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EL VENCEDOR EDICIONES

HISTORIE DIVINE DE JÉSUS CHRIST

LIBRAIRIE FRANÇAISE

FRENCH DOOR

 

HISTOIRE DU BAS-EMPIRE.

 

CONSTANTIN PREMIER, DIT LE GRAND,

ET SON RÈGNE

274-337

LIVRE PREMIER

 

Les commencements de la vie de Constantin, sont mêlés de beaucoup d’incertitude. On ne convient ni du temps, ni du lieu de sa naissance, ni de la condition de sa mère. Les meilleurs auteurs s’accordent à dire qu’il naquit le 27 de février; mais ils se partagent sur l’année. Ce fut, selon les uns, en 272, selon d’autres, en 274. Cette dernière opinion me parait la plus probable.

Sa patrie n’est pas moins contestée. Dès le temps de Justinien c’était une tradition qu’Hélène, mère de Constantin, était née à Drépane, bourgade de Bithynie, et que ce prince y avait été nourri; c’est ce que nous apprenons de Procope. Mais il y a apparence que cette tradition ne doit son origine qu’à l’honneur que Constantin fit à cette bourgade de lui donner le nom d’Hélénopolis avec le titre de ville, pour les raisons que je dirai dans la suite. Les auteurs anglais, suivis en ce point par Baronius, veulent faire croire que leur île a vu naître ce grand prince; les uns disent que ce fut à York, résidence des gouverneurs romains; les autres à Colchester, où régnait Coël, père d’Hélène. On y voit encore les ruines d’un vieux château, dans lequel on prétend que naquirent Hélène et son fils. Cette opinion, adoptée par une foule d'auteurs, et mal appuyée sur quelques panégyristes qui peuvent recevoir un tout autre sens, ne s’est accréditée que par le concours des historiens d’une nation illustre. L’Angleterre s’est fait gloire d’avoir donné au christianisme et à l’empire un Cedrenus, prince qui a tant honoré l’un et l’autre. Mais cette prétention est détruite par tous les historiens qui ont écrit avant le septième siècle, dont aucun, malgré la diversité de leurs opinions, ne fait naître Constantin dans la Grande-Bretagne; et le château de Colchester ne fut bâti que vers le commencement du dixième siècle, par le roi Edouard, fils d’Alfred. Le sentiment le plus universellement reçu aujourd’hui, parce qu’il est fondé sur les auteurs les plus anciens et les plus sûrs, c’est que Constantin est né à Naisse en Dardanie. On voit en effet que ce prince prit plaisir à embellir cette ville, dont il est, pour cette raison, appelé le fondateur; qu’il la rendit beaucoup plus considérable, et qu’il était bien aise d’y faire son séjour et d’y respirer l’air de sa première jeunesse, comme il paroi par la date de plusieurs de ses lois.

Pour ce qui regarde sa famille, on ne doute point de noblesse du côté de son père. Mais, selon le témoignage d’un auteur contemporain, dans les premières années de l’empire de Constantin, son origine était presque universellement ignorée. Les révolutions fréquentes de ces temps-là, comme des vents impétueux, en avoient effacé la trace; et l’intervalle de quatre règnes, courts à la vérité, mais finis par des événements tragiques, avait déjà, sous Dioclétien, presque fait oublier Claude le Gothique, malgré ses vertus et ses victoires. Aussi n’avait-il régné que deux ans. C’était du père de cet empereur que descendit Constance Chlore par sa mère Claudia, fille de Crispe et nièce de Claude. Cette généalogie ne remonte pas plus haut; le père de Claude et de Crispe est resté dans l’obscurité; et tout ce qu’on sait de leur mère, c’est qu’elle était de Dalmatie.

On en sait encore moins de l’origine d’Hélène, mère de Constantin. On la fait naître dans la Grande-Bretagne, à Trêves, à Naisse, à Drépane en Bithynie, à Tarse, à Edesse. Le plus sûr est de dire qu’on ignore absolument la patrie et les païens de cette princesse. La condition de son alliance avec Constance Chlore forme une question plus importante et moins difficile à résoudre. Des auteurs anciens, et même des pères de l’Église, ne laissent à Hélène que le nom de concubine, et la font sortir de la plus basse naissance. Mais des écrivains encore plus sûrs en matière d’histoire lui donnent le titre de femme légitime, et leur témoignage est confirmé par plusieurs raisons. Les panégyristes de ce temps-là, malgré le caractère de flatterie attaché dans tous les siècles aux orateurs de ce genre, auraient-ils osé louer en face Constantin d’avoir imité la chasteté de son père, en s’éloignant dès sa première jeunesse des amusements de l’amour pour contracter un engagement sérieux et légitime? Si la naissance même du prince devant qui ils partaient eût démenti cet éloge, une contrevérité si grossière n’eût-elle pas eu toute l’apparence d’une satire? Dioclétien aurait-il traité Constantin comme le sujet le plus distingué de sa cour? Serait-ce le premier qu’il aurait proposé, quand il fut question de nommer des Césars? Et Galère, qui cherchait à écarter ce jeune prince, aurait-il manqué alors de faire valoir le défaut de sa naissance? ce qu’il ne fit pourtant pas, comme nous le voyons par le récit de Lactance. De plus, tous les auteurs qui parlent de la séparation de Constance et d’Hélène, quand il fut obligé d’épouser Théodore, disent qu’il la répudia. Elle était donc son épouse. Ce qui peut avoir donné cours au sentiment contraire, c’est que Constance épousa Hélène dans une province où il avait un commandement; or les lois romaines n’autorisaient pas un mariage contracté par un officier dans la province où il était employé; mais une autre loi ajoutait que, si cet officier, après sa commission expirée, continuait à traiter comme son épouse la femme qu’il avait prise dans la province, le mariage devenait légitime. D’ailleurs l’obscurité de la famille d’Hélène devait lui ôter beaucoup de considération avant l’élévation de son fils; la grandeur et la fierté de Théodore, belle-fille de Maximien, qui entrait dans la maison de Constance avec tout l’éclat de la pourpre impériale, éclipsèrent cette femme répudiée; et les flatteurs de cour ne manquèrent pas sans doute de servir l’orgueil et la jalousie de la seconde épouse en rabaissant la première, que la politique seule avait enlevée à la tendresse de Constance.

Le fils de ce prince et d’Hélène se nomma Caïus Flavius Valérius Aurélius Claudius Constantinus. Une inscription lui donne le prénom de Marcus. Il tenait de son père les noms de Flavius-Valérius; les trois autres retraçaient la mémoire de Claude II, dit le Gothique. Cet empereur avait porté le nom d’Aurelius; et celui de Constantinus venait encore de sa famille, où l’on voit une de ses sœurs appelée Constantine. Le nom de Flavius devint célèbre; quelques-uns prétendent que Claude il l’avait déjà porté, comme une marque qu’il tirait son origine de la famille de Vespasien; mais cette descendance a bien l’air d’une fable, et je ne trouve pas dans l’histoire assez de fondement pour attribuer à ce bon prince la vanité d’emprunter d’illustres ancêtres, dont sa vertu n’avait pas besoin. Le texte de Pollion, sur lequel on se fonde, pourrait bien signifier seulement que Claude fit donner à son petit-neveu Constance le nom de Flavius, parce qu’il prévoyait que les descendants de ce prince feraient revivre les vertus de Vespasien et de Tite; et ce ne serait qu’une flatterie d’un auteur qui écrivait sous l’empire de la famille de Claude. Ce qu’il y a de certain, c’est que la gloire de Constantin fit passer ce nom de Flave à ses successeurs; il devint comme ceux de César et d’Auguste un titre de souveraineté. Cependant il ne fut pas réservé aux seuls empereurs; plusieurs familles illustres eurent l’ambition de le prendre, et les rois barbares eux-mêmes, tels que ceux des Lombards en Italie, et ceux des Goths en Espagne, s’en firent honneur.

Lorsque Constance Chlore fut fait César en 292, et envoyé dans les Gaules pour la défense de l’Occident, Constantin entrait dans sa dix-neuvième année. Dioclétien le retint auprès de lui comme en otage, pour s’assurer de la fidélité de son père, et il lui fit trouver à sa cour tous les honneurs et toutes les distinctions qui pouvaient le flatter. Il le mena avec lui en Egypte; et dans la guerre contre Achillée, Constantin, également propre à obéir et à commander, se fit estimer de l’empereur et chérir des troupes par sa bravoure, par son intelligence, par sa générosité, et par une force de corps qui résistait à toutes les fatigues. Ce fut apparemment dans cette expédition qu’il fut fait tribun du premier ordre.

Sa gloire naissante attirait sur lui tous les regards. A son retour d’Egypte on accourait sur son passage, on s’empressait de le voir : tout annonçait un prince né pour l’empire. Il marchait à la droite de Dioclétien; sa bonne mine le distinguait de tous les autres. Une noble fierté et un caractère de force et de vigueur marqué dans toute sa personne, imprimaient d’abord un sentiment de crainte. Mais cette physionomie guerrière était adoucie par une agréable sérénité répandue sur son visage. Il avait le cœur grand, libéral et porté à la magnificence; plein de courage, de probité, et d’un amour pour la justice qui tempérait son ambition naturelle; sans ce contrepoids, il eût été capable de tout entreprendre et de tout exécuter. Son esprit était vif et ardent, sans être précipité; pénétrant sans défiance et sans jalousie; prudent, et tout à la fois prompt à se déterminer; enfin, pour achever ici sou portrait, il avait le visage large et haut en couleur, peu de cheveux et de barbe, les yeux grands, le regard vif, mais gracieux, le cou un peu gros, le nez aquilin; un tempérament délicat et assez malsain, mais qu’il sut ménager par une vie sobre et frugale, et par la modération dans l’usage des plaisirs.

Ses mœurs étaient chastes. Sa jeunesse, tout occupée de grandes et de nobles pensées, fut exempte des faiblesses de cet âge. Il se maria jeune, et ce dut être vers le temps de son voyage d’Egypte. La naissance de Minervine sa première femme est aussi inconnue que celle d’Hélène, et sa condition ne partage pas moins les auteurs. Des raisons tout-à-fait semblables à celles que nous avons apportées en faveur d’Hélène prouvent que celte alliance fut un mariage légitime. Il en sortit un prince nommé Crispe, célèbre par ses belles qualités et par ses malheurs, il naquit vers l’an 3oo, et ce fut par conséquent en Orient, où son père séjournait alors, et non pas à Arles, comme certains auteurs l’ont prétendu.

On ne s’accorde pas au sujet du savoir de Constantin et de son goût pour les lettres : les uns ne lui en donnent qu’une teinture légère; d’autres le font tout-à-fait ignorant; quelques-uns le présentent comme très instruit. Eusèbe, son panégyriste, élève bien haut sa science et son éloquence, et prouve assez mal ces grands éloges par un discours fort long et fort ennuyeux qu’il met dans la bouche de Constantin. Il est vrai qu’étant empereur, il fit pour les sciences et pour les lettres plus même qu’elles n’exigent d’un grand prince : non content de les protéger, de les regarder comme un des plus grands ornements de son empire, de les encourager par des bienfaits, il aimait à composer, à prononcer lui-même des discours. Mais , outre que le goût des lettres n’était pas celui de la cour où il avait été élevé, et que tous les princes de ce temps-là, excepté Maximin, ne se piquaient pas d'être savants, nous voyons, par le peu qui nous reste de ses écrits, qu’il n’avait guère plus de savoir ni d’éloquence qu’il ne lui en fallait pour se faire applaudir de ses courtisans, et se persuader à lui-même que ces qualités ne lui manquaient pas.

Je ne puis croire ce que disent quelques historiens, que Dioclétien, jaloux du mérite de Constantin, voulut le faire périr. Un dessein si noir convient mieux au caractère de Galère, à qui d’autres l’attribuent. Il parait qu’après l’expédition d’Egypte Constantin suivit celui-ci dans plusieurs guerres: sa valeur éclatante donna de l’ombrage à cette âme basse et orgueilleuse; Galère, résolu de le perdre, l’écarta d’abord du rang de César , qui lui était dû par son mérite, par la qualité de fils de Constance, par l’estime des empereurs et par l’amour des peuples; il le retint pourtant à sa cour, où la vie de ce jeune prince couroi plus de risques qu’au milieu des batailles.

Sous prétexte de lui procurer de la gloire, Galère l’exposa aux plus grands périls. Dans une guerre contre les Sarmates, les deux armées étant en présence, il lui commanda d’aller attaquer un capitaine qui par sa grande taille paraissait le plus redoutable de tous les barbares. Constantin court droit à l’ennemi, le terrasse, et, le traînant par les cheveux, l’amène tout tremblant aux pieds de son général. Il reçut ordre une autre fois de se jeter à cheval dans un marais derrière lequel étaient postés les Sarmates, et dont on ne connaissait pas la profondeur; il le traverse, montre le passage aux troupes romaines, renverse les ennemis, et ne revient qu’après. avoir remporté une glorieuse victoire. On rapporte même que, le tyran l’ayant obligé de combattre un lion furieux, Constantin sortit encore de ce combat vainqueur de ce terrible animal et des mauvais desseins de Galère.

An. 306.

Constance avait plusieurs fois redemandé son fils sans pouvoir le retirer des mains de son collègue. Enfin, étant sur le point de passer dans la Grande-Bretagne pour aller faire la guerre aux Pictes, le mauvais état de sa santé lui fit craindre de le laisser en mourant à la merci d’un tyran ambitieux et sanguinaire. Il parla d’un ton plus ferme; le fils, de son côté, sollicitait vivement la permission d’aller rejoindre son père; et Galère, qui n’osait rompre ouvertement avec Constance, consentit enfin au départ de Constantin. Il lui donna sur le soir le brevet nécessaire pour prendre des chevaux de poste, en lui enjoignant expressément de ne partir le lendemain matin qu’après avoir reçu de nouveaux ordres. Il ne laissait échapper sa proie qu’à regret, et il n’apportait ce délai que pour chercher encore quelque prétexte de l’arrêter, ou pour avoir le temps de mander à Sévère qu’il eût à le retenir lorsqu’il passerait par l’Italie. Le lendemain Galère affecta de rester au lit jusqu’à midi; et ayant fait appeler Constantin, il fut étonné d’apprendre qu’il était parti dès le commencement de la nuit. Frémissant de colère, il ordonne de courir après lui et de le ramener; mais la poursuite devenait impossible, Constantin, fuyant à toute bride, avait eu la précaution de faire couper les jarrets à tous tes chevaux de poste qu’il laissait sur son passage; et la rage impuissante du tyran ne lui laissa que le regret de n’avoir pas osé faire le dernier crime.

Constantin traverse comme un éclair l’Illyrie et les Alpes avant que Sévère puisse en avoir des nouvelles, et arrive au port de Boulogne lorsque la flotte mettait à voile. A cette vue inespérée on ne peut exprimer la joie de Constance : il reçoit entre ses bras ce fils que tant de périls lui rendaient encore plus cher, et mêlant ensemble leurs larmes et toutes les marques de leur tendresse, ils arrivent dans la Grande-Bretagne, où Constance, après avoir vaincu les Pictes, mourut de maladie le 25 de juillet de l’an 3o6.

Il avait eu de son mariage avec Théodore trois fils, Delmace, Jule-Constance, Hanniballien; et trois filles, Constancie, qui fut femme de Licinius; Anastasie, qui épousa Bassien, et Eutropie, mère de Népotien, dont je parlerai ailleurs. Mais il respectait trop la puissance souveraine pour l’abandonner comme une proie à disputer entre ses enfants; et il toit trop prudent pour affaiblir ses états par un partage. Le droit d’aînesse, soutenu d’une capacité supérieure, appelait à l’empire Constantin, qui était déjà dans sa trente-troisième année. Le père, mourant couvert de gloire au milieu de ses enfants qui fondaient en larmes, et qui révéraient ses volontés comme des oracles, embrassa tendrement Constantin, et le nomma son successeur : il le recommanda aux troupes, et ordonna à ses autres fils de lui obéir.

Toute l’armée s’empressa d’exécuter ces dernières dispositions de Constance : à peine eut-il les yeux fermés, que les officiers et les soldats, excités encore par Eroc, roi des Allemands auxiliaires, proclamèrent Constantin Auguste. Ce prince s’efforça d’abord d’arrêter l’ardeur des troupes; il craignait une guerre civile; et pour ne pas irriter Galère, il voulait obtenir son agrément avant que de prendre le titre d’empereur. L’impatience des soldats se refusa à ces ménagements politiques : au premier moment que Constantin, encore tout en larmes, sortit de la tente de son père, tous l’environnèrent avec de grands cris: en vain voulut-il leur échapper à course de cheval, on l’atteignit, on le revêtit de la pourpre malgré sa résistance; tout le camp retentissait d’acclamations et d’éloges; Constance revivait dans son fils, et l’armée n’y voyait de différence que l’avantage de la jeunesse.

Le premier soin du nouvel empereur fut de rendre à son père les derniers devoirs; il lui fit faire de magnifiques funérailles, et marcha lui-même à la tête avec un grand cortège. On décerna à Constance, selon la coutume, les honneurs divins. M. de Tillemont rapporte, sur le témoignage d’Alford et d’Ussérius, qu’on montre son tombeau en divers endroits de l’Angleterre, et particulièrement en un lieu appelé Cair-Ségeint ou Séjont, quelquefois Cair-Custeint; c’est-à-dire, ville de Constance ou de Constantin; et qu’en 1283, comme on prétendit avoir trouvé son corps dans un autre lieu qui n’est pas loin de là, Edouard Ier, qui régnait alors, le fit transporter dans une église, sans se mettre beaucoup en peine si les canons permettaient d’y placer un prince païen. Il ajoute, d’après Cambden, que peu de temps avant celui-ci, c’est-à-dire, au commencement du seizième siècle, en fouillant à York dans une grotte où l’on tenait qu’était le tombeau de Constance, on y avait trouvé une lampe qui brûlait encore; et Alford juge que, selon les preuves les plus solides, c’était en effet le lieu de la sépulture de ce prince.

GALÈRE

Sa mort semblait favoriser les desseins de Galère: elle entrait dans le plan qu’il avait dressé pour se rendre le seul monarque; mais elle était arrivée trop tôt, et ce contretemps rompit toutes ses mesures. Son projet était de substituer à Constance, Licinius son ancien ami; il s’aidait de ses conseils, et comptait sur une obéissance aveugle de sa part. Il lui destinait le titre d’Auguste, et c’était dans cette vue qu’il ne lui avait pas fait donner celui de César. Alors maître de tout, et ne laissant à Licinius qu’une ombre d’autorité, il aurait disposé à son gré de toutes les richesses de l’empire; et après avoir accumulé d’immenses trésors, il aurait quitté, comme Dioclétien, au bout de vingt ans la puissance souveraine, et se serait ménagé une retraite assurée et tranquille pour une vieillesse voluptueuse; en laissant pour empereurs Sévère avec Licinius, et pour Césars Maximin et Candidien son fils naturel, qui n’avait encore que neuf ans, et qu’il avait fait adopter par sa femme Valérie, quoique cet enfant ne fût né que depuis le mariage de cette princesse.

Pour réussir dans ces projets, il fallait exclure Constantin; mais Galère s’était rendu trop odieux par sa cruauté et par son avarice. Depuis sa victoire sur les Perses, il avait adopté le gouvernement despotique établi de tout temps dans ce riche et malheureux pays; et, sans pudeur, sans égard pour les sentiments d’une honnête soumission, à laquelle une longue habitude avait plié les Romains, il disait hautement que le meilleur usage auquel on pouvait employer des sujets, c’était d’en faire des esclaves. Ce fut sur ces principes qu’il régla sa conduite. Nulle dignité, nul privilège n’exemptait ni des coups de fouets, ni des plus horribles tortures les magistrats des villes; des croix toujours dressées attendaient ceux qu’il condamnait à mort; les autres étaient chargés de chaînes et resserrés dans des entraves. Il faisait traîner dans des maisons de force des dames illustres par leur naissance. Il avait fait chercher partout l’empire des ours d’une énorme grosseur, et leur avait donné des noms : quand il était en bel humeur, il en faisait appeler quelques-uns, et se divertissait à les voir, non pas dévorer sur-le-champ des hommes, mais sucer tout leur sang et déchirer ensuite leurs membres : il ne fallait rien moins pour faire rire ce tyran sombre et farouche. Il ne prenait guère de repas sans voir répandre du sang humain. Les supplices des gens du peuple n’étaient pas si recherchés; il les faisait brûler vifs.

Galère avait d’abord fait sur les chrétiens l’essai de toutes ces horreurs, ordonnant par édit qu’après la torture ils seraient brûlés à petit feu. Ces ordres inhumains ne manquaient pas d’exécuteurs fidèles, qui se faisaient un mérite d’enchérir encore sur la barbarie du prince. On attachait les chrétiens à un poteau ; on leur grillait la plante des pieds, jusqu’à ce que la peau se détachât des os; on appliquent ensuite sur toutes les parties de leur corps des flambeaux qu’on venait d’éteindre; et, pour prolonger leurs souffrances avec leur vie, on leur rafraîchissait de temps en temps d’eau froide la bouche et le visage; ce n’était qu’après de longues douleurs que, toute leur chair étant rôtie, le feu pénétrait jusqu’aux entrailles et jusqu’aux sources de la vie. Alors on achevait de brûler ces corps déjà presque consumés, et on en jetait les cendres dans un fleuve ou dans la mer.

Le sang des chrétiens ne fit qu’irriter la soif de Galère. Bientôt il n’épargna pas les païens mêmes. Il ne connaissait point de degré dans les punitions: reléguer, mettre en prison, condamner aux mines, étaient des peines hors d’usage: il ne parlait que de feux, de croix, de bêtes féroces : c’était à coups de lance qu’il châtiait ceux qui formaient sa maison : il fallait aux sénateurs d’anciens services et des titres bien favorables pour obtenir la grâce d’avoir la tête tranchée. Alors tous les talents, qui déjà fort affaiblis respiraient encore, furent entièrement étouffés : on bannit, on fit mourir les avocats et les jurisconsultes; les lettres passèrent pour des secrets dangereux, et les savants pour des ennemis de l’état. Le tyran, faisant taire toutes les lois, se permit de tout faire, et donna la même licence aux juges qu’il envoyait dans les provinces: c’étaient des gens qui ne connaissaient que la guerre, sans étude et sans principes, adorateurs aveugles du despotisme, dont ils étaient les instruments.

Mais ce qui porta dans les provinces une désolation universelle, ce fut le dénombrement qu’il fit faire de tous les habitants de ses états, et l’estimation de toutes les fortunes. Les commissaires répandaient partout la même inquiétude et le même effroi que des ennemis auraient pu causer; et l’empire de Galère, d’une extrémité à l’autre, ne semblait plus être peuplé que de captifs. Où mesurait les campagnes, on comptait les ceps de vignes, les arbres, et pour ainsi dire les mottes de terre; on faisait registre des hommes et des animaux; la nécessité des déclarations remplissait les villes d’une multitude de paysans et d’esclaves; les pères y traînaient leurs enfants. La justice d’une imposition proportionnelle aurait rendu ces contraintes excusables, si l’humanité les eût adoucies, et si les impositions en elles-mêmes eussent été tolérables; mais tout retentissait de coups de fouets et de gémissements ; on mettait les enfants, les esclaves, les femmes à la torture, pour vérifier les déclarations des pères, des maîtres, des maris : on tourmentait les possesseurs eux-mêmes, et on les forçait, par la douleur, de déclarer plus qu’ils ne possédaient : la vieillesse ni la maladie ne dispensaient personne de se rendre au lieu indiqué; on fixait arbitrairement l’âge de chacun; et comme, selon les lois, l’obligation de payer la capitation devait commencer et finir à un certain âge, on ajoutait des années aux enfants, et on en toit aux vieillards. Les pre­miers commissaires avoient travaillé à satisfaire l’avidité du prince par les rigueurs les plus outrées : cependant Galère, pour pressurer encore davantage ses malheureux sujets, en envoya d’autres, à plusieurs reprises, faire de nouvelles recherches; et les derniers venus, pour enchérir sur leurs prédécesseurs, surchargeaient à leur fantaisie, et ajoutaient à leur rôle beaucoup plus qu’ils ne trouvaient ni dans les biens ni dans le nombre des habitants. Cependant les animaux périssaient, les hommes mouraient; et après la mort on les faisait revivre sur les rôles, on exigeait encore la taxe des uns et des autres. Il ne restait d’exempts que les mendiants: leur indigence les sauvait de l’imposition, mais non pas de la barbarie de Galère; on les rassembla par son ordre au bord de la mer, et on les jeta dans des barques qu’on fit couler à fond.

Telle est l’idée qu’un auteur contemporain très instruit et très digne de foi nous a laissée du gouvernement de Galère. Quelque méchant que fût ce prince, une partie de ces vexations doit sans doute être imputée à ses officiers. Mais telle est la condition de ceux qui gouvernent ; ils prennent sur leur compte les injustices de ceux qu’ils emploient : ce sont les crimes de leurs mains. Les noms rie ces hommes obscurs périssent avec eux; mais leurs iniquités survivent et restent attachées au supérieur, dont le portrait se compose en grande partie des vertus et des vices de ceux qui ont agi sous ses ordres.

Galère était occupé de ces rapines et de ces violences quand il apprit la mort de Constance. Bientôt après on lui présenta l’image de Constantin couronnée de laurier. Le nouvel empereur la lui envoyait, selon la coutume, pour lui notifier son avènement à l’empire. Il balança longtemps s’il la recevrait: son premier mouvement fut de la jeter au feu avec celui qui l’avait apportée; mais on lui représenta ce qu’il avait à craindre de ses propres soldats, déjà mécontents du choix des deux Césars, et tout disposés à se déclarer pour Constantin, qui viendrait sans doute lui arracher son consentement à main armée. Plus susceptible de crainte que de sentiment de justice, il reçut à regret cette image; et, pour paraitre donner ce qu’il ne pouvait ôter, il envoya la pourpre à Constantin. Ses vues sur Licinius se trouvaient trompées : mais afin d’abaisser du moins le nouveau prince, autant qu’il pourrait le faire , il s’avisa de donner le titre d’Auguste à Sévere, qui était le plus âgé, et de ne laisser à Constantin que le rang de César après Maximin, le faisant ainsi descendre du second degré au quatrième. Le jeune prince, dont l’âme était élevée et l'esprit solide, parut se contenter de ce qu’on lui accordait, et ne jugea pas à propos de troubler la paix de l’empire pour conserver le titre d’un pouvoir dont il possédait toute la réalité. En effet, c’est de cette année qu’on commença à compter celles de sa puissance tribunitienne.

Sévère, qui commandait en Italie, fort satisfait de cette nouvelle disposition, ne différa pas d’envoyer à Rome l'image de Constantin pour l’y faire reconnaitre en qualité de César. Mais le dépit d’un rival méprisé jusqu’alors, et qui prétendait avoir plus de droit à l’empire que tous ces nouveaux souverains, renversa l’ordre établi par Galère. M. Aurélius Valérius Maxentius était fils de Maximien. Ses mauvaises qualités, et peut-être ses malheurs ont fait dire qu’il était supposé. On prétend même que sa mère Entropie avoua qu’elle l’avait eu d’un Syrien. C’était un prince mal fait de corps et d’esprit, d’une âme basse, et plein d’arrogance, débauché et superstitieux, brutal jusqu’à refuser le respect à son père. Galère lui avait donné en mariage une fille qu’il a voit eue de sa première femme; mais, ne voyant en lui que des vices dont il ne pou voit faire usage, il avait empêché Dioclétien de le nommer César. Ainsi Maxence, oublié de son père, haï de son beau-père, avait jusqu’à ce temps mené une vie obscure, enveloppé dans les ténèbres de la débauche, tantôt à Rome, tantôt en Lucanie. Le bruit de l’élévation de Constantin le réveilla : il crut devoir sauver une partie de son héritage, qu’il se voyait enlever par tant de mains étrangères. La disposition des esprits lui donnait de grandes facilités : l’insatiable avidité de Galère alarmait la ville de Rome; on y attendait des commissaires chargés d’exercer les mêmes vexations qui faisaient déjà gémir les provinces ; et comme Galère craignait la milice prétorienne, il en avait cassé une partie : c’était donner à Maxence ceux qui restaient. Aussi les gagna-t-il aisément par le moyen de deux tribuns nommés Marcellien et Marcel; et les intrigues de Lucien, préposé à la distribution des viandes, qui se faisait aux dépens du fisc, firent déclarer le peuple en sa faveur. La révolution fut prompte; elle ne coûta la vie qu’à un petit nombre de magistrats instruits de leur devoir, même à l’égard d’un prince odieux, entre lesquels l’histoire ne nomme qu’Abellius, dont la qualité n’est pas bien connue. Maxence, qui s’était arrêté à deux ou trois lieues de Rome sur le chemin de Lavicum, fut proclamé Auguste le 28 octobre.

Galère, qui était en Illyrie, ne fut pas fort alarmé de cette nouvelle. Il faisait trop peu de cas de Maxence pour le regarder comme un rival redoutable. Il écrit à Sévère, qui résidait à Milan, et l’exhorte à se mettre lui-même à la tête de ses troupes et à marcher contre l’usurpateur. Maxence, aussi timide que Sévère, n’osait s’exposer seul à l’orage dont il était menacé. Il eut recours à son père Maximien, qui peut-être était d’intelligence avec lui, et qui se trouvait alors en Campanie. Celui-ci, qui ne pouvait s’accoutumer à la vie privée, accourt à Rome, rassure les esprits, écrit à Dioclétien pour l’engager à reprendre avec lui le gouvernement de l’empire; et sur le refus de ce prince, il se fait prier par son fils, par le sénat et par le peuple, d’accepter de nouveau le titre d’Auguste.

Maximin ne prit point de part à ces premières agitations. Tranquille en Orient et livré à ses plaisirs, il goûtait un repos dont il ne laissait pas jouir les chrétiens. Etant à Césarée de Palestine le vingtième de novembre, jour de sa naissance, qu’il célébrait avec grand appareil, après les divertissements ordinaires, il voulut embellir la fête par un spectacle dont les païens étaient toujours fort avides. Le chrétien Agapius était depuis deux ans condamné aux bêtes. La compassion du magistrat ou l’espérance de vaincre sa fermeté, avait fait différer son supplice. Maximin le fait traîner sur l’arène avec un esclave qu’on disait avoir assassiné son maître. Le César fait grâce au meurtrier, et tout l’amphithéâtre retentit d’acclamations sur la clémence du prince. Ayant fait ensuite amener le chrétien devant lui, il lui promet la vie et la liberté, s’il renonce à sa religion. Mais celui-ci, protestant à haute voix qu’il est prêt à tout souffrir avec joie pour une si belle cause, court lui-même au-devant d’un ours qu’on avait lâché sur lui, et s’abandonne à la férocité de cet animal qui le déchire. On le reporte à demi-mort dans la prison, et le lendemain, comme il respirait encore, on le jette dans la mer avec de grosses pierres attachées à ses pieds. Tels étaient les amusements de Maximin.

Constantin signalait les commencements de son empire par des actions plus dignes d’un souverain. Quoiqu’il fût encore dans les ténèbres du paganisme, il ne se contenta pas, comme son père, de laisser aux chrétiens, par une permission tacite, le libre exercice de leur religion, il l’autorisa par un édit. Comme il avait souvent dans la bouche cette belle maxime, que c’est la fortune qui fait les empereurs, mais que c’est aux empereurs à justifier le choix de la fortune, il s’occupait du soin de rendre ses sujets heureux. Il s’appliqua d’abord à régler l’intérieur de ses états, et songea ensuite à en assurer les frontières.

Après avoir visité les provinces de son obéissance en rétablissant partout le bon ordre, il marcha contre les Francs. Ces peuples, les plus belliqueux des barbares, profitant de l’absence de Constance pour violer les traités de paix, avoient passé le Rhin et faisaient de grands ravages. Constantin les vainquit, et fit prisonniers deux de leurs rois, Ascaric et Ragaise; et pour punir ces princes de leur perfidie, il les fit dévorer par les bêtes dans l’amphithéâtre : action barbare qui déshonorait sa victoire , et à laquelle la postérité doit d’autant plus d’horreur, que la basse flatterie des orateurs du temps s’est efforcée d’en faire plus d’éloge.

Ayant forcé les Francs à repasser le fleuve, il le passa lui-même sans être attendu, fondit sur leur pays, et les surprit avant qu’ils eussent eu le temps de se sauver, comme c’était leur coutume, dans leurs bois et leurs marais. On en massacra, on en prit un nombre prodigieux. Tous les troupeaux furent égorgés ou enlevés, tous les villages brûlés. Les prisonniers qui avoient l’âge de puberté, trop suspects pour être enrôlés dans les troupes, trop féroces pour souffrir l’esclavage, furent tous livrés aux bêtes à Trêves, dans les jeux qui furent célébrés après la victoire. Le courage de ces braves gens effraya leurs vainqueurs, qui s’amusaient de leur supplice : on les vit courir au-devant de la mort , et conserver encore un air intrépide entre les dents et sous les ongles des bêtes farouches qui les déchiraient sans leur arracher un soupir. Quoiqu’on puisse dire pour excuser Constantin, il faut avouer qu’on retrouve dans son caractère des traits de cette férocité commune aux princes de son siècle, et qui s’échappa encore en plusieurs rencontres, lors même que le christianisme eut adouci ses mœurs.

Pour ôter aux barbares l’envie de passer le Rhin, et pour se procurer à lui-même une libre entrée sur leurs terres, il entretint le long du fleuve les forts déjà bâtis et garnis de troupes, et sur le fleuve même une flotte bien armée. Il commença à Cologne un pont de pierre qui ne fut achevé qu’au bout de dix ans, et qui, selon quelques-uns, subsista jusqu’en 955. On dit aussi que ce fut pour défendre ce pont qu'il bâtit ou répara le château de Duitz vis-à-vis de Cologne. Ces grands ouvrages achevèrent d'intimider les Francs; ils demandèrent la paix, et donnèrent pour otages les plus nobles de leur nation. Le vainqueur, pour couronner ces glorieux succès, institua les jeux franciques, qui continuèrent longtemps de se célébrer tous les ans depuis le quatorzième de juillet jusqu’au vingtième.

Tout était en mouvement en Italie. Sévère, parti de Milan au milieu de l’hiver de l'an 3o7, marcha vers Rome avec une grande armée, composée de Romains et de soldats maures, qui tous avoient servi sous Maximien, et lui étaient encore affectionnés. Ces troupes, accoutumées aux délices de Rome, avoient plus d’envie de vivre dans cette ville que de la ruiner. Maxence ayant d’abord gagné Anulin, préfet du prétoire, n’eut pas de peine à les corrompre. Dès qu’elles furent à la vue de Rome, elles quittèrent leur empereur et se donnèrent à son ennemi. Sévère, abandonné, prend la fuite et rencontrant Maximien à la tête d’un corps qu’il venait de rassembler, il se sauve à Ravenne, où il se renferme avec le petit nombre de ceux qui lui étaient demeurés fidèles. Cette ville était forte, peuplée, et assez bien pourvue de vivres pour donner à Galère le temps de venir au secours. Mais Sévère manquait de la principale ressource; il n’avait ni bon sens ni courage. Maximien, pressé par la crainte qu’il avait de Galère, prodiguait les promesses et les serments pour engager Sévère à se rendre. Celui-ci, plus pressé encore par sa propre timidité, et menacé d’une nouvelle désertion, ne songeait qu’à sauver sa vie; il consentit à tout, se remit entre les mains de son ennemi, et rendit la pourpre à celui qui la lui avait donnée deux ans auparavant.

Réduit à la condition privée, il revenait à Rome, où Maximien lui avait juré qu’il serait traité avec honneur. Mais Maxence, pour dégager son père de sa parole, fit dresser à Sévère une embuscade sur le chemin. Il le prit, l’amena à Rome comme un captif, et l’envoya à trente milles sur la voie Appienne, dans un lieu nommé les trois Hôtelleries, où ce prince infortuné, ayant été retenti prisonnier pendant quelques jours, fut forcé de se faire ouvrir les veines. On porta son corps dans le tombeau de Gallien, à huit ou neuf milles de Rome. Il laissa un fils nommé Sévérien, qui ne fut héritier que de ses malheurs.

Maximien, s’attendait bien que Galère ne tarderait pas à venir en Italie pour venger la mort de Sévère. Il craignait même que cet ennemi violent et irrité n’amenât avec lui Maximin; et quelles forces pourraient résister aux armées réunies de ces deux princes? Il songea donc de son côté à se procurer une alliance capable de le soutenir au milieu d’une si violente tempête. Il met Rome en état de défense, et court en Gaule pour s’attacher Constantin en lui faisant épouser sa fille Flavia Maximiana Fausta, qu’il avait eu d’Eutropie, et qui du côté de sa mère était sœur cadette de Théodora, belle-mère de Constantin. Elle était née et avait été élevée à Rome. Son père l’avait destinée au fils de Constance dès l’enfance de l’un et de l’autre. On voyait dans son palais d’Aquilée un tableau où la jeune princesse présentait à Constantin un casque d’or. Le mariage de Minervine rompit ce projet; mais sa mort, arrivée avant celle de Constance, donna lieu de le reprendre, et il semble que ce prince avait consenti à cette alliance. L’état où se trouvait alors Maximien la fit promptement conclure: le mariage fut fait à Trêves le 31 de mars. Nous avons encore un panégyrique qui fut alors prononcé en présence des deux princes. Pour la dot de sa fille, Maximien donna à son gendre le titre d’Auguste, sans s’embarrasser de l’approbation de Galère.

Ce prince était bien éloigné de l’accorder. Plein de courroux, et ne respirant que vengeance, il était déjà entré en Italie avec une armée plus forte que celle de Sévère, et ne menaçait de rien moins que d’égorger le sénat, d’exterminer le peuple, et de ruiner la ville. II n’avait jamais vu Rome, et n’en connaissait ni la grandeur ni la force. II la trouva hors d’insulte : l’attaque et la circonvallation lui paraissant également impraticables, il fut contraint d’avoir recours aux voies de négociation. Il alla camper à Terni en Ombrie, d’où il députa à Maxence deux de ses principaux officiers, Licinius et Probus, pour lui proposer de mettre bas les armes, et de s’en rapporter à la bienveillance d’un beau-père prêt à lui accorder tout ce qu’il ne prétendrait pas emporter par violence.

Maxence n’avait gardé de donner dans ce piège. Il attaqua Galère avec les mêmes armes qui lui avoient si bien réussi contre Sévère, et profita de ces entrevues pour lui débaucher par argent une grande partie de ses troupes, déjà mécontentes d’être employées contre Rome et par un beau-père contre son gendre. Des corps entiers quittèrent Galère et s’allèrent jeter dans Rome. Cet exemple ébranlait déjà le reste de l’armée, et Galère était à la veille d’éprouver le même sort que celui qu’il venait venger, lorsque ce prince superbe, humilié par la nécessité, se prosternant aux pieds des soldats et les suppliant avec larmes de ne le pas livrer à son ennemi, vint à bout, à force de prières et de promesses, d’en retenir une partie. Il décampa aussitôt et s’enfuit en diligence.

Il ne fallait qu’un chef avec une poignée de bonnes troupes pour l’accabler dans cette fuite précipitée. Il le sentit; et pour ôter à l’ennemi le moyen de le poursuivre, et payer en même temps ses soldats de leur fidélité, il leur ordonna de ruiner toutes les campagnes et de détruire toutes les subsistances. Jamais il ne fut mieux obéi. La plus belle contrée de l’Italie éprouva tous les excès de l’avarice, de la licence et de la rage la plus effrénée. Ce fut au travers de ces horribles ravages que l’empereur, ou plutôt le fléau de l’empire, regagna la Pannonie; et la malheureuse Italie eut lieu de se ressouvenir alors que Galère recevant deux ans auparavant le titre d’empereur s’était déclaré l’ennemi du nom romain , et qu’il avait projeté de changer la dénomination de l’empire en l’appelant l’empire des Daces, parce que presque tous ceux qui gouvernaient alors tiraient, comme lui, leur origine de ces barbares.

Maximien était encore en Gaule. Indigné contre son fils, dont la lâcheté avait laissé échapper Galère, il résolut de lui ôter la puissance souveraine. Il sollicita son gendre de poursuivre Galère, et de se joindre à lui pour dépouiller Maxence. Constantin s’y trouvait assez disposé : mais il ne put se résoudre à quitter la Gaule, où sa présence était nécessaire pour contenir les barbares. Rien n’est plus équivoque que la conduite de Maximien. Cependant, quand on suit avec attention toutes ses démarches , il parait qu’il n’avait rien d’arrêté que le désir de se rendre le maître. Sans affection comme sans scrupule, également ennemi de son gendre, il cherchait à les détruire l’un par l’autre pour les faire périr tous deux. Il retourne à Rome: le dépit d’y voir Maxence plus honoré et plus obéi, et de n’être lui-même regardé que comme la créature de son fils, joignit à son ambition une amère jalousie. Il pratiqua sous-main les soldats de Sévère, qui avoient été les siens : avant même que d’en être bien assuré, il assemble le peuple et les gens de guerre, monte avec Maxence sur le tribunal; et, après avoir gémi sur les maux de l’état, tout à coup il se tourne d’un air menaçant vers son fils, l’accuse d’être la cause de ces malheurs, et, comme emporté par sa véhémence, il lui arrache le manteau de pourpre. Maxence, effrayé , se jette entre les bras des soldats, qui, touchés de ses larmes, et plus encore de ses promesses, accablent Maximien d’injures et de menaces. En vain celui-ci veut leur persuader que cette violence de sa part n’est qu’une feinte pour éprouver leur zèle à l’égard de son fils; il est obligé de sortir de Rome.

Galère avait donné le consulat de cette année à Sévère et à Maximin; le premier n’avait pas été reconnu dans les états de Maxence, qui avait nommé son père consul pour la neuvième fois; et Maximien en donnant à Constantin la qualité d’Auguste, l’avait fait consul avec lui, sans s’embarrasser du titre de Maximin. Maxence, ayant chassé son père, lui abrogea le consulat, sans lui substituer personne. Il cessa même alors de reconnaitre Constantin pour consul, et fit dater les actes par les consulats de l’année précédente, en ces termes; Après la sixième consulat; c’était celui de Constance Chlore et de Galère, qui tous deux avoient été consuls pour la sixième fois en 306.

Maximien se retira en Gaule, soit pour armer Constantin contre Maxence, soit pour le perdre lui-même. N’ayant pu réussir dans l’un ni dans l’autre projet, il se hasarda d’aller trouver Galère, l’ennemi mortel de son fils, sous prétexte de se réconcilier avec lui, et de prendre de concert les moyens de rétablir les affaires de l’empire; mais en effet pour chercher l’occasion de lui ôter la vie, et de régner à sa place, croyant ne pouvoir trouver du repos que sur le trône.

Galère était à Carnunte en Pannonie. Désespéré du peu de succès qu’il a voit eu contre Maxence, et craignant d’être attaqué à son tour, il songea à se donner un appui dans Licinius, en le mettant à la place de Sévère. C’était un Dace, d’une famille aussi obscure que celle de Galère; il se vantait pourtant de descendre de l’empereur Philippe. On ne sait pas précisément son âge; mais il était plus âgé que Galère; et c’était une des raisons qui avoient empêché celui-ci de le créer César, selon la coutume, avant que de s’élever à la dignité d’Auguste. Ils avoient formé ensemble une liaison intime dès le temps qu’ils servaient dans les armées. Licinius s’était ensuite attaché à la fortune de son ami, et avait beaucoup contribué par sa valeur à la célèbre victoire remportée sur Narsès. Il avait la réputation d’un grand homme de guerre, et il se piqua toujours d’une sévère exactitude dans la discipline. Ses vices, plus grands que ses vertus, n’avoient rien de rebutant pour un homme tel que Galère: il était dur, colère, dissolu, d’une avarice sordide, ignorant, ennemi des lettres, des lois et de la morale. Il appelait les lettres le poison de l’état; il détestait la science du barreau, et il prit plaisir, étant empereur, à persécuter les philosophes les plus renommés, et à leur faire souffrir, par haine et par caprice, les supplices réservés aux esclaves. Il y eut pourtant deux sortes de personnes qu’il sut traiter avec assez d’équité; il se montra favorable aux laboureurs et aux gens de la campagne; et retint dans une étroite contrainte les eunuques et les officiers du palais, qu’il aimait à comparer à ces insectes qui rongeait sans cesse les choses auxquelles ils s’attachent.

Pour rendre l’élection de Licinius plus éclatante, Galère invita Domitien à s’y trouver. Le vieillard y consentit : il partit de sa paisible retraite de Salone, et reparut à la cour avec une douce majesté qui attirait les regards sans les éblouir, et les respects sans mélange de crainte. Maximien, toujours agité du désir de régner, comme d’une fièvre ardente, voulut encore exciter en secret son ancien collègue, devenu philosophe, à reprendre la pourpre et à rendre le calme à l’empire, qui, dans les mains de tant de jeunes souverains , n’était que le jouet de leurs passions. Ce fut alors que Dioclétien lui fit cette belle réponse: Ah! si vous pouviez voir à Salone ces fruits et ces légumes que je cultive de mes propres mains, jamais vous ne me parleriez de l’empire! Quelques auteurs ont dit que Galère se joignit à Maximien pour faire à Dioclétien cette proposition: si le fait est vrai, ce ne pouvait être qu’une feinte et un pur compliment de la part de ce prince, qui n’était pas d’humeur à reculer d’un degré; mais l’ambition de Maximien nous répond ici de sa sincérité.

LICINIUS

Ce fut donc en présence et du consentement des deux anciens empereurs que Galère l’honora du litre d’Auguste, le onzième de novembre 307, lui donnant, à ce qu’on croit, pour département la Pannonie et la Rhétie, en attendant qu’il pût lui donner, comme il espérait le faire bientôt, toute la dépouille de Maxence. Licinius prit les noms de C. Flavius Valerius Licinianus Licinius; il y joignit le surnom de Jovius, que Galère avait emprunté de Dioclétien.

Constantin, qui n’avait pas été consulté, garda sur cette élection un profond silence. Maxence de son côté créa César son fils M. Aurelius Romulus. Mais le dépit de Maximin ne tarda pas à éclater. Pour faire sa cour à Galère, et pour gagner dans son esprit l’avantage sur Licinius, qui commençait à lui donner de la jalousie, il avait redoublé de fureur et de cruauté contre les chrétiens. Mennas, préfet d’Egypte, était chrétien; Maximin l’ayant appris envoie Hermogènes pour prendre sa place et pour le punir. Le nouveau préfet exécute ses ordres et fait cruellement tourmenter son prédécesseur. Mais, ébranlé d’abord par sa constance, éclairé ensuite par plusieurs miracles dont il fut témoin , il se convertit et embrassa le christianisme. Maximin, outre de colère, vient à Alexandrie : il leur fait à tous deux trancher la tête; et pour tremper lui-même ses mains dans le sang des martyrs, il tue d’un coup d’épée Eugraphus, domestique de Mennas, et qui osait devant l’empereur professer la religion proscrite. Mon dessein n’est pas de mettre sous les yeux de mes lecteurs tous les triomphes des martyrs ; ce détail appartient à l’histoire de l’Eglise, dont ils furent l’honneur et la défense. Je me propose seulement de rendre compte des principaux faits de ce genre, auxquels les empereurs ont eu part immédiatement et par eux-mêmes.

Les édits de Maximin remplissaient tout l’Orient de gibets, de feux et de carnage. Les gouverneurs s’empressaient à l’envi de servir l’inhumanité du prince. Urbain, préfet de Palestine, se signalait entre les autres, et la ville de Césarée était teinte de sang. Aussi possédait-il toute la faveur du tyran : sa complaisance barbare couvrit tous ses autres crimes, dont il espérait acheter l’impunité aux dépens des chrétiens. Mais le Dieu qu’il attaquait dans ses serviteurs ouvrit les yeux du prince sur les rapines et les injustices du préfet. Urbain fut convaincu devant Maximin, qui devint pour lui à son tour un juge inexorable , et qui, l’ayant condamné à la mort, vengea, sans le vouloir, les martyrs sur celui qui avait prononcé tant de condamnations injustes. Firmilien, qui succéda à Urbain, ayant été comme lui le fidèle ministre des ordres sanguinaires du tyran, fut comme lui la victime de la vengeance divine, et eut quelques années après la tête tranchée.

Quoique les rigueurs que Maximin exerçait contre les chrétiens ne coûtassent rien à sa cruauté, cependant, plus il s’était étudié à se conformer aux volontés de Galère, plus il se sentit piqué de la préférence que ce prince donnait à Licinius. Après s’être regardé comme tenant la seconde place dans l’empire, il ne voulait pas reculer à la troisième. Il en fit des plaintes mêlées de menaces. Pour l’adoucir, Galère lui envoie plusieurs fois des députés; il lui rappelle ses bienfaits passés; il le prie même d’entrer dans ses vues et de déférer aux cheveux blancs de Licinius. Maximin, que ces ménagements rendaient plus fier et plus hardi, proteste qu’étant depuis trois ans revêtu de la pourpre des Césars, il ne consentira jamais à laisser à un autre le rang qui lui est du à lui-même. Galère, qui se croyait en droit d’en exiger une soumission entière, lui reproche en vain son ingratitude; il lui fallut céder à l’opiniâtreté de son neveu. D’abord, pour essayer de le satisfaire, il abolit le nom de César; il déclare que lui-même et Licinius seront appelés Augustes, et que Maximin et Constantin auront le titre non plus de Césars, mais de fils des Augustes. Il parait, par les médailles de ces deux princes, qu’ils adoptèrent d’abord cette nouvelle dénomination. Mais Maximin ne la garda pas longtemps; il se fit proclamer Auguste par son armée, et manda ensuite à son oncle la prétendue violence que ses soldats lui avoient faite. Galère, forcé avec chagrin d’y consentir, abandonna le plan qu’il avait formé, et ordonna que les quatre princes seraient tous reconnus pour Augustes.

Galère tenait sans contredit le premier rang; l’ordre des trois antres était contesté; Licinius était le second selon Galère, qui ne donnait que le dernier rang à Constantin; mais Maximin se nommait lui-même avant Licinian; et selon toute apparence Constantin dans ses états était nommé avant les deux autres. D’un autre côté Maxence ne reconnaissait d’abord que lui seul pour Auguste; il voulut bien ensuite faire part de ce titre à Maximin. Mais enfin toutes ces disputes de prééminence se terminèrent par la mort funeste de chacun de ces princes qui cédèrent l’un après l’autre au bonheur et au mérite de Constantin.

Maximien, empereur honoraire, puisqu’il n’avait ni sujets ni fonctions que celles que lui imposait son humeur turbulente, avait été compté pour rien dans ces nouvelles dispositions. Il était dès lors brouillé avec Galère : il parait qu’au commencement de cette année ils avoient vécu en bonne intelligence, puisqu’on voit dans les fastes le dixième consulat de Maximien joint au septième de Galère. Maxence, qui ne reconnaissait ni l’un ni l’autre, après avoir passé près de quatre mois sans nommer de consuls, se nomma lui-même le vingtième d’avril avec son fils Romulus , et se continua avec lui l’année suivante.

Comme il se voyait tranquille en Italie, il envoya ses images en Afrique pour s’y faire reconnoter. Il s’attribuait cette province : c’était une partie de la dépouille de Sévère. Les troupes de Carthage, regardant Maxence comme un usurpateur, refusèrent de lui obéir; et, craignant que le tyran ne vînt les y contraindre à main armée, elles prirent le long du rivage la route d’Alexandrie pour se retirer dans les états de Maximin. Mais, ayant rencontré en chemin des troupes supérieures, elles se jetèrent dans des vaisseaux et retournèrent à Carthage. Maxence, irrité de cette résistance, résolut d’abord de passer en Afrique, et d’aller en personne punir les chefs de ces rebelles; mais il fut retenu à Rome par les aruspices, qui l’assurèrent que les entrailles des victimes ne lui promettaient rien de favorable. Une autre raison plus solide, c’est qu’il craignait l’opposition du vicaire d’Afrique, nommé Alexandre, qui avait un grand crédit dans le pays. Il voulut donc s’assurer de sa fidélité, et lui demanda son fils pour otage : c’était un jeune homme fort beau; et le père, informé des infâmes débauches de Maxence, refusa de le hasarder entre ses mains. Bientôt des assassins envoyés pour tuer Alexandre ayant été découverts, les soldats, plus indignés encore, proclamèrent Alexandre empereur. Il était Phrygien selon les uns, Pannonien selon les autres : peut-être était-il né dans une de ces provinces et originaire de l’autre. Tous conviennent qu’il était fils d’un paysan, ce qui ne le rendait pas moins digne de l’empire que Galère, Maximin et Licinius. Mais il ne rachetait ce dé­faut par aucune bonne qualité : naturellement timide et paresseux, il l’était devenu encore davantage par la vieillesse. Cependant il n’eut pas besoin d’un grand mérite pour se soutenir plus de trois ans contre Maxence, comme nous le verrons dans la suite.

Deux caractères tels que ceux de Maximien et de Galère ne pouvaient demeurer longtemps unis. Le premier, chassé de Rome, exclus de l’Italie, obligé enfin à quitter l’Illyrie, n’avait plus d’asile qu’auprès de Constantin. Mais, en perdant toute autre ressource, il n’avait pas perdu l’envie de régner, quelque crime qu’il fallût commettre. Ainsi, en se jetant entre les bras de son gendre, il y porta le noir dessein de lui ravir la couronne avec la vie. Pour mieux cacher ses perfides projets, il quitte encore une fois la pourpre. La générosité de son gendre lui en conserva tous les honneurs et tous les avantages. Constantin le logea dans son palais; il l’entretint avec magnificence; il lui donnait la droite partout où il se trouvait avec lui; il exigeait qu’on lui obéît avec plus de respect et de promptitude qu’à sa propre personne; il s’empressait lui-même à lui obéir : on eût dit que Maximien était l’empereur, et que Constantin n’était que le ministre.

Le pont que ce prince faisait construire à Cologne donnait de la crainte aux barbares d’au-delà du Rhin, et cette crainte produisit chez eux des effets contraires. Les uns tremblaient et demandaient la paix; les autres s’effarouchaient et couraient aux armes. Constantin, qui était à Trêves, rassembla ses troupes; et, suivant le conseil de son beau-père, dont l’âge et l’expérience lui imposaient, et dont sa propre franchise ne lui permettait pas de se défier, il ne mena pour cette expédition qu’un détachement de son armée. L’intention du perfide vieillard était de débaucher les troupes qu’on lui laisserait, tandis que son gendre, avec le reste en petit nombre, succomberait sous la multitude des barbares. Quand après quelques jours il crut Constantin déjà engagé bien avant dans le pays ennemi, il reprend une troisième fois la pourpre, s’empare des trésors, répand l’argent à pleines mains, écrit à toutes les légions, et leur fait de grandes promesses. En même-temps, pour mettre toute la Gaule entre lui et Constantin , il marche vers Arles à petites journées, en consumant les vivres et les fourrages, afin d’empêcher la poursuite, et fait courir partout le bruit de la mort de Constantin.

Cette nouvelle n’eut pas le temps de prendre crédit. Constantin, averti de la trahison de son beau-père, retourne sur ses pas avec une incroyable diligence. Le zèle de ses soldats surpasse encore ses désirs. A peine veulent-ils s’arrêter pour prendre quelque nourriture; l’ardeur de la vengeance leur prête à tous moments de nouvelles forces; ils volent, sans prendre de repos, des bords du Rhin à ceux de la Saône. L’empereur, pour les soulager, les fait embarquer à Châlons: ils s’impatientent de la lenteur de ce fleuve tranquille; ils se saisissent de rames, et le Rhône même ne leur semble pas assez rapide. Arrivés à Arles, ils n’y trouvent plus Maximien, qui n’avait pas eu le temps de mettre la ville en défense, et s’était sauvé à Marseille. Mais ils y rejoignent la plupart de leurs compagnons, qui, n’ayant pas voulu suivre l’usurpateur, se jettent aux pieds de Constantin et rentrent dans leur devoir. Tous ensemble courent vers Marseille et quoiqu’ils commissent la force de la ville, ils se promettent bien de l’emporter d’emblée.

En effet, dès que Constantin parut, il se rendit maître du port, et fit donner l’assaut à la ville: elle était prise, si les échelles ne se fussent trouvées trop courtes. Malgré cet inconvénient, grand nombre de soldats, s’élançant de toutes leurs forces, et se faisant soulever par leurs camarades, s’attachaient aux créneaux, et s’empressaient de gagner le haut du mur, lorsque l’empereur, pour épargner le sang de ses troupes et celui des habitants, fit sonner la retraite. Maximien s’étant montré sur la muraille, Constantin s’en approche, et lui représente avec douceur l’indécence et l’injustice de son procédé. Tandis que le vieillard se répand en invectives outrageantes on ouvre à son insu une porte de la ville, et on introduit les soldats ennemis. Ils se saisissent de Maximien et l’amènent devant l’empereur, qui, après lui avoir reproché ses crimes, crut assez le punir en le dépouillant de la pourpre, et voulut bien lui laisser la vie.

AN. 310.

Cet esprit altier et remuant, qui n’avait pu se contenter ni du titre d’empereur sans états, ni des honneurs de l’empire sans le titre d’empereur, s’accommodait bien moins encore de l’anéantissement où il se voyait réduit. Par un dernier trait de désespoir, il forma le dessein de tuer son gendre; et par un effet de cette imprudence que Dieu attache ordinairement au crime pour en empêcher le succès ou pour en assurer la punition , il s’en ouvrit à sa fille Fausta, femme de Constantin : il met en usage les prières et les larmes; il lui promet un époux plus cligne d’elle; il lui demande pour toute grâce de laisser ouverte la chambre où couchait Constantin, et de faire en sorte qu’elle fût mal gardée. Fausta feint d’être touchée de ses pleurs, elle lui promet tout, et va aussitôt avertir son mari. On prend toutes les mesures qui pouvaient produire une conviction pleine et entière. On met dans le lit un eunuque, pour y recevoir le coup destiné à l’empereur. Au milieu de la nuit Maximien approche; il trouve tout dans l’état qu’il désirait : les gardes restés en petit nombre s’étaient éloignés; il leur dit, en passant, qu’il vient d’avoir un songe intéressant pour son fils , et qu’il va lui en faire part: il entre, il poignarde l’eunuque, et sort plein de joie, en se vantant du coup qu'il vient de faire. L’empereur se montre aussitôt environné de ses gardes; on tire du lit le misérable, dont la vie a voit été sacrifiée: Maximien reste glacé d’effroi; on lui reproche sa barbarie meurtrière, et on ne lui laisse que le choix du genre de mort: il se détermine à s’étrangler de ses propres mains; supplice honteux, dont il méritait bien d’être lui-même l’exécuteur et la victime. Il ne fut pourtant pas privé d’une sépulture honorable. Selon une ancienne chronique, on crut, vers l’an 1054, avoir trouvé son corps à Marseille, encore tout entier, dans un cercueil de plomb enfermé dans un tombeau de marbre. Mais Raimbaud, alors archevêque d’Arles, fit jeter dans la mer le corps de ce persécuteur, le cercueil, et même le tombeau. Constantin, assez généreux pour ne pas refuser les derniers honneurs à un beau-père si perfide, voulut en même temps punir ses crimes par une flétrissure souvent mise en usage dans l’empire romain à l’égard des princes délestés : il fit abattre ses statues effacer ses inscriptions, sans épargner même les monuments qui lui étaient communs avec Dioclétien. Maxence, qui n’avait jamais respecté son père pendant sa vie, en fit un dieu après sa mort.

Maximien , selon Victor le jeune, ne vécut que soixante ans. Il avait été près de vingt ans collègue de Dioclétien. Pendant les cinq dernières années de sa vie il fut sans cesse le jouet de son ambition, tour à tour tenté de reprendre et forcé de quitter la puissance souveraine; plus malheureux après en avoir goûté les douceurs qu’il ne l’avait été dans la poussière de sa naissance, que son orgueil lui fit oublier dès qu’il en fut sorti. Les panégyristes, corrupteurs des princes quand ni l’orateur ni le héros ne sont philosophes, s’entendirent avec lui-même pour le séduire. Il avait pris le nom d’Herculius; ce fut pour la flatterie des uns et pour la vanité de l’autre un titre incontestable d’une noblesse qui remontait à Hercule. Pour effacer la trace de sa vraie origine, il fit construire un palais dans un lieu près de Sirmium, à la place d’une cabane où son père et sa mère avoient gagné leur vie du travail de leurs mains.

Il mourut à Marseille au commencement de l’an 310, et qui est marqué dans les fastes en ces termes, la seconde année après le dixième et septième consulat: c’était celui de Maximien et de Galère en 3o8. Galère n’ayant point nommé de consuls pour les deux années suivantes, elles prirent pour date ce consulat. Quoi qu’en dise M. de Tillemont, je soupçonne qu’Andronicus et Probus, marqués pour consuls en 310 dans les fastes de Théon, ne furent nommés par Galère qu’après la mort de Maximien. Il ne voulut pas qu’on continuât de dater les actes publics par le consulat d’un prince qui venait de subir une mort si ignominieuse. En Italie Maxence s’était fait seul consul pour la troisième fois, sans prendre pour collègue son fils Romulus comme dans les deux années précédentes : ce qui donne à quelques-uns lieu de croire que ce jeune prince était mort en 309. Son père le mit au nombre des dieux.

La révolte de Maximien avait réveillé l’humeur guerrière des barbares; son malheureux succès leur fit mettre bas les armes. Sur la nouvelle de leurs mouvements Constantin se mit en marche vers le Rhin : mais dès le second jour, comme il approchait d’un fameux temple d’Apollon, dont l’histoire ne marque pas le lieu, il apprit que tout était calmé. Il prit cette occasion de rendre hommage de ses victoires à ce dieu qu’il honorait d’un culte particulier, comme il parait par ses médailles, et de lui faire de magnifiques offrandes.

Il continua sa marche jusqu’à Trêves, et s’occupa à réparer et à embellir cette ville, où il faisait sa résidence ordinaire. Il en releva les murailles ruinées depuis longtemps; il y fit un cirque presque aussi grand que celui de Rome, des basiliques, une place publique, un palais de justice; édifices magnifiques, si l’on en croit Eumène, qui prononça en cette occasion l’éloge du prince restaurateur.

Le repos de Constantin était pour les barbares d’au-delà du Rhin le signal de la guerre. Dès qu’ils le voient occupé de ces ouvrages, ils reprennent les armes, d’abord séparément; ensuite ils forment une ligue redoutable et réunissent leurs troupes. C’étaient les Bructères, les Chamaves, les Chérusques, les Vangions, les Allemands, les Tubantes. Ces peuples occupaient la plus grande partie des pays compris entre le Rhin, l’Océan, le Véser et les sources du Danube. L’empereur, toujours préparé à la guerre dans le sein même de la paix, marche contre eux dès la première alarme, et fait en cette occasion ce qu’il avait vu pratiquer à Galère dans la guerre contre les Perses. Il se déguise, et s’étant approché du camp ennemi avec deux de ses officiers, il s’entretient avec les barbares, et leur fait accroire que Constantin est absent. Aussitôt il rejoint son armée, fond sur eux lorsqu’ils ne s’y attendaient pas, en fait un grand carnage, et les oblige de regagner leurs retraites. Peut-être fut-ce pour cette victoire qu’on commença cette année à lui donner sur ses monnaies le titre de Maximus, que la postérité lui a conservé. Rappelé dans la Grande Bretagne par quelques mouvements des Pictes et des Calédoniens, il y rétablit la tranquillité.

Tandis que Dieu récompensait par ces heureux succès les vertus morales de Constantin, il punissait les fureurs de Galère, qui avait le premier allumé les feux de la persécution, et qui la continuait avec la même violence. Ce prince, après l’élection de Licinius, s’était retiré à Sardique. Honteux d’avoir fui devant un ennemi qu’il se croyait en droit de mépriser , plein de rage et de vengeance, il songeait à rentrer en Italie, et à rassembler toutes ses forces pour écraser Maxence. Un autre dessein occupait encore sa vanité. La vingtième année depuis qu’il avait été fait César devait expirer au premier de mars 312. Les princes se piquaient de magnificence dans cette solennité, qu’on appelait les Vicennales; et l’altier Galère, qui se mettait fort au-dessus des trois autres Augustes, se préparait de loin à donner à cette cérémonie toute la splendeur qu’il croyait convenir au chef de tant de souverains. Pour remplir ces deux objets , il avait besoin de lever des sommes immenses, et de faire de prodigieux amas de blé, de vin, d’étoffes de toute espèce , qu’on distribuait au peuple avec profusion dans les spectacles de ces fêtes. Sa dureté naturelle et la patience de ses sujets étaient pour lui une ressource qu’il croyait inépuisable. Un nouvel essaim d’exacteurs se répandit dans ses états. Ils ravissaient sans pitié ce qu’on avait sauvé des vexations précédentes : on pillait les maisons; on dépouillait les habitants; on saisissait toutes les récoltes, toutes les vendanges; on enlevait jusqu’à l’espérance de la récolte prochaine, en ne laissant pas aux laboureurs de quoi ensemencer leurs campagnes; on voulait même exiger d’eux à force de tourments ce que la terre ne leur avait pas donné : ces malheureux, pour fournir aux largesses du prince, mouraient de faim et de misère. Tout retentissait de plaintes lorsque les cris affreux de Galère arrêtèrent tout à coup les violences de ses officiers, et les gémissements de ses sujets.

Il était tourmenté d’une cruelle maladie : c’était un ulcère au périnée, qui résistait à tous les remèdes, à toutes les opérations. Deux fois les médecins vinrent à bout de fermer la plaie; deux fois la cicatrice s’étant rompue, il perdit tant de sang, qu’il fut près d’expirer. On avait beau couper les chairs, ce mal incurable gagnait de proche en proche; et, après avoir dévoré toutes les parties externes, il pénétra dans les entrailles et y engendra des vers, qui sortaient comme d’une source intaris­sable. Son lit semblait être l’échafaud d’un criminel: ses cris effroyables, l’odeur infecte qu’il exhalait, la vue de ce cadavre vivant, tout inspirait l’horreur. Il avait perdu la figure humaine : toute la masse de son corps venant à se corrompre et à se dissoudre, la partie supérieure restait décharnée; ce n’était qu’un squelette pâle et desséché; l’inférieure était enflée comme un outre; on n’y distinguait plus la forme des jambes ni des pieds. Il y avait un an entier qu’il était en proie à ces horribles tourments. N’espérant plus rien de ses médecins, il eut recours à ses dieux; il implora l’assistance d’Apollon et d’Esculape; et comme les victimes se trouvaient aussi impuissantes que les remèdes employés jusqu’alors, il se fit amener par force tout ce qu’il y avait de médecins renommés dans son empire, et se vengeant sur eux de l’excès de ses douleurs, il faisait égorger les uns, parce que, ne pouvant supporter l’infection, ils n’osaient approcher de son lit; les autres, parce qu’après bien des soins et des peines ils ne lui procuraient aucun soulagement. Un de ces infortunés qu’il allait faire massacrer, devenu hardi par le désespoir : « Prince ( s’écria-t-il ), vous vous abusez, si vous espérez que les hommes guérissent une plaie dont Dieu vous a frappé lui-même : cette maladie ne vient pas d’une cause humaine; elle n’est point sujette aux lois de notre art; souvenez-vous des maux que vous avez faits aux serviteurs de Dieu, et de la guerre que vous avez déclarée à une religion divine, et vous sentirez à qui vous devez demander des remèdes. Je puis bien mourir avec mes semblables; mais aucun de mes semblables ne pourra vous guérir.»

Ces paroles pénétrèrent le cœur de Galère, mais sans le changer. Au lieu de se condamner lui-même, de confesser le Dieu qu’il avait persécuté dans ses serviteurs, et de désarmer sa colère en se soumettant à sa justice, il le regarda comme un ennemi puissant et cruel avec qui il fallait composer. Dans les nouveaux accès de ses douleurs, il s’écriait qu’il était prêt à rebâtir les églises et à satisfaire le Dieu des chrétiens. Enfin, plongé dans les noires vapeurs d’un affreux repentir, il fait assembler autour de son lit les grands de sa cour; il leur ordonne de faire sans délai cesser la persécution, et dicte en même temps un édit dont Lactance nous a con­servé l’original. En voici la traduction:

« Entre les antres dispositions dont nous sommes sans cesse occupé pour l’intérêt de l’état, nous nous étions proposé de réformer tous les abus contraires aux lois et à la discipline romaine, et de ramener à la raison les chrétiens qui ont abandonné les usages de leurs pères. Nous étions affligé de les voir comme de concert tellement emporté par leur caprice et leur folie, qu’au lieu de suivre les pratiques anciennes établies peut-être par leurs ancêtres mêmes, ils se faite soient des lois à leur fantaisie et séduisaient les peuples en formant des assemblées en différents lieux. Pour remédier à ces désordres, nous leur ordonnâmes de revenir aux anciennes institutions: plusieurs ont obéi par crainte; plusieurs aussi, ayant refusé d’obéir, ont été punis. Enfin, comme nous avons reconnu que la plupart, persévérant dans leur opiniâtreté, ne rendent pas aux dieux le culte qui leur est dû, et n’adorent plus même le Dieu des chrétiens, par un mouvement de notre très grande clémence, et selon notre coutume constante de donner à tous hommes des marques de notre douceur, nous avons bien voulu étendre jusque sur eux les effets de notre indulgence, et leur permettre de reprendre les exercices du christianisme, et de tenir leurs assemblées, à condition qu’il ne s’y passera rien qui soit contraire à la discipline. Nous prescrirons aux magistrats, par une autre lettre, la conduite qu’ils doivent tenir. En reconnaissance de cette indulgence que nous avons pour les chrétiens, il sera de leur devoir de prier leur Dieu pour notre conservation, pour le salut de l’état et pour le leur, afin que l’empire soit de toute part en sûreté, et qu’ils puissent eux-mêmes vivre sans péril et sans crainte.»

Cet édit bizarre et contradictoire, plus capable de irriter Dieu que de l’apaiser, fut publié dans l’empire et affiché le dernier d’avril de l’an 311, à Nicomédie, où la persécution s’était ouverte huit ans auparavant par la destruction de la grande Eglise. Quinze jours après on y apprit la mort de ce prince. Il avait enfin expiré à Sardique après un supplice d’un an et demi, ayant été César treize ans et deux mois, Auguste six ans et quelques jours. Licinius reçut ses derniers soupirs, et Galère, en mourant, lui recommanda sa femme Valérie, et Candidien son fils naturel, dont nous raconterons dans la suite les tristes aventures. Il fut enterré en Dace, où il était né, dans un lieu qu’il avait nommé Romuliane, du nom de sa mère Romula. Par une vanité pareille à celle d’Alexandre le grand, il se vantait d’avoir eu pour père un serpent monstrueux. On ignore le nom de sa première femme, dont il eut une tille qu’il donna en mariage à Maxence. Malgré ses débauches il avait respecté Valérie, et lui avait fait l’honneur de donner son nom à une partie de la Pannonie. Il avait auparavant procuré à cette province une grande étendue de terres labourables, en faisant abattre de vastes forêts et dessécher un lac nommé Pelso, dont il avait fait écouler les eaux dans le Danube. Maxence, qui se plaisait à peupler le ciel de nouvelles divinités, en fit un dieu, quoiqu’ils eussent été mortels ennemis; et ce ne fut qu’après la mort de Galère qu’il se ressouvint que ce prince était son beau-père, titre qu’il lui donna alors avec celui de Divus, sur ses propres monnaies.

Je ne dois pas dissimuler que plusieurs auteurs païens ont parlé assez avantageusement de Galère: ils lui donnent de la justice, et même de bonnes mœurs. Mais outre que ce sont des abréviateurs qui n’entrent dans aucun détail, et qu’il faut croire sur leur parole, le zèle de ce prince pour la religion que ces auteurs professaient peut bien dans leur esprit lui avoir tenu lieu de mérite. Peut-être aussi les auteurs chrétiens, par un motif contraire, ont-ils un peu exagéré ses vices. Mais il n’est pas croyable que des hommes célèbres, tels que Lactance et Eusèbe, qui écrivaient sous les yeux des contemporains de Galère, et qui développent toute sa conduite, aient voulu s’exposer à être démentis par tant de témoins sur des faits récents et publics. Or, à juger de ce prince, non pas par les qualités qu’ils lui donnent, mais par les actions qu’ils en racontent, parmi une foule de vices on ne lui trouve guère d’autre vertu que la valeur guerrière.

Il était, quand il mourut, consul pour la huitième fois. Les fastes sont fort peu d’accord sur les consulats de cette année; les uns donnent pour collègue à Galère, Maximin pour la seconde fois, d’autres Licinius; et il est constant que celui-ci avait été consul avant l’année suivante : quelques-uns nomment Galère seul consul. Maxence laissa Rome et l’Italie sans consuls jusqu’au mois de septembre, qu’il nomma Rufin et Eusèbe Volusien.

A la première nouvelle de la mort de Galère, Maximin, qui avait pris d’avance ses mesures, accourt en diligence pour prévenir Licinius, et se saisir de l’Asie jusqu’à la Propontide et au détroit de Chalcédoine. Il signale son arrivée en Bithynie par le soulagement des peuples, en faisant cesser toutes les rigueurs des exactions. Cette générosité politique lui gagna tous les cœurs, et lui fit bientôt trouver plus de soldats qu’il n’en voulut. Licinius approche de son côté; déjà les armées bordaient les deux rivages; mais, au lieu d’en venir aux mains, les empereurs s’abouchent dans le détroit même, se jurent une amitié sincère, et conviennent par un traité que toute l'Asie restera à Maximin, et que le détroit servira de borne aux deux empires.

Après une conclusion si favorable, il ne tenait qu’à Maximin de vivre heureux et tranquille. Ce prince, sorti ainsi que Galère et Licinius des forêts de l’Illyrie, n’avait pourtant pas l’esprit aussi grossier. Il aimait les lettres, il honorait les savants et les philosophes : peut-être ne lui avait-il manqué qu’une bonne éducation et de meilleurs modèles pour adoucir l’humeur barbare qu’il tirait de sa naissance. Mais, enivré du pouvoir suprême, pour lequel il n’était pas né, emporté par l’exemple des autres princes, enfin devenu féroce par l’habitude de verser le sang des chrétiens, il n’épargna plus ses provinces; il accabla les peuples d’impositions, il se livra sans réserve à tous les désordres. Il ne se levait guère de table sans être ivre, et le vin le rendait furieux. Ayant observé qu’il avait alors plusieurs fois donné des ordres dont il se repentait ensuite, il commanda que ce qu’il ordonnerait après son repas ne fût exécuté que le lendemain : précaution honteuse, qui prouvait l’intempérance dont elle prévenait les effets. Dans ses voyages il portait partout la corruption et la débauche, et sa cour, fidèle à l’imiter, flétrissait tout sur son passage. Avec ses fourriers courait devant lui une troupe d’eunuques et de ministres de ses plaisirs pour préparer de quoi le satisfaire. Plusieurs femmes, trop chastes pour se prêter à ses désirs, furent noyées par ses ordres : plusieurs maris se donnèrent la mort. Il abandonnait à ses esclaves des filles de condition, après les avoir déshonorées; celles du commun étaient la proie du premier ravisseur; il donnait lui-même, par brevet et comme une récompense, celles dont la noblesse était distinguée; et malheur au père qui, après la concession de l'empereur, aurait refusé sa fille an dernier de ses gardes, qui presque tous étaient des barbares et des Goths chassés de leur pays!

L’édit de Galère en faveur des chrétiens avait été publié dans les états de Constantin et de Licinius; et il devait l’être dans tout l’empire. Mais Maximin, à qui il ne pouvait manquer de déplaire, le supprima, et prit grand soin d’empêcher qu’il ne devînt public dans ses états. Cependant, comme il n’osait contredire ouvertement ses collègues, il ordonna de vive voix à Sabinus, son préfet du prétoire, de faire cesser la persécution. Celui-ci écrivit à tous les gouverneurs de provinces une lettre circulaire: il leur mandait que, l’intention des empereurs n’ayant jamais été de faire périr des hommes pour cause de religion, mais seulement de les ramener à l’uniformité du culte établi de tout temps, et l’opiniâtreté des chrétiens étant invincible, ils eussent à cesser toute contrainte, et à n’inquiéter personne qui fit profession de christianisme.

Maximin fut mieux obéi qu’il ne désirait. On mit en liberté ceux qui étaient détenus en prison ou condamnés aux mines pour avoir confessé le nom de Jésus-Christ. Les églises se repeuplaient, l’office divin s’y célébrait sans trouble; c’était une nouvelle aurore dont les païens mêmes étaient frappés et réjouis; ils célébraient que le Dieu des chrétiens était le seul grand, le seul véritable. Ceux d’entre les fidèles qui avoient courageusement combattu pendant la persécution étaient honorés comme des athlètes couronnés de gloire; ceux qui avoient succombé se relevaient, et embrassaient avec joie une austère pénitence. On voyait les rues des villes et les chemins des campagnes remplis d’une foule de confesseurs qui, couverts de glorieuses cicatrices, retournoient comme en triomphe dans leur patrie, chantant à la louange de Dieu des cantiques de victoire. Tous les peuples applaudissaient à leur délivrance, et leurs bourreaux mêmes les félicitaient.

L’empereur, dont les ordres avoient procuré cette joie universelle, était le seul qui ne la goûtait pas; elle faisait son supplice; il ne put l’endurer plus de six mois. Afin de la troubler, il saisit un prétexte pour défendre les assemblées auprès de la sépulture des martyrs. Ensuite il se fit envoyer des députés par les magistrats des villes pour lui demander avec instance la permission de chasser les chrétiens et de détruire leurs églises. Dans ces pratiques secrètes il s’aida des artifices d’un certain Théotecne, magistrat d’Antioche. C’était un homme qui joignait à un esprit violent une malice consommée. Ennemi juré des chrétiens, il les avait attaqués par toutes sortes de moyens, décriés par les calomnies les plus atroces, poursuivis dans leurs retraites les plus cachées, et il en avait fait périr un grand nombre. Maximin était adonné aux affreux mystères de la magie; il ne faisait rien sans consulter les devins et les oracles : aussi donnait-il de grandes dignités et des privilèges considérables aux magiciens. Théotecne, pour autoriser par un ordre du ciel une nouvelle persécution, consacra avec de grandes cérémonies une statue de Jupiter Philius, titre sous lequel ce dieu était depuis longtemps adoré à Antioche; et, après un ridicule appareil d’impostures magiques et de superstitions exécrables, il fit parler l’oracle, et lui fit prononcer contre les chrétiens une sentence de bannissement hors de la ville et du territoire.

A ce signal, tous les magistrats des autres villes répondirent par un semblable arrêt, et les gouverneurs, pour faire leur cour, les y excitaient sous-main. Alors l’empereur, feignant de vouloir satisfaire aux instances des députés, fit graver sur des tables d’airain un rescrit dans lequel, après avoir félicité ses peuples en termes magnifiques de leur zèle pour le culte des dieux, et de l’horreur qu’ils manifestaient contre une race impie et criminelle, il attribuait aux chrétiens tous les maux qui dans les temps passés avoient affligé la terre, et à la protection des dieux de l’empire tous les biens dont on jouissait alors, la paix, l’heureuse température de l’air, la fertilité des campagnes; il permettait aux villes, conformément à leur requête, et leur ordonnait même de bannir tous ceux qui resteraient obstinés dans l’erreur; il leur offrait de récompenser leur piété en leur accordant sur-le-champ telle grâce qu’elles voudraient de­mander.

II n’en fallait pas tant pour renouveler les fureurs de persécution. On vit aussitôt rallumer tous les feux, lâcher sur les chrétiens toutes les bêtes féroces. Jamais il n’y avait eu plus martyrs ni plus de bourreaux.

Maximin choisit en chaque ville, entre les principaux habitants, des prêtres d’un ordre supérieur, qu’il chargea de faire tous les jours des sacrifices à tous leurs dieux, d’empêcher que les chrétiens ne fissent ni en public ni en particulier aucun acte de leur religion, de se saisir de leurs personnes, et de les forcer à sacrifier ou de les mettre entre les mains des juges. Pour veiller à l’exécution de ces ordres, il établit dans chaque province un pontife suprême, tiré des magistrats déjà éprouvés dans les fonctions publiques; ou plutôt, comme l’institution en était ancienne, il augmenta la puissance de ces pontifes en leur donnant une compagnie de gardes et des privilèges très honorables; ils étaient au-dessus de tous les magistrats ; ils avoient droit d’entrer dans le conseil des juges et de prendre séance avec eux.

Comme la superstition s’allie avec tous les crimes, Maximin était passionné pour les sacrifices, il ne passait point de jour sans en offrir dans son palais. Pour y fournir, on enlevait les troupeaux dans les campagnes. Ses courtisans et ses officiers n’étaient nourris que de la chair des victimes. Il avait même imaginé de ne faire servir sur sa table que des viandes d’animaux égorgés au pied des autels et déjà offerts aux dieux, pour souiller tous ses convives par la participation de son idolâtrie.

Tous ceux qui aspiraient à la faveur s’efforçaient à l’envi de nuire aux chrétiens; c’était à qui inventerait contre eux de nouvelles calomnies. On forgea de faux actes de Pilate, remplis de blasphèmes contre Jésus-Christ, et par ordre de Maximin on les répandit par toutes les provinces; on enjoignit aux maîtres d’école de les mettre entre les mains des enfants, et de les faire apprendre par cœur; on suborna des femmes perdues pour venir déposer devant les juges qu’elles étaient chrétiennes, et pour s’avouer complices des plus horribles abominations, pratiquées, disaient-elles, par les chrétiens dans leurs temples. Ces dépositions, insérées dans les actes publics, étaient aussitôt envoyées par tout l’empire.

Le théâtre le plus ordinaire des cruautés de Maximin était Césarée de Palestine. Mais partout où il allait, son passage était tracé par le sang des martyrs. A Nicomédie il fit mourir entre autres Lucien, célèbre prêtre de l’église d’Antioche; à Alexandrie, où il parait qu’il alla plusieurs fois. il fit trancher la tête à Pierre, évêque de cette ville, à un grand nombre d’évêques d’Egypte, et à une multitude de fidèles. Il ôta la vie à plusieurs femmes chrétiennes, à qui il n’avait pu ôter l’honneur. Eusèbe en remarque entre les autres une qu’il ne nomme pas; c’est, selon Baronius, celle que l’Eglise honore sous le nom de sainte Catherine, quoique Rufin la nomme Dorothée. Elle était distinguée par sa beauté, sa naissance, ses richesses, et plus encore par sa science; ce qui n’était pas sans exemple entre les femmes d’Alexandrie. Le tyran, épris d’amour, avait inutilement tenté de la séduire. Comme elle se montrait prête à mourir, mais non pas à le satisfaire, il ne put se résoudre à la livrer au supplice; il se contenta de confisquer ses biens et de la bannir d’Alexandrie; et ce trait fut regardé dans le tyran comme un effort de clémence que l’amour seul pouvait produire. Enfin, las de carnage et de massacres, par un autre effet de cette même clémence qui lui était particulière, il ordonna qu’on ne ferait plus mourir les chrétiens, mais qu’on se contenterait de les mutiler. Ainsi on arrachait les yeux aux confesseurs, on leur coupait les mains, les pieds, le nez et les oreilles; on leur brûlot avec un fer rouge l’œil droit et les nerfs du jarret gauche, et on les envoyait en cet état travailler aux mones.

La vengeance divine ne tarda pas à éclater. Maximin, dans son édit contre les chrétiens, faisait honneur à ses dieux de la paix, de la santé, de l’abondance qui renvoient les peuples heureux sous son règne. Les commissaires chargés de porter cet édit dans toutes les provinces n’a voient pas encore achevé leur voyage, que le Dieu jaloux, pour démentir ce prince impie, envoya tout à la fois la famine, la peste et la guerre. Le ciel ayant refusé pendant l’hiver ces pluies qui fertilisent la terre, les fruits et les moissons manquèrent, et la famine fut bientôt suivie de la peste. Aux symptômes ordinaires de cette maladie s’en joignit un nouveau : c’était un ulcère enflammé, qu’on appelle charbon, qui, se répandant par tout le corps, s’attachait surtout aux yeux, et qui fit perdre la vue à un nombre infini de personnes de tout âge et de tout sexe, comme pour les punir par le même supplice qu’on avait fait endurer à tant de confesseurs. Ces deux calamités réunies dépeuplaient les villes, désolaient les campagnes; le boisseau de blé se vendait plus de deux cents francs de notre monnaie; on rencontrent à chaque pas des femmes recommandables par leur naissance qui, réduites à mendier, n’avaient d’autres marques de leur ancienne fortune que la honte de leur misère. On vit des pères et des mères traîner dans les campagnes leur famille pour y manger comme les bêtes le foin et les herbes, même malfaisantes, et qui leur donnaient la mort; on en vit d’autres vendre leurs enfants pour la misérable nourriture d'une journée. Dans les rues, dans les places publiques, chancelaient et tombaient les uns sur les autres des fantômes secs et décharnés, qui n’avoient de force que pour demander en expirant un morceau de pain. La peste faisait en même temps d’horribles ravages; mais il semblait qu’elle s’attachait surtout aux maisons que l’opulence sauvait de la famine. La mort, armée de ces deux fléaux, courut en peu de temps tous les états de Maximin; elle abattit des familles entières; et rien n’était si commun, dit un témoin oculaire, que de voir sortir à la fois d’une seule maison deux ou trois convois funèbres; on n’entendait dans toutes les villes qu’un affreux concert de gémissements, de cris lugubres, et d’instruments alors employés dans les funérailles. La pitié se lassa bientôt; la multitude des indigents, l’habitude de voir des mourans, l’attente prochaine d’une mort semblable, avoient endurci tous les cœurs; on laissait au milieu des rues les cadavres étendus sans sépulture, et servant de pâture aux chiens. Les chrétiens seuls, que ces maux vengeaient, montrèrent de l’humanité pour leurs persécuteurs; eux seuls bravaient la faim et la contagion pour nourrir les misérables, pour soulager les mourans pour ensevelir les morts. Cette charité généreuse étonnait et attendrissait les infidèles; ils ne pouvaient s’empêcher de louer le Dieu des chrétiens, et de convenir qu’il savait inspirer à ses adorateurs la plus belle qualité qu’ils pussent eux-mêmes attribuer à leurs dieux, celle de bien­faiteurs des hommes.

A tant de désastres Maximin ajouta le seul qui manquait encore pour achever de perdre ses sujets. Il entreprit contre les Arméniens une guerre insensée. Ces peuples, depuis plusieurs siècles, amis et alliés des Romains, avoient embrassé le christianisme, dont ils pratiquaient tranquillement les exercices. Le tyran se mit à la tête de ses troupes pour aller les forcer dans leurs montagnes, et relever les idoles qu’ils avoient abattues. Les historiens ne nous ont point instruits du détail de cette expédition; ils nous apprennent seulement que l’empereur et l’armée, après avoir beaucoup souffert, n’en rapportèrent que la honte et le repentir. Si on excepte ces querelles sanglantes qu’une ridicule superstition avait quelquefois excitées en Egypte entre deux villes voisines, c’est ici la première guerre de religion dont parle l’histoire. J’ai rassemblé tout ce que nous savons de Maximin pour cette année et la suivante, afin de n’être pas obligé d’interrompre ce qui reste de l’histoire de Maxence jusqu’à sa mort.

MAXENCE

Ce prince, en montant sur le trône, avait trouvé grand nombre de chrétiens à Rome et en Italie. Comme il savait qu’ils étaient portés d’affection pour Constantin, qui imitait à leur égard la douceur de son père; pour se les attacher, il fît cesser la persécution, leur fit rendre leurs églises, et feignit même pendant quelque temps de professer leur religion. Le christianisme reprenait haleine en Italie; et pour suffire au baptême et à la nourriture spirituelle des fidèles qui se multipliaient tous les jours, le pape Marcel avait augmenté jusqu’à vingt-cinq le nombre des titres de la ville de Rome; c’étaient des départements pour autant de prêtres, et comme autant de paroisses. Il avait engagé deux femmes pieuses et riches, nommées Priscille et Lucine, l’une à bâtir un cimetière dans la voie Salaria, l’autre à laisser par testament à l’Eglise l’héritage de tous ses biens. Ces donations ne furent pas heureuses. Maxence, jaloux de la pieuse adresse de ce saint pape, leva le masque, se déclara ennemi des chrétiens, voulut contraindre Marcel à sacrifier aux idoles; et sur son refus, il le fit enfermer dans une de ses écuries pour y panser les chevaux. Marcel y mourut de misère après cinq ans, d’autres disent deux ans de pontificat, dont la plus grande partie s’était passée, comme celui de presque tous ses prédécesseurs ou dans l’attente continuelle de la mort, ou dans les souffrances. Eusèbe, Grec de naissance, qui lui succéda, ne resta sur le saint siège que quelques mois, et fut remplacé par Miltiade, dont j’aurai occasion de parler dans la suite.

Tandis que Maxence faisait aux chrétiens en Italie une guerre où il ne courait aucun risque, il en terminait en Afrique une autre qui aurait été dangereuse, s’il avait eu un ennemi plus courageux. Résolu d’aller attaquer Constantin sous prétexte de venger la mort de son père, qu’il ne regrettait pas, mais en effet pour s’enrichir des dépouilles d’un prince qu’il haïssait, il avait dessein de marcher en Rhétie, d’où il pourrait également se porter en Gaule et en Illyrie. Il se flattait de s’emparer d’abord de cette dernière province et de la Dalmatie, à l’aide des troupes et des généraux qu’il tenait sur la frontière, et de se jeter ensuite dans la Gaule, dont il se rendrait aisément le maître. Mais, avant que d’en venir à l’exécution de ces chimériques projets, il crut devoir s’assurer de l’Afrique, où Alexandre se maintenait depuis trois ans. Ce tyran y avait étendu sa puissance, et il parait qu’il avait ruiné la ville de Cirthe, capitale de la Numidie. Maxence assembla donc un petit nombre de cohortes. Il mit à leur tête Rufius Volusianus, son préfet du prétoire, et Zénas, capitaine renommé pour sa science militaire, et chéri des troupes pour sa probité et sa douceur.

Il ne leur en coûta que la peine de passer la mer. Alexandre , cassé de vieillesse, et qui n’avait pas plus de capacité que de force, traînant après lui des soldats levés à la hâte et dont la moitié était sans armes, vint à leur rencontre; mais ce ne fut que pour prendre la fuite dès le premier choc. A peine quelques bataillons firent-ils une faible résistance, tout fut renversé en un moment; il fut lui-même pris et étranglé sur-le-champ. On a cru pendant quelque temps que Nigrinien, dont on a deux médailles qui lui donnent le titre de Divus, était le fils de cet Alexandre mort avant son père, et mis au rang des dieux. Mais on a depuis reconnu que ces médailles ont été frappées entre le règne de Claude et celui de Dioclétien.

La guerre était finie, mais les suites de la victoire furent plus funestes que la guerre. Maxence avait ordonné de saccager et de brûler Carthage, qui était redevenue une des plus florissantes villes du monde, d’enlever ou de détruire tout ce qu’il y avait de beau dans la province, et d’en transporter à Rome tous les blés. Les habitants de l’Afrique souffrirent les dernières rigueurs. De ceux qui étaient remarquables par la noblesse ou par les richesses, nul ne fut épargné; tous furent traînés devant les tribunaux, comme ayant été partisans d’Alexandre; tous furent dépouillés de leurs biens; plusieurs perdirent la vie; et après ces violences, Maxence triompha dans Rome, beaucoup moins des ennemis vaincus que de ses malheureux sujets qu’il avait ruinés.

Il ne traitait pas les Romains avec plus d’humanité. Dès avant la guerre d’Afrique, le feu ayant pris au temple de la Fortune à Rome, comme on s’empressait de l’éteindre, un soldat laissa échapper un mot de raillerie sur la déesse. Le peuple indigné se jette sur lui et le met en pièces. Aussitôt les soldats, et surtout les prétoriens, fondent sur le peuple; ils frappent, ils massacrent, ils égorgent sans distinction d’âge ni de sexe; Rome nageait dans le sang, et cette sanglante querelle pensa détruire la capitale de l’empire. Selon Zosime, Maxence apaisa les soldats; selon Eusèbe, il abandonna le peuple à leur fureur; ces deux témoignages se balancent; mais celui d’Aurelius-Victor décide en faveur d’Eusèbe, et rend Maxence coupable du meurtre de ses sujets.

Devenu plus insolent, il ne mit plus de bornes à ses rapines, à ses débauches, à ses cruelles superstitions. Il obligeait tous les ordres, depuis les sénateurs jusqu’aux laboureurs, de lui donner par forme de présent des sommes considérables; institution odieuse, mais attrayante pour des successeurs, qui semble perdre de sa bassesse à proportion qu’elle s’éloigne de son origine, et dont les empereurs suivants crurent pouvoir profiter sans en partager la honte.

Non content de cette contribution, qui n’était volontaire qu’en apparence, il fit mourir sous de faux prétextes un grand nombre de sénateurs pour s’emparer de leurs biens. Il regardait comme son patrimoine celui de tous ses sujets; il n’épargnait pas même les temples de ses dieux; c’était un abîme qui engloutissait toutes les richesses de l’univers, que près de onze siècles avoient accumulées dans Rome. L’Italie était remplie de délateurs et d’assassins dévoués à ses fureurs, et qu’il repaissait d’une part de sa proie; une parole, un geste innocent décelait un complot contre le prince; un soupir, passait pour un regret de la liberté. Cette tyrannie faisait déserter les villes et les campagnes; on cherchait les retraites les plus profondes; les terres demeuraient sans semence et sans culture; et la famine fut si grande, qu’on ne se souvenait point à Rome d’en avoir éprouvé de semblable. 

Le tyran semblait triompher de la misère publique. Il affectio de paraitre heureux, puissant, au-dessus de toute crainte; il assemblait quelquefois ses soldats pour leur dire qu’il était le seul empereur; que les autres prenaient cette qualité n’étaient que ses lieutenants qui gardaient ses frontières: «Pour vous ( leur disait-il), jouissez, dissipez, prodiguez». C’était là toute sa harangue. Quoi qu’il feignît d’être occupé de grands projets de guerre il passait ses jours dans l’ombre et dans les délices. Tous ses voyages, toutes ses expéditions se bornoient à se faire transporter de son palais aux jardins de Salluste. Endormi dans le sein de la mollesse, il ne se réveillait que pour se livrer aux excès de la débauche: il enlevait les femmes à leurs maris, pour les leur renvoyer déshonorées, ou les livrer à ses satellites. Il n’épargnait pas l’honneur même des premiers du sénat ; faire cet outrage à la principale noblesse, c’était pour lui un raffinement de volupté: insatiable dans ses infâmes désirs; sa passion changeait sans cesse d’objet, sans se fixer ni s’éteindre : les prisons étaient remplies de pères et de maris qu’une plainte, un gémissement, avoient rendus dignes de mort.

Mais ni ses artifices ni ses menaces ne triomphaient de la chasteté des femmes chrétiennes, parce qu’elles savaient mépriser la vie. On raconte qu’une d’entre elles, nommée Sophronie, épouse du préfet de la ville, ayant appris que les ministres des débauches du tyran la venaient chercher de sa part, et que son mari, par crainte et par faiblesse, la leur avait abandonnée, leur fit demander quelques moments pour se parer; et l’ayant obtenu, seule et retirée dans son appartement, après une courte prière, elle se plongea un poignard dans le sein, et ne laissa à ces misérables que son corps sans vie. Plusieurs auteurs ecclésiastiques louent cette action; elle ne porte cependant pas le sceau de l’approbation de l’Eglise, qui n’a pas mis cette femme au nombre des saintes. Les païens dévoient admirer cette chasteté héroïque, et la mettre fort au-dessus de celle de Lucrèce.

Quoique Maxence affectât une entière sécurité, il craignait Constantin; et ne pouvant se dissimuler qu’il ne trouvait pas en lui-même assez de ressources, il en chercha dans la magie. Pour se rendre les démons favorables, et pour pénétrer dans les secrets de l’avenir, il faisait ouvrir le ventre à des femmes enceintes, fouiller dans les entrailles des enfants tirés de leur sein. On égorgeait des lions; et par des sacrifices et des formules de prières abominables il se fiat toit d’évoquer les puissances de l’enfer, et de détourner les malheurs dont il était menacé.

CONSTANTIN

Mais il avait en tête un ennemi plus puissant que ses dieux. Constantin, soit de son propre mouvement, comme le dit Eusèbe, soit qu’il en fût secrètement sollicité par les habitants de Rome, comme le rapportent d’autres auteurs, songeait à délivrer cette ville de l’oppression sous laquelle elle gémissait; et les projets d’un prince plein de prudence et d’activité étaient plus sûrs et mieux concertés que ceux de Maxence. Pour ne laisser derrière lui aucun sujet d’inquiétude, il visita au commencement de cette année toute la partie de la Gaule voisine du Rhin et des barbares. Il assura cette frontière par des flottes sur le fleuve, et par des corps de troupes qui servaient de barrière.

Il s’avança jusqu’à Autun. Cette ville, signalée par son zèle pour Rome dès avant le temps de Jule César, dont les peuples avoient reçu du sénat le nom de frères du peuple romain, fameuse par ses écoles publiques, presque détruite par Tétricus sous l’empire de Claude II, relevée par les successeurs de ce prince, honorée depuis peu des bienfaits de Constance Chlore, était alors réduite à une misère déplorable. Quoique son territoire ne fût pas plus chargé de tailles que le reste de la Gaule, toutefois les ravages des guerres passées ayant détruit toute leur culture, et ruiné un terrain naturellement assez ingrat, elle était hors d’état de supporter sa part de l’imposition générale. Le découragement des laboureurs rendait le mal irrémédiable. Comme leur travail ne pouvait fournir à la fois au paiement des tailles et à leur nourriture, ils a voient pris le parti de mourir de faim sans travailler. Les moins abattus par le désespoir se retiraient dans les bois ou désertaient le pays. Lorsque Constantin entra dans la ville, qu’il croyait trouver abandonnée, il fut étonné de la multitude de peuple qui s’empressait à le voir et à lui témoigner sa joie. A la nouvelle de son approche, on était accouru en foule de tout le voisinage; on a voit paré les rues jusqu’au palais de tout ce que la misère peut appeler des ornements; toutes les compagnies sous leur drapeau, tous les prêtres avec les statues de leurs dieux, tous les instruments de musique honoraient son arrivée. Le sénat de la ville se prosterna à ses pieds à la porte du palais dans un profond silence. L’empereur, versant des larmes de pitié et de tendresse, tendit la main aux sénateurs, les releva, prévint leur demande, leur remit le tribut de cinq années qu’ils dévoient au trésor; sur les vingt-cinq mille taillables du territoire d’Autun, il fit grâce pour l’avenir de sept mille capitaux. Cette faveur fit renaître l’espoir et l’industrie; Autun se repeupla, les terres furent mises en valeur. La ville, regardant Constantin comme son père et son fondateur, prit le nom de Flavia; et le prince retourna à Trêves, triomphant dans le cœur des peuples, et plus glorieux d’avoir rendu la vie à vingt-cinq mille familles que s’il eût terrassé la plus nombreuse armée.

Il trouva à Trêves un grand nombre d’habitants de presque toutes les autres villes de ses états qui venaient honorer la célébration de sa cinquième année, et lui demander des grâces, soit pour leur pays, soit pour leurs propres personnes. Il renvoya satisfaits ceux-mêmes à qui il ne pouvait accorder leurs demandes. Ce fut en présence du prince et au milieu de cette nombreuse assemblée qu’Eumène, établi par Constance Chlore, chef des études d’Autun, avec une pension de plus de soixante mille livres, prononça un discours de remerciaient que nous avons encore pour les bienfaits dont l’empereur avait comblé sa patrie.

Tout se disposait à la guerre. Constantin balançait encore; il craignait qu’elle ne fût pas assez juste. Auprès des autres souverains la justice n’était qu’une couleur qu’ils comptaient bien que la victoire ne manquerait pas de donner à leurs entreprises : pour Constantin c’était un motif sans lequel il ne se croyait en droit de rien entreprendre. Malgré la compassion qu’il avait de la ville de Rome, malgré les cris de ceux qui l’appelaient, il doutait avec raison qu’il lui fût permis de détrôner un prince qui n’était pas son vassal, quoiqu’il abusât de son pouvoir. Il prit donc les voies de douceur : il envoya proposer à Maxence une entrevue : celui-ci, loin de l’accepter, entra dans une espèce de fureur; il fit abattre ce qu’il y avait à Rome de statues de Constantin, et les fit traîner dans la boue : c’était une déclaration de guerre ; et Maxence, en effet, publia qu’il allait venger la mort de son père.

Licinius pouvait traverser Constantin , et jeter des troupes en Italie par l’Istrie et par le Norique, qui confinaient avec ses états. Constantin réussit à se l’attacher en lui promettant sa sœur Constantia en mariage. Maximin prit ombrage de cette promesse; il crut que cette alliance se formait contre lui; et, pour la balancer, il s’appuya de celle de Maxence, à qui il envoya demander son amitié, mais secrètement; car il vouloir conserver avec Constantin les dehors d’une bonne intelligence. Ses offres furent acceptées avec la même joie qu’un secours envoyé du ciel : Maxence lui fit dresser des statues à côté des siennes. Cependant Constantin ne fut instruit de cette intrigue et de la perfidie de Maximin que par la vue même de ces statues, quand il fut maître de Rome. Au reste ces deux alliances ne produisirent d’autre effet que la neutralité des deux princes, qui ne prirent aucune part à cette guerre.

Jamais l’Occident n’avait mis sur pied de si nombreuses armées. Maxence assembla cent soixante-dix mille hommes d’infanterie et dix-huit mille chevaux : c’étaient des soldats qui avoient autrefois servi son père; Maxence les avait enlevés à Sévère, et il y avait joint de nouvelles levées. Les troupes de Rome et d’Italie faisaient quatre-vingt mille hommes; Carthage en avait fourni, quarante mille : tous les habitants des côtes maritimes de la Toscane s’étaient enrôlés, et formaient à part un corps considérable; le reste était des Siciliens et des Maures. Il employa une partie de ces troupes à garnir les places qui pouvaient défendre l’entrée de l’Italie, et tint la campagne par ses généraux avec cent mille hommes. Il avait des chefs expérimentés, de l’argent et des vivres. Rome en avait été pourvue pour longtemps aux dépens de l’Afrique et des îles, dont on avait enlevé tous les blés. Sa principale confiance était dans les soldats prétoriens, qui, l’ayant élevé à l’empire, s’étaient prêtés à toutes ses violences, et ne pouvaient espérer de grâce que d’un prince dont ils avoient partagé tous les crimes.

Constantin avait une armée de quatre-vingt-dix mille hommes de pied et de huit mille chevaux; elle était composée de Germains, de Bretons et de Gaulois; mais la nécessité où il était de border le Rhin de soldats pour la sûreté de la Gaule ne lui laissa que vingt-cinq mille hommes à conduire au-delà des Alpes. Un mot qui ne se trouve que dans un panégyriste suppose qu’il avait une flotte avec laquelle il s’empara de plusieurs ports en Italie : mais on ne sait sur ce point aucun détail.

C’était peu de troupes contre des forces aussi grandes que celles de Maxence; mais au nombre suppléaient une bravoure éprouvée, et la capacité de leur chef, qui ne les avait jamais ramenées du combat qu’avec la victoire. Il y eut pourtant d’abord quelques murmures dans l’armée; les officiers mêmes semblaient intimidés et blâmaient sourdement une entreprise qui parois soit téméraire; les aruspices ne promettaient rien d'heureux; et Constantin, qui n’était pas encore affranchi des super­stitions, redoutait, non pas les armes de son ennemi, mais les maléfices et les secrets magiques qu’il mettait en œuvre.

LE LABARUM

Il crut devoir y opposer de son côté un secours plus puissant; et l’enfer étant déclaré pour Maxence, il chercha dans le ciel un appui supérieur à toutes les forces des hommes et des démons. Il fit réflexion qu’entre les empereurs précédents, ceux qui avaient mis leur confiance dans la multitude des dieux, et qui, avec le tribut de tant de victimes et d’offrandes, leur avoient encore sacrifié tant de chrétiens, n’en avoient reçu d’autre récompense que des oracles trompeurs et une mort funeste; qu’ils avoient disparu de dessus la terre sans laisser de postérité ni aucune trace de leur passage; que Sévère et Galère, soutenus de tant de soldats et de tant de dieux, avoient terminé leur entreprise contre Maxence, l’un par une mort cruelle, l’autre par une fuite honteuse; que son père seul, favorable aux chrétiens, et plus zélé pour la conservation de ses sujets que pour le culte de ces dieux meurtriers, avait couronné par une fin heureuse une vie tranquille et pleine de gloire. Occupé de ces pensées, qui ne lui donnaient que du mépris pour ses divinités, il invoquait ce Dieu unique que les chrétiens adoraient, et qu’il ne connaissait pas; il le priait avec ardeur de l’éclairer de sa lumière et de l’aider de son secours.

Un jour que, pénétré de ces sentiments, il marchait à la tête de ses troupes, un peu après l’heure de midi, un temps calme et serein, comme il levait souvent les yeux vers le ciel, il aperçut au-dessus du soleil, du côté l’Orient, une croix éclatante, autour de laquelle étaient tracés en caractères de lumière ces trois mots latins: In hoc vince: vainquez par ceci. Ce prodige frappa les yeux et les esprits de toute l’armée. L’empereur n’était pas encore sorti de son étonnement, lorsque, la nuit étant venue, il vit en songe le fils de Dieu qui tenait en main ce signe dont il venait de voir la figure dans le ciel, et qui lui ordonna d’en faire faire un semblable, et de s’en servir comme d’une enseigne dans les batailles.

Le prince, à son réveil, assemble ses amis, leur raconte ce qu’il vient de voir et d’entendre, mande des ouvriers, leur dépeint la forme de ce signe céleste, et leur commande d’en faire un pareil d’or et de pierreries. Eusèbe, qui atteste l’avoir vu plusieurs fois, le décrit ainsi. C’était une longue pique revêtue d’or, ayant une traverse en forme de croix; au haut de la pique s’élevait une couronne d’or enrichie de pierreries, qui enfermait le monogramme de Christ, que l’empereur voulut aussi dans la suite porter gravé sur son casque. De la traversé pendit une pièce d’étoffe de pourpre, carrée, couverte d’une broderie d’or et de pierres précieuses, dont l’éclat éblouissait les regards. Au-dessous de la couronne, mais au-dessus du drapeau était le buste de l’empereur et de ses enfants représentés en or; soit que ces images fussent placées sur la traverse de la croix, soit qu’elles fussent brodées sur la partie supérieure du drapeau même; car l’expression d’Eusèbe ne donne pas une idée nette de cette position. Il semble même, à l’inspection de plusieurs médailles, que ces images étaient quelquefois dans des médaillons le long du bois de la pique, et que le monogramme de Christ était brodé sur le drapeau.

Ce fut dans la suite le principal étendard de l’armée de Constantin et de ses successeurs: on l’appela labarum ou laborum. Le nom était nouveau; mais, selon quelques auteurs, la forme en était ancienne. Les Romains l’avaient empruntée des barbares, et c’était la première enseigne des armées; elle marchait toujours devant les empereurs; les images des dieux y étaient représentées, et les soldats l’adoraient aussi-bien que leurs aigles. Ce culte ancien, appliqué alors au nom de Jésus-Christ, accoutuma les soldats à n’adorer que le Dieu de l’empereur, et contribua à les détacher peu à peu de l’idolâtrie. Socrate , Théophane et Cédrène attestent que ce premier labarum se voyait encore de leur temps dans le palais de Constantinople: le dernier de ces auteurs vivait dans le onzième siècle.

Constantin fit faire plusieurs étendards sur le même modèle, pour être portés à la tête de toutes ses armées. Il s’en servait comme d’une ressource assurée dans tous les endroits où il voyait plier ses troupes. Il semblait qu’il en sortît une vertu divine qui inspirait la confiance à ses soldats et la terreur aux ennemis. L’empe­reur choisit entre ses gardes cinquante des plus braves, des plus vigoureux et des plus attachés au christianisme, pour garder ce précieux gage de la victoire: chacun d’eux le portait tour à tour. Eusèbe rapporte, d’après Constantin même, un fait qui serait incroyable sans un aussi bon garant. Au milieu d’une bataille, celui qui portait le labarum, ayant pris l’épouvante, le remit entre les mains d’un autre, et s’enfuit. A peine l’eut-il quitté, qu’il fut percé d’un trait mortel, qui lui ôta sur-le-champ la vie. Les ennemis s’efforçant de concert d’abattre cette redoutable enseigne, celui qui en était chargé se vit bientôt le but d’une grêle de javelots : pas un ne porta sur lui; tous s’enfoncèrent dans le bois de la pique : c’était une défense plus sûre que le bouclier le plus impénétrable; et jamais celui qui faisait cette fonction dans les armées ne reçut aucune atteinte. Théodose le jeune, par une loi de l’an donne à ceux qui sont préposas à la garde du labarum des titres honorables et de grands privilèges.

On ne sait rien de certain sur le lieu où était Constantin quand il vit cette croix miraculeuse. Quelques-uns prétendent qu’il était déjà aux portes de Rome; mais, selon l’opinion la plus vraisemblable et la plus suivie, il n’avait pas encore passé les Alpes : c’est ce qui semble résulter du récit d’Eusèbe, de Socrate et de Sozomène, qui sont ici les trois auteurs originaux. Divers endroits de la Gaule se disputent l’honneur d’avoir vu ce prodige : les uns disent que parut á Numagen, sur la droite de la Moselle, à trois mille au-dessous de Trêves; d’autres à Sintzic, au confluent du Rhin et de l’Aar ; quelques-uns entre Autun et Saint-Jean-de-Lône. Selon la tradition de l’église de Besançon, ce fut sur la rive du Danube, lorsque Constantin faisait la guerre aux barbares, qui voulaient passer ce fleuve; d’où un savant moderne conjecture que ce fut entre le Rhin et le Danube, près de Brisach, et que ces barbares étaient alliés de Maxence. Il croit que Constantin attendit en Franche-Comté la saison de passer les Alpes, et que ce fut alors qu’il fit percer le rocher nommé aujourd’hui Pierre-Pertuis, Petra perlusa, à une journée de Bâle. Ce pertuis est long de quarante-six pieds, et large de seize ou dix-sept. Sur le roc est gravée une inscription qui marque que ce chemin est l’ouvrage d’un empereur : c’était pour donner un passage des Gaules en Germanie.

Nous avons rapporté ce miracle d’après Eusèbe, qui atteste qu’il le tient de la bouche même de Constantin, e que ce prince lui en avait confirmé la vérité par son serment. Mais il faut avouer qu’entre les auteurs anciens quelques-uns ne parlent pas de cette apparition de la croix; d’autres ne la racontent que comme un songe; ce qui a donné lieu aux infidèles, dès le cinquième siècle, de décréditer ce prodige, comme nous l’apprenons de Gélase de Cyzique, et à quelques écrivains modernes de le rejeter comme un pieux stratagème de Constantin. La vérité de la religion chrétienne ne dépend pas de celle de ce miracle; elle pose sur des principes inébranlables: c’est un édifice élevé jusqu’au ciel, établi dans le même temps et par la même main que les fondements de la terre, qu’il doit surpasser en durée : ce miracle n’en est tout au plus qu’un ornement, qui pourrait tomber sans lui rien ôter de sa solidité. Je me crois donc, comme historien, en droit de rapporter en peu de mots, sans préjugé ni décision, ce qu’on a dit pour détruire ou pour autoriser la réalité de cet événement.

Ceux qui le combattent s’appuient sur l’incertitude du lieu où il s’est passé; ce qui leur semble affaiblir l’authenticité du fait en lui-même; sur la narration de Lactance et de Sozomène, qui ne parlent de cette apparition de la croix que comme d’un songe de Constantin; sur le silence des panégyristes, de Porphyrius Optatianus, poète contemporain de Constantin, d’Eusèbe même, qui n’en dit rien dans son histoire ecclésiastique, et de saint Grégoire de Nazianze, qui, racontant un miracle pareil arrivé du temps de Julien, ne dit pas un mot de celui-ci, qu’il aurait dû naturellement citer, s’il y eût donné quelque croyance. Le serment même de Constantin leur rend la chose plus suspecte : qu’est-il besoin de jurer pour prouver un fait dont il devait y avoir tant de témoins?

Les autres répondent qu'il y a dans l’histoire une infinité de faits dont la vérité n’est pas moins constatée, quoiqu’on ne sache ni le lieu, ni quelquefois le temps même où ils sont arrivés : que Lactance, n’écrivant pas une histoire, ne détruit rien par son silence, et qu’il ne parle que de l’ordre que Constantin reçut en songe, la veille du combat contre Maxence, de faire graver sur les boucliers de son armée le monogramme de Christ; parce qu’ayant pour objet la mort des persécuteurs, il omet tout ce qui était arrivé depuis le commencement de la guerre jusqu’à la mort du tyran : que le récit de Sozomène, qui vivait au cinquième siècle, et qui a été copié par beaucoup d’autres, prouve seulement que ce miracle était contredit dès-lors, et que son témoignage ne doit être compté pour rien, puisque, après avoir raconté la chose comme un songe, il rapporte ensuite le récit d’Eusèbe avec sa preuve, c’est-à-dire avec le serment de Constantin, sans donner aucune marque de défiance : que les panégyristes, étant idolâtres, n’avoient garde de relever cette apparition de la croix, qui faisait horreur aux païens; comme le signe le plus malheureux : qu’on trouve cependant dans leurs discours même de quoi appuyer la vérité de cette histoire : que c’est là sans doute ce mauvais présage dont ils parlent qui effraya les aruspices et les soldats : que c’est ce même phénomène qui, déguisé sous des idées plus favorables et plus assorties à la superstition païenne, donna, comme ils le disent, occasion au bruit qui courut par toute la Gaule, qu’on avait vu en l’air des armées éclatantes de lumière, et qu’on avait entendu ces mots : Nous allons au secours de Constantin. Quant au silence d’Optatianus, d’Eusèbe dans son histoire ecclésiastique, et de saint Grégoire, le premier était païen selon toute apparence; et d’ailleurs ses acrostiches bizarres ne méritent aucune considération. Eusèbe dans son histoire n’a fait que parcourir succinctement toute cette guerre; il en réserve le détail pour la vie de Constantin : saint Grégoire, dans l’endroit dont il s’agit, ne parlant que des prodiges qui empêchèrent les Juifs de rebâtir le temple de Jérusalem, n’avait pas besoin de s’écarter de son sujet pour citer des exemples semblables ; et jamais a-t-on douté d’un fait historique parce qu’il n’est pas rappelé par les auteurs toutes les fois qu’ils racontent d’autres faits qui y sont conformes? Pour ce qui est du serment de Constantin, il est étrange, disent-ils, que ce qu’on regarde comme une preuve de vérité dans la bouche du commun des hommes soit converti en preuve de men­songe dans celle d’un si grand prince: est-il donc étonnant que l’empereur, s’entretenant en particulier avec Eusèbe d’un fait si extraordinaire, que celui-ci n’avait pas vu, quoique tant d’autres en eussent été témoins, ait voulu déterminer sa croyance par un serment? Après tout, ou les adversaires accusent Constantin d’un par­jure, ce qui est un attentat à la mémoire d’un si grand prince; ou ils imputent à Eusèbe d’avoir outragé la majesté impériale par une imposture criminelle, qui, démentie par un seul de tant de témoins oculaires, lui aurait attiré l’indignation de tout l’empire, et la juste colère des fils de Constantin sous les yeux desquels il écrivit. Sur ces raisons et d’autres semblables, ceux qui défendent la réalité de ce miracle s’en tiennent à l’autorité d’Eusèbe, dont la fidélité dans le récit des faits, du moins de ceux qui n’intéressent point l’arianisme, n’a jamais été contestée.

Constantin, résolu de ne plus reconnaitre d’autre Dieu que celui qui le favorisait d’une protection si éclatante, s’empressa de s’instruire. Il s’adressa aux ministres les plus saints et les plus éclairés. Eusèbe ne les nomme pas. Ils lui développèrent les vérités du christianisme; et, sans chercher à ménager la délicatesse du prince, ils commencèrent, comme avaient fait les apôtres, par les mystères les plus capables de révolter la raison humaine, tels que la divinité de Jésus-Christ, son incarnation, et ce que saint Paul appelle, par rapport aux gentils, la folie de la croix. Le prince, touché de la grâce, les écouta avec docilité; il conçut dès lors pour les ministres évangéliques un respect qu’il conserva toute sa vie; il commença même à se nourrir de la lecture des livres saints. Les Grecs modernes font l’honneur à Euphrate, chambellan de l’empereur, d’avoir beaucoup contribué à sa conversion: l’antiquité ne dit rien de cet Euphrate.

L’exemple de Constantin attira toute sa famille, Hélène sa mère, sa sœur Constantina, promise à Licinius, Eutropie sa belle-mère et veuve de Maximien, Crispe son fils, alors âgé de douze ou treize ans, renoncèrent au culte des idoles. On n’a point de preuve certain de la conversion de sa femme Fausta. Quelques auteurs supposent qu’Hélène était déjà chrétienne, ce qui peut être vrai. Mais pour ceux qui prétendent qu’elle avait élevé son fils dans la foi, et que Constantin, chrétien dès son enfance, ne fit que manifester sa religion après le miracle de l’apparition céleste, ils sont démentis par des faits que nous avons déjà rapportés.

Zozime, ennemi mortel du christianisme, et, par cette raison, de Constantin même, a voulu jeter du ridicule sur la conversion de ce prince. Il raconte que l’empereur, ayant fait cruellement mourir sa femme Fausta et Crispe son fils, tourmenté par ses remords, s’adressa d’abord aux prêtres de ses dieux pour obtenir d’eux l’expiation de ces crimes : que ceux-ci lui ayant répondu qu’ils n’en connaissaient point pour des forfaits si atroces, on lui présenta un Egyptien venu d’Espagne, qui se trouva pour lors à Rome, et qui s’était insinué auprès des femmes de la cour : que cet imposteur lui assura que la religion des chrétiens avait des secrets pour laver tous les crimes quels qu’ils fussent, et que le plus grand scélérat, dès qu’il en faisait profession, était aussitôt purifié; que l’empereur saisit avidement cette doctrine, et qu’ayant renoncé aux dieux de ses pères, il devint la dupe du charlatan égyptien. Sozomène, plus sensé que Zozime, dont il était presque contemporain, réfute solidement cette fable, et quelques autres mensonges que les païens débitaient par un aveugle désespoir. Fausta et Crispe ne moururent que la vingtième année du règne de Constantin; et d’ailleurs les prêtres païens se seraient bien gardés d’avouer que leur religion ne leur fournissait aucun moyen d’expier les crimes, eux qui enseignaient que plusieurs de leurs anciens héros, après les plus horribles meurtres, avoient été purifiés par de prétendues expiations.