE CONSTANTIN

CHAPITRE PREMIER

LA BATAILLE DU PONT MILVIUS ET L’ÉDIT DE MILAN

(311 — 312)