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LIBRAIRIE FRANÇAISE

 

FRENCH DOOR

 

 

HISTOIRE DE FRANCE

depuis les origines jusqu'à la revolution

 

LIVRE TROISIÈME

LES ROMAINS.

 

Après la soumission de Civilis et des Bataves, la Gaule retomba dans un calme profond dont elle jouit plus de cent ans. L’histoire se contente de rappeler la sollicitude que montrèrent pour elle les empereurs Antonins et les constructions qu’ils y élevèrent. Trajan bâtit à Lyon un forum célèbre qui fût détruit au neuvième siècle. Adrien passa les Alpes plusieurs fois; il porte sur ses médailles les titres de restitutor et de conservator Galliarum, sans doute pour avoir accordé des remises de tributs aux Gaulois. Il prodigua aussi le droit de cité, qui avait été très-étendu par Galba, puis restreint par Vespasien ; il le donna en masse à plusieurs villes qui ne jouissaient pas du droit latin. C’est à lui et à son successeur Antonin le Pieux, originaire de Nîmes, qu’on attribue la fondation du pont du Gard et de la basilique de Plotine dans cette dernière ville. Nîmes lui doit encore d’autres monuments, comme les arènes (les arènes de Nîmes pouvaient contenir plus de vingt mille spectateurs) et la tour Magne; il éleva dans la Narbonnaise plusieurs arcs de triomphe à Cavaillon, Saint-Remy et Saint-Chamas.

Les villes prirent beaucoup d’importance sous le gouvernement romain. On a remarqué que presque tous les monuments de cette époque furent construits pour leur embellissement ou leur usage. C’était dans leur enceinte que s’élevaient les temples, les cirques, les thermes ou les palais, enrichis d’objets d’art, de statues, de mosaïques, de pavés de marbre qui en attestent encore la magnificence, et de peintures murales, dont les restes sont, il est vrai, beaucoup plus rares, mais qui ne pouvaient avoir la même durée. C’était à leurs portes que s’élevaient sur les bords des routes ces tombeaux de pierre couverts d’inscriptions, dont l’étude offre tant de secours à l’histoire. C’était pour les relier les unes aux autres qu’étaient percées les grandes voies de communication avec leurs bornes ou colonnes militaires indiquant les distances, et pour leur fournir une eau salubre que les empereurs construisaient de superbes aqueducs. Toute la vie du pays était là; les campagnes ne subissaient pas une transformation aussi rapide. Ce fait s’explique quand on songe que la civilisation romaine avait été importée dans la Gaule par la conquête, et en quelque sorte tout d’une pièce.

Cependant la grandeur et la beauté des monuments publics, ou même de quelques édifices privés, dont les ruines nous frappent encore d’admiration, ne prouvent pas que le reste des habitations fût en harmonie avec elles. On sait que dans les plus grandes villes une partie des maisons étaient construites en bois ; les incendies y étaient fréquents et y causaient d’immenses ravages. Lyon, étant devenu la proie des flammes sous Néron, dut être rebâti en entier. Narbonne éprouva un désastre pareil sous le règne d’Antonin.

L’époque des empereurs Antonins (Trajan, Adrien, Antonin, Marc-Aurèle) a été considérée comme la plus heureuse de l’empire. Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’elle fut de toutes la moins troublée. Rome avait terminé la longue série de ses conquêtes. Les frontières n’étaient pas encore menacées par les Barbares. La paix intérieure était assurée. Malgré les sévères avertissements donnés par la révolte des légions de Vindex, de Virginius et de Vitellius, les empereurs demeuraient maîtres des soldats. Le gouvernement parait avoir montré plus de justice et de sollicitude sous des souverains qui étaient eux-mêmes d’origine provincial. D’ailleurs la réunion des principaux peuples de l’ancien monde, ne formant qu’un État sous un sceptre unique, facilitait entre eux les échanges de toute nature. Les provinces de l’Occident, moins anciennement policées que celles de l’Orient, étaient celles qui devaient gagner le plus au contact. La civilisation, suivant la marche du soleil, arrivait jusqu’à elles. Le géographe grec Pausanias, contemporain des Antonins, représente la Gaule, au second siècle de notre ère, comme une des provinces les plus riches, les plus peuplées et les plus avancées de l’empire.

INTRODUCTION DU CHRISTIANISME

Elle dut à ses relations avec l’Orient la connaissance du christianisme. L’Évangile fut apporté dès le premier siècle de notre ère par quelques hommes obscurs aux populations grecques des côtes de Provence, en rapport avec l'Asie. Propagé dans le siècle suivant le long des bords du Rhône, il parvint jusqu’à Lyon, la métropole romaine, qui ne tarda pas à devenir aussi la métropole chrétienne.

Le triomphe du christianisme est, même au point de vue purement humain, la plus grande révolution que le monde ait jamais vue. Rome avait posé les assises matérielles de la civilisation moderne. Le christianisme devait donner à cette civilisation une vie et une grandeur qui lui fussent propres. Rome avait établi par ses lois un ordre politique admirable. L’Évangile régénéra l’homme même, en lui proposant le modèle de la vertu parfaite et en lui enseignant l’obligation de s’y conformer. Il fixa les opinions incertaines en matière morale, et proclama la vérité religieuse, leur seule sanction absolue.

Sans doute l’antiquité avait eu des traditions et des doctrines morales; autrement aucune société n’eut existé un seul jour. Les sociétés antiques se montrèrent même très particulièrement préoccupées de maintenir ces traditions et ces doctrines. Elles avaient soin de placer leurs lois de toute nature sous un patronage religieux ; elles les regardaient comme l’expression plus ou moins directe de la volonté divine. Á Rome, l’empereur, les sénateurs, les magistrats de tout rang, exerçaient un sacerdoce. L’empire, les aigles, le territoire, tout avait un caractère sacré. Le gouvernement était chargé de la sanction de l’ordre moral, et c’était pour rendre cette sanction plus puissante, plus efficace, que les Romains s’efforçaient de donner aux pouvoirs de la terre la majesté de ceux du ciel.

Mais malgré l’appui qu’il recevait du gouvernement impérial, le polythéisme était d’une impuissance avérée.

Si l’on admet que ses symboles, renfermant des traditions plus ou moins bien conservées sur Dieu, l’homme et le monde, constituassent un dogme qui portât avec lui un enseignement et des prescriptions, ce dogme était mobile, divers, suivant les temps ou suivant les lieux. Il avait aussi le malheur d’être vague et obscur; son sens n’était défini nulle part; l’interprétation de ses symboles ne nous présente rien de certain.

Ce sont là de ces choses qu’il suffit d’exprimer, parce que les preuves en sont partout. Ainsi, de tous les cultes particuliers dont l’assemblage composait le polythéisme, il n’y avait guère que celui de Rome et de la puissance romaine qui fût simple et uniforme; le reste variait à l’infini. Ainsi encore, les plus belles et les plus fécondes de nos croyances, celle de l’unité divine, celle de la Providence, celle de l’immortalité de l’âme, n’étaient que vaguement entrevues par les anciens. Tantôt elles revêtaient pour eux une forme grossière et plus ou moins matérielle ; tantôt, livrées aux subtilités des écoles, elles demeuraient incapables d’élever les esprits ou de subjuguer les âmes. Dès lors, la loi morale était incertaine comme le dogme; pas plus que le dogme, elle n’avait de principes assurés et de véritable orthodoxie.

L’ancienne religion consacrait avec une certaine efficacité deux choses, l’empire au moyen du culte public, et la constitution de la famille par les cérémonies du culte privé. C’étaient là sans doute les deux pôles de la société. Mais quand Rome, qui avait accaparé les richesses du monde, se plongea dans l’infini du luxe et des désordres, le polythéisme ne put ni arrêter le débordement de la corruption, ni relever la condition des femmes dégradées par l’abus des divorces, ni établir l’égalité des hommes devant Dieu, ni fonder la charité et soumettre la société à l'empire des sentiments moraux et de l’opinion morale, ni enfin régler la vie humaine par des lois spirituelles, en dehors du cercle des lois civiles et des lois politiques. Cette tâche était réservée à la religion de l’Évangile, à ses préceptes d’une nature supérieure, à sa prédication permanente, qui s’adressait à chacun et à tous. L’homme fut régénéré et transformé ; la famille et la société le furent avec lui. C’est en ce sens que le christianisme renouvela l’ordre moral, lui donna sa base véritable, et le rendit indépendant des gouvernements et de leurs lois.

Tout prouve que sous les empereurs le polythéisme était affaibli et vieilli; les religions qui changent peuvent toujours vieillir. La plupart de ses enseignements étaient abandonnés pu même reniés par les classes éclairées; l’incrédulité à son égard s’étendait tous les jours; il n’y avait point de véritable foi : la chose est chrétienne, comme le mot qui l’exprime. Le succès de la philosophie stoïcienne et celui du néo-platonisme attestent les efforts que faisaient les classes éclairées pour suppléer à l’insuffisance du culte établi, tantôt par les doctrines du renoncement, du sacrifice, peut-être de la fraternité humaine, et tantôt par des notions plus pures, plus élevées sur le monde et son auteur. D’un autre côté, ce polythéisme impuissant avait encore de profondes racines dans les provinces; à Rome même, une société en défaillance se rattachait à lui comme à une institution religieuse nécessaire; ses pratiques et ses cérémonies étaient exactement observées par les Antonin et les Marc Aurèle. L’État et la famille, ces deux colonnes de l’antiquité, reposaient sur lui. Sa ruine semblait devoir entraîner celle de l’édifice tout entier.

C’est là ce qui explique l’opiniâtreté avec laquelle il se défendit. Le gouvernement impérial était solidaire d’une religion officielle dont les princes étaient les pontifes ; il prolongea jusqu’au dernier jour, et par tous les moyens à son usage, une résistance sans espoir.

Les chrétiens commencèrent par être confondus avec les juifs, et partagèrent naturellement la répulsion, la réprobation dont ce dernier peuple était l’objet. En retour ils jouirent de la même tolérance, en tant du moins qu’ils ne violaient pas les lois de l’empire. Mais dès qu’ils devinrent plus nombreux et plus forts, ils se virent exposés plus particulièrement à l’attention et à la suspicion publiques, présages des persécutions. Sous le règne de Néron, on exigea d’eux une adhésion formelle, une participation au culte établi. Le gouvernement soutint que ne pas s’associer à ce culte, c’était protester contre lui-même. L’ancienne religion était liée si étroitement à tout le passé de Rome et aux institutions des ancêtres, pour lesquels le6 Romains de la décadence se vantaient de conserver un respect profond, que quiconque lui refusait son hommage devait être considéré comme un ennemi public.

Quelques circonstances particulières à la prédication du christianisme contribuèrent aussi à faire sortir les empereurs de leurs habitudes ordinaires de tolérance. Jusqu’alors le polythéisme romain avait rencontré des religions semblables à lui; il avait pu se les associer en les dominant. Maintenant il en trouvait une rebelle à toute transaction. Le Dieu des chrétiens, Dieu unique, immatériel, dont ils ne faisaient point d’images, n’était pas de ceux auxquels on pouvait réserver une place au Capitole. Et ce n’était pas seulement avec le culte romain que le christianisme était incompatible. Les chrétiens formaient une société qui, se gouvernant elle-même et obéissant à la juridiction particulière de ses surveillants, de ses évêques, se séparait de la société romaine, dans le but avoué de la remplacer ou de l’absorber un jour. Ils vivaient au milieu d’elle en étrangers, dans un isolement qui témoignait de leur indifférence, sinon de leur hostilité. Ils croyaient leur avenir distinct de celui de l’empire, et s’ils faisaient des vœux pour sa durée, c’était avec des réserves. Ils refusaient souvent de prêter le serment militaire. Plusieurs d’entre eux appliquaient à Rome les prophéties qui annonçaient la chute de Babylone.

LES MARTYRS DE LYON.

Telle fut la grande cause des persécutions. Les préjugés et peut-être l’intérêt des familles sacerdotales, la haine et l’ignorance du peuple, contribuèrent ensuite à les rendre plus actives et plus cruelles. Plus d’une fois, à l’époque où les deux cultes rivaux se disputaient l’empire, la populace païenne appela de ses crIs les supplices contre les chrétiens. Elle les traitait d’athées parce qu’ils n’avaient pas d’images, de sacrilèges parce qu’ils brisaient les idoles; elle leur imputait des infamies, parce que leurs réunions étaient secrètes; elle les détestait comme la cause des malheurs de l’empire et de la colère des dieux. Survenait-il un tremblement de terre, une peste, une famine, une invasion de barbares, le fanatisme populaire vouait les chrétiens aux bêtes pour apaiser le ciel irrité. Les magistrats, complices de ce fanatisme ou incapables de lui résister, consultaient les empereurs; ceux-ci trahissaient, par des réponses incertaines et contradictoires, la faiblesse de leurs conseils, et, en dépit de leurs habitudes de tolérance, se laissaient entraîner à signer des ordres de sang.

C’est ce qui arriva à Lyon vers la fin du règne de Marc-Aurèle, quand le nombre des chrétiens y fut devenu assez considérable pour exciter contre eux les Haines et les fureurs du peuple.

Jusqu’alors la prédication de l'Évangile avait suivi une marche lente et assez obscure. La Provence avait eu dès le premier siècle des évêques et des associations chrétiennes; mais ces associations, dont l’histoire est d’ailleurs peu connue, étaient restées pauvres et isolées (Lazare avait, dit-on, abordé à Marseille, accompagné de Marie-Madeleine, qui se retira dans la solitude de la Sainte-Baume). Ce fut au second siècle seulement que des Grecs d’Asie, Pothin et Irénée, envoyés par Polycarpe, évêque de Smyrne et disciple de l’apôtre saint Jean, fondèrent la véritable Église mère des Gaules. L’Évangile, qui s’était propagé assez vite en Orient par la controverse des écoles grecques, ne rencontra pas la même facilité dans l’Occident, où les écoles, qui étaient romaines, se livraient beaucoup moins aux recherches spéculatives. Ses progrès, dus presque uniquement à la prédication, furent beaucoup plus lents; ils n’en furent pas moins assurés.

Accueillie d’abord avec faveur par les colonies grecques de Lyon et de Vienne, la nouvelle croyance ne tarda pas à faire des prosélytes parmi les Gallo-Romains de ces deux cités. Il s’y forma une société chrétienne, recrutée également dans toutes les classes. Mais c’était le temps où la populace des grandes villes était partout prévenue et soulevée contre les chrétiens. Les païens de Lyon accusèrent les nouveaux Convertis de révolte contre les lois de l’empire, d’athéisme, d’impuretés; ils leur imputèrent les crimes les plus odieux. L’an 177, le gouverneur en fit emprisonner et juger un grand nombre. De prétendus aveux, arrachés à quelques-uns par la torture, servirent de prétexte à la condamnation de ceux qui confessèrent leur foi jusqu’au dernier moment. Vingt-quatre accusés furent décapités dans la prison; dix-huit autres y étaient morts avant le supplice, et parmi ces derniers se trouvait saint Pothin, trop affaibli par l’âge pour supporter les rigueurs d’une dure captivité. Oh voit encore aujourd’hui à l’église de Saint-Martin d’Aisnay la crypte où il rendit le dernier soupir. Deux diacres, Maturus et Sanctus, un médecin grec, Attale, une jeune esclave, Blandine, un enfant de quinze ans, Ponticus, furent réservés pour les jeux du cirque. Après avoir subi deux fois la torture publique, ils furent exposés aux bêtes, mais ils demeurèrent jusqu’au dernier souffle inébranlables dans leur foi. Blandine répéta en expirant : «Je suis chrétienne; il ne se fait point de mal parmi nous.» Les chrétiens que la persécution avait épargnés recueillirent avec soin ces actes des premiers martyrs des Gaules; ils firent de leur jugement et de leur supplice un récit d’une simplicité sublime, qu’ils envoyèrent à leurs frères d’Asie, et qui est resté le plus beau comme le plus ancien monument de notre histoire religieuse.

L’Église de Lyon fut cimentée par le sang de ses martyrs, et continua de faire des prosélytes. Elle se sentait d’ailleurs soutenue par les Églises grecques de l’Orient, déjà nombreuses et puissantes. La persécution, au lieu de l’ébranler, l’affermit. Elle eut pour chef, après saint Pothin, saint Irénée, qui écrivit pour le maintien de la doctrine des Ouvrages restés célèbres, entre autres une longue polémique contre l'hérésie des gnostiques, hérésie formée d’un mélange des idées chrétiennes avec quelques traditions du paganisme, et répandue alors dans tout l'empire.

SEPTIME SÉVÈRE.— BATAILLE DE LYON.

La Gaule, peu d’années après que le christianisme en eut pris possession par le sang de ses premiers martyrs, devint le théâtre d’une lutte sanglante entre deux compétiteurs au trône impérial. Commode, le dernier des Antonins, mourut en 193. Jusque-là le choix des empereurs avait appartenu au Sénat. Pertinax, successeur de Commode, ayant été assassiné par les cohortes prétoriennes, Rome fut livrée à l’insolence et aux fureurs d’un corps d’armée privilégié qui mit le pouvoir à l'encan. Les autres armées se soulevèrent; elles proclamèrent leurs chefs à leur tour, et l’empire fut de nouveau à la merci des soldats. C’était là son vice d’origine, vice que Tacite avait signalé à propos des proclamations de Galba, d’Othon, de Vitellius et de Vespasien par les armées. Une succession de princes régulièrement élus avait pu le faire oublier. Les scènes tragiques qui se passèrent quand la dynastie des Antonins s’éteignit, montrèrent que le mal existait toujours, et que le danger seulement avait grandi.

Septime Sévère commandait les légions d’Illyrie; il avait gouverné la Gaule sous Commode, et il était regardé comme le premier des généraux romains de son temps. Il en était aussi le plus redouté; car sa dureté, sa cruauté même, égalaient son énergie. Il prit la pourpre et écrivit au Sénat, asservi par les prétoriens, qu’il vengerait le meurtre de Pertinax. Après avoir vaincu un rival, Pescennius Niger, proclamé par les légions d’Orient, il se mit en marche vers l’Italie. Pendant la route il apprit qu’Albinus, commandant des légions de Bretagne, venait aussi de se faire proclamer; qu’appelé secrètement par le. Sénat il se dirigeait vers Rome; qu’il avait déjà mis le pied dans les Gaules ; que Lyon, s’étant déclaré en sa faveur, avait entrainé les autres cités gauloises.

Sévère, jaloux d’arrêter les progrès de ce nouveau compétiteur, passa les Alpes en toute hâte afin de le prévenir. Infatigable et dur pour lui-même autant que pour ses soldats, il marchait devant eux tête nue, comme autrefois César, et bravant les intempéries des saisons. Les deux armées se rencontrèrent, Fan 197, un peu au nord de Lyon, près de la Saône; elles comptaient chacune, suivant l’historien Dion, cinquante mille hommes. Elles se livrèrent pendant deux jours une bataille terrible, qui fut gagnée par les Sévériens. Albinus voyant les siens en fuite, se perça de son épée; des soldats lui coupèrent la tête et la portèrent au vainqueur. Sévère voulut fouler au pieds de son cheval le corps inanimé de son compétiteur. Ni la femme ni les enfants d’Albinus ne trouvèrent grâce devant lui. Il poursuivit les débris des légions vaincues jusque dans les murs de Lyon, brûla une partie de la ville et lui enleva tous ses privilèges, pour la punir d’avoir renversé l’arc de triomphe qu’il s’y était fait élever pendant son gouvernement. Il fit périr dans les supplices les principaux habitants des cités gauloises qui s’étaient déclarées contre lui, et confisqua leurs biens pour enrichir ses soldats.

Son règne fat aussi marqué par une nouvelle persécution. Une tradition, dont nous n’avons, il est vrai, qu’un écho éloigné, mais qui était accréditée au sixième siècle, veut que le sang des chrétiens ait coulé à flots sur les coteaux de Lyon. Irénée fat martyrisé comme l’avait été saint Pothin. Des documents certains nous apprennent qu’il y eut des victimes ailleurs. Á Autun, Symphorien, fils d’un décurion, eut la tête tranchée pour avoir insulté une idole de Cybèle. L’extension de la persécution peut servir à mesurer le progrès du christianisme. Les missions commençaient à rayonner autour de la métropole romaine. C’est à cette époque qu’appartiennent la prédication de Bénigne chez les Éduens, dont il fut un des apôtres, celle de Marcel à Châlons, et celle de Félix à Valence.

Sévère exerça contre le sénat de Rome, qui avait pris le parti d’Albinus, les mêmes vengeances que contre les cités gauloises. Il dut aux rigueurs qu’il ordonna d’être appelé l’empereur de son nom, imperator sui nominis. Despote impitoyable, comme le furent après lui tant d’autres empereurs qui régnèrent par les armées, il prodigua aux soldats les largesses et les faveurs. «Enrichissez-les, disait-il à ses fils, et négligez le reste.» Le gouvernement pencha de plus en plus vers l’absolutisme militaire.

Toutefois les effets funestes de ce régime ne furent sentis que peu à peu. L’empire roulait sur une pente fatale; il n’était pas encore entraîné. Sous les princes syriens (Septime, Caracalla, Héliogabale, Alexandre Sévère, 197-235), l’administration civile demeura aux mains des grands jurisconsultes, des Papinien et des Ulpien.

L’œuvre de ces hommes, la refonte générale de la législation, intéressait les provinces aussi bien que l’Italie. Ils voulurent que les lois civiles, cessant de reposer sur des usages traditionnels, qu’il avait fallu corriger et compléter sans cesse pour les rendre conformes à la justice et au besoin des temps, formassent désormais un système, appuyé sur des principes philosophiques et conformes à l’équité naturelle, où l’on pût admirer à la fois l’enchaînement des déductions et l’utilité des applications. C’est grâce à eux, que le droit romain a mérité d’être appelé la raison écrite, qu’il a pu servir de modèle à toutes les législations modernes, et qu’il forme encore aujourd’hui la base essentielle de nos codes.

L’uniformité des lois politiques et administratives marcha de pair avec celle des lois civiles. Un édit célèbre de Caracalla, de l’an 212, accorda à tous les sujets libres de l’empire, sans distinction, le droit de cité, déjà devenu commun sous le règne des Antonins. On a quelquefois prétendu que le motif déterminant de cet édit avait été de faire payer à tous les hommes libres certaines taxes, auxquelles les citoyens romains étaient seuls assujettis. Il est possible que la mesure eût un but fiscal. II n’en est pas moins vrai qu’elle étendait à tous les habitants des, provinces les garanties aussi bien que les charges inhérentes au titre de citoyen. Elle leur assurait à tous le respect de la liberté et de la propriété, chose importante, si l’on songe que les provinciaux privés du droit de cité étaient exposés presque sans défense à des rigueurs et des outrages de tout genre, y compris les châtiments corporels. Elle ouvrait aussi à tous la carrière des armes ou celle des emplois publics. A partir de ce jour, il n’y eut plus de différence légale entre les habitants de l’Italie et ceux des provinces; Rome enfin devint, suivant l’expression consacrée, la patrie commune. On peut donc marquer à cette date l’achèvement de ce long travail d’assimilation entre les provinciaux et les anciens Romains, qui avait commencé pour la Gaule à la conquête de César.

La Gaule prit dans le cours du troisième siècle une part active aux révolutions de l’empire. Elle prétendit tantôt faire des empereurs, tantôt avoir des césars particuliers. Mais l’histoire même de ces révolutions montre les institutions romaines définitivement enracinées sur son sol. La transformation était complète. Il n’y avait plus de Gaulois; il y avait des Gallo-Romains. D’ailleurs, être Romain, c’était alors faire partie du monde civilisé ; le titre était recherché même des Barbares. (Les mots de romania, romanitas, sont opposés dans la basse latinité à celui de barbaries.

LES CITÉS ET L’ORGANISATION MUNICIPALE

L’uniformité s’étendait à tout, d’abord à l’organisation municipale et administrative des cités. Les anciennes distinctions, antérieures à la conquête ou créées par elle, s’étaient effacées peu à peu; les usages locaux tendaient aussi à disparaître. Il s’était établi depuis le règne d’Adrien un nouveau droit municipal, basé sur les édits des empereurs et les écrits des jurisconsultes.

Chaque cité était régie par un sénat ou une curie. Les membres de la curie, désignés sous les noms de curiales, decuriones, senatores, devaient appartenir à la classe des possessores, ou propriétaires de biens-fonds d’une valeur déterminée sur le territoire de la cité. Ordinairement le décurionat était héréditaire; quand il ne l’était pas, c’était la curie qui élisait elle-même ses nouveaux membres. Elle élisait également ses magistrats; ceux-ci portaient les noms de duumviri, quatuorviri, quinqueviri, suivant leur nombre, qui variait avec l’importance des villes. Les charges principales étaient qualifiées d'honores, parce qu’elles conféraient un certain degré d’honneur et de notabilité.

Les curies et leurs magistrats administraient les affaires locales, géraient les revenus municipaux, avaient le soin des monuments, des jeux publics, des fêtes religieuses. Elles étaient chargées de la police, et, suivant toutes les probabilités, d’une juridiction; car c’était un principe chez les Romains que le droit de justice fût inséparable du pouvoir à tous les degrés et sous toutes les formes. Ces différentes attributions s’exerçaient sous la surveillance des agents impériaux. Même dans les grandes villes, comme Lyon, cette surveillance était confiée à un curator reipublicae, magistrat particulier nommé par l’empereur et Faisant les fonctions de commissaire du gouvernement. On ne peut douter que cette surveillance ne fût sévère. Il est bon toutefois d’observer que les Romains administraient beaucoup moins que nous. Ils ne se mêlaient pas de beaucoup de choses dont nous nous mêlons, et ne prétendaient pas juger à Rome les affaires locales. Sauf quelques exceptions, ils se contentaient de lever des tributs, de faire la police générale et de garder les positions militaires. S’ils surveillaient les curies, c’était surtout parce qu’elles servaient d’intermédiaires au gouvernement pour la perception de l’impôt, la levée des recrues, les réquisitions et les transports d’objets nécessaires aux armées.

Une institution dont les principaux règlements paraissent avoir appartenu au temps d’Alexandre Sévère est celle des corporations, ou collèges, formés soit de marchands, soit d’artisans d’un même corps d’état. Ces collèges avaient des magistrats, portant ordinairement les mêmes noms que les magistrats des curies. Ils possédaient des fonds provenant de diverses sources et consacrés à des fêtes religieuses communes ou au soulagement des membres tombés dans la misère. C’étaient des sociétés d’assurance mutuelle entre les commerçants et les ouvriers libres. Il n’y avait même pas d’exclusion pour les esclaves.

Dans les grandes villes, ces sociétés avaient encore un autre caractère, celui de sociétés commerciales ou industrielles, exerçant un monopole et maîtresses d’un marché. Les corporations de nautes, ou marchands trafiquant par eau, sur le Rhône, la Saône et la Seine, nous sont connues par des inscriptions et par des monuments considérables. Les nautes de la Seine élevèrent à Paris, à la pointe de l’île de la Cité, dès le temps de Tibère, un autel votif qui a été conservé . Ils trafiquaient alors, au dire de Strabon, avec la Grande-Bretagne, par la basse Seine et le pays des Calètes (pays de Caux), où l’on a trouvé les ruines de plusieurs anciennes villes romaines, et où Pline mentionne l’existence de fabriques de toile. Le commerce avec la Grande-Bretagne dut prendre une extension nouvelle après que les Romains se furent établis dans cette Ile. Il faut citer aussi parmi les corporations importantes celles qui étaient chargées des approvisionnements et des transports militaires, ou de la fabrication des monnaies. Celles-là, remplissant un service public, étaient placées sous la dépendance plus particulière de l’État.

Plus ces collèges devinrent nombreux, plus on les soumit à une surveillance étroite et à des lois rigoureuses. On les obligea, comme les curies, de se choisir des patrons parmi les personnages riches et puissants; on s’efforça d’en faire un instrument de gouvernement et d’ordre public.

L’autorité de la curie s’étendait à tout le territoire de la cité. Ce territoire comprenait un ou plusieurs pagi. Le pagus ou pays était une de ces circonscriptions anciennes, formées souvent par des limites naturelles, qui se sont presque toutes conservées jusqu’à nous, en dépit des modifications successives apportées par les événements de l’histoire à la géographie administrative et politique de la France. Il existait aussi quelques agglomérations territoriales plus petites, appelées vici ou castra. Toutes ces subdivisions avaient leurs conseils et leurs magistrats, toujours choisis parmi les possessores, mais dont les attributions sont peu aisées à déterminer.

Entre les possessores ou grands propriétaires, et les tenanciers, coloni ou servi, il n’existait à peu près aucun intermédiaire. Les codes romains ne laissent là-dessus aucun doute. La Gaule était un pays de grande propriété. La formation et l’existence des latifundia s’expliquent aisément. D’abord les anciens chefs de clans possédaient sur les terres de ces clans un droit d’une nature particulière; devenus citoyens romains, ils transformèrent ce droit en droit de propriété sur tout ou partie de ces terres, tandis que leurs anciens sujets devinrent ou plutôt demeurèrent de simples tenanciers héréditaires. En second lieu, les Romains faisaient avec leurs dilapidations, leurs monopoles et le maniement des tributs du monde entier, des fortunes immenses. Ces fortunes durent presque toujours s’employer en achats de terres. Des gouverneurs de provinces ou de grands personnages élevèrent ainsi au milieu de vastes propriétés des demeures fastueuses, dont le souvenir a été conservé par l’histoire ou dont les antiquaires ont retrouvé les débris. Nous avons les descriptions de celles de Tonance Ferréol et d’Avitus en Auvergne, toutes deux bâties, il est vrai, au cinquième siècle. On a retrouvé récemment dans l'Orléanais des ruines de théâtres qui appartenaient à des habitations particulières. Les riches Romains avaient apporté dans la Gaule toutes leurs habitudes de luxe, de mollesse et de sensualité.

L’empire romain offrait à cette époque une certaine analogie avec l’empire russe, tel qu’il était naguère et tel qu’il n’a pas encore cessé d’être, où les classes différentes de la population ont différents degrés de liberté et de servitude, sans qu’il existe une liberté commune ni une servitude commune; où, de plus, toutes les conditions, celles de nobles, de soldats, de bourgeois, de paysans, de marchands ou d’ouvriers, forment des corps à part et héréditaires.

En résumé, les Romains avaient donné à la Gaule un régime d’ordre et de légalité. Ils y avaient développé l’agriculture, suscité des industries, organisé des sociétés commerciales, agrandi les villes, bâti de magnifiques monuments. Les classes supérieures, remplissant les curies, prenaient part à l’administration. Elles n’étaient pas non plus étrangères aux lettres et aux arts. Quelques villes entretenaient des rhéteurs et des grammairiens, c’est-à-dire des savants et des professeurs de toutes sciences; car ces noms étaient loin d’avoir alors la simplicité de leur sens actuel.

Mais, avec tous ces dehors, ou, si l’on veut, ces éléments de la civilisation, la société romaine manquait, en Occident surtout, d’une activité et d’une vie qui lui fussent propres. La seule liberté qu’elle eût gardée, la liberté municipale, devait disparaître par le progrès du despotisme militaire; le moment n’était pas éloigné où le gouvernement, augmentant ses exigences avec sa tyrannie, allait faire des curies un instrument d’oppression. Les sujets de l’empire vivaient isolés, sans esprit public, comme on vit sous tous les despotismes du monde, où il n’y a d’activité qu’au sein du gouvernement. La société n’avait même pas, du moins avant que le christianisme l’eût pénétrée et transformée, cette force qu’un fonds commun d’idées morales donne aux nations asservies. Les Romains avaient bien institué un enseignement de la grammaire, de la rhétorique et du droit, destiné à former aux emplois la jeunesse de la classe supérieure; mais cet enseignement déclina quand la jeunesse, attirée de préférence dans les camps, n’eut presque plus d’autre école. Comme nul ne pouvait s’élever que par le gouvernement et que le gouvernement se concentrait de plus en plus dans les armées, les ambitions se dirigèrent uniquement de ce côté. Il vint un temps où tous les grands hommes furent des hommes de guerre, où l’éloquence fut réduite à n’être plus qu’un ornement pompeux des cérémonies publiques, et la poésie un amusement frivole. Au troisième siècle, le rhéteur Longin se plaint hautement de la décadence des œuvres littéraires. Or cette décadence était beaucoup plus marquée dans l’Occident que dans l’Orient; la Gaule romaine n’a conservé de cette époque à peu près aucun nom qui ait gardé une célébrité. Aucune grande question, aucun grand intérêt ne remuaient les âmes, avant que le progrès de la prédication chrétienne vint leur communiquer une nouvelle vie.

GUERRES DE GERMANIE

Caracalla visita la Gaule, y tint des assises impériales et y rendit du haut de son prétoire une justice sévère. Il fit mettre à mort le proconsul de la Narbonnaise, coupable d’exactions. Mais les voyages des empereurs étaient la ruine des provinces, et la justice romaine, accompagnée de confiscations, avait toujours des formes qui rappelaient la conquête. Le biographe de Caracalla dit que son avidité et ses violences le rendirent également odieux aux magistrats et aux peuples. Comme presque tous les jeunes empereurs élevés dans la pourpre, il ne songeait qu’à célébrer des fêtes avec une prodigalité insensée et à enrichir ses soldats.

Il fit pourtant une campagne dans la Germanie. Les guerres des Romains en Germanie ont un rapport trop direct avec l’histoire de la Gaule, ont même exercé trop d’influence sur ses révolutions intérieures, pour qu’il ne soit pas nécessaire de les exposer ici, au moins sommairement. La frontière de l’empire avait été portée par Domitien au-delà du haut Rhin On avait tracé un vallum ou un fossé avec une fortification en terre, de la longueur de vingt mille pas, et Adrien l’avait fait garnir d’une haie pareille à un mur. La ligne de ce fossé, suivant diverses ondulations, s’étendait depuis Mayence jusqu’au Danube, vers Ratisbonne. Le territoire ainsi enfermé était cultivé et garni de postes romains.

Ces mesures défensives arrêtèrent longtemps les Barbares. Pendant près d’un siècle et demi on ne cite d’eux qu’une seule excursion dans la Gaule, sous Marc-Aurèle. Cependant, en 213, un nouveau peuple, ou plutôt une fédération d’anciens peuples nouvellement formée, mit ses guerriers en campagne; ils s’appelaient les Allemands. Caracalla les repoussa, et éleva plusieurs châteaux entre le Rhin et le Neckar. Quelques années après ils reparurent, profitant de ce que la frontière n’avait conservé pour sa défense que trois légions, deux dans la Germanie supérieure et une dans la Germanie inferieure. Alexandre Sévère marcha contre eux avec de nouvelles troupes et les repoussa encore.

Le système de gouvernement établi par Septime commençait à porter ses fruits. Trois empereurs venaient de périr en cinq ans, victimes de conspirations militaires. Les exigences des prétoriens et des légions, redoutables quand le trône était occupé par des hommes de guerre, n’avaient plus de bornes quand il l’était par des enfants élevés dans la pourpre et dirigés par des femmes. Le jeune Alexandre Sévère, qui n’avait pu empêcher à Rome les excès des prétoriens, ne trouva pas les soldats du Rhin plus soumis et plus dociles. Il n’était pas assez belliqueux à leur gré; il vivait au milieu des sophistes; il passait pour sophiste lui-même, et quoiqu’il eût vingt-six ans, sa mère, Mammaea, le gouvernait partout, même à la guerre. Le bruit courut qu’il voulait emmener l’armée du Rhin en Syrie. Elle était composée en grande partie d’hommes recrutés dans les provinces occidentales. Elle était habituée à vivre dans des camps permanents. Une semblable transportation lui parut un châtiment ou un exil; car tout porte à croire qu’à moins de besoins urgents ou de raisons exceptionnelles, les Romains fusaient rarement voyager les légions d’une extrémité de l’empire à l’autre. Elle conspira donc. Alexandre fut surpris dans sa tente et poignardé avec sa mère, en 235.

Maximin était l’auteur secret du complot. C’était un soldat, Goth d'origine, que ses talents unis à une force herculéenne avaient élevé aux plus hauts grades. Proclamé à Mayence et maître d’une armée qui se trouvait alors la plus forte de l’empire, il obtint du Sénat une reconnaissance qu’on n’osa lui refuser. Empereur, il conduisit de nouveau les légions dans la Germanie, en 235 et en 236.

Il s’avança dans les forêts dont le pays était couvert, plus loin que n’avait fait aucun général romain; il conçut même la pensée d’étendre considérablement la frontière impériale vers le nord. Il ramena de ces expéditions une multitude de captifs, et laissa des camps ou colonies de vétérans établis au-delà du Rhin.

Il était facile à un chef d’armée de se faire proclamer par ses soldats, même de s’imposer au Sénat; il l’était moins d’obtenir des autres armées un serment de fidélité et surtout l’observation de ce serment. Les prétoriens et les légions d’Afrique se prononcèrent en même temps contre Maximin; le Sénat, secouant un joug qu’il n’avait subi qu’à regret, écrivit aux provinces pour les engager à se soustraire à l’autorité du tyran. Alors les prétoriens à Rome, les légions dans les différentes parties de l’empire, élevèrent à l’envi sur des boucliers, c’était la forme des proclamations militaires, des soldats ambitieux et les saluèrent du nom d’auguste. Quelques-uns de ces usurpateurs forent promptement sacrifiés par leurs propres troupes; d’autres, plus heureux, obtinrent la reconnaissance du Sénat et se firent accepter par les provinces. Mais ils finirent tous de la même manière, par les rébellions et le poignard. On vit périr ainsi, en dix-huit ans, de 235 à 253, douze augustes ou césars, c’est-à-dire douze empereurs ou fils d’empereurs associés à leurs pères. Depuis Marc-Aurèle, Septime Sévère était le seul prince qui fût mort dans son lit.

PERSÉCUTIONS

Pendant que l’empire était livré à cette série de guerres civiles, le trône sans cesse ensanglanté, la constitution romaine violée et le Sénat avili, le christianisme ne cessait de se propager dans les provinces. Il avait même joui d’une tolérance tacite sous le jeune Alexandre Sévère, prince élevé par les sophistes, et qui s'était laissé séduire par la pensée chimérique d’un accord entre l’ancienne religion et la nouvelle. Cependant, vers 250, le pape Fabien, trouvant que la prédication marchait trop lentement dans la Gaule, résolut de substituer à l’action des Grecs de Lyon celle d'envoyés romains, et de diriger ces envoyés à la fois sur tous les points importants. Il entreprit ainsi d’une manière systématique la conquête religieuse du pays, simplement préparée jusque-là, comme César en avait entrepris, trois siècles plus tôt, la conquête militaire, préparée avant lui par les premiers progrès des armes romaines. Une mission de sept évêques partit de la capitale de l’empire, qui était aussi celle du monde chrétien.

Paul, Trophime, Saturnin, visitèrent le midi; Martial, Gatien, Austremoine (Stremonius), parcoururent le centre (Limousin, Touraine, Auvergne), et Denis, assisté de nombreux acolytes, prêcha le Christ sur les bords de la Seine. Alors forent jetés les fondements de nos plus anciennes églises, à Nîmes, à Arles, à Toulouse, à Limoges, à Tours, à Clermont, à Paris. Les missionnaires avaient à dessein choisi les grandes villes, qui devaient entraîner le reste du pays.

La persécution les suivit partout. L’empereur Décius, par un édit célèbre de l’an 250, ordonna à tous les chrétiens d’abjurer sous les peines les plus sévères. Les païens commençaient à trembler pour leur culte et voulaient répondre à la vivacité de l’attaque par la violence de la répression. Ils voyaient l'Église, tout en prêchant le respect de César et la soumission aux lois établies, former en réalité une société à part, ayant dans les évêques ses chefs, ses administrateurs et ses juges. Cette société à part leur semblait un danger, dans un temps là les révoltes et les usurpations militaires menaçaient l’empire d’une dissolution difficile à conjurer, où tout était ébranlé, où les droits anciens, la foi publique, l’autorité des gouverneurs, la vie même et la fortune des citoyens de tout rang, étaient à la merci d’armées insolentes et de généraux ambitieux.

Les missionnaires envoyés par le pape Fabien étaient donc voués au martyre. A Toulouse, Saturnin fut attaché à la queue d’un taureau furieux, et précipité du haut des degrés du Capitole. Denis fut décapité près de Paris avec deux de ses compagnons, sur la colline qui prit le nom de mont des Martyrs ou Montmartre. L’empereur Valérien renouvela en 257 l’édit de persécution, interdit aux chrétiens toute assemblée, sous peine pour les laïques de l’emprisonnement et de l’exil, pour les évêques et les clercs, de la mort. On obtint par ces rigueurs des abjurations nombreuses, mais qui prouvent par leur nombre même que les communautés chrétiennes étaient déjà puissantes. Si d’ailleurs la persécution portait quelque atteinte passagère à ces communautés, elle ne les détruisait pas. Pour peu qu’elle se ralentit, les tombés, on appelait ainsi ceux dont la foi avait faibli, accouraient en foule pour se faire réconcilier. La milice chrétienne avait beau être décimé, elle se reformait aussitôt, et le danger ne servait qu’à enflammer le zèle. L’édit de Valérien venait à peine d’être rendu, que le pape Sixte II envoyait de Rome une seconde mission dans les villes de la Belgique, où la première n’avait pas pénétré, à Amiens, à Reims, à Trêves et à Strasbourg dans la première Germanie.

Les attaques des barbares n’étaient pas plus faciles à comprimer que l’essor du christianisme. Les empereurs n’obtinrent jamais d’un côté comme de l’autre que des succès de courte durée. Malgré les établissements armés dont Caracalla et Maximin avaient essayé de couvrir le Rhin, les Germains revinrent à la charge et recommencèrent à franchir le fleuve. En 241, Aurélien, alors tribun, repoussa les Francs, dont le nom paraît dans l’histoire pour la première fois. En 254 ou 256, les Allemands pénétrèrent au cœur de la Gaule et pillèrent un temple célèbre de l’Auvergne. On croit qu’ils s’avancèrent jusque dans la Provence. Les Frisons commirent des pirateries sur les côtes de la mer du Nord et sur celles de la Manche. Valérien fut obligé d’envoyer Gallien, son fils, et le tribun Posthume pour arrêter ces agressions.

Au fond, quelques troupes de barbares, courant et pillant le pays, étaient peu dangereuses. Ce qui rendait les invasions des Allemands et des Francs menaçantes, c’est que le mouvement qui les poussait vers la Gaule était lui-même l’effet de révolutions survenues au centre de l’Europe. La formation du puissant empire des Goths, entre le Tanaïs, le Danube et la Baltique, avait refoulé vers l’Occident plusieurs peuples d’origine germanique et slavonne, comme les Burgundes ou Bourguignons et les Lygiens. Ces peuples s'étaient avancés des bords de la Vistule et de l’Oder vers ceux de l’Elbe et de la Saale. Tout porte à croire que ce fut pour leur résister que s’organisèrent sur la frontière romaine les deux grandes ligues des Allemands au midi et des Francs au nord, séparées à peu près par le Main, et composées chacune d’un certain nombre de peuplades germaines. La ligue des Francs comprenait les anciens Chamaves, les Cattes, les Sicambres d’outre-Rhin et les Frisons (Franconie septentrionale, Hesse, Westphalie, Hollande et Frise) Comprit-elle aussi les tribus germaniques établies sur le territoire de l’empire, au nord de la Belgique actuelle, c’est-à-dire au nord des villes romaines de Tournai, Tongres et Cologne? On est réduit ici aux conjectures. Mais la formation de ces ligues, où entraient des peuplades jusque-là isolées et sans cohésion, était une menace sérieuse pour l’empire.

LES TYRANS ET L’EMPIRE GAULOIS

Le danger était aggravé par l’état des armées. Ces armées n’en étaient plus à faire, comme au temps de Tacite, l’essai de leurs prétentions; elles connaissaient leur force; elles se savaient maîtresses de nommer les empereurs et de leur imposer des lois. Si elles obéissaient à des chefs, ces chefs étaient en réalité sous leur dépendance. Elles avaient pu conserver les sentiments d’hostilité et de dédain que tous les Romains éprouvaient pour les barbares. Mais en même temps elles étaient indociles, avides et dégénérées. Les légions formaient des corps privilégiés, composés de soldats tirés des mêmes provinces, pour qui la milice était une profession à vie, qui étaient retenus sous les aigles par une paye proportionnellement élevée, par l’espoir d’une vétérance, par le relâchement de la discipline, qui avaient oublié les rudes travaux d’autrefois et se faisaient servir par des valets et des esclaves.

Gallien, ayant pris en 260 le titre d’auguste, refusa de distribuer à l’armée du Rhin le butin fait en Germanie. L’armée se souleva; Posthume, qui la commandait, fut proclamé à Cologne, et reconnu bientôt par les trois provinces transalpines, la Gaule, la Bretagne et l’Espagne, dont les contingents servaient sous lui. Au lieu d’imiter les usurpateurs précédents, il borna son ambition à régner sur ces provinces, établit sa résidence à Trêves, et appela autour de lui les chefs des familles sénatoriales. L’empire gaulois ou transalpin, ainsi fondé, eut une existence à part, et fut mis sous la protection de deux divinités particulières, Hercule et Mercure.

Gallien passa les Alpes deux fois pour enlever la pourpre au tyran; on donnait ce nom aux usurpateurs dont le Sénat ne ratifiait pas l’élection. Il échoua. D’autres armées se soulevèrent; de nouveaux tyrans s’élevèrent dans la plupart des provinces, et l’empire gaulois se maintint à la faveur de ce trouble universel.

Posthume justifia son usurpation en repoussant les barbares. Le système des élections militaires avait au moins l’avantage de donner la pourpre à des soldats, tandis que celui de l’hérédité la donnait à des enfants énervés et pervertis par les jouissances d’un luxe insensé. Gallien en était un exemple. Les tyrans furent en général pour les provinces d’utiles défenseurs. «Je crois, dit en parlant d’eux un contemporain, Trébellius Pollion, que ces hommes ont été suscités par les dieux pour empêcher que le sol de notre empire ne passât en d’autres mains que des mains romaines; sans eux, c’en était fait du nom romain et de sa suprématie providentielle. »

Mais Posthume ne fut pas plus que Gallien à l’abri des usurpations et des révoltes militaires. Au bout de cinq ans il trouva un rival dans un de ses tribuns, Victorinus, qui était jeune, issu d’une des familles les plus nobles et les plus riches de la Gaule, et qui acheta les soldats par ses largesses. Il fut obligé de l’adopter et de partager le pouvoir avec lui. Deux ans après, en 267, les légions, auxquelles il refusait le pillage de Mayence, l’assassinèrent. Victorinus eut le même sort, et la fureur de ses meurtriers alla jusqu’à tuer son fils au berceau.

Victoria, mère de Victorinus, sut tenir tête aux légionnaires révoltés et les faire rentrer dans le devoir. Elle portait les titres des impératrices mères: Mater castrorum, Mater legionum, Victoria Imperator. Elle maintint l’empire gaulois en proclamant d'abord un soldat de fortune, Marius, et après lui, car il fut assassiné comme ses prédécesseurs, le sénateur Tétricus, gouverneur de l’Aquitaine. Tétricus était énormément riche. Il acheta les suffrages de l’armée.

Gallien ayant subi le sort commun des princes, c’est-à-dire péri sous le poignard, Tétricus, soit par ambition, soit par impossibilité de se maintenir autrement, prétendit se faire reconnaître par le Sénat. Mais Rome l’écarta deux fois, pour lui préférer Claude II et Aurélien, hommes de guerre habiles, éprouvés d’ailleurs par leur fidélité et leurs victoires, et dont la main de fer devait ramener l’empire à l’unité. La Gaule, en se ralliant aux tyrans, n’avait fait qu’obéir aux armées. Autun donna l’exemple de revenir aux empereurs légitimes et se prononça pour Claude II. Tétricus assiégea la ville, passa sept mois sous ses murs, et la traita comme Sévère avait traité Lyon. On le suppose du moins; car Autun vit détruire à cette époque ses temples, ses palais, son Capitole, une partie de ses édifices publics ou privés, qui furent rebâtis un peu plus tard. Quoi qu’il en soit, Tétricus, affaibli par ces résistances, par l’hostilité qu’il trouvait à Rome, enfin par la mort de Victoria, qui avait jusque-là disposé des légions, ne put soutenir son rôle. Il négocia sans succès près d’Aurélien un partage de l’empire. On a des médailles qu’il fit frapper et qui portent d’un côté son effigie, de l’autre celle de l’empereur de Rome. En 273, Aurélien entra dans la Gaule, marcha contre lui et lui livra bataille près de Châlons-sur-Marne. Tétricus, découragé par de nombreuses défections, abandonna ses soldats au moment même où l’action s’engageait. L’empire gaulois finit ainsi après treize ans de durée. Son existence n’avait été qu’un court incident de l’histoire des usurpations.

Aurélien parcourut le pays, pendant que ses lieutenants Probus et Constance repoussaient les Francs et les Allemands. Il répara Dijon, Orléans et plusieurs autres châteaux ou cité. On croit qu’Orléans, l’ancienne Genabum, lui dut son nouveau nom de Civitas Aurelianensis. Les enceintes romaines dont quelques villes du nord et de l’est montrent encore les débris appartiennent probablement à cette époque. On établit des postes militaires nombreux sur les lieux forts, à travers les chaînes montagneuses de la Bourgogne et des Vosges. On multiplia les camps et les tours d’observation, afin de former contre les Germains une seconde ligne de défense en arrière de celle du Rhin. C’est pour cela qu'on a trouvé et qu’on trouve encore sur ces points tant de ruines et de médailles impériales du troisième et du quatrième siècle.

Aurélien mourut en 275. Dès que sa mort fut connue, les barbares qu’il avait contenus profitèrent de l’interrègne. Ils envahirent le territoire que les Romains avaient enfermé dans un vallum, au-delà du Rhin, et qu’on appelait les agri decumates, puis traversant le fleuve, ils entrèrent dans la Gaule avant que les travaux commencés par Aurélien fussent achevés. Ils y dévastèrent une grande étendue de pays, détruisirent les habitations, arrachèrent les arbres et ne laissèrent que le désert partout où ils avaient passé. Ils enlevèrent de force jusqu’à soixante-dix villes.

Probus, dont la renommée militaire égalait celle d’Aurélien, fut nommé empereur en 270, après le règne éphémère du sénateur Tacite. Il marcha en personne à la défense de la Province, qu’il délivra en deux campagnes. Vopiscus porte à près de quatre cent mille le nombre des Francs, des Burgundes et des Lygiens qu’il fit périr. L’exagération du chiffre prouve moins la multitude des barbares, que l’effroi qu’ils inspiraient; mais elle indique que cette fois les Romains avaient à combattre, au lieu de simples bandes de pillards, des peuplades entières, cherchant des terres pour s’y établir. Peut-être la grande invasion de la Gaule par les Germains eût-elle eu lieu dès ce moment sans les victoires de Probus.

Le belliqueux empereur, après avoir chassé les envahisseurs au-delà de la frontière, les poursuivit jusqu’à l’Elbe et leur fit une guerre d’extermination. Il donnait une pièce d’or pour chaque tête de Germain qu’on lui apportait. Il releva les établissements romains à demi détruits au-delà du Rhin. Il songea même à faire de la Germanie une province; mais il abandonna ce projet, faute d’argent et d’hommes. Il n’avait pas assez de troupes pour occuper militairement un pays aussi étendu et en désarmer la population, ce qui était la première condition de la création d’une province romaine. Il se contenta d’imposer de lourds tributs aux Francs, et d’enrôler à titre d’auxiliaires une partie de leur jeunesse.

En même temps, il rétablit la discipline; il obligea ses soldats à reprendre ces rudes travaux dont l’habitude s’était perdue; il leur fit exécuter une longue ligne de fossés, de levées et de fortifications parallèles au Rhin. Ce fût lui qui ordonna de replanter, sur les bords de ce fleuve et sur les coteaux voisins de la Saône, les vignes que Domitien y avait fait arracher, pour assurer une sorte de monopole aux vins de l’Italie.

COLONIES DE BARBARES AUXILIAIRES.

Probus, tout en repoussant les barbares, finit par leur accorder des terres et par en établir un certain nombre sur le sol impérial. Il suivait un exemple donné déjà par Auguste et Tibère. Peut-être était-ce moins une concession faite aux Germains qu’une nécessité de l’empire. La culture manquait de bras, surtout dans les cantons ravagés par les invasions. Ni l’esclavage, impropre à se perpétuer, ni le colonat libre, écrasé par des impôts qui croissaient toujours, n’avaient la force nécessaire pour se relever après les grands désastres et combler les vides de la population.

Non content de donner des terres aux Germains, Probus remplit encore avec eux les cadres de la milice. Il choisit les hommes d’élite pour servir dans les légions, dont le recrutement devenait difficile; il fit entrer les autres dans les corps auxiliaires, qu’on avait toujours composés d’étrangers. Les Germains étaient d’excellents soldats; en les enrôlant ainsi, on trouvait le double avantage de les affaiblir et d’utiliser pour l’empire leurs qualités guerrières. Probus leur confia un certain nombre de postes militaires; il leur donnait à garder un camp, un château, une tour, qu’ils devaient entretenir et défendre. Un chef s’établissait dans un de ces postes avec ses hommes, dont il gardait le commandement et qui conservaient leurs usages particuliers; la garnison ou la colonie recevait, au lieu de solde, une concession de territoire déclarée franche d’impôt. Comme ces espèces de colonies, qui se multiplièrent beaucoup, furent établies à la suite des invasions, on a pu dire d’elles d’une manière ingénieuse, que leur développement fut proportionné à la force avec laquelle l’empire fut attaqué et à la faiblesse avec laquelle il fut défendu.

Les auxiliaires étrangers, que l’on désigna sous différents noms et le plus ordinairement sous ceux de laeti et de gentiles, furent cantonnés non-seulement dans le nord, mais jusque dans l’ouest et le midi des Gaules. Ainsi furent réparés les maux de l’invasion. «Pères conscrits, écrivait l’empereur au Sénat, les Gaules sont entièrement délivrées; ce sont les bœufs et les charrues des barbares qui aujourd'hui en labourent les champs.»

Mais ni les grands talents militaires ni les grands succès n’étaient alors pour les meilleurs empereurs une garantie contre les conspirations. Probus eut à combattre deux compétiteurs que lui opposèrent les légions du Rhin. Peu de temps après, l'an 282, il fut massacré par celles de Pannonie, irritées de sa sévérité et des travaux qu’il leur imposait.

Garus, son successeur, était Gaulois, ou du moins né à Narbonne. Il donna le titre de césar à ses deux fils, Carin et Numérien, et confia le commandement de la Gaule et des provinces occidentales à l’aîné. Il conduisit ensuite les légions d’Orient contre les Perses, et fut assassiné par elles ainsi que Numérien. Carin résolut de le venger, réunit toutes les troupes qu’il commandait, et se mit en marche pour atteindre les meurtriers. Il n’était pas plutôt parti, qu’une révolte formidable, celles des Bagaudes, éclata dans tout le nord de la Gaule, dégarni de soldats, et s’étendit depuis le Rhin jusqu’à la Loire. Les paysans, s’armant de leurs instruments de travail, de faux et de fers de charrue, se jetèrent sur les maisons riches des campagnes, puis après les avoir pillées et incendiées, sur les villes, dont les habitants étaient sans armes et sans défenseurs.

RÉVOLTE DES BAGAUDES. 

La Bagaudie, les Romains ont employé ce mot, s’est renouvelée à plusieurs reprises. Elle est toujours arrivée après les invasions, quand les ruines fumaient encore et que le pays souffrait d’une misère affreuse. Les esclaves, les colons, pressés par les exigences du fisc, exaspérés par les vexations tyranniques des magistrats, abandonnaient en foule la culture de leurs champs ravagés, et couraient s’enrôler dans les bandes de pâtres errants, auxquels le gouvernement romain faisait une guerre ouverte à cause de leurs brigandages. Il y avait là des cadres permanents pour une insurrection. Peut-être quelques souvenirs de l'ancienne indépendance des Gaules, même de la religion druidique, dont la tradition et les superstitions n’avaient pas encore disparu, se mêlèrent-ils à cette révolte de la misère et de la faim. Peut-être des chrétiens persécutés grossirent-ils les rangs des rebelles. Mais si la Bagaudie eut, comme toutes les insurrections semblables, des causes diverses, la première fut la tyrannie du gouvernement impérial : à ce titre, elle éclaire tristement la situation intérieure de l’empire. L’histoire de la Gaule ravagée par les barbares et ruinée par ses gouverneurs, ressemble singulièrement à celle des provinces turques écrasées par les pachas.

Dioclétien, couronné en 285 par les légions d’Orient, et obligé de combattre Carin, qui voulait lui enlever la pourpre, commença par se donner un collègue. Il s’associa Maximien, soldat habile et redouté, et l’envoya dans les Gaules pour détruire la Bagaudie. Les chefs de cette jacquerie romaine, Aelianus et Amandus, cherchaient à rançonner les grandes villes. Ils s’emparaient dans ce but de positions fortes, dont la proximité leur permit de les affamer. Ils s’établirent ainsi près de Lutèce, dans une sorte de château (Castrum Bagaudarum, actuellement Saint-Maur des Fossés), d’où ils la tinrent long­temps en échec. Ils se crurent assez puissants pour prendre les insignes impériales, et nous avons des médailles frappées à leur effigie. Mais de simples bandes ne pouvaient tenir contre les légions. Elles se firent battre et disperser par Maximien, près de Gussy la Colonne (Côte-d’Or). Le nouvel empereur, pour empêcher le retour de l’insurrection, commença par interdire aux magistrats d’imposer aux paysans des charges nouvelles.

Cependant la Bagaudie était plus facile à vaincre qu’à détruire. Les troupes régulières ne suffisaient pas pour la faire disparaître. Les Bagaudes, qui combattaient par petites bandes, se reformaient aisément dans les bois et les cantons montagneux. Il fallut longtemps dégarnir les frontières pour les surveiller. Ils reparurent après chaque désastre éprouvé par les armées, ou chaque fois que le gouvernement montra quelque exigence nouvelle.

Maximien, comme Probus, transplanta dans la Gaule de nouvelles colonies de barbares. Il repeupla ainsi les territoires devenus à demi déserts, d’Amiens, de Trêves, de Langres, de Beauvais, de Cambrai et de Troyes. Il établit particulièrement une colonie de Francs Saliens sur des terres vacantes, arva jacentia, entre Trêves et Tournai.

Au milieu de ces troubles la persécution contre les chrétiens durait toujours. Elle ne s’était pas arrêtée depuis le règne de Valérien. Les édits les plus rigoureux se succédaient avec une incroyable persistance. Les empereurs illyriens, Aurélien, Probus, Dioclétien, défendirent l’ancienne religion avec autant d’énergie que le territoire impérial. Ils croyaient défendre l’empire. Maximien surtout fut impitoyable. Toutes les grandes villes de la Gaule eurent des martyrs, dont le souvenir se conserva pieusement, et dont les noms ne tardèrent pas à être immortalisés par la construction des basiliques qu’on plaça sous leur patronage, Lucien à Beauvais, Donatien et Rogatien à Nantes, Firmin à Amiens, Quentin à Augusta Veromanduorum (aujourd’hui Saint Quentin), Crépin et Crépinien à Soissons, Ferréol à Vienne, Julien à Brioude. La persécution sévit encore à Reims, à Trêves, à Thérouanne. Mais les progrès rapides du christianisme, à ce moment suprême et décisif de la lutte qu’il soutenait depuis plus d’un siècle, finirent par lasser les bour­reaux. Peut-être faut-il voir dans son triomphe même une preuve de plus de l’incroyable état de malaise où les calamités et l’oppression avaient plongé la Gaule romaine.

DIOCLÉTIEN ET CONSTANCE CHLORE. 

En 292, Dioclétien imagina la tétrarchie, ou le partage du pouvoir entre deux empereurs portant le titre d’auguste, et deux césars, c’est-à-dire deux successeurs désignés. Le partage du pouvoir n’était pas une nouveauté. Il avait eu lieu plusieurs fois sous les règnes précédents, mais il s’était fait à peu près sans règle. Dioclétien voulut lui donner une forme stable. Il voulut mettre un terme, ou tout au moins de grandes entraves, à l’anarchie militaire. Il espéra qu’en présence de quatre armées principales, commandées par les deux augustes et les deux césars associés à la pourpre, les autres corps de troupes n’entreprendraient plus de couronner leurs chefs, et qu’on verrait cesser les usurpations. Ce système devait avoir un autre avantage, celui de mieux assurer la défense de frontières démesurément étendues. D’ailleurs l’Orient et l’Occident étaient si différents de langues, de mœurs et même d’intérêts, malgré l’apparente uniformité des institutions, qu’il semblait naturel d’en partager le gouvernement, tout en maintenant l’unité de l’empire.

La Gaule, réunie à la Bretagne et à l’Espagne, devint le lot du césar Constance, que les historiens appellent ordinairement Constance Chlore.

Il établit sa résidence à Trêves, à portée de la frontière du Rhin. Il commença par enlever Boulogne et reconquérir la Bretagne, occupée dix ans par les usurpateurs Carausius et Allectus. Carausius était l’ancien commandant de la flotte romaine chargée de garder les côtes de la Manche et de la mer du Nord contre les pirateries des Francs et des Saxons. Constance reprit ensuite la Batavie, que les Francs avaient occupée, et il repoussa les Allemands du territoire de Langres, l’an 301.

Il mit dans la levée des tributs une modération à laquelle les provinces n’étaient pas accoutumées. Mais ce qui le distingua mieux encore, ce fut une tolérance sans exemple jusque-là. Soit qu’il jugeât devoir ménager les chrétiens par politique, soit qu’ayant cessé d’être païen sans être chrétien encore, il eût renoncé à la pensée de sauver le paganisme, il ne fut pas plutôt arrivé dans son gouvernement qu’il y arrêta l’effusion du sang. Il laissa les chrétiens jouir d’une liberté, précaire il est vrai, mais qui devait être consacrée vingt ans plus tard par les lois de l’empire. Grâce à lui, la Gaule échappa aux horreurs de la persécution de Galérius, qui fut la plus terrible de toutes et qui sévit avec une fureur extrême dans l’Italie et l’Orient. Les païens faisaient un dernier effort pour conjurer une ruine manifeste. Les historiens chrétiens reconnaissants se sont empressés de remarquer que Constance eut une fortune rare pour un empereur, celle de mourir dans son lit, et non frappé par des assassins.

En 305, Dioclétien, lassé du pouvoir, abdiqua et obligea Maximien à suivre son exemple. Constance fut alors élevé à la dignité d’auguste, qu’il partagea avec Galérius. Il mourut à Boulogne l’année suivante.

Les soldats proclamèrent tout d’une voix Constantin, son fils, qui avait épousé Fausta, fille de Maximien, et auquel Galérius n’osa refuser le titre de césar. Le premier acte de Constantin fut d’assurer aux chrétiens la liberté de leur croyance. Il marcha ensuite contre les barbares, qu’un affaiblissement momentané des camps du Rhin avait encouragés à de nouvelles agressions. Il entra dans la Germanie, s’y avança jusqu’à l’Ems, et y fit un grand nombre de prisonniers. Deux rois des Francs, Ascaric et Ragaise, furent livrés aux bêtes dans l’amphithéâtre de Trêves. On voyait alors, au rapport du panégyriste Eu mène, les marchés des villes de la Gaule remplis de Germains enchaînés, hommes, femmes, enfants et vieillards, qui attendaient avec des regards farouches qu’un acheteur disposât d’eux. Constantin rétablit la flottille du Rhin, et jeta un pont sur le fleuve à Cologne.

Il dota aussi Trêves et Arles, les deux capitales de la Gaule, de superbes édifices commencés par son père. Il éleva à Trêves un palais, un cirque, des Basiliques. On voit encore dans les environs les traces d’un grand nombre de camps, de villes et d’établissements romains qui appartiennent à cette époque. Arles reçut le nom de Constantina. Ces deux villes devinrent ce qu’avaient été autrefois Lyon et Autun. Autun portait encore les traces de l’incendie naguère allumé par Tétricus ou les Bagaudes. Le rhéteur Eumène, qui dirigeait les écoles méniennes, loue Constantin d’avoir tiré de la ruine l'ancienne cité des Éduens, d’avoir rebâti ses monuments, comblé les vides de sa population en y attirant des familles étrangères, et reconstitué ses collèges d’artisans.

La Gaule, qui avait eu le bonheur d’échapper au retour de la persécution, eut encore celui d’échapper aux guerres civiles. Elle en fut menacée un instant; car Maximien, se repentant d’une abdication forcée, voulut reprendre le titre d’auguste, et fit soulever en sa faveur les troupes établies à Arles. Mais Constantin, accouru de Trêves en toute hâte, obligea le vieil empereur à fuir à Marseille, et finit par s’emparer de lui. Maximien, ayant encore conspiré contre la vie de son gendre, fut réduit à s’étrangler dans sa prison de ses propres mains. C’est ainsi du moins que sa mort fut racontée. On abattit partout ses statues.

LA TÉTRARCHIE

Dioclétien ne s’était pas contenté d’établir la tétrarchie. Il fut encore l’auteur de plusieurs innovations importantes dans l’administration et le régime des armées. Ces innovations furent complétées par ses successeurs, et surtout par Constantin. Il est indispensable de les exposer brièvement, car la Gaule a appartenu au Bas-Empire pendant près de deux siècles, et les institutions particulières qu’elle a reçues du Bas-Empire ont eu une durée beaucoup plus longue. Les gouvernements qui sont venus plus tard les ont recueillies comme un legs, et n’y ont apporté que des modifications successives.

En créant quatre empereurs, en subordonnant les deux césars aux deux augustes, et en établissant une hiérarchie rigoureuse des grandes dignités, Dioclétien avait cru comprimer ou tout au moins discipliner les ambitions des généraux d’armée. On a dit qu’il avait voulu mettre la milice sous la dépendance du palais, afin que le palais cessât de dépendre de la milice. Rien ne fut négligé pour augmenter le prestige de l’autorité impériale.

Tout ce qui entourait le prince fut qualifié de sacré. On ne dut l’aborder qu’en se prosternant devant lui et en l’adorant, suivant l’usage établi à la cour des despotes orientaux. Il ne parut plus en public qu’avec le diadème au front, revêtu d’une robe de soie et d’or. Chaque empereur, auguste ou césar, eut une cour avec un cérémonial réglé, une chancellerie, un prétoire, des grands officiers et des corps particuliers attachés à sa garde. Ces corps portaient différents noms; ils remplacèrent les prétoriens, que Constantin supprima.

Jusque-là il n’y avait eu qu’un préfet du prétoire. Ce préfet, dans le principe simple commandant des cohortes prétoriennes, était devenu peu à peu une sorte de ministre universel; il présidait le conseil de jurisconsultes auquel étaient déférés les appels de toutes les causes civiles et criminelles de l’empire; il dirigeait la police et disposait des finances. L’institution de la tétrarchie obligea de créer quatre préfets du prétoire, un pour chacune des quatre grandes divisions de l’empire. Ces nouveaux préfets furent réduits à l’administration civile et aux fonctions judiciaires qui y étaient toujours attachées. On leur ôta le pouvoir militaire et la gestion des finances. Les finances furent confiées à deux grands fonctionnaires spéciaux appelés le comte des largesses sacrées et le comte de la fortune privée; l’un administrait le trésor de l'État, l’autre celui du prince.

L’institution des quatre préfectures plus rapprochées des administrés, la séparation d’attributions qu’on avait réunies jusque-là, constituaient une supériorité réelle de la nouvelle administration sur la précédente.

Chaque préfet du prétoire avait dans son département de nombreux bureaux pour l’expédition des affaires. Il donnait des ordres aux agents inférieurs qui résidaient dans les diocèses et les provinces. Il communiquait avec ces agents au moyen d’un service de postes régulier. Toutefois ces postes appartenaient à l'État; les particuliers ne pouvaient en faire usage sans y être autorisés.

La préfecture des Gaules, placée à Trêves, comprenait trois diocèses: Gaule, Bretagne et Espagne, pourvus chacun d’un vice-préfet. Le vice-préfet de la Gaule résidait à Arles ; il est probable que son autorité s’étendait seulement sur la moitié méridionale du diocèse, et que l’autre, celle du nord, était administrée directement par le préfet de Trêves. Les diocèses étaient à leur tour divisés en provinces administrées par des agents inférieurs, qui portaient les différents noms de présidents, de correcteurs et de consulaires. Ces agents résidaient dans une cité déterminée, appelée par cette raison la métropole, et servaient d’intermédiaires entre la préfecture et les curies. On augmenta partout le nombre des provinces. Lactance reprocha à Dioclétien de les avoir coupées en morceaux (provinciae in frusta concisae). On en compta dix-sept dans la Gaule à la fin du quatrième siècle.

Tous ces agents de l’administration appartenaient à une hiérarchie parfaitement réglée. Ils avaient un costume, un cérémonial particuliers; leur salaire et les avantages divers dont ils jouissaient étaient déterminés suivant le grade. La subordination et la responsabilité envers les supérieurs étaient toutes militaires. Les services civils étant assimilés aux services militaires, on employait le même mot pour les désigner; ainsi il y avait une double milice, une milice de fonctionnaires et une milice de soldats.

L’empire romain, en créant la bureaucratie nécessaire aux grands États, sut l’organiser avec une habileté extrême, et poussa la discipline administrative à un aussi haut degré de perfection que la discipline des armées. Malheureusement cette bureaucratie fut l’instrument d’un despotisme très-tyrannique. Les administrés n’avaient ni liberté ni garanties. Ils vivaient sous un régime de bon plaisir pur et simple. Les jurisconsultes eux-mêmes enseignaient qu’il n’y avait d’autre loi que la volonté du prince (quod principi placuit).

Une des institutions les plus remarquables du Bas-Empire fut celle d’une noblesse attachée à l’exercice des fonctions civiles ou à l’obtention des grades militaires.

Les fonctions ou les grades les plus élevés conféraient un titre héréditaire; les autres donnaient un titre personnel et viager.

Cette noblesse avait donc plusieurs degrés. Au premier venaient les illustres, au second les spectabiles, au troisième les clarissimi, chacun avec des insignes particuliers; c’était ce qu’on appelait la hiérarchie divine, parce qu’elle approchait le prince. Il y avait ensuite des degrés inférieurs et des titres moins élevés. A chaque degré, à chaque titre étaient attachés des privilèges non-seulement honorifiques, mais réels, comme l’exemption de différentes charges publiques et l’avantage d’être soumis à une juridiction particulière. Ce système, en vertu duquel le souverain disposait de tous les honneurs et marquait à chacun son rang dans la société, a été plus ou moins imité par quelques-unes des grandes monarchies modernes.

Avec des pouvoirs mieux définis, mieux classés et plus de régularité d’action, l’empire put résister plus longtemps aux causes de démembrement dont il était menacé. Cependant ces réformes, à ne les juger que par leurs effets immédiats, ne furent pas toutes heureuses.

Il y avait péril à réduire les influences militaires dans un empire tel que l’empire romain, fondé et maintenu uniquement par les armées. Non-seulement les Romains de l’époque suivante dégénérèrent rapidement et perdirent le prestige mérité qu’ils devaient à leur réputation comme hommes et comme soldats, mais les complots des armées ne purent être conjurés entière ment, et il se forma de plus des complots de palais. L’aristocratie de cour, fondée uniquement sur la faveur impériale et les titres qu’elle conférait, se montra aussi ambitieuse que servile et corrompue. Les révolutions et les conspirations se déplacèrent; elles ne cessèrent pas.

Le commandement des troupes, enlevé aux préfets du prétoire, fut confié à des officiers généraux appelés ducs ou comtes (duces, comités limitanei ou ripenses), et portant comme insignes un baudrier d’or. Il y en eut six dans la Gaule. Constantin créa en outre, lorsqu’il se fut emparé de l’empire entier, deux maîtres de la milice, un pour l’infanterie et l’autre pour la cavalerie, sorte de maréchaux qui furent placés à la tête de la hiérarchie militaire, comme les préfets du prétoire à la tête de la hiérarchie civile; seulement ils devaient résider à la cour. Dans la suite, on cessa de leur imposer cette dernière condition, et on augmenta leur nombre par la nécessité qu’on éprouva de rétablir de grands commandements dans les provinces. Ainsi, sous Honorius, la Gaule eut un maître des milices particulier, sous les ordres duquel furent placées toutes les troupes qu’elle renfermait, infanterie et cavalerie.

Constantin fit encore d’autres changements dans l’ancienne organisation militaire. Il augmenta le nombre des légions en diminuant leur effectif, sans doute afin de les affaiblir et de leur enlever leur importance. Jusque-là, chacune d’elles avait un cadre de six mille hommes avec un matériel de guerre, et formait par conséquent une petite armée; on réduisit ce cadre à quinze cents hommes.

Constantin augmenta aussi l’effectif général, moins pour défendre la frontière du Rhin, où il laissa seulement dans les camps fortifiés des corps appelés castriani ou riparienses, que pour assurer la tranquillité intérieure, fort ébranlée depuis la terrible insurrection des Bagaudes et les troubles de l’époque précédente. Dans ce but, il assigna aux légions, c’est-à-dire aux troupes les meilleures et les mieux payées, des garnisons dans les principales cités.

Mais, pour avoir plus d’hommes sous les armes, il fallut que les Romains renonçassent à la sévérité de leur ancienne conscription. Dans la Gaule, par exemple, la classe des paysans libres ne pouvait plus fournir au recrutement des quarante-huit mille hommes qui avaient suffi jusqu’alors à la garde du Rhin. On admit donc des soldats de petite taille, des esclaves, des barbares. Les barbares servaient déjà comme auxiliaires; on n’hésita plus à les admettre dans les légions, où déjà Probus en avait fait entrer un certain nombre. On alla jusqu’à les enrôler de préférence pendant tout le quatrième siècle, parce que leur service coûtait moins cher et que leur fidélité aux aigles était la même. Ils ne se montraient ni plus exigeants ni plus indociles que les Romains, et ne se lassaient pas de porter le casque et la cuirasse que ceux-ci avaient abandonnés.

Enfin, on multiplia les concessions de terres faites aux vétérans mariés, à la condition du service héréditaire. Ce système avait été inauguré par Alexandre Sévère. Le donataire et son successeur après lui furent tenus de marcher en personne, ou d’équiper un homme à leur place à chaque convocation. Les terres ainsi concédées furent appelées des bénéfices (bénéficia). Un bureau particulier, établi près de l’empereur et appelé scrinium beneficiorum, fut chargé d’en faire la répartition. Les détenteurs étaient exempts de tout impôt et de toute servitude publique, à moins d’exceptions établies dans les actes constitutifs. Les bénéfices furent pris le plus ordinairement sur les domaines de l’État ou du prince; quelquefois ils le furent sur les biens particuliers des villes et des temples.

SYSTÈME FINANCIER DES ROMAINS.

L’augmentation de l’armée et celle du nombre des agents administratifs entraînèrent une augmentation proportionnelle des dépenses publiques. La création de plusieurs cours et la pompe coûteuse dont elles furent entourées conduisaient au même résultat. Il fallut chercher un accroissement de ressources et de revenus.

Les revenus consistaient dans le produit des domaines et celui des impôts.

L’empire possédait dans toutes les provinces des domaines étendus, quelquefois des territoires entiers, accrus sans cesse par les confiscations, dont on faisait un abus effrayant. L’exploitation avait lieu directement au compte de l’Etat, et comme elle était jugée d’intérêt public, les habitants des provinces étaient soumis à cause d’elle à une foule de servitudes et de corvées, telles que l’obligation de transporter les produits des lieux de production à ceux où ils devaient être consommés. La constitution de bénéfices militaires en faveur des vétérans ou des lètes fut souvent un moyen de tirer parti des terres dont l’exploitation présentait plus de difficultés ou moins d’avantages.

Pour les impôts, on distinguait les impôts directs et les impôts indirects. Les premiers donnaient un plus grand produit que les seconds et formaient avec le domaine le principal revenu de l’État.

L’impôt direct était établi sur les terres ou sur les personnes. La contribution foncière équivalait à une part de produit du sol, part estimée ordinairement au cinquième des fruits et au dixième des grains. Elle s’acquittait en espèces ou en denrées que le contribuable faisait transporter à ses frais au lieu du payements La contribution personnelle ou capitation était sous les successeurs de Dioclétien, payée par les propriétaires, qui étaient taxés pour une ou plusieurs têtes, c’est-à-dire pour une ou plusieurs unités imposables, quelquefois pour une simple fraction de tête, suivant leur fortune et le nombre de leurs tenanciers libres ou esclaves.

L’impôt indirect avait des formes presque aussi multipliées qu'aujourd’hui; mais il était beaucoup moins productif, comme dans toutes les sociétés qui ont peu de commerce et de, consommation. Il consistait en une sorte de don gratuit ou de droit de joyeux avènement, appelé or coronaire, parce que c’était l’usage qu’il fût payé sous la forme de couronnes d’or offertes par les villes aux nouveaux empereurs; en droits de douanes extérieures ou intérieures, nommées portoria; en droits de patentes pour les commerçants : on les appelait le chrysargyre ; enfin en droits perçus sur les ventes faites aux marchés. Ces dernières taxes pesaient sur un nombre d’objets déterminés. En principe, elles étaient du centième du prix de vente, c’est pourquoi on les désignait sous le nom collectif de centesima rerum venalium; mais quelquefois elles s’élevaient plus haut. On payait un cinquantième pour les ventes d’esclaves et un cinquième pour le sel.

Au fond, le système financier des Romains est celui que les gouvernements actuels ont conservé, à deux différences près, dont la raison est tout économique, l’infériorité de produit des impôts indirects et l’admission très-ordinaire des payements en nature.

Mais quand on a déterminé les éléments de ce système, on ne se rend pas pour cela un compte exact des charges qui pesaient sur les contribuables.

En effet, outre les impôts, dont il n’est pas aisé d’évaluer le produit ni le rapport avec la matière imposable, les contribuables étaient soumis à des charges et des réquisitions de toute espèce. Ils devaient fournir des habits pour la cour et l’armée ou les étoffes propres à les faire; du fer, du bois et d’autres matériaux pour les travaux publics; des chevaux et des bêtes de somme pour le service de troupes de l’empereur et celui des magistrats. Ils devaient encore entretenir les routes, les ponts, les murs des cités, les fortifications, loger les envoyés du prince, les soldats, etc.—Dans les conditions économiques où était la société, il n’y eût pas eu de gouvernement possible sans de pareilles charges; mais elles avaient les inconvénients inhérents à toutes les corvées publiques; elles étaient arbitraires, irrégulières, inégales, et comme elles ne pouvaient être imposées de la même manière à tout le monde, chacun sollicitait la faveur d’en être personnellement exempté.

La perception était aussi accompagnée de rigueurs extrêmes; les poursuites aboutissaient à un résultat unique, la confiscation, accompagnée souvent de châtiments corporels, tels que le fouet avec des lanières plombées et les cachots. Toutes les histoires prouvent que les agents de l’État étaient d’une vénalité sans bornes.

Enfin, avec une absence complète de crédit public et la presque impossibilité d’avoir des impôts indirects fructueux, il n’existait guère d’autre moyen d’augmenter les revenus de l’État et de se procurer des ressources extraordinaires que l’élévation de l’impôt direct et particulièrement de la capitation, dont le chiffre était variable de sa nature. Ce système équivalait à une aggravation immédiate pour les contribuables, et pesait surtout sur l’agriculture. Dès lors, chacun s’efforça d’être exempt de la capitation. L'exemption fut considérée comme une sorte d’honneur; on la sollicita de toute part, même à prix d’argent, pour échapper à la ruine. Attribuée d’abord à la milice du palais, c’est-à-dire aux officiers des cours et aux fonctionnaires élevés, elle fut ensuite accordée ou vendue par divers motifs aux sénateurs, aux professeurs d’éloquence et de grammaire, à l’armée entière, plus tard au clergé chrétien, à des villes privilégiées, à des corporations ouvrières privilégiées également. Mais alors aussi le poids de l’impôt retomba plus lourd sur le reste des contribuables. Lactance a fait un tableau éloquent, quoique très-passionné, des conséquences de ces charges nouvelles; il montre la culture abandonnée sur beaucoup de points, et la classe des propriétaires qui payaient le tribut réduite à une effroyable misère.

Quelque raison qu’il y ait de mettre en doute la vérité des invectives de Lactance, appelant sur Dioclétien la malédiction divine, on a de fortes raisons de croire que l’empire romain s’appauvrit au quatrième siècle. Le défaut de circulation des espèces, le fait que les fonctionnaires de l’État étaient encore payés en nature, le taux de l’intérêt légal qui était de douze pour cent sous Constantin, prouvent un état économique peu prospère. Il semble aussi que la formation de l’empire séparé de Constantinople ait dû déplacer le centre des affaires, que l’émigration de familles riches en Orient ait dû réduire les consommations de Rome et de l’Italie, et par conséquent le principal débouché des provinces occidentales. La marine romaine se retira en partie dans les ports orientaux de la Méditerranée.

FISCALITÉ ET RUINE DES PROVINCES. 

Mais si ces faits sont d’une nature difficile à apprécier, il n’en est pas ainsi des charges que l’imprévoyance financière du gouvernement fit peser sur l’agriculture, c’est-à-dire sur la première et presque l’unique richesse des provinces occidentales. Après avoir favorisé autrefois le développement de l’activité productive, les Romains ne parurent plus occupés que de détruire leur propre ouvrage.

Quand l’impôt ne rentrait pas, on confisquait les biens des cités. Ces confiscations furent communes sous plusieurs princes, et nous en avons des preuves nombreuses pour le règne de Constantin. On fit plus, on obligea les décurions à combler de leurs propres deniers le déficit que les non-valeurs laissaient dans les caisses des cités ou dans celles de l’Etat. Dès lors leur condition, qui avait été un honneur, devint une charge souvent ruineuse, et fut désertée à l’envi. Pour empêcher cette désertion, la loi dut enchaîner les décurions à leur office, leur enlever la libre disposition de leurs biens, qui furent hypothéqués à la caisse municipale ou à l’Etat. Elle les poursuivit à la campagne, à l’armée, jusque dans les rangs du sacerdoce chrétien, même au milieu des Barbares, partout où ils pouvaient trouver un refuge contre la ruine. Elle leur interdit de quitter leurs municipes sans une permission de l’empereur, ou d’aliéner la propriété qui les faisait décurions. Fuyaient-ils, leurs biens appartenaient de plein droit à la curie. Pourtant il n’était pas rare de les voir chercher un abri, comme les esclaves fugitifs, au fond des bois et des montagnes. La loi fut obligée de pourvoir, à leur remplacement, parce que leur classe menaçait de s’éteindre; elle fit du décurionat une sorte de châtiment pour des hommes flétris. Il fout ajouter que cette prétendue dignité n’offrait plus alors aucune compensation pour les charges qu’elle imposait. La réforme de Dioclétien n’avait pu étendre l’autorité des agents impériaux sans diminuer d’autant celle des sénats municipaux, surtout sans ôter à ces derniers toute initiative, et les réduire au rôle d’un rouage subalterne de l’administration. Ils cessèrent pour la plupart de choisir leurs magistrats. Ces magistrats, les anciens duumvirs, furent remplacés dans la Gaule par des principaux, dont la nomination fut attribuée à l’empereur. Ainsi l’ancien régime municipal romain vit disparaître toutes ses libertés, toutes ses garanties.

Ce n’est pas là le seul exemple des nécessités effroyables auxquelles l’empire fut réduit. Dans les campagnes, beaucoup de petits propriétaires, écrasés par l’impôt, vendaient leurs terres à bas prix, et changeaient leur condition contre celle de colons, pour se délivrer d’une propriété onéreuse. Les plus faibles se faisaient les serviteurs des plus puissants. On vit l’institution gauloise du patronage renaître, si toutefois elle avait disparu. Les expressions de patron et de seigneur (dominus) étaient employées déjà.

Il n’y eut pas jusqu’aux corporations ouvrières ou industrielles, jusqu’au colonat, qui ne fussent jugés incapables de se perpétuer ou de se recruter. Les lois durent punir des peines les plus sévères l’abandon d’un métier jugé nécessaire à l’approvisionnement d’une ville, tel que le métier de boulanger, preuve manifeste de la solidarité de misère que le despotisme établissait pour toutes les classes des habitants de l’empire. Il fut défendu d’affranchir les colons, de peur que la terre ne manquât de bras pour la culture. Rome enchaînait alors toutes les professions, depuis les plus élevées jusqu’aux plus obscures, dans une hérédité forcée, comme elle avait établi déjà l’hérédité de la milice et celle des fonctions publiques. Elle semblait craindre que chaque classe de la société ne lui échappât à son tour, et pour empêcher qu’il en fût ainsi, elle les frappait également du signe indélébile de la servitude. Les ouvriers, même libres, des ateliers impériaux portaient sur leur corps la marque des établissements auxquels ils étaient attachés. Les soldats portaient des marques semblables aux bras et aux jambes. Comme dernier trait au tableau de cette misère générale, les lois impériales se plaignaient que le meurtre et l’exposition des enfants fissent tous les jours de terribles progrès.

De tels faits expliquent le singulier phénomène qu’offrit la chute de l’empire dans l’occident. «Non-seulement, dit M. Guizot, la nation ne soutint pas le gouvernement dans sa lutte contre les Barbares, mais la nation, abandonnée à elle-même, ne tenta pour son propre compte aucune résistance. Il y a plus : rien dans ce long débat ne révèle qu’une nation existe, à peine est-il question de ce qu’elle souffre; elle subit tous les fléaux de la guerre, du pillage, de la famine, un changement complet de destinée et d’état sans agir, sans parler, sans paraître.  

Heureusement au sein de ce désordre et de cette dissolution, Constantin proclama le triomphe du christianisme.

POLITIQUE RELIGIEUSE DE CONSTANTIN.

Constantin gouvernait en paix la Gaule, la Bretagne et l’Espagne, lorsque Maxence, fils de Maximien, voulut, après s’être rendu maître de Rome, le dépouiller de son gouvernement. Fort des souvenirs de son père Constance-Chlore, de la popularité qu’il avait lui-même acquise auprès des soldats et des sujets de ses trois provinces, assuré enfin de l’appui des chrétiens, Constantin n’attendit pas d’être attaqué par son rival. Il assembla des troupes à Trêves, descendit en Italie l’an 312, et y remporta trois victoires, dont la dernière, au pont Milvius, due à une charge de la cavalerie gauloise, fut décisive. Avant l’engagement il avait fait placer le monogramme du Christ sur son étendard ou labarum. Dès qu’il fut entré dans la ville éternelle, il rendit un arrêt pour autoriser les chrétiens à tenir leurs assemblées publiquement et à bâtir des églises. En 313, il publia à Milan un édit nouveau pour leur rendre les églises et les cimetières dont on les avait dépouillés pendant la persécution. Les chrétiens célébrèrent à l’envi ce bienfait du prince; ils lui témoignèrent leur reconnaissance par des vœux publics pour le succès de ses armes. contre de nouveaux compétiteurs, et par l’enthousiasme avec lequel ils s’associèrent à des guerres qu’un historien moderne a pu appeler des croisades

Établir les deux religions sur un pied d’égalité, ou tout au moins de tolérance réciproque, c’était assurer au christianisme un triomphe prochain et définitif. Constantin hâta encore ce triomphe, lorsque, devenu maître de tout l’empire, il se déclara chrétien lui-même, reçut le baptême et fît asseoir la nouvelle religion sur le trône.

Cependant le christianisme ne pouvait passer sans transition de la persécution au pouvoir. Constantin se contenta, dans la première partie de son règne, antérieure à sa conversion, de restituer aux chrétiens ceux de leurs biens dont l’empire n’avait, pas disposé, de leur ouvrir l’accès des charges publiques dont ils avaient été exclus, et de leur donner la facilité de construire des temples. Bientôt des basiliques, ce fut le nom des premières églises bâties avec l’autorisation impériale, s’élevèrent sur les tombes des martyrs. Les chrétiens, sortant des cryptes ou voûtes souterraines où ils avaient longtemps célébré leur culte dans l’ombre et le mystère, étalèrent au grand jour la pompe de leurs cérémonies, et imitèrent même celle de la cour des empereurs. L’Église chrétienne n’en conserva pas moins, avec un soin pieux et pendant une longue suite d’années, dans son architecture, son ornementation, ses symboles, ses usages, la tradition glorieuse de l’époque des persécutions.

Après sa conversion, Constantin assura de plus grands avantages à ses nouveaux coreligionnaires. Il dota le clergé de privilèges entièrement semblables à ceux des collèges de prêtres païens; il lui reconnut une juridiction particulière et l’immunité des charges publiques. Une loi substitua l’observation du dimanche comme jour de repos à celle des anciennes fêtes; toutefois elle ne fut pas encore exécutée partout. Le supplice de la croix, qui rappelait aux chrétiens un crime de lèse-divinité, fut aboli. Constantin autorisa les Églises à recevoir des dons et des legs; il leur donna lui-même des terres et une grande quantité d’objets précieux. Enfin il s’entoura d’un cortège d’évêques dans sa nouvelle cour de Constantinople, où il avait fui l’hostilité de Rome païenne; les chrétiens entrèrent dans tous ses conseils; il finit par leur accorder une faveur et une préférence marquées.

La politique qu’il légua à ses premiers successeurs consistait à maintenir une sorte de balance, apparente au moins, entre les deux cultes. Il voulait, suivant Eusèbe, son biographe, établir dans les matières religieuses la liberté et bannir la contrainte. «Que chacun, disait-il, suive ce qu’il croit être la vérité, sans prétendre dominer sur les autres.» Les empereurs continuèrent même un certain ternes de porter les insignes du grand pontificat, tant aux yeux des peuples les symboles du paganisme demeuraient liés à l’empire. Mais ce n’était là que de simples ménagements, auxquels les païens surtout ne se méprirent pas.

Dès que le christianisme put marcher le front levé, des réunions de conciles eurent lieu. Six cents évêques de l'Occident s’assemblèrent à Arles en 314, convoqués par le prince lui-même, pour combattre une hérésie africaine, celle des Donatistes. Le concile de Nicée, qui fut le premier concile œcuménique et qui se tint en présence de Constantin, eut plus d’importance et de solennité. Il ne s’agissait de rien moins que de donner à l’unité du christianisme une sanction éclatante, en empêchant les interprétations particulières de prévaloir contre la tradition et la doctrine admises universellement. Le concile condamna l’hérésie d’Arius et exposa dans un symbole immortel la foi chrétienne, dont la pureté ne s’était maintenue jusque-là que par un véritable miracle.

Tandis qu’un zèle à toute épreuve, une activité d’esprit infatigable et la conscience profonde de leur mission, en ce qu’elle avait d’humain et de divin tout à la fois, distinguaient les Pères et les docteurs de Nicée, le paganisme, au moins celui d’Occident, se défendit à peine et sembla reculer devant le péril d’une discussion publique. Aucun des adeptes qu’il gardait encore dans l’élite de la société romaine n’entreprit de ramener les esprits, par une démonstration sérieuse, à un culte que l’habitude et la politique avaient seules maintenu jusque-là. Le polythéisme s’était défendu par la persécution, quand il était religion d’État; dépouillé de ce privilège, il se trouva désarmé ; toute sa résistance se borna à d’inutiles efforts de restauration tentés dans quelques provinces. Ses adversaires lui reprochèrent avec raison de n’avoir su faire de lui-même aucune apologie digne de ce nom.

La supériorité du christianisme obligea d’autre part ses ennemis mêmes à s’incliner devant lui. Constantin ne fit en réalité que reconnaître un fait accompli, donner un caractère légal à une révolution qu’il n’était plus au pouvoir des princes d’empêcher. Il se fit chrétien parce que le monde l’était déjà, et qu’il fallait par conséquent que l’empereur le fût. Toutes les forces de l'empire avaient été employées en vain pour détruire une doctrine supérieure à toutes les politiques et à toutes les philosophies. Si l’empire eût lutté plus longtemps, il eût été entraîné comme le reste. L'Évangile avait alors une de ces puissances d’expansion auxquelles rien ne résiste, et que bientôt saint Augustin devait appeler le fait le plus merveilleux de l’histoire. Grands et petits, Romains et Barbares s'inclinaient à l’envi devant son triomphe. Pendant que ses enseignements s'imposaient aux classes éclairées, il appelait les masses à lui, parce qu’il établissait entre les hommes une égalité que le monde ancien n’avait pas connue. Toutes les marques distinctives de rang, de puissance, de liberté, d’esclavage, disparaissaient à la porte de l’église, au seuil de la maison de tous. Le christianisme apportait sur la terre la doctrine de la fraternité humaine que les stoïciens s'étaient contenté d’entrevoir, et l'affranchissement des générations à venir. Gomme vertus théologales, il plaçait à côté de la foi l’espérance et la charité.

TABLEAU DE LA GERMANIE

Les deux grandes fédérations des Francs et des Allemands furent contenues à la frontière du Rhin pendant tout le règne de Constantin; il en fut de même des Bourguignons, alors placés à quelque distance, derrière les Allemands, au-delà du limes ou de la frontière que Probus avait rétablie dans la Germanie. Tous ces peuples, alliés de l’empire avec lequel ils étaient en contact journalier, conservaient leur vie propre, leurs lois et leurs institutions particulières, leur langue, leurs traditions , leurs chefs nationaux et leur culte primitif.

La Germanie ne renfermait point de villes, à l’exception de celles que les Romains avaient bâties sur le Rhin et le Danube pour protéger la frontière impériale, ou dans les champs décumates, au sud du mont Taurus, du Mein et du Neckar (Bade et Wurtemberg). Les villages des bords du Rhin parurent à Ammien Marcellin assez semblables à ceux des pays romains; mais à l’intérieur la population vivait, comme au temps de Tacite, dans des demeures isolées. Les habitants d’un même canton (pagus, gau), obéissaient à un chef qui ressemblait à un chef de clan ; les chefs de clans réunis obéissaient à un chef supérieur que les Romains appelaient roi, et qui dans la langue teutonique s’appelait reich ou kônig. Les rois n’étaient pas tous égaux; quelquefois ils dépendaient les uns des autres; on distinguait alors le roi principal et les rois de second rang, l’oberkonig et les unterkônige. Ces institutions n’étaient pas sans analogie avec celles de la Gaule, antérieurement à sa conquête par les Romains.

Comme les anciens Gaulois, les Germains du quatrième siècle de notre ère cultivaient la terre et avaient des demeures fixes; mais ils en étaient encore la plupart du temps à l’agriculture annuelle et communale; il leur fallait pour subsister des territoires étendus. Une année mauvaise, des querelles intérieures, une attaque des peuples pasteurs ou nomades de l’Orient, les réduisaient à la famine ou à l’émigration; ils cherchaient alors à vivre de pillage et de guerre. Si le sol national était envahi et qu’il fallût le défendre, tous les hommes libres et capables de porter les armes étaient convoqués; chaque canton envoyait son contingent formant un bataillon distinct; un chef militaire était élu et publiquement élevé sur le pavois, puis on tirait des vieilles forêts quelque image sacrée qui servait d’étendard. Mais, outre ces armées destinées aux grandes guerres nationales, on voyait s’assembler souvent, même en pleine paix, des bandes ou compagnies militaires, formées de guerriers qui se donnaient un chef de leur choix, se liaient à lui par un serment et lui juraient obéissance et fidélité jusqu’à la mort. Chacun avait dans cette association armée le rang que lui assuraient sa bravoure et son mérite. «Entre les compagnons, dit Tacite, c’est à qui sera le premier auprès du prince; entre les princes, à qui aura les compagnons les plus dévoués... Les princes combattent pour la victoire, les compagnons pour le prince... c’est de sa main qu’ils tiennent à honneur de recevoir un cheval de bataille, une framée sanglante et victorieuse. Des repas abondants, bien que grossiers, leur servent de solde. La guerre ou le pillage permettent aux chefs d’exercer ce genre de libéralité...» Tacite ajoute que pour entretenir de pareilles bandes, lorsque la paix régnait dans le pays, les chefs cherchaient des aventures chez les nations étrangères. C’est là ce qui explique l’instabilité des Germains et leurs agressions perpétuelles sur le territoire de l’empire. La Germanie était une pépinière de soldats aguerris et d’autant plus redoutables qu’ils s’expatriaient volontiers, quoique leurs gouvernements ne fussent pas assez forts pour entreprendre des conquêtes et fonder des Etats nouveaux. A peine est-il besoin de remarquer l’analogie qui existe entre le compagnonnage germanique et la clientèle des Gaulois contemporains de César; c’étaient deux institutions semblables et nées des mêmes conditions , des mêmes circonstances sociales.

Les Francs et les Allemands ne se contentaient pas d’être des peuples belliqueux, toujours prêts à lancer des bandes armées sur la frontière de l’empire, dès qu’ils la voyaient dégarnie. Ils avaient encore, par l’effet d’un long contact, emprunté à leurs voisins, plus civilisés, presque tous les arts qui constituaient la supériorité matérielle de ces derniers. Ils connaissaient une partie des industries romaines. Ils savaient travailler les métaux, et fabriquer des armes pareilles à celles des légions. Ils avaient les mêmes boucliers, les mêmes épées, les mêmes javelots, auxquels les Francs joignaient les haches à deux tranchants, avec des manches très-courts, que l’on appelait des francisques.

CONSTANCE ET LES USURPATEURS

Après la mort de Constantin, en 337, et sous ses deux fils aînés, Constantin II et Constant, qui gouvernèrent la Gaule successivement, les Germains recommencèrent à s’agiter; les Bourguignons s’avancèrent le long du Mein; les Allemands occupèrent les champs décumates et même une partie de la rive gauche du Rhin, l’Alsace actuelle, dont l’empire leur reconnut la possession. Quelques années après, on voit que les Francs étaient maîtres des îles et des marais situés entre le Rhin et la Meuse, ainsi que du pays appelé Toxandrie (Brabant actuel) entre la Meuse et l’Escaut, ce qui prouve ou le fait d’une nouvelle invasion germanique dans ces contrées, ou plus probablement l’incorporation des anciens Bataves à la ligue franque. Il y avait d’ailleurs des Sicambres, c’est-à-dire des peuples faisant partie de la même ligue, établis dès le temps d’Auguste et de Tibère sur la rive gauche du Rhin, au nord du territoire de Trêves.

Constant, prince faible et méprisé, fut trahi par ses généraux, qui conspirèrent contre lui. A Autun, l’an 350, dans un festin auquel assistaient les principaux officiers, les conjurés firent tout à coup paraître le chef des Francs auxiliaires, Magnence, revêtu de la pourpre. Ils entraînèrent les soldats, et Magnence fut proclamé. Constant prit la fuite en toute hâte; il fut atteint et tué près d’Helena (Elne, dans le Roussillon), sur la route d'Espagne.

L’empire avait déjà vu tant de soldats couronnés et de Césars d’origine étrangère, que la proclamation d’un Franc ne pouvait causer beaucoup de surprise. Cependant la famille de Constantin refusa de reconnaître un usurpateur. Constance, qui régnait en Orient, annonça l’intention de venger son frère assassiné. Magnence se vanta de lui arracher une reconnaissance par la force des armes, et marcha contre lui avec une armée presque entièrement composée de Barbares. Arrivé dans la Pannonie, il rencontra l’empereur devant Mursa (Essek) sur la Drave. On s’observa longtemps de part et d’autre. Les deux rivaux essayèrent de gagner chacun les soldats de son adversaire. Mais les généraux qui entouraient Constance exigèrent que l’on combattit. Magnence fut défait, abandonné d’une partie des siens et réduit à une fuite précipitée. Poursuivi par les vainqueurs, il venait de repasser les Alpes, quand il fut atteint et battu une seconde fois, à Montsaléon, ou mont Séleucus près de Gap. En rentrant à Lyon, il apprit que les principales cités du pays s’étaient prononcées contre lui, et que les Germains y pénétraient de tous côtés. Trahi par ses propres soldats, il craignit d’être livré à son rival et se perça de son épée, 353.

Constance, unissant alors l’empire d’Occident à celui d’Orient dont il était déjà maître, vint se montrer à la Gaule, y prendre possession du pouvoir, et faire rentrer dans leurs limites les Barbares, que plusieurs historiens l’accusent, avec une grande vraisemblance, d’avoir lui-même déchaînés. Les Romains faisaient mouvoir facilement, à prix d’or, les bandes germaniques. Mais le jeu était périlleux, et les armes dont l’empereur s’était servi contre Magnence devaient tourner contre lui-même. Dès qu’il se fut retiré, les bandes reparurent. Le Franc Sylvanus, maître de la milice, fut chargé de les repousser. Sylvanus, entouré d’espions par l’empereur, dont le caractère faux, la tyrannie soupçonneuse et la politique pleine de bassesse inspiraient un juste mépris, enhardi d’ailleurs parla facilité avec laquelle Magnence avait usurpé le titre d’Auguste, et espérant un sort plus heureux, se fit acclamer à Cologne par les soldats. Vingt-huit jours après, il tombait sous les coups d'un agent de Constance. On croit qu’il était chrétien.

Sa mort laissant le champ libre aux Barbares, les Francs d’outre-Rhin et les Allemands franchirent les postes des frontières, et promenèrent leurs brigandages dans toute la Gaule. Les Allemands enlevèrent le château de Tres-Tabernae (Saverne) au passage des Vosges; de là ils se répandirent à flots dans les campagnes, ayant soin toutefois d’éviter les villes, comme on éviterait, dit Ammien Marcellin, les filets où l’on retient les bêtes du cirque. Toute la contrée qui s’étendait depuis le Rhin jusqu’à Autun, Sens et Reims, fut horriblement ravagée; les habitants durent abandonner la culture et se grouper autour des enceintes fortifiées, où ils enfermaient leurs troupeaux. Les villes ne demeurèrent pas longtemps à l’abri  les Allemands en pillèrent quarante-cinq, au nombre desquelles Strasbourg et Mayence. Cologne tomba au pouvoir des Francs. C’est à cette époque qu'on place les dévastations commises par un roi des Allemands nommé Chrocus, dont parle Grégoire de Tours, et qui, entre autres exploits, fit périr deux évêques, celui de Langres et celui des Gabales (Gévaudan).

CAMPAGNES DE JULIEN

Julien, neveu de Constance, venait d’être nommé César. Quoique ayant vingt-quatre ans à peine et nulle expérience de la guerre, il reçut le commandement des légions des Gaules. Ses forces ne s’élevaient pas à plus de treize mille hommes, et les troupes romaines de ce temps étaient loin de valoir celles d’autrefois. Il arrivait d'ailleurs avec des pouvoirs très-limités; il était subordonné à des généraux incapables, et accompagné d’espions dont l’avait environné la tyrannie inquiète de son oncle. Malgré toutes ces conditions défavorables, il rétablit en peu de temps l’autorité de l’empire et l’ordre intérieur.

Il consacra d’abord un hiver à étudier la théorie de la guerre, ainsi qu’à exercer et équiper ses soldats. Ensuite, au commencement de la campagne de 356, il partit de Vienne où il faisait sa résidence, traversa Autun, Auxerre et Troyes en balayant plusieurs bandes de Germains; il rallia à Reims les légions du nord, alla reprendre avec elles Strasbourg et Cologne, et força les Barbares à relever eux-mêmes les fortifications de ces deux villes. Ces succès obtenus, il passa l’hiver dans un camp retranché établi en Champagne, près de Sens. Les Allemands l’y assiégèrent, sachant qu’il n’avait pas toutes ses troupes réunies; il les repoussa. Reprenant alors l’initiative, il les fit reculer jusqu’au Rhin, et quoique inférieur en nombre, n’hésita pas à leur livrer bataille dans la plaine de Strasbourg. La mêlée fut des plus rudes, Romains et Barbares, chefs et soldats, s’attaquant corps à corps au bruit des instruments guerriers et les Barbares entonnant leur formidable bardit ou chant de guerre. Mais les Germains, plus robustes peut-être et non moins acharnés que leurs adversaires, ne savaient pas combattre en lignes aussi solides. Julien remporta sur eux une victoire complète; il enleva leur roi Chnodomar avec deux cents de ses fidèles, et fit une immense quantité de captifs. Les fuyards, poursuivis jusqu’au Rhin, repassèrent à la hâte le fleuve, que les historiens représentent couvert d’armes et teint de sang. Depuis longtemps les Romains n’avaient obtenu pareil triomphe. Julien traversa le Rhin, et reçut la soumission de tous les chefs des Allemands. Au retour, il trouva sur la Meuse les lètes de la Belgique mutinés, et les fit aisément rentrer dans le devoir.

Après cette seconde et brillante campagne, il revint prendre ses quartiers d’hiver à Lutèce, la ville des Parisiens, pour demeurer à portée des Barbares. Lutèce, encore enfermée dans la plus grande des îles de la Seine, était presque entièrement bâtie en bois. Elle avait cependant quelque importance, car die était le siège d’une corporation de nautes déjà puissante, et possédait des fortifications sur les deux rives du fleuve. Julien y habita le palais des Thermes, palais qu’avait bâti Constance Chlore, et qui s’étendait au midi de la ville, avec ses jardins et ses dépendances, jusqu’au sommet du mont Lucotitius (montagne Sainte-Geneviève). Lejeune prince nous a laissé de Paris, dont il aimait le séjour, une très-curieuse description. Il y passa une grande partie des trois années 358, 359 et 360, au milieu d’une cour de philosophes et de savants. Il y remplit ses devoirs de César avec une sollicitude affectée, mais peu ordinaire aux lieutenants des empereurs. Il trouvait la Gaule écrasée d’impôts, et il y réduisit la capitation des deux tiers. Il écrivit aussi pendant ce séjour, pour pousser jusqu’au bout l’imitation de César, des commentaires qui malheureusement ont été perdus.

En réalité, deux campagnes lui avaient suffi pour délivrer la Gaule, malgré le peu de troupes dont il disposait et les trahisons répétées de ses lieutenants. Cela prouve combien au fond les Germains étaient peu redoutables, combien il eût été facile de les tenir arrêtés à la frontière, et quelle faute l'empire commettait en le6 armant si souvent contre lui-même.

Julien ne fit pendant les trois ans de son séjour à Lutèce que des campagnes courtes et moins sérieuses. En 358, il dirigea ses forces contre les Francs Saliens, maîtres de la Toxandrie, et les Chamaves ou Francs Ripuaires, des bords de la Moselle et du Rhin. Il n’eut qu’à paraître pour imposer la loi à ces peuples. Il les déclara auxiliaires perpétuels de l’empire, et leur confia la défense de la frontière depuis Mayence jusqu’à la mer du Nord. Il releva le long de cette frontière les châteaux ruinés et les tours d’observation, qui servaient à prévenir les garnisons des approches de l’ennemi. Il passa encore le Rhin cette année et la suivante, imposa aux Allemands divers tributs et divers services pour la réparation des villes qu’ils avaient détruites pendant l’invasion, récompensa les chefs qui avaient gardé leur foi et punit ceux qui l’avaient violée.

Constance, ayant partout besoin de soldats pour combattre l’ennemi du dehors ou pacifier les provinces troublées, appela en Orient quelques cohortes de l’armée des Gaules. On a vu à quelle insuffisance de troupes l’empire romain était réduit. Les cohortes rappelées étaient gauloises et mélangées de soldats germains. Elles avaient reçu la promesse de ne pas servir hors du pays. Au moment du départ, le jour où Julien vint à Lutèce les passer en revue (mars 360), les soldats s’ameutèrent, pénétrèrent dans le palais, s’emparèrent de leur jeune chef, l’élevèrent sur un bouclier, et le proclamèrent auguste. Julien eut soin de prendre toutes les mesures qui pouvaient le disculper d’avoir préparé cette scène; mais il ne résista pas à cette violence pré tendue. En écrivant à Constance pour lui faire part de son nouveau titre, il lui déclara qu’il comptait désormais agir en maître, choisir lui-même ses lieutenants, et demeurer affranchi de toute espèce de tutelle. Constance ne vit là qu’une usurpation qu’il refusa de ratifier, et le bruit courut qu’il allait armer les rois des Barbares contre son neveu, comme il les avait soulevés naguère contre Magnence.

Julien n'attendit pas d’être attaqué, et résolut de marcher en Orient. Toujours prêt à se comparer à César, il se flattait de devenir maître de l’empire après ses campagnes des Gaules. On a prétendu qu’outre le désir d’obliger Constance à lui reconnaître le titre d’auguste, il avait encore voulu venger sur lui le meurtre de son père et de sa mère, double crime ordonné plus de vingt ans auparavant. Quoi qu’il en soit, il trouva partout, sur la route qui menait à Constantinople par la Pannonie, un accueil favorable. Les villes qu’il traversa, défendues par de faibles garnisons, saisirent l’occasion de se soustraire au joug d’un prince tracassier et persécuteur. Mais, avant que Julien eût atteint Constantinople, la mort inattendue de Constance lui livra l’empire sans combat.

APOSTASIE DE JULIEN

Devenu auguste, Julien abandonna publiquement le christianisme pour retourner aux dieux de l’antiquité; les sophistes qui l’avaient élevé avaient fait de lui un bel esprit chimérique, et il crut de bonne foi à la restauration possible de l’hellénisme, c’est-à-dire du polythéisme grec réformé. Il était pénétré de l’idée que les fables païennes renfermaient un sens philosophique oublié, qu’il importait de rétablir. Il travailla consciencieusement à cette œuvre impossible, prenant sa dignité de grand pontife au sérieux, et consacrant à la théologie païenne, si l’on peut employer une telle expression, les loisirs que lui laissaient le gouvernement et les armes.

Cette apostasie malheureuse réveilla en Orient les haines mal éteintes des païens contre le christianisme. Quant à l’Occident, plus favorisé, il échappa au retour de la persécution. Julien affecta de demeurer fidèle à la politique religieuse de Constantin, et prétendit maintenir les deux cultes égaux devant la loi. Mais, au fond, cette égalité n’était qu’un mot. Constantin avait réservé ses faveurs aux chrétiens et déclaré aux païens une guerre sourde. Julien, suivant la même règle, agit en sens inverse, releva ceux que Constantin avait abaissés et abaissa ceux qu’il avait élevés. Il fatigua les chrétiens de son mauvais vouloir et de ses tracasseries. Il évita à leur égard les rigueurs apparentes et les frappa de coups détournés. Il leur défendit d’enseigner dans les écoles, où il redoutait leur nombre, leur ascendant et leurs succès. Il essaya de les désarmer, au moins de la science. Il était trop habile pour croire que restituer aux païens le pouvoir et les honneurs suffît à la restauration du polythéisme. Il voulait préparer l'avenir en formant une génération qui n’eût pas d’autre enseignement que celui de la religion d’Homère.

Il voulut faire plus; il voulut donner au sacerdoce païen régénéré une hiérarchie pareille à celle du clergé chrétien, le soumettre à des règles analogues, instituer pour lui des assemblées sur le modèle des conciles. Il voulut inspirer à ses coreligionnaires ce zèle charitable et ce soin des pauvres qui étaient les vertus et la force de leurs adversaires. Il croyait que le polythéisme pouvait ravir au nouveau culte quelques-unes de ses supériorités, et il rendait par là même à l’Église un hommage aussi éclatant qu’involontaire. Rarement il s’est trouvé d’homme d’une imagination aussi ingénieuse et qui ait plus mal compris son temps. Plein de sa chimère de rénovation du polythéisme, il ne jugea le christianisme que par les causes extérieures de son succès ; il ne vit pas qu’il avait déjà pénétré jusqu'au cœur de la société romaine et ne pouvait plus en être arraché. Les plagiats qu’essayèrent de faire les païens de la dernière heure ne furent de leur part qu’un suprême aveu d'impuissance.

La brièveté d’un règne de deux ans arrêta tout à coup cet essai d’une restauration presque puérile. Jovien, successeur de Julien en 363, rouvrit les écoles des chrétiens et rendit à ces derniers toute la liberté, toute la faveur même qu’ils avaient

La tentative avortée de Julien fut le dernier effort du paganisme expirant. Les sophistes, découragés et réduits à une attitude purement défensive, sentirent que le monde leur échappait. Les plus éloquents d’entre eux ne prétendirent plus qu'à la tolérance, dont ils affectèrent de vanter les mérites.

Les chrétiens au contraire se sentirent plus forts et parlèrent un langage nouveau. L’égalité, que l’édit de Milan avait établie entre les deux cultes, et que Julien n’avait pas osé supprimer, cessa de leur suffire. Ils voulurent le triomphe complet de leur croyance. Ils se lassèrent de ménager un ennemi qui semblait fuir leurs attaques; ils se montrèrent ardents à le poursuivre et à achever leur victoire.

Un homme se trouvait alors à leur tête, qui joignait au savoir et au zèle épiscopal un caractère d’une singulière élévation. C’était saint Hilaire, évêque de Poitiers, une des plus brillantes lumières de son temps, et le maître de saint Jérôme. Il poursuivit, avec autant d’intrépidité et presque autant de génie qu’Athanase, l’hérésie d’Arius contre la divinité du Christ, et sut résister énergiquement à Constance, qui la protégeait. Nul ne contribua plus que lui à en préserver la Gaule et à maintenir ce pays dans l’orthodoxie, fait qui eut une influence remarquable sur les destinées du siècle suivait. Dans un temps où la situation de l’Église était encore précaire, où le despotisme impérial essayait de la maîtriser comme il avait maîtrisé les sacerdoces païens, où une partie des prélats orientaux courbaient le front devant la volonté du prince, Hilaire, luttant contre la couronne impériale et maintenant l’indépendance spirituelle de l’épiscopat, fonda une tradition glorieuse. Il prépara cette école de grands évêques qui devaient rendre aux peuples tant de services, lors de la fondation des royaumes barbares.

On compte qu’il se tint dans la Gaule quinze conciles pendant le cours du quatrième siècle, et que vingt-cinq sièges épiscopaux furent ajoutés aux quarante déjà établis à la fin du siècle précédent. L’Eglise, au moyen de ces créations, finit par posséder autant d’évêchés qu’il y avait de cités. Elle modela son gouvernement sur celui de l’empire, dont elle adopta les circonscriptions administratives. Elle eut non-seulement un évêque dans chaque cité, mais encore un archevêque ou métropolitain dans chaque province. De cette manière la division de notre territoire faite par les Romains a pu leur survivre. L’Église l’a conservée jusqu’à nous, presque sans modifications essentielles, en dépit des révolutions politiques.

LES FRANCS AUXILIAIRES

Jovien n’ayant fait que passer sur le trône, l’empire fat partagé après lui entre deux frères, Valentinien I et Valens. Valentinien I gouverna l’Occident pendant onze ans, de 364 à 375. Sous son règne, les courses des Barbares recommencèrent dans le nord de la Gaule. Les Allemands, que Julien avait battus, revinrent à la charge plusieurs années de suite. Jovien, maître de la cavalerie, remporta sur eux deux victoires, l’une à Scarpona (Charpeigne) près de la Moselle, l’autre à Châlons-sur-Marne, en 366. C’est sans doute pour perpétuer la mémoire de ses succès que lui fut érigé le monument orné de superbes bas-reliefs qu'on conserve aujourd'hui dans la cathédrale de Reims. Valentinien vint ensuite prendre en personne le commandement des troupes. Il poursuivit les Allemands au-delà du Rhin, les battit à Solicinum, et campa sur leur territoire jusqu'à ce qu’il eût assuré leur soumission et remplacé leurs rois parjures par d’autres chefs sur la fidélité desquels il pût compter. Il traita en même temps avec les Bourguignons, qui s'étaient avancés entre la Saale et le Mein, et qui avaient enlevé des terres aux Allemands sur ces deux rivières; il leur donna le titre d'alliés de l'empire.

Toutes les fois que les Germains pénétraient dans la Gaule, on était sûr de voir paraître à l’embouchure des fleuves des pirates saxons, frisons ou bataves. Ces pirates furent chassés par les lieutenants de Valentinien.

Chaque fois aussi que les empereurs avaient repoussé et poursuivi les Barbares, ils s’occupaient de fortifier de nouveau la frontière. Valentinien abandonna les champs décumates, reporta au Rhin la ligne de défense, augmenta le nombre des châteaux qui gardaient le fleuve, et répara les murs des principales villes de la Belgique, comme Reims, Amiens, Trêves; ou des deux Germanies, comme Worms et Cologne. Ces villes, quoique exposées aux attaques des Barbares, prospéraient par le voisinage même de la frontière et des armées. Elles devaient à cette situation l’avantage de posséder de grands établissements militaires qui appartenaient à l’Etat, des fabriques d’armes et de machines de guerre, des manufactures de drap pour le vêtement des soldats, des hôtels de monnaies.

Une loi de l'an 365 interdit aux gentiles colonisés en deçà du Rhin la faculté de contracter mariage avec les habitants de l’empire. Cette prohibition du mariage était un moyen que les Romains avaient employé de tout temps, pour maintenir, quand elle leur convenait, une distinction entre des populations d’origine différente; évidemment ils craignaient déjà la prépondérance des Germains dans quelques provinces. Cependant la politique impériale, peu conséquente avec elle-même, multipliait les Barbares dans les armées. Elle faisait continuellement cirez eux des recrues. Si une bande était obligée à poser les armes, le général vainqueur choisissait les hommes les plus jeunes et les plus vigoureux pour les enrôler de gré ou de force dans les troupes romaines. L’usage s’était même introduit, au regret d’Ammien Marcellin, qui écrivait à peu près à cette époque et qui avait servi en Germanie, de laisser les corps auxiliaires commandés par leurs chefs nationaux, tandis qu’ autrefois on réservait tous les commandements de quelque importance à des officiers romains. Les chefs barbares, admis déjà depuis le règne de Constantin à remplir les charges du palais, commençaient à les accaparer. Ils gardaient leur costume national, une saie, une casaque étroite et des bottines de peau; mais ce costume était relevé par For, la pourpre et les pierreries. Les historiens nous décrivent leur marche brillante; ils racontent avec un certain détail les cérémonies de l’investiture que les empereurs leur donnaient, et comment elles étaient l’occasion de fêtes et de réjouissances militaires, pendant lesquelles les Germains chantaient des chants de guerre en frappant leurs boucliers.

Parmi ces auxiliaires étrangers les Francs tenaient la première place. Plusieurs d’entre eux furent investis de grands commandements ou de hautes dignités; ils prenaient souvent des noms romains, avec lesquels ils allongeaient ou remplaçaient leurs noms germaniques. Quelques-uns se firent chrétiens, comme Sylvanus. Sous Gratien, fils de Valentinien I, de 375 à 383, ils remplirent la cour de Trêves. L’un d'eux, Mellobaud ou Mérobald, exerça la tutelle du jeune empereur, et fut nommé consul en l’honneur d’une grande victoire remportée sur les Allemands près d’Argentaria.

Gratien eut pour principal conseiller Ambroise, né à Trêves, fils d’un préfet du prétoire, et destiné à devenir sur le siège archiépiscopal de Milan une des gloires de l’Église. Le jeune empereur, dirigé par ses conseils et cédant aux sollicitations tous les jours plus vives des chrétiens qui se pressaient à sa cour, préluda à la ruine du polythéisme en faisant enlever du sénat, l'an 382, la statue de la Victoire, que les païens regardaient comme la gardienne de l’empire : Custos imperii virgo, dit Claudien. Les domaines des temples furent attribués au fisc. Cette loi, qui devait soulever des tempêtes, n’en fut pas moins exécutée en peu d’années. Dès le règne de Théodose, presque tous les biens des temples étaient confondus avec ceux de l'État; une partie en avait été donnée aux églises; un petit nombre avaient conservé leur destination primitive, et ceux-là même étaient chaque jour envahis par les particuliers. L'aristocratie romaine, attachée aux titres de ses sacerdoces comme à des titres de noblesse, protesta; mais ces plaintes furent peu écoutées. Les chrétiens savaient que le paganisme ne serait pas assez fort pour survivre à la ruine de ses établissements matériels. Gratien, afin d'empêcher qu’on les reformât, enleva aux prêtres païens la faculté de recevoir des donations ou legs d'immeubles, et les dépouilla de leurs derniers privilèges. Renonçant au compromis mensonger et désormais inutile auquel s’était prêté Constantin, il refusa de porter la robe pontificale que lui envoyaient les sénateurs.

Cependant les corps auxiliaires de la Gaule, composés d’hommes de nations et même de races diverses, étaient en rivalité fréquente, soit entre eux, soit avec les légions. Les Francs forcèrent Gratien d’éloigner de lui une troupes d’Alains venus du Caucase, dont il avait fait sa garde particulière. De leur côté les légions se montraient ombrageuses. Celles de la Bretagne, plus particulièrement composées de Romains ou de Gallo-Romains, proclamèrent Maxime, un de leurs chefs. Maxime passa le détroit et n’eut qu’à paraître dans la Gaule pour entrainer d'autres légions. Gratien paya de la couronne et de la vie la prédilection qu’il avait manifestée pour les Barbares; il fut battu, poursuivi, et assassiné pendant sa fuite (en 383). On voit que la division des empires n'était pas un obstacle aux usurpations, et que les armées continuaient à disposer de la pourpre.

SAINT MARTIN

Maxime vainqueur s’établit à Trêves, et demeura cinq ans, de 383 à 388, maître de la préfecture entière des Gaules (Gaule, Bretagne, Espagne). Il montra beaucoup d’habileté et d'énergie, avec la cruauté ordinaire aux empereurs de ce temps, ou plutôt aux généraux que les années proclamaient. Il prévint par ses rigueurs de nouveaux complots militaires, et s’assura de l’obéissance des troupes. Il les Barbares contint. Suivant une tradition, il fit venir, pour peupler les champs déserts des côtes de l'Armorique, des colonies de Bretons qui donnèrent à ce pays le nom de Petite-Bretagne. Il favorisa aussi la prédication chrétienne, quoique les païens se fussent déclarés pour lui contre Gratien. Saint Martin, s’étant présenté à la cour de Trêves, y fut reçu avec les plus grands honneurs; l’impératrice voulut le servir elle-même de ses mains.

Le christianisme était alors trop puissant pour avoir rien à craindre des révolutions de palais ou des usurpations militaires. L’Évangile n’était plus seulement maître des villes; il commençait à régner dans les campagnes, à pénétrer au sein des populations les plus reculées, de celles qui n’avaient encore oublié ni la langue celtique ni les superstitions des anciens Gaulois. Le fond de l’Armorique, la Belgique au nord de la Somme, où les villes étaient rares, les territoires du nord-est cédés aux Germains, restaient encore en dehors de la conquête religieuse; mais une armée de missionnaires, animée par les périls même qu’elle rencontrait, avait entrepris la conversion des campagnes du centre. De tous ces missionnaires, Martin, légionnaire de Pannonie, que Grégoire de Tours appelle la lampe dont les rayons éclairèrent la Gaule, fut le plus célèbre. Soldat et moine, il frappait le peuple par sa simplicité autant que par sa sainteté et le zèle de sa parole. Il parcourut longtemps les deux rives de la Loire, prêchant les paysans qu’il rassemblait, et renversant de ses mains les monuments de l’idolâtrie. Les habitants de la cité de Tours lui firent violence pour qu’il devint leur évêque. Le récit de sa vie, écrit peu d’années après lui par son compatriote Sulpice Sévère, le montre faisant une guerre acharnée aux superstitions dont les campagnes étaient pleines. Le druidisme, disparu depuis longtemps, n’en avait pas moins laissé après lui une foule de croyances et de traditions locales, attachées aux montagnes, aux arbres, aux sources, aux fontaines. Saint Martin les combattit et mit un signe chrétien partout où il trouvait une idole. La Gaule n’eut pas, durant sa vie, d'apôtre plus infatigable, ni, quand il mourut, de saint plus populaire. Dans le seul diocèse d’Autun, cent sept paroisses lui furent consacrées; la basilique qui renfermait son tombeau à Tours devint un des sanctuaires les plus vénérés de l’Europe. Longtemps dans les campagnes on fit commencer l’année au jour de sa fête. L’art du moyen âge a immortalisé le souvenir de sa charité, en reproduisant communément, au porche ou sur les vitraux des églises, la scène où son biographe le représente coupant son manteau avec son épée pour en donner la moitié à un pauvre.

Les premiers monastères de la Gaule centrale, ceux de Ligugé, près de Poitiers, et de Marmoutiers, près de Tours, furent fondés par lui, ou plutôt se formèrent peu à peu, à Ligugé autour de sa cellule de branchages, à Marmoutiers près de celle qu’il s’était creusée dans le roc, sur le bord de la Loire.

Les empereurs de ce siècle s’attribuaient tous un droit d’intervention dans les affaires religieuses, soit en raison des services qu’ils avaient rendus à l'Église, soit conformément à l’usage romain, qui mêlait partout la religion au gouvernement. On en vit un triste exemple sous le règne de Maxime. Priscillien, évêque d’Avila en Espagne, fut déclaré hérétique par un concile d’évêques gaulois, pour avoir renouvelé avec des modifications insignifiantes quelques-unes des propositions d’Arius. Maxime ordonna qu’il fût brûlé vif avec plusieurs de ses disciples, et des bûchers furent dressés à Trêves, malgré saint Ambroise et saint Martin, qui intercédèrent vainement pour sauver les victimes.

THÉODOSE ET LA RUIN DU PAGANISME

Maxime n’était maître que de la préfecture des Gaules; il voulut se faire reconnaître le titre de césar par Théodose le Grand, alors auguste et maître de l’Orient, et par le jeune Valentinien II, frère de Gratien, demeuré possesseur de la préfecture d’Italie. Depuis la tétrarchie, on ne regardait comme légitimes que les empereurs acceptés par leurs collègues. L’adhésion du sénat, autrefois nécessaire pour consacrer les proclamations militaires, était remplacée maintenant par celle des autres princes. Valentinien II, encore enfant, consentit à une reconnaissance négociée par saint Ambroise. Théodose la refusa d’abord, et ne céda qu’à de longues obsessions.

Maxime était le premier des usurpateurs militaires de la Gaule qui eût obtenu la légitimation de son titre impérial. Mais les cours de Milan et de Constantinople, qui avaient cédé fort à regret à la nécessité ou aux sollicitations pacifiques de quelques évêques ne cessèrent de lui témoigner les sentiments les plus hostiles. Il regretta bientôt de s’être arrêté aux Alpes, et résolut de conquérir tout l’Occident. Les troubles religieux qui déchiraient l’Italie favorisèrent cette nouvelle ambition. L’an 387, il entra dans le nord de la Péninsule, en chassa Valentinien II, et s’avança jusque sous les murs d’Aquilée, à la frontière de l’empire d’Orient. Il ne jouit pas longtemps de sa conquête. L’année suivante, il fut attaqué par Théodose, et trahi par le Franc Arbogast, maître de la milice, il vit détruire son année. Sa mort est racontée diversement. Quelques historiens disent qu’il fut égorgé par ordre du vainqueur, d’autres qu’il se perça de son épée. La préfecture des Gaules et celle de l’Italie furent de nouveau réunies sous le gouvernement de Valentinien II.

Arbogast, successeur de Mellobaude, et comme lui fier de victoires obtenues sur les Barbares d’outre-Rhin, prétendait non porter lui-même la pourpre, mais faire des empereurs et régner sous leur nom. Il était ombrageux et absolu. Le jeune Valentinien, irrité de ses hauteurs et impatient de secouer le joug, voulut lui ôter son commandement. Arbogast le prévint, le fit assassiner dans le palais de Vienne, en 392, et mit à sa place Eugène, rhéteur célèbre des écoles d’Autun, devenu maître des offices.

Mais pour consacrer cette nouvelle usurpation, il fallait encore obtenir la reconnaissance de Théodose, ou plutôt la lui imposer. La lutte recommença donc pour la huitième ou la dixième fois entre un usurpateur des Gaules et l’empereur légi­time, et comme toutes les guerres de ce temps, elle prit un caractère religieux, en raison du débat suprême qui s’agitait entre les deux cultes.

Théodose était un chrétien fervent et zélé, «moins empereur, dit un auteur du temps, que serviteur de Dieu.» Non content des restrictions déjà mises à l’exercice du paganisme, il lui porta, en 391, un dernier coup, le plus grave de tous, en interdisant les sacrifices dans les temples. La défense, d’abord faite pour l’Orient, fut bientôt étendue à l’empire entier. Les chrétiens de plusieurs provinces l’interprétèrent comme un signal de renverser les monuments du paganisme restés debout. La haine de l’idolâtrie, le désir de déraciner l’erreur, celui de venger des persécutions dont le souvenir éloigné ou récent n’était effacé nulle part, mirent la torche et le marteau aux mains des démolisseurs; la résistance des païens, d’autant plus vive qu’ils perdaient leurs dernières espérances, fit couler le sang dans quelques diocèses. Il y avait partout des troubles, et sur quelques points une véritable guerre de religion, quand l’usurpateur Eugène, revêtu de la pourpre par Arbogast, s’empressa d’abolir les lois de Gratien, dans la pensée de gagner les païens ennemis de Théodose.

Mais c’était trop que de lutter contre les forces de l’empire et du christianisme réunies. D’ailleurs, par une singularité digne de remarque, toutes les fois que les armées de l’Occident, composées en majorité de soldats germains, forent conduites par les usurpateurs de la Gaule, en présence des armées de l’Orient, composées d’autres Barbares, ces dernières obtinrent des triomphes complets. Il semble que la vie de l’empire se fut entièrement concentrée dans sa nouvelle capitale, Constantinople. Eugène eut le même sort que Magnence et Maxime. Entré en Italie l’an 394, il livra à Théodose, à quelques lieues d’Aquilée, une bataille sanglante qui dura deux jours. Il la perdit, tomba aux mains de son ennemi et fut mis à mort Arbogast n’attendit pas un traitement semblable: suivant l’exemple des usurpateurs et des généraux malheureux de ce siècle, il se perça de son épée.

Théodose, après ce triomphe, renversa une seconde fois l’autel de la Victoire, et partout les ruines du paganisme achevèrent de disparaître. Partout on renversa les colonnes, les statues, les monuments que l’art antique avait élevés à ses divinités. Le zèle iconoclaste, enflammé par le souvenir des anciennes persécutions, ne respecta point les chefs-d’œuvre de l’architecture et de la statuaire; ils furent mutilés, brisés, enfouis dans la terre ou précipités dans les rivières, d’où les fouilles modernes n'en ont retiré le plus souvent que des débris. C’est en vain qu’au siècle suivant la voix du poète Prudence essaya d’arrêter ce vandalisme, et de sauver les derniers et rares monuments ou objets d’art qui eussent échappé à la destruction.

La religion chrétienne fut dès lors la seule qui eût une existence publique. Nous avons deux édits d’Honorius, fils de Théodose, pour confirmer les actes de son père; l’un, daté de l’an 399 et adressé au vicaire des cinq provinces méridionales des Gaules, renouvelle dans ces provinces la prohibition des sacrifices; l’autre, de 415, ordonne dans tout l'empire l’abolition des rites du polythéisme. Honorius exclut aussi les païens des charges publiques et des dignités militaires.

Quelques traditions, quelques usages invétérés, mais destinés à s’altérer de jour en jour, furent les seules ruines par lesquelles le paganisme se survécut. Toutefois, l’empreinte qu’il avait gravée sur le monde était assez puissante pour qu’à plusieurs siècles d’intervalle on reconnût encore ses traces mal effacées, ici dans le langage et le tour d’esprit des classes éclairées, là dans les fêtes et les superstitions des campagnes. Ces traces, l'Église ne les perdit jamais de vue. Elle mit d’autant plus de sollicitude à les faire disparaître, qu’elle sentait qu’il lui était difficile d’établir toujours, malgré sa vigilance, une distinction éclatante entre ses pratiques et celles de l’ancien culte.

POUVOIRS PUBLICS DES ÉVÊQUES

Non-seulement le christianisme devint en peu de temps la religion unique de l’empire, mais l’Église hérita de presque toutes les attributions que les sacerdoces païens avaient possédées; elle eut des pouvoirs publics et même une part du gouvernement.

Son premier privilège fut la possession d’une juridiction temporelle. Dans l’origine, les évêques avaient exercé un pouvoir arbitral auquel les chrétiens se soumettaient volontairement. Constantin avait reconnu l’existence des tribunaux épiscopaux (audientiae épiscopales), et voulu que leurs jugements fussent exécutoires comme ceux des tribunaux de l’Etat. On leur attribua, en matière civile, la connaissance des causes de testament, de mariage, et même celle des causes de propriété dans certains cas. Une loi de 376, adressée par Gratien au préfet du prétoire des Gaules et renouvelée en 408 par Honorius, fit davantage : elle affranchit les chrétiens de toute juridiction des juges païens.

Les évêques entrèrent de bonne heure en partage du genre d’autorité qui était exercé dans la société romaine par les jurisconsultes; ils participèrent comme eux à la législation, et les lois nouvelles reçurent l’empreinte manifeste et inévitable du christianisme. Le droit ecclésiastique modifia peu à peu l’ancien droit, qu’il devait remplacer un jour à titre d’héritier et de continuateur. C’est surtout dans la protection qui fût assurée aux faibles, aux esclaves, aux mineurs, aux femmes, qu’il est facile de reconnaître l'esprit chrétien. Les affranchissements forent favorisés. Une constitution de Constantin donnait déjà aux évêques le même pouvoir qu’aux magistrats civils pour les recevoir et les confirmer.

Les établissements charitables furent placés sous la direction épiscopale. On peut dire que ces établissements sont d’origine chrétienne; l’antiquité les avait à peine connus. Ce n’est guère que sous l’empire et dans l’Italie seulement qu’on trouve des traces d’institutions analogues. Les décurions, revêtus de sacerdoces païens, se contentaient ordinairement de foire an peuple des villes des distributions gratuites à l’occasion des jeux publics. L’Église transforma et étendit cette obligation des curies. Tandis que d’un côté elle supprima les jeux ou qu’elle en changea la nature, qu’elle fit particulièrement disparaître les combats de gladiateurs, de l’autre, elle construisit des hospices pour les malades, pour les voyageurs pauvres, pour les enfants trouvés, pour les vieillards. Les noms grecs que possédaient ces établissements attestent qu’ils tiraient leur origine des provinces orientales ou le christianisme était plus ancien. Ce fut dans le courant du quatrième siècle que la Gaule commença à en être pourvue. L’Église faisait de l’assistance un devoir religieux. Elle-même considérait ses biens comme le patrimoine des pauvres.

La propriété ecclésiastique, formée par les dons des fidèles et ceux des empereurs, fut assimilée à celle des corporations sacerdotales anciennes ou à celle des cités, et soumise aux mêmes lois. Outre que les églises furent reconnues aptes, comme l’étaient tous les collèges, à recevoir des aumônes et des legs pieux, leurs biens furent déclarés inaliénables, en tant que consacrés à l’entretien du culte, à celui du clergé, à celui des établissements charitables de toute nature. Ils furent déclarés perpétuels, comme appartenant à des corps perpétuels; l’évêque et son clergé n’en avaient que l’administration et une sorte d’usufruit. Ces règles furent appliquées aussi à la propriété des monastères et des couvents.

Les terres des églises furent, en raison de leur destination, affranchies d’une partie de l’impôt territorial. Honorius voulut qu’elles payassent l’impôt ordinaire, mais sans aucune des surcharges qui y étaient ajoutées souvent. Quant à la capitation ou impôt personnel les membres du clergé jouirent delà même immunité que les soldats et les grands personnages de l’empire.

On ne peut s’empêcher d’observer que, par suite de ces lois, la propriété territoriale changea de main en grande partie dans le courant du quatrième siècle. D’une part les décurions, les temples, furent plus ou moins dépouillés ou ruinés; de l’autre, les soldats devinrent détenteurs de terres soumises à des obligations spéciales vis-à-vis de l’État, et assez semblables à des fiefs, et le clergé devint propriétaire de domaines considérables. Dans cette transformation de la société romaine, on pressent déjà la société du moyen âge. Pendant qu’une législation oppressive voue les biens-fonds des cités, ceux de l’aristocratie urbaine et ceux des temples païens à l’abandon et à la ruine, les terres des soldats et celles du clergé gouvernées par des lois particulières et ne supportant pas les mêmes charges, sans jouir toutefois d’une immunité complète, vont être la base sur laquelle s’élèvera une double aristocratie, militaire et sacerdotale. C’est peut-être dans les modifications apportées au régime municipal, qu’on peut constater le mieux le passage de la société ancienne à celle du moyen âge.

Les vices du régime municipal, la triste condition faite aux curies, devaient éveiller la sollicitude des empereurs. La première manière d’y remédier était de diminuer le chiffre de l’impôt direct, qu’on exagérait sans cesse, et qui finissait par enlever aux propriétaires et aux cultivateurs une portion excessive du revenu du sol. On peut juger de ce qu’avait été l’exagération par ce que furent les diminutions. Ainsi, avant Julien, la capitation avait été dans les Gaules de vingt-cinq pièces d’or par tête, c’est-à-dire par unité imposable; il la réduisit à sept, ne jugeant pas qu’elle pût atteindre impunément un chiffre plus élevé, sans parler des exemptions tempo­raires qu’il accorda aux cantons ravagés par les Barbares. Mais le despotisme impérial, quoique forcé de se modérer lui-même, ne resta pas toujours dans les limites d’exigences que lui traçait Julien; car l’augmentation de l’impôt direct était à peu près l’unique ressource extraordinaire dont il pût faire emploi. L’histoire présente par cette raison d’inévitables et continuelles alternatives d’aggravations causées par les besoins financiers, et de dégrèvements causés par la nécessité d’alléger des charges trop lourdes.

Valentinien I imagina de créer dans chaque ville une magistrature nouvelle, celle du défenseur de la cité ou du peuple (defensor civitatis ou defensor populi). Ce magistrat, qui devait être élu non par la curie, mais par une assemblée générale de6 habitants, des décurions et du clergé, avait des attributions très-étendues et de différente nature. Il faisait faire les rôles d’imposition en sa présence et sous son contrôle; il réclamait contre les taxations injustes, ou dont les pauvres avaient à se plaindre; il était investi d’un pouvoir de police et d’une juridiction semblable à celle de nos juges de paix, quoique plus étendue. Il était surtout chargé, conformément à son titre, de représenter la curie auprès des agents impériaux ou de l’empereur, et d’en défendre les intérêts. Dans le principe, il devait être choisi en dehors des décurions; on lui donna ensuite un siège dans le sénat municipal, dont il finit par devenir le premier magistrat.

Or, l’évêque exerçait dans la cité un patronage et des pouvoirs quelque peu analogues à ceux du défenseur. Il était naturel que le vote public disposât en sa faveur de la nouvelle magistrature, et le fait arriva souvent. Nul autre n’était plus capable, soit en raison de son caractère, soit en raison des attributions que la loi lui reconnaissait, de protéger le peuple d’une manière efficace, et d’être écouté par le prince. La réunion des deux magistratures spirituelle et temporelle devint si ordinaire que dans les derniers temps de l’empire la loi finit par supprimer le titre de défenseur comme inutile. L’institution de Valentinien I n’avait eu qu’un résultat, celui de conférer aux évêques le patronage administratif des cités.

Ainsi, les églises locales, devenues propriétaires de biens-fonds, administrant les établissements charitables, investies d’une juridiction, arrivèrent encore en peu de temps à diriger les municipalités

Elles furent alors d’importants éléments de la société politique, tout comme elles étaient les éléments de la société spirituelle, et elles n’eurent pas moins de part au gouvernement temporel qu’au gouvernement religieux. A ne considérer ici que leur action politique, il n’est pas douteux qu’elles n’aient fait rentrer une certaine liberté dans l’intérieur des cités, et qu’elles ne les aient réellement défendues contre le despotisme impérial.

ÉCOLES CHRÉTIENNES.

Le christianisme rendit encore aux peuples un autre service. Dans tout l’Occident il régénéra les écoles, ou plutôt substitua aux anciennes écoles, affaiblies ou dégénérées, des écoles nouvelles, pleines d’autorité et de vigueur. Celles d’Autun étaient happées de stérilité; le rhéteur Eugène essaya en vain de les ranimer par sa tentative de restaurer le paganisme, tentative plus impuissante que celle de Julien. Or, c’est précisément à l’époque de ces essais malheureux, aux dernières années du quatrième siècle et aux premières années du cinquième, qu’appartient la fondation de monastères soumis à la règle de la communauté et destinés à devenir de grands foyers d’études chrétiennes. Les plus anciens de ces monastères furent ceux de Saint-Victor à Marseille, de Lérins, bâti par saint Honorât dans une île voisine des côtes de Provence et fécond en hommes célèbres, enfin de Condat ou Saint-Claude, dont les moines devaient défricher les cantons déserts du Jura. Les invasions des Barbares passèrent devant ces asiles ouverts à la vie intellectuelle comme à la vie religieuse, et ne les ébranlèrent pas. Les couvents de Saint-Victor et de Lérins retentirent pendant tout un siècle de vives discussions sur le libre arbitre et la grâce, discussions qui rappelèrent les plus beaux temps de la philosophie ancienne, et auxquelles tinrent à honneur de prendre part, en suivant l’exemple de saint Augustin, tous les hommes qui étaient alors les lumières du clergé.

On a souvent opposé la faiblesse et la futilité des derniers écrivains du paganisme à l’activité sérieuse et forte des auteurs chrétiens du même temps. Tandis qu’au quatrième siècle la littérature païenne se meurt, qu’au cinquième elle peut citer à peine un ou deux noms dont la célébrité n’est parvenue qu’aux érudits, la littérature chrétienne au contraire prend un essor rapide. Elle n’a plus à son service qu’une langue à demi corrompue; malgré cet obstacle, elle s’empare de toutes les branches des connaissances humaines; elle les ranime et y fait courir une nouvelle sève. Sans cesser de débattre les questions et les intérêts du jour, elle aborde les plus grands problèmes que l’homme se soit jamais posés. Elle est de son temps et elle est de tous les temps.

C’est ainsi que l'Église, en prenant sa place dans les institutions de l'empire, rendit à la société romaine un puissant souffle de vie, et lui communiqua la force nécessaire pour résister aux coups des Barbares.

Toutefois, en constatant ces grands résultats, ajoutons que l’Église ne prit pas possession de cette société en un jour, qu’elle eut besoin de beaucoup de temps pour la dépouiller des restes du paganisme, et qu’elle dut, pendant plusieurs générations encore, mettre tout son soin à distinguer ses institutions propres des institutions païennes, comme elle distinguait ses fidèles de ceux qui n’étaient pas encore entrés dans son sein. Conserver cette distinction partout et toujours, principalement en interdisant les mariages mixtes entre chrétiens et païens, fut la politique constante des évêques et des conciles.

Parmi ces évêques, qui devinrent les puissances du temps, parce qu’ils représentèrent les populations et les défendirent, aujourd’hui contre les empereurs, demain contre les rois des Goths et des Francs, on doit distinguer deux classes d’hommes différentes et qui se sont presque succédé l’une à l’autre. D’abord ce furent des écrivains ou des orateurs comme saint Hilaire, qui occupa le siège de Poitiers; des missionnaires, comme saint Martin de Tours; des religieux et des théologiens, comme les prélats formés dans les sanctuaires monastiques de Lérins et de Saint-Victor. Véritables chefs de l’Église militante, qui combattirent également les païens et les hérétiques, comptèrent leurs victoires par le nombre de conversions qu’ils obtinrent, et forcèrent la puissance impériale à s’abaisser elle-même devant eux. Ensuite vinrent d’autres hommes qui s’élevèrent par le monde, qui, puissants par leur famille, par leurs titres, par leurs richesses, et désignés par le vœu des populations, apportèrent à l’Église le concours de l’ancienne aristocratie. Tel fut, par exemple, le conseiller de Gratien, saint Ambroise, fils d’un préfet du prétoire, à qui les Milanais donnèrent le siège archiépiscopal de leur ville. Tel devait être au siècle suivant Sidoine Apollinaire, revêtu de l’épiscopat à Clermont. Sortis des rangs de l'aristocratie laïque, dont ils ne cessaient pas d’être les chefs, même sous les attributs de leur dignité religieuse, ces nouveaux évêques, dont quelques-uns ne furent pas moins illustres que les précédents, achevèrent de faire pénétrer le christianisme dans toutes les parties de la société romaine.

LES ÉVEQUES

Jamais peut-être l’épiscopat ne fut plus fort ni plus brillant. Sans doute c’était là un effet naturel de la vie et de l’activité qui régnaient au sein de l’Église, encore frémissante des luttes qu’elle n’avait pas cessé de soutenir, et animée par ses derniers triomphes. Ne serait-ce pas aussi un résultat du système des élections, qui appartenaient non-seulement au clergé du diocèse, mais dans une certaine mesure à tous les fidèles et au peuple entier de la cité? L’évêque était l’élu du clergé et l’élu du peuple. Ceux qui le nommaient faisaient acte de liberté religieuse et même de liberté politique. Nul pouvoir n’était plus grand que le sien, et nul ne devait être plus désiré. Comme il fallait que le candidat désigné fût consacré par les autres évêques et par l’autorité ecclésiastique, ce système assurait aux intérêts de l’Église une sauvegarde au moins égale à ceux de la société.

Somme toute, le christianisme absorbait les forces du monde, les forces matérielles par les institutions, et les forces morales par les hommes.

Une dernière observation est indispensable. A cette époque solennelle où l’Église prenait dans les institutions de l’empire une place qui ne pouvait manquer d’être la première, on peut remarquer qu’elle ne rompit pas brusquement avec la tradition antique, en vertu de laquelle les pouvoirs civils et religieux étaient souvent confondus. Nous voyons les évêques, à peine affranchis de la persécution, gouverner les cités, le clergé prendre la place des collèges de prêtres païens, hériter de leurs privilèges, de leur influence, même de leurs attributions politiques, et les étendre encore ; tant les révolutions, même celles qui semblent les plus complètes, conservent de liens nécessaires avec le passé. On eût dit aussi que les chrétiens eussent hâte d’enlever au paganisme le vieil argument de sa solidarité avec les institutions de Rome.

Mais ces tendances, qu’il est facile de s’expliquer, ne doivent pas faire oublier que les pouvoirs spirituel et temporel demeurèrent parfaitement distincts dans leurs principes, et que l’indépendance du pouvoir spirituel, proclamée dès les premiers conciles, défendue dans la Gaule par le courageux et éloquent saint Hilaire, ne cessa pas d’être une doctrine reconnue et placée théoriquement au-dessus de toute discussion. Constantin et ses successeurs se bornèrent à régler les questions mixtes qui intéressaient l’autorité temporelle, ce qui leur fit donner le titre d’évêques extérieurs. Quant au gouvernement de l’Église elle-même, ils n’y prétendirent pas, ou s’ils voulurent y porter la main, ils rencontrèrent une résistance qu’ils ne purent vaincre. Cette résistance invincible du pouvoir spirituel était un fait nouveau; l’antiquité n’avait rien connu de semblable. C’était aussi un fait d’une immense portée; car il devait rendre à jamais impossible le retour de ces despotismes stupides qui avaient déshonoré l’histoire de Rome païenne. Il y avait désormais au monde une puissance dont les seules armes étaient les droits de la conscience, et pourtant contre laquelle la force ne pouvait rien.

LA GRANDE INVASION

Honorius, fils de Théodose, hérita de l’empire l’Occident en 395. La Gaule respira pendant les premières années de son règne. Stilicon, maître des milices, dont le poète Claudien a chanté les victoires, défendit la frontière du nord, chassa les Francs d’outre-Rhin de la ville de Trêves, et se fit livrer Marcomir, un de leurs rois, auteur d’une guerre de dix ans. Ces Francs de la Germanie, qu’il faut distinguer de ceux de la Gaule, étaient encouragés par l’exemple de leurs compatriotes, continuaient comme eux de vouloir former des établissements sur le territoire de l’empire, et se montraient, suivant l’expression d’un édit, avides du bienfait de la civilisation romaine. Mais Honorius craignit que les concessions de ce genre ne devinssent trop fréquentes, et que les généraux ne fussent tentés d’en abuser dans leur intérêt; il réserva donc à l’empereur seul, par une déclaration de l’an 399, le droit d’assigner des cantonnements aux étrangers fédérés.

L’hiver qui termina l’année 406 déchaîna sur la Gaule une invasion plus terrible qu’aucune de celles qu’elle avait subies depuis les Cimbres et les Teutons. Le Rhin fut franchi près de Mayence, à la fin de décembre, par une armée de Suèves, d’Alains et de Vandales, qui profitèrent du moment où ses eaux glacées leur offraient un libre passage.

Le nom de Suèves est pris par les historiens romains dans un sens tantôt général, il désigne alors simplement des Germains, et tantôt spécial, il désigne alors quelques tribus germaniques déterminées. On suppose que les Suèves de la grande invasion n’étaient autres que les anciens Marcomans et les Quades, sortis des vallées au nord du Danube (partie de la Bavière et de l’Autriche actuelle), que chassés de ces vallées à la suite d’une guerre avec les Goths occidentaux, ils entrèrent sur les terres des Bourguignons, entre la Saale et le Mein, et des Allemands entre le Mein et le Rhin; qu’enfin ils entraînèrent dans leur mouvement d’émigration les Alains, venus des bords de la Vistule, les Vandales établis dans la Pannonie depuis le règne de Constantin et des aventuriers de toute la partie orientale de la Germanie. Ces Barbares étaient beaucoup mieux organisés qu’on ne le pense généralement. Tant de peuples ne se rassem­blaient pas au hasard. Chacun d’eux formait un corps particulier dans la grande armée qui marchait avec un ordre nécessaire. Les hommes étaient montés la plupart sur de petits chevaux pleins d’agilité; ils traînaient à leur suite les chariots qui portaient les femmes et les enfants. Ils s’avançaient ainsi, cherchant des terres et une patrie, le fer à la main, et comme ils étaient préoccupés de trouver des moyens de vivre pendant la route, ils commettaient force pillages et dévastations.

Les Allemands et les Francs voulurent défendre leurs propres territoires; ils protégèrent pendant quelque temps de cette manière la frontière romaine; les Francs détruisirent même un corps de Vandales. Mais les envahisseurs finirent par s’ouvrir un passage, grâce au nombre et à la supériorité de leurs cavaliers. Ils traversèrent alors le Rhin sans autre obstacle. Les camps romains étaient dégarnis. Honorius effrayé avait concentré tous ses moyens de défense sur la frontière de l’Italie; il venait de rappeler successivement les légions de la Bretagne et celles du nord de la Gaule.

Le Rhin une fois franchi, les Alains, les Vandales et les Suèves, trop nombreux pour rester unis, se divisèrent en plusieurs corps qui pénétrèrent séparément sur le territoire des différentes cités des deux Germanies et de la Belgique. Mayence fut emportée d’assaut, et une partie de ses habitants massacrée. Worms, Spire, Strasbourg, Reims, Arras, Thérouanne (civitas Morinorum), Tournai, tombèrent au pouvoir des Barbares. Saint Augustin fait, dans sa correspondance, un tableau déchirant des maux que souffrit pendant plus de deux ans le nord de la Gaule, depuis le Rhin jusqu’à la Loire. Les grains, les fruits, les bestiaux furent enlevés, les vignes arrachées, les maisons pillées ou brûlées, les habitants massacrés ou emmenés en esclavage. Les clercs ne furent pas épargnés. L’histoire, ou à son défaut la tradition ecclésiastique, ont recueilli les noms de prêtres ou d’évêques qui moururent victimes de cette persécution. Si toutes les vagues de l’Océan, dit saint Jérôme, eussent inondé les Gaules, elles y eussent fait de moindres ravages.

Quand les Germains ne trouvèrent plus de moyens de vivre dans la contrée qu’ils avaient détruite, ils se dirigèrent, sans doute pour éviter les camps fortifiés du pays des Éduens et de la Séquanaise, vers l’Aquitaine, qui était dégarnie de troupes, et ils la ravagèrent jusqu’aux Pyrénées. Les populations s’enfermèrent dans les villes pour laisser passer le torrent. Les cités du midi n’avaient généralement pas les mêmes moyens de défense que celles du nord; cependant quelques-unes d’elles résistèrent avec plus de succès. Toulouse dut son salut à la fermeté d’Exupère, son évêque, qui sut obliger les assaillants à la respecter; mais ceux des habitants que la guerre épargna furent décimés par la famine. Les Barbares se vengèrent de leur échec en saccageant Béziers et en dévastant la première Narbonnaise, la plus florissante et la plus riche des provinces gauloises.

Un cri général s’éleva contre la retraite des troupes impé­riales et contre la négligence ou la trahison de Stilicon, le maître des milices. Le nord abandonné devint, après avoir été ravagé par les Suèves et les Vandales, la proie des Francs et des Allemands, qui sortirent de leurs cantonnements et occupèrent le territoire de plusieurs cités. Saint Jérôme dit que celles d’Amiens, de Thérouanne, de Tournai, de Spire et de Strasbourg devinrent Germanie. Les Francs s’avancèrent jus­qu’aux bords de la Somme, les Allemands jusqu’au pied des Vosges. Dans ce même temps, les Armoricains, fortifiés par de nouvelles colonies venues de la Bretagne, commencèrent à former sous un chef d’origine celtique, appelé Conan Mériadec, une sorte d’État à demi indépendant; laissés à eux-mêmes, ils retournèrent, comme les Bretons d’outre-Manche, à leur ancienne autonomie, que l’empire reconnut plus tard, au moins dans une certaine mesure, en les assimilant aux fédérés, c’est-à-dire aux Barbares, auxiliaires. Enfin les pirates saxons, profitant sans doute de l’affaiblissement des garnisons qui protégeaient les côtes de la Manche et de l’Océan, commirent sur ces côtes de nombreux pillages, remontèrent la Loire, occupèrent les îles placées entre Angers et Saumur, et fondèrent dans les diocèses de Coutances et de Bayeux une colonie qui conserva pendant plusieurs siècles leur langage et tous les signes distinctifs de leur nationalité1.

Dans le centre et le midi, les forêts et les montagnes se peuplèrent de fugitifs, auxquels on donna le nom des anciens Bagaudes, parce qu’ils en renouvelaient les déprédations.

L'histoire des invasions germaniques présente le renouvellement continuel des mêmes faits. Quand elles n’étaient pas repoussées et que le pays leur était abandonné sans défense, les usurpateurs s’élevaient, ralliaient les corps de troupes disperses de côté et d’autre, présentaient leurs aigles, comme un signe de salut, aux populations désarmées, et se faisaient acclamer par les cités gauloises.

Un soldat légionnaire, nommé Constantin, élevé sur le pavois dans la Bretagne, franchit le détroit, traita avec les Francs et les Allemands, reçut des adhésions sur tout son passage et marcha sur Arles, d’où le préfet du prétoire prit la fuite à son approche. La préfecture s’était retirée de Trêves Pannée précédente, pour échapper aux pillages des Germains, comme si l’empire eût déjà senti la nécessité de concentrer ses forces et de se replier sur lui-même. Constantin était Romain et chrétien zélé, double avantage aux yeux des habitants des Gaules, qui détestaient également les païens et les Barbares.

La cour de Ravenne s’émut. Honorius sortit de son apparente indifférence, et le même empereur qui n’avait pu trouver d’armée pour s’opposer au passage du Rhin, en envoya une pour combattre une usurpation qui menaçait sa propre couronne. Cette politique n’avait d’ailleurs rien de nouveau, c’était celle de tous ses prédécesseurs. Les empereurs avaient toujours attaché plus de prix à empêcher un démembrement de l’empire qu’à repousser les ravages des Germains, surtout quand ces ravages avaient lieu hors de l’Italie.

Mais l’armée impériale, après une campagne insignifiante entre l’Isère et le Rhône, se laissa détruire à demi par les Bagaudes, au moment de repasser les Alpes. Alors les Gallo-Romains, convaincus de l’impuissance autant que de l’égoïsme d’Honorius, se déclarèrent de tous côtés pour Constantin.

Les Armoricains se prononcèrent en sa faveur. Sidoine Apollinaire, l’un des hommes les plus riches et les plus considérables de Lyon, accepta de lui le titre de préfet du prétoire. Les Francs lui fournirent des soldats, en haine des Vandales, et les fortifications du Rhin furent rétablies. La masse principale des envahisseurs, menacée par le gouvernement et par l’armée qui se reformaient ainsi derrière elle, se hâta de franchir les défilés mal gardés des Pyrénées, se jeta sur l’Espagne, et délivra la Gaule du fléau qui l’avait ravagée plus de deux ans (en 409).

Malgré l’importance de ce service rendu au pays, Constantin ne jouit pas longtemps de la pourpre. lise trouvait précisément dans la situation où le tyran Posthume s’était vu cent cinquante ans plus tôt, et il finit de la même manière. Ses lieutenants prirent les armes contre lui. Géruntius, l’un d’eux, souleva les légions d’Espagne, prit à sa solde comme auxiliaires quelques-uns des corps barbares qui parcouraient la Péninsule, entra dans la Gaule, et s’avança jusqu’au Rhône sans trouver de résistance. Constantin s’enferma dans les murs d’Arles; Constant, son fils, qu’il avait tiré d'un cloître pour lui donner successivement les titres de césar et d’auguste, s’enferma de son côté dans les remparts de Vienne. Géruntius marcha d’abord contre cette dernière place, l’assiégea, s’en rendit maître et fit trancher la tête au jeune Constant. Il se dirigea ensuite sur Arles, mais y trouva une résistance plus sérieuse, Constantin y ayant concentré la plus grande partie de ses forces.

La cour de Ravenne ne pouvait rester étrangère à cette lutte, qu’elle avait, suivant toute apparence, contribué à faire naître. D’ailleurs Constantin la sollicitait de confirmer son titre d’auguste, c’est-à-dire de reconnaître sa légitimité. Honorius se renferma d’abord dans un silence calculé et une neutralité apparente. Il attendit le moment où la retraite des Goths, qui venaient de piller Rome, lui laisserait la libre disposition des forces rassemblées en Italie. Dès qu’il put agir, il se prononça contre Constantin; car on jugeait à Ravenne la dignité de l’empire bien plus compromise par la sanction donnée à une usurpation, fait rare jusque-là dans les annales impériales, que par les ravages des Barbares. Honorius envoya donc Constance, le meilleur de ses généraux, se joindre à Géruntius. Constantin, hors d'état de résister à cette double agression et craignant d’être trahi par ses propres soldats, abdiqua. Il se dépouilla lui-même de ses insignes impériaux sur le forum d’Arles, et se fit ordonner prêtre, dans l’espérance que l’habit ecclésiastique rendrait sa personne inviolable. Il vint ensuite se remettre aux mains de Constance, à la seule condition d’avoir la vie sauve. Il n’en fut pas moins décapité.

Constance n’eut donc qu’à paraître pour achever la ruine de l’usurpation et faire rentrer la Gaule sous le gouvernement d’Honorius. Quant à Géruntius, il fut obligé de regagner l’Espagne, où d’autres lieutenants de l’empereur le forcèrent bientôt à poser les armes, lui et un soldat inconnu du nom de Maxime, auquel il avait donné la pourpre.

Malheureusement l’usurpation était une hydre dont les têtes renaissaient à mesure qu’elles étaient coupées,

Le nombre croissant des Barbares établis ou campés dans l’empire, leur avidité, la diversité qui régnait dans la composition des armées; l’état malheureux des provinces, la lenteur enfin de la répression, tout favorisait et encourageait la proclamation de nouveaux césars par les soldats. Au moment où Constantin perdait à Arles la pourpre et la vie, un corps d’Alains auxiliaires, soutenu par les Francs de la Belgique et par les Allemands et les Bourguignons établis dans la vallée du Rhin, éleva sur le pavois, à Mayence, un Gallo-Romain appelé Jovin. Presque aussitôt après, Ataulf, roi des Wisigoths et successeur d’Ataric, entra dans la Gaule pour y chercher un établissement. C’était la première apparition que faisaient les Goths de ce côté des Alpes.

ATAULF AND PLACIDIE

Suivant une tradition recueillie plus tard par le moine, les Goths étaient originaires des provinces de la Suède Jornandes qui portent encore leur nom, la Westro-Gothie et l’Ostro-Gothie.

Ils appartenaient à une branche éloignée de la race germanique, la branche Scandinave, dont Odin fut le héros national, puis la grande divinité. Sortis de la Scandinavie à une époque difficile à bien déterminer, ils s’établirent, vers le commencement du troisième siècle de notre ère, dans les plaines qui s’étendent au pied méridional des Carpathes. Ils se trouvèrent voisins des Romains et en contact perpétuel avec eux sur le Danube, comme les Francs et les Allemands Fêtaient sur le Rhin. Ils devinrent peu à peu assez puissants pour réduire à l'état de vasselage les nations slaves ou sarmates qui habitaient au nord des Carpathes jusqu’à la Baltique, et à l’est jusqu’au Don ou Tanaïs. Enfin ils connurent le christianisme, qui leur fut porté par des prédicateurs ariens.

Mais à la fin du quatrième siècle, les Huns, de race tartare, franchirent le Tanaïs, et à cette apparition les Sarmates se soulevèrent. Les Goths essayèrent vainement de résister; ils se laissèrent forcer sur le Tyras et sur le Porata (Dniester et Pruth), et furent obligés de se replier sur le Danube. Leur tribu la plus occidentale, celle des Wisigoths ou Goths de l’ouest, se fit donner de gré ou de force par l’empereur d’Orient des cantonnements sur la rive droite du fleuve, à l’abri des retranchements de la frontière, et aux mêmes conditions que les Germains obtenaient dans la Gaule.

Les Wisigoths demeurèrent une  vingtaine d’années établis ainsi dans la Mésie (Bulgarie actuelle), à titre d’auxiliaires. Puis l’esprit entreprenant de leurs chefs, la faiblesse de l’empire, qu’ils voyaient de plus près, la mauvaise foi surtout des ministres impériaux, leur mirent les armes aux mains. Ils déchirèrent les conventions jurées, et pillèrent plusieurs provinces des deux empires d’Orient et d’Occident. Ils vécurent plusieurs années aux dépens de la Grèce, de l’Illyrie et de l’Italie. Alaric, leur roi, saccagea Rome en 410. Ataulf, beau-frère et successeur d'Alaric, prétendit se faire céder par Honorius un territoire en Italie, puis se jeta sur la Gaule, où l’appelait l’usurpateur Jovin.

Jusque-là les fils de Théodose avaient regardé les Goths et leurs rois comme des auxiliaires rebelles, et refusé de traiter avec eux. Mais Honorius n’était pas assez puissant pour persévérer dans une attitude aussi fière. Fidèle à l’usage d’armer les Barbares contre les usurpateurs, il négocia avec le roi des Goths, par l’intermédiaire de sa sœur Placidie, alors captive d'Ataulf, qui recherchait sa main. Ataulf reçut la promesse d’obtenir dans la Gaule l’établissement qu’on lui avait refusé en Italie, à la condition qu’il renverserait Jovin. Il accepta la condition, rompit avec Jovin et se chargea de lui enlever la pourpre. Il marcha contre lui, le rencontra dans les environs de Valence, lui et Sébastien son frère, qu’il s’était associé. Les têtes des deux usurpateurs furent envoyées à Honorius, qui les fit exposer publiquement sur des piques, à Ravenne et à Carthage.

Le traité conclu avec les Goths portait qu’on leur assignerait des quartiers, comme aux soldats romains, et qu’on leur fournirait du blé pour Tannée. Ataulf et son armée reçurent leurs cantonnements dans la Narbonnaise, au-delà du Rhône.

La Gaule était encore parcourue par quelques restes de Barbares. Le roi des Goths acheva de la pacifier en rangeant les Alains sous son obéissance, et en chassant au-delà des Pyrénées les dernières bandes des Vandales. Il célébra ensuite à Narbonne, en 414, les fêtes de son mariage avec Placidie, mariage qu’Honorius s’était vu forcé d’agréer. Les noces furent brillantes. Un poète rhéteur, Attale, qui suivait la cour nomade et qu’Alaric avait voulu autrefois revêtir de la pourpre, composa l’épithalame. Ataulf y déploya une grande magnificence, le trésor qu’il portait avec lui ayant été grossi des dépouilles enlevées au sac de Rome.

S’il faut en croire un entretien qu’il eut avec un grand personnage et que rapporte saint Jérôme, il avait d’abord songé à s’asseoir sur le trône des Césars et à substituer ainsi un empire gothique à l’empire romain. Mais convaincu par l’expérience que les Goths ne possédaient pas l’habitude et l’intelligence nécessaires des lois et de l’administration, il borna son ambition au rôle de défenseur et de restaurateur d’un gouvernement qu’il admirait même dans sa faiblesse. C’est à ce titre sans doute qu’il trouva un accueil favorable à Toulouse et à Bordeaux, les deux villes les plus considérables de l’Aquitaine. Bordeaux, déjà important au temps de Tétricus, avait grandi au quatrième siècle par le commerce maritime de l’Océan, et possédait des écoles renommées. Tout récemment le poète Ausone, né dans ses murs, en avait célébré la magnificence en vers recherchés, mais d’une élégance remarquable.

Cependant la situation d’Ataulf était difficile. La cour de Ravenne, en traitant avec lui et en lui accordant la main d’une princesse impériale, ne cédait qu’à la nécessité. Elle regrettait l’abandon de la Narbonnaise, la province la plus riche de la Gaule, de Narbonne surtout, qui disputait à Arles la palme du commerce de la Méditerranée. Elle considérait le mariage de Placidie comme une mésalliance, sans autre exemple jusque-là.

L’occasion d’une lutte ne se fit pas attendre longtemps. Constance, qui avait vaincu l’usurpateur Constantin, et qui commandait dans la province en deçà du Rhône, fut élevé à la dignité de patrice. Il était jaloux personnellement du roi des Goths, car il avait aspiré lui-même à la main de Placidie. Il profita de quelques conflits d’autorité pour engager des hostilités. Il fit le siège de Narbonne, qu’il réduisit à capituler, et il força son rival d’abandonner la Narbonnaise en acceptant une nouvelle mission, celle de détruire les Barbares qui continuaient de ravager l’Espagne.

Ce succès obtenu par Constance ne retarda pourtant que de peu d’années la concession d’un établissement définitif aux Wisigoths. Il fallut en venir là, soit pour tenir des promesses jurées, soit pour les récompenser des services qu’ils rendirent en Espagne, soit par l’impossibilité qu’on éprouva de continuer à leur payer une solde. En 419, sous Wallia, le second successeur d’Ataulf, ils rentrèrent dans la Gaule et y reçurent sept cités, qui leur furent cédées avec leurs territoires, Bordeaux, Périgueux, Angoulême, Agen, Saintes, Poitiers et Toulouse. Cette partie de l’Aquitaine ne tarda pas à être désignée sous le nom de Gothia ou Gothiana, d’où celui de Guyenne, qu’elle porta plus tard, est peut-être dérivé. Les Wisigoths s’y fixèrent et en restèrent maîtres pendant près d’un siècle.

Le cantonnement des Goths eut lieu d’après les règles qu’on suivait pour celui des troupes romaines. Ils ne firent que remplir le vide laissé par les légions. En vertu d’une loi d’Arcadius et Honorius, tout propriétaire désigné devait recevoir chez lui un ou plusieurs soldats, et leur abandonner un tiers de sa demeure et un tiers de son revenu. Il s’établissait ainsi entre les habitants du pays et les Barbares une sorte de communauté temporaire; mais cette communauté était une gêne, et quand elle se prolongeait, les habitants s’en délivraient au moyen d’un partage; ce qui eut lieu pour les Goths.

Dès l’an 413, Honorius avait accordé un établissement semblable aux Bourguignons, ou plutôt confirmé celui qu’ils avaient reçu de l’usurpateur Jovin, sur le territoire des cités de Mayence, de Worms et de Spire, territoire changé en désert par l’invasion. On distribua à ces nouveaux hôtes (hospites, c’est le terme dont se servaient les Romains) les terres du fisc et celles des colonies militaires détruites par les Vandales. Les provinces du Nord étaient si abandonnées qu’il n’y était plus pourvu à la succession des sièges épiscopaux. Les Bourguignons avaient alors pour chef Gondicaire ou Gonther, un des héros légendaires de l'Allemagne, que le poème des Nibelungen, écho d’anciennes traditions recueillies quelques siècles plus tard, représente comme un roi puissant, entouré d’une cour brillante et de valeureux guerriers.

Il serait intéressant de connaître le nombre des hôtes étrangers qui s’établirent ainsi sur le territoire de la Gaule. On n’a pu l'évaluer que vaguement. Toutefois les plus fortes évaluations portent à soixante ou quatre-vingt mille le nombre des hommes valides chez les Wisigoths et à deux cent mille environ celui de la nation entière. On croit que celui des Bourguignons fut moins considérable. D’où il résulte que si les Barbares apportèrent un appoint à la population du pays, ils furent loin de la renouveler, et ne firent guère qu’en combler les vides.

On affecta de ne pas considérer ces établissements, basés sur des traités, comme une chose nouvelle, ni comme des concessions portant atteinte à l’intégrité et à la dignité de l’empire. Les empereurs s’étaient toujours honorés de commander à des rois tributaires, et il y avait longtemps que Rome se vantait, suivant l’expression de Tacite, de faire de ces rois un instrument de servitude. On regardait si peu de pareilles concessions comme un démembrement, qu’on donnait précisément le nom de membres du gouvernement aux rois des Goths ou des Bourguignons. Mais ces traités étaient manifestement dangereux, de quelque prétexte qu’on les colorât. Il était évident dès lors, et bien avant la chute de l'empire, qu’établir des Barbares comme les Goths au cœur des pays romains, c’était désorganiser l’administration en la compliquant par un rouage au moins inutile; on compromettait aussi les intérêts du christianisme, au moins du christianisme orthodoxe. En effet, les Goths étaient ariens; quant aux Bourguignons, on n’est pas sûr qu’ils fussent chrétiens à cette époque. On ne connaît pas bien le moment où ils le devinrent, et dans tous les cas, quand ils se convertirent , ce ne fut pas à l’orthodoxie, mais à la secte arienne.

Un fait curieux, qu’il fout évidemment rattacher aux troubles que causa la grande invasion et à la nécessité de combattre des causes de dissolution difficiles à dissimuler, c’est que le gouvernement tenta de créer dans la Gaule méridionale une assemblée représentative, à l’image, ce semble, des anciens conventus tombés en désuétude. Nous savons qu'une assemblée générale des sept provinces du midi fut convoquée à Arles, avant l’an 408, par le préfet du prétoire Pétrone. Arles, qui occupait alors les deux rives du Rhône, était pompeusement appelée la métropole des Gaules ou la Rome gauloise. Ce premier édit n’eut pas d’exécution ; mais Honorius le renouvela en 418 par une constitution célèbre, qui ordonnait au préfet du prétoire de réunir chaque année les représentants et les juges des cités des sept provinces méridionales. «Nous croyons, disait-il, faire une chose avantageuse au bien public, et propre à multiplier les relations sociales ». Évidemment ou voulait appeler la société et le pays à prendre une certaine part aux affaires. Cependant, comme les membres de l’assemblée étaient convoqués sous peine d’amende et devaient simplement répondre aux questions qui leur étaient adressées, cet essai de représentation des provinces était extrêmement imparfait. D’ailleurs, cette assemblée, réduite à un rôle purement consultatif, n’a laissé aucune trace dans l’histoire, ce qui a permis de douter qu’elle se soit jamais réunie.

Quoique les traités avec les Goths et les Bourguignons hissent un amoindrissement très-réel de la puissance impériale, cette puissance se maintint sans autre atteinte, au moins dans la Gaule, pendant les dernières années du règne d’Honorius, qui mourut en 423, et sons celui de son neveu, Valentinien III, fils de Constance et de Placidie, de 425 à 454.

AETIUS

La mort d’Honorius fut suivie d’un interrègne de deux ans, que remplirent des révolutions de palais, des troubles militaires et une usurpation. Le comte Jean, primicier des notaires ou premier secrétaire de la cour de Ravenne, fut proclamé et soutenu par le maître des milices de l'Italie. Mais Théodose II, qui régnait à Constantinople, refusa de reconnaître ce choix, et aida Valentinien III, âgé alors de sept ans seulement, à renverser le prétendant. On continuait d’observer la règle établie par Dioclétien, en vertu de laquelle nul empereur n’était considéré comme légitime s’il n’avait l’adhésion de l’autre; c’était ce qu’on appelait l’unanimité. Or, quoiqu’il fallût compter avec les jalousies du sénat de Rome, les prétentions des armées et l’ambition des généraux, c’est un fait digne de remarque que la cour de Constantinople ait toujours fait prévaloir son droit de disposer en dernier ressort du trône d'Occident.

La solidarité des empereurs entraînait des conséquences importantes. S’il y avait un interrègne dans l’un des empires, les hauts fonctionnaires recevaient pendant sa durée les ordres de l’autre empire. Les lois portaient les noms réunis des deux princes, et étaient, à moins d’exception particulière, également exécutoires dans l’Orient et l’Occident. C’est de cette manière que la compilation appelée Code théodosien, rédigée vers cette époque à Constantinople, fut imposée aux provinces de la Gaule.

Aétius, Scythe de naissance, mais dont le père avait été un des lieutenants du premier Théodose, eut la principale part au rétablissement de Placidie et du jeune Valentinien. Ce fut un de ces rares hommes de guerre qui rappelèrent à une époque de décadence les anciens Romains, et montrèrent, pour sauver l’empire, l’énergie et les talents que ceux-ci avaient mis à le fonder. Il unissait à un corps de fer une activité infatigable, une volonté inflexible et de rares talents d’administration. L’Italie pacifiée, il fut chargé du gouvernement de la Gaule, un des plus difficiles à cause des Barbares qui y étaient cantonnés. Il trouva, en arrivant à Arles, les soldats en pleine révolte et venant de massacrer le préfet du prétoire. Il commença par les ramener dans l’ordre. Il repoussa ensuite les Goths qui avaient entrepris le siège de la ville, les refoula ainsi que les autres fédérés, Armoricains, Francs Saliens, Francs Ripuaires, Burgondes, dans les cantonnements dont ils étaient sortis, enfin arrêta les progrès du démembrement, et empêcha de nouvelles invasions pendant un quart de siècle. Il fut élevé en 432 au rang de patrice. Pourtant ses succès n’opposèrent qu’une digue temporaire au flot qui devait quelques aimées après couvrir la Gaule entière.

Il défendit, par lui-même ou par ses lieutenants, Narbonne contre les Goths, Tours contre les Armoricains; il chassa les Ripuaires de Trêves qu’ils avaient occupée, les Bourguignons des territoires de Metz et de Toul, et il battit les Saliens près du vicus Helena (Hesdin ou Lens).

La ligue armoricaine comprenait alors le nord-ouest de la Gaule, entre les côtes de la Manche et la rive droite de la Loire; on croit qu’elle s’étendait jusqu’à Orléans et Paris. Elle s’était fortifiée par l’adjonction de plusieurs cités.

Les Francs Saliens occupaient, depuis un siècle au moins, les lies formées par les embouchures du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut, et le pays qui s’étend entre la Meuse et la mer du Nord. Clodion, leur chef ou leur roi, résidait dans le château de Dispargum (Duysborg, près de Louvain, ou Dienst sur la Demer). Il prit Tournai, dont il fit sa capitale, porta sa frontière à l’ouest jusqu’aux bords de la Lys, et s’avança, vers la Somme. Il fut quelque temps maître de Cambrai et d’Arras; mais battu par Aétius et par Majorien son lieutenant, il abandonna ces dernières conquêtes. Quand il mourut, en 448, il eut pour successeur un de ses parents, Mérovée ou Merewig, qui donna son nom à la race des Mérovingiens. Les rois des différentes tribus franques appartenaient tous à une même famille; on ne sait d’ailleurs pas précisément à quelle époque le règne de cette famille avait commencé. S’il fallait en croire une tradition recueillie beaucoup plus tard par Aimoin, l’auteur des Gesta Francorum, ç’aurait été dans les premières années du cinquième siècle, au moment où la nation, mettant à profit les désastres que la grande invasion avait causés, s’étendit sur le territoire des cités de son voisinage. C’est aux années 418 ou 420 qu’Aimoin rapporte l’élévation sur le pavois d’un fils de Marcomir, appelé Pharamond, qui aurait été la tige des rois de la première race, et auquel nos anciens historiens ont longtemps attribué la fondation de la monarchie française.

Il règne d’ailleurs beaucoup d’obscurité sur certains points de l’histoire des Francs au cinquième siècle, sur la chronologie de leurs guerres contre les Romains, sur la détermination exacte de leurs territoires, sur la distinction de leurs tribus. On ignore par exemple si le pillage de Cologne et celui de Trêves, qui eurent lieu, d’après Salvien, en 440 et 441, furent le fait des Ripuaires ou des Francs d’outre-Rhin.

Les troupes d’Aétius comprenaient, comme toutes les armées romaines, un grand nombre d’auxiliaires étrangers; mais, soit qu’il ne se fiât pas aux Germains pour combattre leurs compatriotes établis dans la Gaule, soit par tout autre motif, il leur préférait les Alains ou les Huns, qui formaient sa cavalerie, et parmi lesquels il pétait choisi une garde particulière. Les Huns lui témoignaient un grand dévouement personnel; jeune, il avait habité leur pays, il parlait leur langue, et il entretenait des intelligences avec les chefs de leur nation. Ces nouveaux Barbares, avec leur figure basanée, leur type si différent de celui des races latine ou germanique, leur accoutrement bizarre, leurs habitudes de rapine, leur férocité qui effrayait même les Germains, étaient fort redoutés. Mais ils firent maudire le joug de Rome, auquel les provinces de la Gaule commencèrent à préférer celui des Goths ou des Francs. Le biographe de saint Germain, évêque d’Auxerre, rapporte comme un des plus beaux traits de la vie de son héros, qu’il osa saisir un jour par la bride le cheval du chef païen des Alains auxiliaires, au moment où ce chef marchait vers l’Armorique, et qu’il parvint à soustraire ainsi les Armoricains à un traitement rigoureux. Les cités refusaient de recevoir les Alains en cantonnements sur leurs territoires. Aétius voulant en établir deux corps sur ceux de Valence et d’Orléans, dut forcer par les armes les habitants de cette dernière ville à accepter les hôtes qu’il leur imposait. Cinquante ans plus tard, le souvenir de ces cavaliers idolâtres et à demi sauvages qui ne respectaient pas les objets de la vénération des chrétiens, faisait encore frissonner d’horreur les écrivains gallo-romains tels que Sidoine Apollinaire.

Pour achever le tableau de la Gaule sous le gouvernement d’Aétius, il faut ajouter aux craintes qu’inspiraient les Germains, et aux dévastations commises par les armées impériales, une nouvelle révolte de Bagaudes, qui éclata dans le centre, dura huit ans, de 435 à 443, et ne fut comprimée qu’avec une peine extrême.

Nous n’avons qu’un petit nombre de documents de cette époque, et ils sont presque tous d’un laconisme et d’une insuffisance déplorables. On voudrait pourtant connaître l’opinion publique, savoir ce que les hommes pensaient des révolutions dont ils étaient témoins et souvent victimes. Assurément l’opinion n’avait pas la même puissance que de nos jours, et la société prenait aux événements une part moins active; mais nulle société n’est indifférente à ses destinées, et les Romains du cinquième siècle devaient être particulièrement frappés du spectacle auquel ils assistaient. L’Eglise certainement l’était pour eux. La preuve en est dans les œuvres de Salvien, prêtre de Marseille, qui écrivait vers l’an 440. Salvien prétend que les sujets des Goths étaient plus heureux que ceux des Romains; que les premiers vivaient libres sous l’apparence de la servitude, et les autres esclaves sous un semblant de liberté. Déjà l’historien Paul Orose s’était attaché à montrer que de tout temps les peuples avaient souffert des calamités pareilles à celles des invasions de ce siècle. Salvien alla plus loin. Il soutint que le triomphe des Germains était une révolution heureuse, et qu’on devait y voir l’exécution des arrêts du ciel contre la puissance romaine. Jusqu’alors les pertes de l’empire n’avaient excité que des plaintes et des larmes. Il y vit un sujet de joie, et salua les Barbares comme des envoyés de Dieu venant régénérer le monde et le laver de ses souillures. On a beaucoup exagéré la valeur de ces déclamations. Salvien exprimait dans un langage ampoulé les opinions les plus contestables, et ne vantait évidemment les vertus des Barbares que pour attaquer les vices des Romains; mais ces opinions sont un remarquable symptôme des incertitudes dans lesquelles l’esprit public était plongé. On sentait que la puissance de Rome était très ébranlée; que sa chute était possible, prochaine même peut-être; que dans tous les cas, les destinées de la civilisation chrétienne étaient différentes de celles de l’empire.

ATTILA

L’état de paix relative dont la Gaule jouissait sous Aétius fut troublé tout à coup en 451. Attila y parut, quarante-cinq ans après l’invasion des Alains, des Suèves et des Vandales.

Les Huns étaient établis, depuis près de trois générations, sur les ruines de l’empire des Goths, entre les Carpathes et le Danube (Hongrie actuelle). Ils y avaient imposé leur joug à deux des trois grandes tribus gothiques, aux Ostrogoths et aux Gépides; la troisième seulement, celle des Wisigoths, avait émigré et cherché asile et fortune sur les terres de l’empire. Ainsi les Huns étaient puissants par eux-mêmes et par les forces des nations tributaires dont ils pouvaient disposer. Ils avaient fait encore d’autres conquêtes. Ils avaient soumis de proche en proche les peuples scythes et sarmates disséminés dans de vastes plaines qui n’offraient aucun centre de résistance, enfin ils s’étaient étendus, sous Attila, depuis l’Euxin jusqu’à la Baltique, et depuis le Tanaïs jusqu’à l’Elbe. Attila même attaqua les tribus mieux aguerries de la Germanie orientale, qui luttaient contre Rome depuis quatre siècles sans que Rome eût pu les vaincre, et il les subjugua comme ses prédécesseurs avaient subjugué les Ostrogoths et les Gépides. Devenu souverain d’une moitié de l’Europe, il s’entoura d’un cortège de princes tributaires dans le village de bois qui lui servait de résidence au bord du Danube. Jornandes, l’historien des Goths, et l’ambassadeur romain Priscus, lui donnent les titres de roi des rois et de maitre de toute la Barbarie.

Son empire ressemblait beaucoup à celui que fondèrent les conquérants tartares plus modernes les Gengis et les Timour. Il y a dans la force d’expansion rapide, irrésistible, manifestée par la race tartare à quelques grandes époques, un phénomène historique qu’on n’a jamais bien expliqué. Dans tous les cas, on ne peut comparer cette race qu’à elle-même.

Priscus nous a laissé une description précieuse de la cour du roi des Huns; il l’avait visitée, et il y avait séjourné un certain temps. Nous pouvons, grâce à lui, juger des craintes que le voisinage d’une puissance si redoutable inspirait aux Romains, quoiqu’ils affectassent de la dédaigner. Attila était campé à la frontière, instruit de tout ce qui se passait dans l’empire; il fournissait des corps auxiliaires aux cours de Rome et de Constantinople, et regardait comme un tribut la solde qu’elles leur payaient. Fier de l’étendue de ses États et de la rapidité de ses victoires, il ne se croyait pas encore au terme de ses conquêtes. Les Huns, qui partageaient ces sentiments, comparaient d’un œil jaloux la richesse des provinces impériales avec la pauvreté des pays que leurs armées occupaient. Ils se sentaient assez forts pour satisfaire leur ambition et leur avidité. Ils disposaient d’une armée comparable aux armées romaines et composée des mêmes éléments, d’une infanterie, celle des Gépides et des Ostrogoths, solide et disciplinée, d’une cavalerie scythe ou tartare, dont on vantait la rapidité et l’élan. Le cavalier et le cheval, disait-on, ne faisaient qu’un. Aétius avait toujours voulu avoir une garde de cavaliers scythes.

La cour ou plutôt le camp d’Attila présentait des contrastes très-singuliers. Pourtant, ce qui frappe le plus dans la description de Priscus, ce n’est pas la barbarie ou l’étrangeté de certains usages dont les Romains pouvaient être choqués; c’est le sentiment qu’avaient les Huns de leur puissance et de leur grandeur, sentiment partagé par les chefs des peuples devenus leurs tributaires. Cette grandeur, que les Romains n’ont pas méconnue, les traditions de l’Europe centrale, de la Germanie surtout, en ont conservé des souvenirs persistants. Elle a été poétisée au moyen âge dans l’épopée des Nibelungen, où la cour du roi des Huns est figurée comme le rendez-vous de tous les princes et guerriers du Nord, vivant au milieu des armes et des fêtes. L’imagination allemande a groupé autour du personnage d’Attila tous les héros vrais ou légendaires des siècles barbares. Elle s’est attachée à sa gloire comme à une gloire nationale. Elle a immortalisé la mémoire du conquérant qui avait associé la Germanie à sa fortune. Les nations latines, au contraire, fidèles à des traditions d’un autre genre, n’ont voulu voir dans le roi des Huns qu’un chef de sauvages, promenant avec lui la mort et la ruine, détruisant tout, jusqu’à l’herbe, qui ne repoussait plus là où son cheval avait passé. Elles l’ont regardé comme un instrument de la colère céleste, un fléau de Dieu, Attila flagellum Dei.

Attila pouvait donc réunir presque toutes les forces de l’Europe barbare, quand il entreprit de se mesurer avec les Romains. Il convoqua sur le Danube, pendant l’hiver de 451, tous les rois et princes ses tributaires, suivis de leurs guerriers. Les Huns, les Alains, les Neures, les Gélons, les Bastarnes, de race sarmate ou finnoise, les Scyres, les Rugiens, les Hérules, de race germanique, les Gépides, les Ostrogoths, accoururent au rendez-vous. Les combattants, au rapport des contemporains, se comptèrent par centaines de mille. S’étant mis à la tête de cette immense armée, Attila se dirigea vers le Rhin, dans l’intention de le franchir et d’envahir la Gaule.

Il avait, s’il faut en croire les indications malheureusement brèves et surtout beaucoup trop vagues des relations auxquelles nous sommes condamnés, deux raisons ou deux prétextes de se diriger vers la Gaule. Il disputait à Aétius le droit de donner l’investiture à quelques princes des Francs, et il prétendait soumettre à un tribut les Wisigoths, la seule des tribus gothiques qui eût échappé à son joug. Mais quelle que fût la valeur de ces motifs, il en avait probablement d’autres. Il comptait trouver des intelligences dans le pays, car il devait entraîner à la défection les Alains et les Scythes auxiliaires; il spéculait sur les divisions et les défiances mutuelles des nations germaniques qui y étaient cantonnées, sur la difficulté de les réunir pour une défense commune, sur les démêlés d’Aétius avec Théodoric, roi des Wisigoths. Enfin il ne négligea rien pour assurer le succès de sa campagne. Il obtint le concours du conquérant de l’Afrique, Genséric, roi des Vandales, et cet autre ennemi de l’empire prépara dans le port de Carthage des armements maritimes destinés à inquiéter Rome.

Après avoir entrainé les peuples germains qu’il trouva sur son passage, Quades, Marcomans, Thuringiens, même les Bourguignons et les Francs d’outre-Rhin, Attila traversa ce dernier fleuve au mois de mars, sur une longue ligne qui s’étendait d’Augst à Coblentz; les bois de la Forêt-Noire lui servirent à fabriquer les ponts de bateaux nécessaires. Il entra sans obstacle dans la Gaule; les garnisons romaines se replièrent la plupart à son approche. Gondicaire ou Gunther, roi des Bourguignons auxiliaires de la première Germanie, entreprit seul de résister avec les siens et fut écrasé. Les Francs Ripuaires et Saliens se retirèrent sans combattre. La grande armée des Huns, ne pouvant vivre que de pillage, ruina le pays qu’elle traversa. Elle détruisit plusieurs villes, entre autres Augst, Vindonissa et Argentaria, dont les débris servirent plus tard à rebâtir Bâle, Windisch et Colmar. Attila parut devant Trêves et y entra sans coup férir. Ses troupes, disséminées sur une vaste étendue, couvrirent la campagne jusqu’à Arras. Metz, importante par sa position et ses établissements militaires, entreprit de se défendre. Mais les Huns, malgré leur infériorité dans l’art des sièges, s’en emparèrent, la mirent à feu et à sang, y tuèrent une partie des habitants sans épargner les prêtres, et ne laissèrent debout que la chapelle de Saint-Étienne, dont la conservation fut regardée par la tradition comme un fait miraculeux. Attila avait hâte d’arriver sur la Loire; Sangiban, chef des Alains auxiliaires, promettait de lui en livrer le passage. Le conquérant suivit donc la voie romaine qui menait de Metz à Orléans par Toul, Reims, Troyes et Sens, ayant soin de masser peu à peu les différents corps de sa puissante armée. Sa marche ne fut qu’une longue suite de dévastations et de barbaries. Reims, dont les Huns tuèrent l'évêque, saint Nicaise, fut mise à feu et à sang. La terreur les précédait; les populations fuyaient devant eux. Les habitants de Paris, assez heureux pour être épargnés par le flot de l'invasion, qui passa près d’eux sans les atteindre, attribuèrent leur délivrance aux prières d'une recluse, sainte Geneviève, qu’ils choisirent ensuite pour patronne de leur cité.

Anianus (saint Agnan), évêque d’Orléans, essaya sans succès d’arrêter et de fléchir Attila. Quoiqu’il eût découvert que le chef des Alains auxiliaires, en quartiers dans la ville, était d’intelligence avec l’ennemi, il encouragea la résistance des habitants, fit réparer les murs, et courut à Arles presser Aétius de venir en toute hâte.

Valentinien III, menacé de plusieurs côtés et incertain du point où Attila se porterait, avait, suivant l’usage des empereurs dans les dangers semblables, commencé par veiller à la sûreté de l’Italie. Il tenait la plus grande partie de ses troupes concentrée dans le nord de la Péninsule. Aétius, laissé à Arles avec des forces insuffisantes, n’avait qu’un moyen de soutenir la lutte, c’était de réunir tous les Barbares au service de l’empire, les Francs sous leur roi Mérovée, les Bourguignons sous Gondicaire, les Armoricains, les Saxons de Bayeux, les Alains de Valence et des bords de l’Orne, ceux même de la Loire, malgré la trahison découverte de leur chef, les Sarmates, les lètes auxiliaires, enfin les Wisigoths. Cependant tous ces peuples ne consentirent pas facilement à s’armer; il ne fallait rien moins pour les entraîner que le péril commun. Les Goths résistèrent longtemps, voulurent d’abord se borner à défendre leur propre territoire, et ne se décidèrent à entrer dans la ligue que sur les sollicitations pressantes et répétées d’Avitus, ancien préfet du prétoire, et de l’aristocratie gallo-romaine de l’Arvernie.

Déjà les défenseurs d’Orléans, épuisés par une résistance pénible et désespérant d’être secourus, entraient en pourparlers avec les Huns, quand Aétius parut, le 14 juin, à la tête d’une armée aussi diversement composée que celle qu’elle allait combattre. Attila avait espéré prévenir la jonction du patrice et du roi des Goths; le retard éprouvé au siège d’Orléans l’en avait empêché. Surpris par l’arrivée des forces réunies de ses adversaires, il se retira par la même route qu’il était venu et regagna la Champagne. Aétius l’y poursuivit l’épée dans les reins. Au passage de l’Aube, près d'Arcis, où de vastes plaines, les Campi Mauriaci, s’étendent jusqu’à Méry-sur-Seine, les Francs, qui marchaient à l’avant-garde des troupes romaines, atteignirent et détruisirent les Gépides, qui formaient l’arrière-garde des Huns. Les deux années se trouvèrent ensuite en présence dans les champs catalauniques, voisins de Châlons. C’était là qu’Attila avait résolu de livrer bataille, à cause de la facilité qu’il y trouvait pour faire mouvoir sa nombreuse cavalerie. Cependant sa fuite précipitée et la poursuite de l’ennemi lui avaient déjà fait éprouver de grandes pertes. Il ne donna le signal que vers la neuvième heure du jour, afin de pouvoir disposer de la nuit s’il était forcé à la retraite. La mêlée fut effroyable. Jornandes en a fait un récit terrible et pareil à un chant barbare; il compte que cent soixante-deux mille hommes y perdirent la vie. La tradition augmenta encore ce chiffre fabuleux; tant le choc de ces immenses armées laissa une impression profonde dans l’esprit des peuples. Ce furent les Wisigoths qui décidèrent par des charges vigoureuses le gain de la journée en faveur des Romains. Animés d’une haine particulière contre les Huns, qui les avaient autrefois dépouillés et chassés de leurs territoires, ils voulaient venger les défaites de leurs pères. Ils payèrent chèrement la victoire et perdirent leur roi Théodoric, dont le corps fut retrouvé sous des monceaux de cadavres.

Attila vaincu forma un rempart avec ses chariots de guerre, s’y enferma, et éleva, pour protéger sa retraite, un immense bûcher où il brûla les selles de ses chevaux et une partie de ses bagages. Il se tenait prêt à s’y jeter lui-même si son retranchement était forcé. Il était, dit Jornandes, pareil à un lion qui garde l’entrée de sa caverne.

Mais Aétius craignit de compromettre sa victoire. Ses pertes d’ailleurs ne pouvaient être bien inférieures à celles de l’ennemi; il avait une armée composée d’éléments hétérogènes difficiles à unir, et où des divisions éclatèrent la nuit même (fui suivit la bataille. Il n’essaya pas de détruire les vaincus. Il ordonna seulement aux Francs de les poursuivre pour hâter leur fuite, et Mérovée les obligea de repasser le Rhin dans le désordre le plus complet.

Les Huns furent donc chassés et la Gaule sauvée. Toutefois Aétius n’obtint ce double résultat qu’avec l’épée des Barbares auxiliaires, et ceux-ci, qui comprenaient leur importance, en devinrent plus ambitieux et plus exigeants.

Attila porta, l’année suivante, ses armes en Italie et ravagea toute la partie de la Cisalpine située au nord du Pô. Aétius fut appelé de nouveau à lui tenir tête, mais n’obtint pas le même succès; il se contenta de couvrir la Ligurie, l’Émilie et Ravenne, et laissa les Huns se retirer gorgés de butin. Aussi fut-il accusé de faiblesse et d’incapacité. Les ennemis qu’il avait à la cour entreprirent de ruiner son crédit; ils excitèrent contre lui toutes les jalousies, même celle du prince. Aétius avait la prétention d’obtenir pour son fils une fille de Valentinien. Celui-ci le poignarda dans un mouvement de colère. Un officier des gardes ne put s’empêcher de dire à l’empereur qu’en tuant le vainqueur des champs catalauniques, il s’était coupé la main droite avec la main gauche.

AVITUS

Depuis ce moment les révolutions se succèdent dans l’empire d’Occident avec une rapidité extrême. Deux officiers d’Aétius, d’intelligence avec le patrice Maxime, assassinent Valentinien en 455; Maxime est aussitôt proclamé. Eudoxie, veuve de Valentinien, appelle Genséric, roi des Vandales, qui s’empare de Rome, en reste maître plusieurs jours et la livre au pillage.

Ces révolutions de l’Italie produisirent dans la Gaule un effet facile à comprendre. La Gaule s’était déjà vue à peu près abandonnée et livrée à elle-même, dans ses deux plus grands dangers, lors de l’invasion des Suèves en 407, et lors de celle d’Attila en 451. Elle se plaignit donc qu’on sacrifiât ses intérêts, qu’on ignorât à Ravenne son dévouement et ses services. D’un autre côté l’esprit militaire s’était réveillé chez elle, depuis qu’on avait rendu à ses citoyens, en 440, le droit de s’armer pour leur défense.

Le succès de la bataille des champs catalauniques avait aussi augmenté la fierté et les prétentions des Barbares auxiliaires, surtout des Wisigoths. Ces circonstances expliquent les tentatives que firent les Gallo-Romains du midi pour s’emparer du gouvernement, et pour porter l'ombre de l'empire, selon la belle expression de Sidoine.

Maxime ayant été assassiné après deux mois de règne et Rome étant au pouvoir de Genséric, les Gallo-Romains voulurent élire eux-mêmes l’empereur. Leur choix se porta sur Avitus, autrefois préfet du prétoire à Arles, maintenant maître des milices gauloises. Ce choix était à peu près forcé ; car la dignité impériale n’était alors que le plus haut grade militaire, et le prince mourant, quand il ne laissait pas d’héritier direct, ne pouvait être remplacé que par le patrice ou par un des deux maîtres des milices, celui de la Gaule ou celui de l’Italie. Avitus était riche, de grande noblesse, puissant auprès des rois barbares. C’était lui qui avait décidé les Wisigoths à marcher contre Attila. Le roi de ces derniers, Théodoric II, voulut le présenter lui-même aux députés des sept provinces méridionales réunis à Ugernum (Beaucaire). Avitus fut proclamé selon l’usage par l’assemblée et la milice. Le Sénat romain confirma un choix qu’il n’avait pas fait; Marcien, qui régnait à Constantinople, l’approuva également; les Germains fédérés y applaudirent, et l’on vit, dit Sidoine, gendre et panégyriste du nouveau prince , la foule des Barbares couverts de peaux marcher à sa suite sous les aigles romaines.

Théodoric, en sa qualité d’allié de l’empire, se mit au service d’Avitus pour repousser les Suèves, qui avaient envahi plusieurs provinces de l’Espagne, et entraîna avec lui au-delà des Pyrénées quelques corps de volontaires francs et bourguignons. Pendant ce temps, l’empereur, accompagné de sénateurs gaulois, se rendit à Rome, où il prit les insignes du consulat. Sidoine Apollinaire prononça dans cette occasion un panégyrique en vers ampoulés, où il lui promit un règne prospère. Les vers et la correspondance de Sidoine offrent de singuliers témoignages des illusions que le gouvernement romain inspirait encore aux hommes qui ne l’avaient pas vu d’assez près. Mais ces illusions ne devaient pas être de longue durée. L’Italie était jalouse de la Gaule, et Rome et Ravenne, d’ailleurs divisées entre elles, s'accordaient dans ce sentiment commun. Les armées italiennes n’étaient pas moins jalouses des armées gauloises , et prétendaient à une sorte de supériorité. Avitus fut traité ironiquement en Italie d'empereur gaulois; on lui reprocha d’avoir été élu par les Goths. Il n’eut pas plutôt repassé les Alpes, que l’armée de Ravenne, commandée par le comte Ricimer, vainqueur des Vandales, se prononça contre lui. Il retourna aussitôt en Italie et marcha au-devant des troupes rebelles. Ricimer s’avança de son côté jusqu’à Plaisance. Une rencontre eut lieu, et l’armée italienne eut l’avantage. Avitus abdiqua, fut tonsuré et sacré évéque de Plaisance. L'usage, inauguré par l’usurpateur Constantin, commençait à s’établir, que les princes déposés ou réduits à l’abdication entrassent dans les ordres; un peu plus tard on les enferma dans des cloîtres. C’était un progrès, car autrefois on les eût égorgés. Mais le caractère sacré n’était pas encore pour eux une sauvegarde bien sûre. Deux mois après son abdication forcée, Avitus voulut retourner dans la Gaule; il mourut pendant le voyage, probablement assassiné.

MAJORIEN

Ricimer et le Sénat proclamèrent Majorien, maître des milices d’Italie, dont le choix fut confirmé à Constantinople. Majorien éleva immédiatement Ricimer à la dignité de maître des milices, que sa propre élévation laissait vacante.

La victoire de Ricimer à Plaisance et la déposition d’Avitus étant le triomphe de l’Italie sur la Gaule, celle-ci devait protester. Les Gallo-Romains, unis aux Goths, songèrent à rétablir l’empereur déposé, et quand ils eurent appris sa mort, ils refusèrent d’obéir à Majorien. Sidoine s’établit à Lyon et y rassembla des troupes. Cependant la guerre fut courte. Majorien fit en toute hâte entourer la ville par ses lieutenants, qui s’en rendirent maîtres: Un des principaux reproches que les Italiens faisaient aux armées gauloises, était de renfermer un trop grand nombre de Germains auxiliaires. Sidoine représente à son tour les troupes impériales qui assiégèrent Lyon comme presque entièrement composées de Huns, d’Ostrogoths, de Bastarnes et autres Barbares, ce qui les faisait ressembler à l’armée d’Attila.

Un des peuples fédérés de la Gaule, les Bourguignons, prêta son concours aux lieutenants de Majorien. Ce peuple s’était étendu au sud des Vosges, dans la Séquanie, et occupait alors les deux versants du Jura. Il est aussi difficile de marquer une date à ses agrandissements successifs qu’à ceux des Francs; on croit cependant qu’Aétius lui avait déjà cédé la partie des Alpes au nord de l’Isère, désignée dans la Notice de l’empire sous le nom de Sapaudia ou Savoie. On a également des raisons de penser que les Bourguignons, chassés de la vallée du Rhin par les Huns, traitèrent avec les magistrats des cités de Langres, de Besançon, d’Avenche, de Nyon, de Genève, de Tarentaise et d’Octodurum dans le Valais, et se chargèrent, moyennant une cession de territoire, de défendre ces cités contre les Allemands du haut Rhin. Ces magistrats faisaient comme l’empire; ils prenaient les Barbares à leur service au prix de concessions territoriales, et prévenaient ainsi des ravages, peut-être une conquête, qu’ils n’avaient aucun autre moyen d’empêcher.

Majorien vint en personne à Lyon, repoussa les Wisigoths qui arrivaient trop tard pour y soutenir les Gallo-Romains ses ennemis, fit rentrer les Barbares dans leurs cantonnements, confirma les traités signés avec les Bourguignons, et s’efforça de gagner l’esprit du pays. Il parvint à se concilier les principaux personnages, même ceux qui lui avaient été le plus hostiles. Sidoine lui-même, incapable de supporter le silence, ne craignit pas de prononcer son panégyrique à Lyon, comme il avait prononcé, à Rome, celui d’Avitus. La ville de Lyon n’avait pas entièrement réparé les ruines faites par Septime-Sévère; Majorien lui rendit la préfecture, peut-être à cause de sa proximité des Bourguignons et de son éloignement des Goths.

Majorien profita de son séjour dans la Gaule pour alléger les charges dès curies, la responsabilité de leurs membres et les lois trop rigoureuses qui pesaient sur elles. Il favorisa l’Église par différentes mesures, dont on croit que la pensée lui fut suggérée par le pape Léon. Ses talents administratifs étaient au moins égaux à ses talents militaires. Ni Rome ni la Gaule n’avaient eu depuis longtemps d’empereur qu’on pût lui comparer. Mais au bout de quatre ans de règne, à peine de retour en Italie, il fut assassiné par ses soldats (l’an 461). On attribua sa mort à un complot de Ricimer, mécontent d’un prince trop grand pour lui et sous le nom duquel il ne pouvait régner. Majorien périt ainsi victime des qualités mêmes auxquelles il devait son élévation.

AEGIDIUS

Egidius, nommé par lui maître des milices de la Gaule, était un de ces hommes de guerre qui rappelaient les anciens Romains, et que les armées, si dégénérées qu’elles fussent, ne cessaient pas de produire encore. Mais il était l’ennemi juré de Ricimer. Il voulut venger la mort de Majorien, et se mettre lui-même en sûreté. Les jalousies de la Gaule et de l’Italie subsistaient toujours; les deux maîtres de la milice se déclarèrent la guerre. Egidius refusa d’obéir à Sévère, le nouvel empereur nommé par Ricimer et le Sénat.

Il fît ce qu’Aétius avait fait pour combattre Attila; il arma les Barbares qui dépendaient de lui. Il s’assura le concours des Armoricains, celui des Francs, et peut-être celui des Bourguignons. Il disposait pleinement des Francs Saliens de Tournai. Une tradition, admise par presque tous les historiens, rapporte que ces derniers s’étaient donnés à lui après avoir chassé leur roi Childéric à cause de ses déportements.

Egidius s’apprêtait donc à passer les Alpes. Mais Ricimer ne lui en laissa pas le temps : il arma contre lui les Goths, puis les Bourguignons, pour le retenir dans la Gaule. La politique d’Aétius et des gouverneurs militaires de la Gaule avait toujours consisté à tenir unis les Barbares fédérés; celle de Ricimer et des gouverneurs militaires de l’Italie devait être au contraire de les diviser. Les fédérés trouvaient dans ces guerres civiles une occasion favorable de vendre leurs services au plus offrant et d’en tirer un parti avantageux. Les Bourguignons avaient alors deux rois, fils de Gondicaire, Gundioc et Chilpéric. Ricimer les gagna; il conféra au premier la dignité de maître de la milice, et l’on suppose que ce fût avec sa connivence tacite que ce prince occupa Lyon et la Viennoise jusqu’à la Durance. Les Goths entrèrent de leur côté à Narbonne, qui leur fut livrée par le gouverneur Agrippinus; Ricimer leur en confirma la possession. Ils allèrent ensuite faire le siège d’Arles; Egidius les repoussa, mais ne put passer en Italie.

Obligé de renoncer à son projet et entouré d’ennemis dans le midi, il dut chercher à se rapprocher des Armoricains et des Francs. Il alla s’établir à Orléans. Les Goths l’y suivirent. Il leur livra, près de cette dernière ville, entre la Loire et le Loiret, une bataille qu’il gagna, et où il tua le prince qui les commandait, Frédéric, frère de Théodoric II. Après les avoir battus, il les poursuivit et voulut leur enlever quelques places; mais pendant qu’il assiégeait le château de Chinon, il apprit la défection des Saliens. Childéric venait de reparaître, rappelé par des partisans secrets et sans doute encouragé par les agents de Sévère et de Ricimer. Egidius fut obligé d'aller tenir tête à ce nouvel adversaire; assailli par plusieurs ennemis à la fois, il n'avait que le temps de parer avec une vitesse extrême les coups dirigés contre lui de tous les côtés. Il succomba dans cette lutte inégale, et mourut en 465, à Soissons. Le bruit courut qu’il avait été empoisonné ou poignardé; tant il était difficile de croire qu'un empereur ou un général romain mourût d'une mort naturelle.

On pense que Childéric reçut de Sévère le titre de maître des milices et prit en cette qualité le commandement des troupes romaines qui restaient encore au nord de la Loire. L’histoire des vingt années qui suivent présente malheureusement beaucoup d’obscurité. Les événements qui se passèrent dans les provinces méridionales sont presque les seuls que nous connaissions. Dans le Nord, les chroniques se bornent à mentionner quelques nouveaux ravages exercés par les Barbares, une inva­sion de Francs autres que les Saliens, et le pillage d’Angers par des pirates saxons. Il semble que le gouvernement militaire fût alors aux mains de Childéric, et le gouvernement civil aux mains des évêques. Deux évêques sont cités à cause de l’autorité qu’ils exercèrent: Loup de Troyes, auquel les habitants de sa ville épiscopale devaient d’avoir été épargnés par Attila, et Remi de Reims, le futur Apôtre des Francs.

La chute d’Egidius ne profita pas à Ricimer et au gouvernement qui siégeait encore à Ravenne, mais aux Barbares fédérés. Ces Barbares, dont les progrès étaient continuels depuis la bataille des champs catalauniques, semblaient déjà les maîtres prédestinés de la Gaule. Les Gallo-Romains étaient réduits à se tourner de leur côté et à se rallier à leurs princes, comme ils se ralliaient autrefois aux usurpateurs couronnés par les années. Les rois des Goths furent les premiers qui cherchèrent à gagner l’aristocratie romaine, et ils paraissent y avoir réussi. Quand Ricimer leur livra Narbonne, ils furent reçus par les habitants de cette ville avec une faveur marquée. Tout en s’efforçant d’acquérir de nouveaux territoires, car ils gardèrent la partie de l’Espagne enlevée aux Suèves, ils s’attachaient à foire oublier leur origine étrangère et à se foire accepter comme les héritiers futurs des empereurs. Théodoric II avait à Toulouse une cour brillante que Sidoine a décrite, et qui ressemblait à celle des Césars. Le latin était la langue officielle, seule employée pour la rédaction des actes publics. Théodoric lisait Virgile; les rhéteurs, les poètes, affluaient autour de lui, et briguaient l’honneur de le servir comme secrétaires ou comme administrateurs. Les anciennes écoles se félicitaient, sous son gouvernement, non-seulement de leur maintien, mais du retour de leur influence. Euric, son frère et son successeur, recevait avec un cérémonial imposant les envoyés des rois barbares qui venaient admirer sa magnificence.

Le plan formé par Ataulf se réalisait de point en point. Sidoine était d’avis que les Romains, exclus par les Goths de la carrière des armes, se livrassent à l’étude des lettres et du droit, qui devaient leur conserver une supériorité réelle et leur assurer l’exercice exclusif des fonctions importantes. Tous les jours les hommes qui avaient besoin d’une protection, les ambitieux ou ceux qui désespéraient de Rome, se rattachaient plus étroitement aux rois auxiliaires. L’entrainement aurait été plus général encore, sans la loi qui avait interdit le mariage entre les Romains et les Barbares et qui maintenait la distinction des races. Cette loi subsistait parce qu’elle était en rapport avec les mœurs et les idées du temps. Le mélange des populations, qui eût été lent de toutes manières, était contrarié par les préjugés dominants. L’aristocratie romaine surtout disputait le terrain et ne cédait qu’à regret. Sa supériorité blessée lui inspirait une réserve orgueilleuse. Sidoine a parfaitement exprimé en une ligne les sentiments qu’elle éprouvait pour les Barbares. Nous nous moquons d’eux, disait-il, nous les méprisons et nous les craignons.

L’arianisme des Goths mettait au rapprochement un autre obstacle, et un obstacle plus sérieux. Ariens, ils excitaient une antipathie profonde chez les catholiques; or le catholicisme était la religion de l’immense majorité des Gallo-Romains. Catholiques, les Goths auraient vu très-probablement ces derniers se rallier à eux, comme ils se rallièrent aux Francs un peu plus tard. Mais leur hétérodoxie et leur intolérance empêchèrent qu’il en fût ainsi, et maintinrent la population des Gaules attachée jusqu’au dernier jour à la fortune des empereurs d’Occident.

SIDOINE APOLLINAIRE

En 467, après deux ans d’interrègne, l’empereur d’Orient Léon, Ricimer, et le Sénat de Rome, s’accoisèrent pour donner la pourpre à Anthémius, un des principaux per sonnages de Constantinople. Anthémius vint se faire couronner à Rome. Sidoine fut envoyé par les Gallo-Romains pour le complimenter, prononça encore le panégyrique du nouvel élu, et fut nommé à cette occasion préfet de la ville éternelle. Son beau-frère, Ecdicius, fils d’Avitus, fut investi de la dignité de maître des milices de la Gaule.

Anthémius renouvela les traités conclus avant lui avec les Armoricains, les Francs et les Bourguignons fédérés; il confirma au dernier de ces peuples l’abandon de la province Viennoise. Mais les Goths montrèrent plus d’exigences. Euric, leur nouveau roi, jeune, belliqueux, prosélyte enthousiaste de l’arianisme, témoin de la rapidité des révolutions qui élevaient et précipitaient les empereurs, ne voulait plus se contenter du. rôle subalterne auquel s’étaient bornés ses prédécesseurs. Il crut le moment arrivé de devenir maître des Gaules et maître indépendant. Le premier acte de son règne fut de traiter avec le roi des Vandales, en guerre ouverte avec Anthémius.

Au moment où tout annonçait une rupture, les Gallo-Romains découvrirent que le préfet du prétoire, Arvandus, personnage ambitieux et sans conscience, était d’intelligence avec le roi des Goths. Comme ils ne pouvaient se méprendre sur les vues de ce prince, et qu’ils savaient trouver en lui un persécuteur de l’orthodoxie, ils accusèrent Arvandus devant le Sénat. Le préfet du prétoire fut cité à Rome, jugé et condamné pour crime de trahison. On poursuivit aussi les complices dont il s’était assuré dans plusieurs villes du centre et du midi. Le parti impérial et orthodoxe montra dans les circonstances suprêmes de cette lutte une énergie qui égalait l’imminence du danger. Mais il fut mal soutenu à Rome. Le sénat, qui condamna Arvandus, n’eut pas la force nécessaire pour faire exécuter l’arrêt.

Euric entra en 469 dans le Berry, qui fut inutilement défendu par Riothame, chef des Bretons auxiliaires; il défit ces derniers près de Déols et occupa Bourges. Un officier romain, le comte Paul, l’en chassa. Il y revint avec de nouvelles forces et assura sa conquête. Il s’empara ensuite du Limousin, du Rouergue, du Velay, et envahit l’Auvergne. Pendant trois ans les Goths ravagèrent la Limagne, dont les habitants se réfugièrent dans les montagnes voisines.

Clermont opposa pourtant une résistance héroïque. Ecdicius se jeta dans la place avec un corps d’hommes déterminés, levés presque tous parmi les colons de ses domaines. Sidoine, son beau-frère, unit ses efforts aux siens. Sidoine venait d’être élu évêque de Clermont. Après beaucoup de tergiversations qui représentent fidèlement sans doute les fluctuations naturelles de l’aristocratie gallo-romaine, il embrassa résolument la cause de l’empire, confondue avec celle de l'orthodoxie. Le grand seigneur ambitieux et mondain devint un modèle de dévouement et de charité. Il consacra son immense fortune à nourrir les pauvres pendant le siégea La défense de Clermont fut une belle page d’enthousiasme populaire. Les Goths se virent forcés de se retirer.

Mais l’empire ne fit rien pour les derniers Romains de l’Auvergne. Les bouleversements de l’Italie continuaient; les empereurs , les patrices, les maîtres des milices se succédaient avec une rapidité de plus en plus déplorable. Julius Népos, qui fut revêtu de la pourpre en 473, se contenta d’envoyer le titre de patrice à Ecdicius et d’entamer avec Euric des négociations, dont il chargea Épiphane, évêque de Pavie. Le résultat de ces négociations fut la cession de l’Auvergne aux Goths, moyennant une promesse vague de conserver les lois des vaincus et de conserver leur religion. Ecdicius, Sidoine et les autres chefs du parti orthodoxe furent réduits à s’exiler (474).

Ainsi on a pu comparer la Gaule à un arbre renversé, dont les branches tombaient l’une après l’autre sous les coups des Barbares.

En 476, Augustule, le dernier des empereurs d’Occident, fut dépouillé de la pourpre par Odoacre, roi des Hérules et patrice. Il n’eut pas de successeur. Odoacre gouverna l’Italie seize ans, sans prendre la pourpre pour lui-même. La cour byzantine accepta ce système, qu'elle n’avait aucun moyen d’empêcher, qui d’ailleurs réservait ses droits et lui laissait l’espérance de rattacher la Péninsule à l'Orient, dans le cas où le trône d’Occident ne serait pas rétabli.

Les Romains de la Gaule, de plus en plus abandonnés, envoyèrent une députation à Constantinople pour protester contre la vacance de l’empire d’Occident; mais leurs plaintes restèrent sans effet. Euric continua de s’agrandir sans autre obstacle que des résistances locales, impuissantes dès qu’elles ne se rattachaient à rien. Outre les conquêtes qu’il fit en Espagne, il s’empara d'Aix, de Marseille et de toute la Provence, y compris Arles, le siège de l’ancienne préfecture des Gaules. Les Romains ne conservèrent plus une seule des cités du midi; toutes étaient devenues la proie des Barbares. Au nord seulement un territoire leur resta entre la Loire et les cantonnements des Francs.

Quand le trône d’Occident disparut, le fait était prévu et ne surprit personne. Ce n’était pas le commencement, c’était la fin d’une longue révolution.

Depuis plus de vingt ans, c’est-à-dire depuis la guerre des Huns, la situation des rois fédérés dans la Gaule avait sensiblement changé. Revêtus des titres de patrice et de maître des milices, ils avaient remplacé les Aétius et les Egidius; ils étaient devenus les représentants et les premiers lieutenants des empereurs. Déjà l’un d’eux, le roi des Goths, agissait en véritable souverain de fait.

Cependant la chute de l’empire d’Occident, en 476, ne les rendit pas encore indépendants en droit; car il existait entre les deux empires une solidarité qui rendait les traités signés avec l’un obligatoires envers Vautre. Constantinople hérita donc d'une souveraineté que Rome n’avait pas abandonnée. Les rois fédérés continuèrent de respecter cette souveraineté, qui les gênait peu, qui les servait au contraire, et qu’ils ne pouvaient méconnaître sans détruire leurs propres titres, puisque c’était d’elle que ces titres émanaient. Ils la respectèrent d’autant mieux que l’empire, mutilé plutôt que détruit, conservait sur tous ses anciens sujets, Romains ou Barbares, ce que Jornandes appelle une puissance d’imagination. Ils laissèrent au temps le soin de consolider les nouvelles monarchies. Mais, en fait, ces monarchies étaient fondées. Elles ne tenaient plus à l’empire que par un Jien nominal. La seule question qui demeurât à résoudre était celle de savoir si la Gaule formerait trois États, ou si l'un de ces États absorberait les deux autres.

FIN DE L'EMPIRE D'OCCIDENT

Les Barbares fédérés s'étaient peu mêlés aux anciens habitants. Pour les Francs, qui vivaient dans des cantons séparés, la chose était simple. Les Goths et les Bourguignons vivaient au contraire disséminés sur le territoire des cités dont ils étaient maîtres, mais ils formaient une armée ou une aristocratie militaire assez étrangère au mouvement de la vie civile. Ils avaient en outre une fierté de race plus ou moins égale à celle des Romains et qui s’opposait à une fusion plus étroite.

La première conséquence d’un tel état de choses fut que Romains et Germains continuèrent de vivre chacun sous leur loi nationale. La loi romaine était le Code Théodosien, publié en 438 à Constantinople, mais déclaré par Valentinien III applicable à toutes les provinces de l’Occident, et par conséquent en vigueur dans la Gaule. Il n’y fut apporté aucune modification essentielle, par les deux, récensions que les rois des Goths et des Bourguignons en firent entreprendre, chacun pour leurs États particuliers.

Les lois germaniques ayant entre elles une certaine analogie, il suffira d’apprécier plus loin leurs caractères et leurs résultats généraux. D’ailleurs il en est une, celle des Goths, qui a laissé moins de traces que les autres. Les Goths restèrent un siècle seulement maîtres de l’Aquitaine; ils n’en prirent même pas véritablement possession; ils se bornèrent à y camper, jusqu’à ce que Clovis les en chassât.

Nous savons peu de chose des institutions particulières de ce peuple. Les auteurs du temps en parlent à peine. La loi nationale, qu’Euric fit rédiger, les laisse deviner plutôt qu’elle ne les fait connaître; elle est surtout consacrée, comme les autres codes germaniques, à la poursuite et à la répression des faits criminels.

Les Goths, rangés dans les cadres d’une hiérarchie militaire, n’étaient qu’une armée. Dès qu’une convocation avait lieu, chacun devait quitter la terre qu’il avait reçue pour son entretien, et venir servir à son rang. La seule chose qui les distinguât des autres peuples germains, c’est que chez eux la royauté était indivisible, et que les fils d’un roi ne se partageaient pas le trône de leur père.

Maîtres d’une partie de la Gaule, ils ne changèrent à peu près rien au système administratif qu’ils y trouvèrent établi. Ils laissèrent les cités gouvernées par les curies; ils placèrent seulement près de chaque curie un comte ou officier du roi, investi de l’autorité militaire. Ce comte était accompagné d’un lieutenant ou vicomte, dont le nom gothique était Tiuphad, et qui était spécialement chargé de juger les Barbares, tandis que les Romains demeuraient soumis à leurs anciens tribunaux.

Sur les huit rois des Wisigoths qui régnèrent dans la Gaule depuis l’an 412 jusqu’à l’an 507, deux seulement moururent de mort naturelle et quatre furent assassinés. Grégoire de Tours, très-prévenu contre la nation à cause de l’arianisme qu’elle professait, lui reproche ce détestable usage de tuer ses rois. On aurait tort cependant de voir dans ces complots militaires et ces meurtres une preuve de barbarie particulière; les conspirations n’étaient pas moins fréquentes à Rome, et il n’était pas plus ordinaire que les empereurs mourussent dans leur lit. Les césars et les rois des Goths, régnant également par l’épée, périssaient également par l’épée. Plus on étudie l’histoire de cette époque, et plus on arrive à se convaincre que les Germains établis dans l’empire, tout en évitant de se confondre avec les Romains, tout en conservant même des usages plus encore que des caractères distinctifs, leur ressemblaient infiniment.

Les Bourguignons, dont les établissements successifs embrassèrent tout le pays situé entre le Rhin, les Vosges, la Loire, le Rhône, la Durance et les Alpes, s’y trouvèrent à peu près dans les mêmes conditions que les Goths en Aquitaine. Ils ne s’y mêlèrent pas davantage aux anciens habitants; cependant ils vivaient avec eux en bons rapports, et paraissaient mieux disposés à prendre leurs mœurs. Sidoine a constaté que pour eux l’assimilation semblait plus facile. La loi des Bourguignons, rédigée et publiée, il est vrai, un peu plus tard, sous le règne de Gondebaud, dont elle prit le nom, fut la seule des lois germaniques qui plaçât le Barbare et le Romain sur un pied d’égalité.

A l’époque où cette loi fut rédigée, il y avait encore des terres indivises entre J’ancien propriétaire romain et l’hôte bourguignon, comme au temps où la nation armée avait reçu pour la première fois des quartiers dans les cités romaines. Ce fut Gondebaud qui effaça les dernières traces de ce système, là où elles existaient encore. Les anciens propriétaires furent affranchis de toute servitude, moyennant l’abandon d’une moitié de leurs terres et d’un tiers de leurs esclaves. Des mesures furent prises pour empêcher les Barbares de vendre leurs lots, qu’on appelait leurs sorts (sortes); abus auquel ils étaient disposés et qui eût entraîné la désorganisation de l’armée.

Les rois des Bourguignons se regardaient comme les lieutenants des empereurs, et portaient les titres romains qu’ils avaient reçus d’eux. Gundioc était maître des milices en 463, et Gondebaud, son successeur, était patrice en 472. Ils avaient une cour, formée sur le modèle de la cour impériale, et des officiers, dont les noms romains étaient ceux de comtes, conseillers, domestiques, chanceliers, procurateurs du fisc; plus tard le royaume de Bourgogne eut des patrices particuliers. Les grands de la nation recevaient des concessions de terres analogues aux bénéfices et aux fiefs de l’époque suivante. Il est à peu près certain que ces concessions comprenaient les lieux forts et les anciens camps ou châteaux, qui assuraient la possession et la défense du pays.

La royauté n’était pas indivisible chez les Bourguignons. Elle fut partagée vers 470 entre les quatre fils de Gundioc, qui choisirent pour leurs capitales Besançon, Genève, Lyon et Vienne. Il est vrai qu’on ne connaît pas les détails de ce partage; peut-être Gondebaud, qui était l’ainé, prit-il seul le titre de roi, et ses frères ne furent-ils que des princes apanagés.

Les cités gardèrent leur organisation municipale et ecclésiastique. Elles reçurent seulement chacune, comme chez les Goths, un comte ou agent du roi, exerçant le pouvoir militaire, et chargé de juger soit les causes des Barbares, soit les causes mixtes ou intéressant des hommes de deux nations. On l’appelait comte des Bourguignons et des Romains. Il avait sous ses ordres des vicomtes ou viguiers.

C’est un fait remarquable que les furies, conservant leurs évêques pour premiers magistrats et pour représentants, et communiquant dès lors directement, sans intermédiaire, avec des pouvoirs nouveaux et plus rapprochés d’elles, aient retrouvé précisément à cette époque une influence, même une liberté qu’elles avaient perdues. Au fond rien ne s’explique mieux. La vie publique, naguère étouffée, se réveilla par cela seul que la société, livrée à ses propres forces, eut à régler elle-même ses rapports avec les Barbares. La municipalité survécut à l’empire. Les évêques placés à la tête des curies trouvèrent dans cette situation nouvelle un surcroît d’autorité. Jamais peut-être ils ne furent si puissants. La force armée demeurait entre les mains des rois germains; mais les évêques s’efforcèrent de la diriger et de la faire servir au but de leur politique. Ils étaient la tête du gouvernement; les rois barbares n’en étaient que le bras.

On ne peut bien comprendre une pareille époque qu’en plaçant en regard des invasions, du découragement jeté dans les esprits, de la chute de l’empire, qui avait formé si long­temps le lien commun des peuples, ce réveil de la civilisation romaine, de cette civilisation, dit M. Guizot, naguère en pleine décadence, sans force, sans éclat, sans fécondité, incapable pour ainsi dire de subsister. Elle était vaincue, ruinée par les Barbares, et tout à coup elle reparaît puissante, féconde; elle exerce sur les institutions et les mœurs qui viennent s’y associer un prodigieux empire; elle leur imprime de plus en plus son caractère; elle domine, elle métamorphose ses vainqueurs tractèrent soit entre eux, soit avec les Romains, des relations beaucoup plus variées, plus durables que celles qu’ils avaient connues jusqu’alors. La loi romaine pouvait seule les régler; a elle seule était en mesure de suffire à tant de rapports. Les Barbares, tout en conservant leurs coutumes, tout en demeurant les maîtres du pays se trouvèrent pris pour ainsi dire a dans les filets de cette législation savante...

Le spectacle seul de la civilisation romaine exerçait d’ailleurs sur leur imagination un grand empire... Elle leur semblait grande et merveilleuse : les monuments de l'activité romaine, ces cités, ces routes, ces aqueducs, ces arènes, toute cette société si régulière, si prévoyante, si variée dans sa fixité, c’était là le sujet de leur étonnement, de leur admiration. Vainqueurs, ils se sentaient inferieurs aux vaincus; le Barbare pouvait mépriser individuellement le Romain; mais le monde romain dans son ensemble lui apparaissait comme quelque chose de supérieur, et tous les grands hommes de l’âge de la conquête, les Alaric, les Ataulf, les Théodoric et tant d'autres, en détruisant et foulant aux pieds la société romaine, faisaient tous leurs efforts pour l'imiter. »

L'empire une fois renversé, il ne restait plus aux Romains qu’à se grouper autour des rois barbares, pour profiter des dispositions qui les animaient et sauver tout ce qui ne devait pas périr.

Mais la société laïque se divisa. Les hommes les plus considérables, par lassitude ou par dédain, se tinrent à l’écart et se contentèrent de déplorer le malheur des temps, comme on le voit dans les fragments curieux qui nous sont restés de leurs correspondances. Les hautes classes attendirent que plusieurs générations se fussent écoulées pour dépouiller leur orgueil blessé et prendre rang dans le monde nouveau. De riches personnages se retirèrent dans les campagnes, y fortifièrent leurs demeures, placées d’ordinaire dans des lieux écartés ou que protégeaient des défenses naturelles, laissèrent passer les invasion, et recommencèrent à mener au milieu de leurs colons une vie plus ou moins indépendante, comme celle des anciens chefs de clans. Il est vrai que d'autres agirent autrement et entrèrent dans les curies, auxquelles leur présence et leur activité ne pouvaient que rendre une partie de leur lustre. D’autres enfin, plus ambitieux, se groupèrent peu à peu à la cour des rois barbares, où leur supériorité, vue quelquefois avec jalousie, ne devait pas être méconnue. Déjà Sidoine représentait Théodoric II, roi des Goths, éloignant de son trône ses conseillers couverts de peaux, pour s’entourer de Romains et d’évêques.

CATHOLIQUES ET ARIENS

La société ecclésiastique se rapprocha des Barbares plus facilement. Elle n’avait jamais attaché ses destinées d’une manière irrévocable à celles de Rome. Il y avait déjà un demi-siècle que saint Augustin s’était efforcé de prouver cette thèse en écrivant la Cité de Dieu, Salvien était allé plus loin; il avait enseigné dans la Gaule que le ciel même prononçait l’arrêt de la Babylone moderne. Quand l’empire fut tombé, l’Église, acceptant les décrets de la Providence, enseigna de nouveaux devoirs aux princes qui remplaçaient les empereurs. Elle leur prêta d’autant mieux son concours qu’elle espéra leur imposer ses vues et les associer à sa politique. Elle leur rendit ce qui était à César, dans la pensée qu’ils lui rendraient à elle-même ce qui était à Dieu.

Un obstacle sérieux s’opposait pourtant à ces espérances. Les Goths et les Bourguignons étaient ariens. La secte arienne, qui avait divisé le christianisme au siècle précédent et contre laquelle avaient lutté si vivement saint Hilaire et d’autres grands évêques, était depuis longtemps dominante chez ces deux peuples. Elle y était même persécutrice.

Les Goths poursuivaient rigoureusement les prêtres catholiques, quoique ceux-ci eussent un nombre de fidèles très-supérieur à celui des prêtres ariens. Euric montra une intolérance extrême. «Je tremble, écrivait Sidoine Apollinaire, qu’il n’en veuille encore plus aux lois chrétiennes qu’aux murailles des villes romaines. Telle est la haine que dans le fond de son cœur il porte au nom catholique, que l’on est embarrassé de dire s’il est le chef de sa nation ou celui de sa secte.» Les évêques de Bordeaux, de Périgueux, de Rodez, de Limoges, de Mende, de Bazas, de Comminges, d’Auch, d’autres encore, moururent et ne furent pas remplacés. Sidoine nous représente les églises ruinées, abandonnées des peuples qui cessaient de s’y rassembler, et les troupeaux venant paître l’herbe jusque dans leur enceinte.

La persécution était moins vive chez les Bourguignons, où il ne s’était pas trouvé de roi qui eût l’âme d’un sectaire. Le clergé catholique y conservait même une grande influence auprès des princes; mais ces princes étaient retenus dans leurs dispositions favorables, ou aiguillonnés dans leur hostilité par l’arianisme de leurs sujets germains. D’un autre côté, le rôle considérable des évêques à la tête des cités, les attributions dont ils étaient investis, les pouvoirs très-multiples qu’ils exerçaient, tout contribuait à rendre fort difficiles leurs rapports avec des rois ariens. Enfin la division politique de la Gaule pouvait faire craindre une division religieuse.

Ces dispositions du clergé et des catholiques servirent l’ambition des Francs, qui se convertirent à la religion orthodoxe, et qui, créant l’unité politique à leur profit, la donnèrent à l’unité religieuse pour appui et pour garantie.

 

 

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