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THE FRENCH DOOR

 

 

 

HISTOIRE DES CAROLINGIENS

IV.

CHARLEMAGNE.

1.

SES QUALITÉS PERSONNELLES.

A diverses époques de l’histoire on a vu des hommes de génie opérer de grands changements dans la société, ouvrir des ères nouvelles à la vie religieuse, politique, scientifique, artistique, littéraire, même à l’activité industrielle des peuples. On dirait qu’une des idées éternelles données comme instincts moraux à l’esprit humain se soit incarnée dans ces hommes extraordinaires, et qu’ils aient été prédestinés à conduire leurs contemporains dans les voies du progrès, soit comme fondateurs d’empires ou de religions, soit comme philosophes, poètes ou artistes. C’est par eux que la marche de la civilisation reçoit de temps à autre une impulsion nouvelle; aussi les institutions qu’ils fondent ou les chefs-d’oeuvre qu’ils produisent les rendent-ils immortels: de sorte qu’après bien des siècles leurs noms sont encore cités avec vénération.

Parmi ces coryphées du genre humain, les plus rares sont les réformateurs politiques et les grands législateurs. L’histoire a conservé le souvenir d’un assez bon nombre de conquérants auxquels elle a décerné le titre de grand; mais combien ont réellement mérité cet honneur? Combien, même parmi ceux qui ont fondé d’immenses empires, n’en est-il pas dont l’édifice éphémère s’est écroulé sans gloire! Charlemagne fut aussi grand comme homme politique et législateur que comme guerrier. Non-seulement il créa la plus vaste des monarchies, mais il fut en quelque sorte le fondateur des divers États dont elle se composait; de telle sorte que quand l’empire vint à se fractionner, la souveraineté unique de l’empereur fit place à un certain nombre de souverainetés locales qui, suivant l’expression de M. Guizot avaient puisé dans sa force et acquis sous son ombre les conditions de la réalité et de la durée. Charlemagne sut d’ailleurs donner à l’empire des institutions qui survécurent à sa chute, et dont l’influence sur l’état politique de l’Europe se fit sentir pendant des siècles. C’est de nos jours seulement que leurs derniers vestiges, naguère encore visibles, ont disparu. Nous n’ignorons pas que ce prince a aussi ses détracteurs, et nous sommes loin de nier qu’on puisse trouver des taches dans sa vie; mais l’histoire, qui juge les hommes de haut, reconnaîtra toujours en lui le génie le plus extraordinaire, le plus digne d’immortalité qui ait paru dans le monde depuis la chute de l’empire romain. Certes il y a du vrai dans les critiques de Sismondi, de Michelet, de M. Ellendorf, ce fougueux adversaire du fondateur de l’empire; mais la grande figure de Charlemagne n’en restera pas moins ce qu’elle est, celle de l’homme qui créa l’organisation politique de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, et qui pendant longtemps domina le mouvement social de l’Europe.

M. Guizot considère Charlemagne sous trois rapports principaux: 1° comme guerrier et conquérant; 2° comme administrateur et législateur; 3° comme protecteur des sciences, des lettres, des arts, du développement intellectuel en général. On nous permettra de ne pas nous renfermer dans les limites de ce cadre. Nous aimons mieux voir en Charlemagne d’abord le fondateur d’un empire européen composé de la France, de l’Allemagne et de l’Italie, réunissant trois nationalités et constituant l’unité de chacune d’elles; en second lieu, l’organisateur de cette vaste domination, à l’aide de principes bien arrêtés et puisés à la double source de l’élément germanique et de l’élément chrétien; le prince éminent guidé par la pensée d’associer la puissance de l’Église à la consolidation du pouvoir impérial; et puis enfin, l’homme de progrès, qui sut, avec une vigueur inconnue avant lui et devenue bien rare depuis, donner l’impulsion à la vie religieuse, morale, civile, scientifique et même industrielle des nations soumises à son sceptre.

Nous nous proposons d’examiner successivement sous ces divers rapports les actes du règne de Charlemagne; mais avant d’entreprendre ce grand travail, avant d’étudier les oeuvres de l’empereur, qu’il nous soit permis d’interroger l’homme et de montrer notre héros dans sa vie privée, dépouillé de tout cet appareil dont le prestige est parfois si trompeur. Un de ses contemporains, élevé à sa cour et avec ses enfants, nous a laissé sur sa personne, son caractère, sa manière de vivre, ses habitudes, ses goûts, des détails intéressants dont les principaux traits nous semblent devoir trouver place dans ce mémoire.

«Il était gros et robuste de corps, dit Eginhard; sa taille était élevée, quoiqu’elle n’excédât pas une juste proportion, car il est certain qu’il n’avait pas plus que sept fois la longueur de ses pieds. Il avait le sommet de la tête arrondi, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, de beaux cheveux blancs et la physionomie riante et agréable: aussi régnait-il dans toute sa personne, soit qu’il fût debout, soit qu’il fût assis, un air de grandeur et de dignité; et quoiqu’il eût le cou gros et court, et le ventre proéminent, il était d’ailleurs si bien proportionné que ces défauts ne s’apercevaient pas. Sa démarche était ferme et tout son extérieur présentait quelque chose de mâle; mais sa voix claire ne convenait pas parfaitement à sa taille»

A une époque où la force du corps contribuait beaucoup à la puissance morale d’un chef, il n’est pas sans intérêt de savoir ce qu’on pensait généralement de la taille et de la force de Charlemagne. Voici comment s’exprime à ce sujet la chronique de Saint-Denis: «Homme était de grand corps et de forte stature; sept pieds avait de long, à la mesure de son pié; le chief avait réond, les yeux grans et gros et si clers que quand il estait courroucié, ils replandissaient comme escarboucle; le nez était grand et droit et un pou hoult par le milieu; brune chevelure; la face vermeille, lie et alègre; de si grant force estait qu’il estendait trois fers de cheval tous ensemble légèrement, et levait un chevalier armé sur sa paume, de terre jusques à mont. De Joyeuse, son espée, coupait un chevalier tout armé; de tout membre estait bien taillé»

Reprenons le récit d’Eginhard :

«Il se livrait assidûment à l’équitation et au plaisir de la chasse. C’était chez lui un goût national, car à peine trouverait-on dans toute la terre un peuple qui pût rivaliser avec les Francs dans ces deux exercices. Les bains d’eaux naturellement chaudes lui plaisaient beaucoup. Passionné pour la natation, il y devint si habile, que personne ne pouvait lui être comparé. C’est pour cela qu’il fit bâtir un palais à Aix-la-Chapelle, et qu’il y demeura constamment pendant les dernières années de sa vie . Son costume était celui de sa nation, c’est-à-dire le costume des Francs. Il portait sur la peau une chemise de lin et des hauts-de-chausses de la même étoile, par dessus une tunique bordée d’une frange de soie; aux jambes, des bas serrés avec des bandelettes; aux pieds, des brodequins. L’hiver, un justaucorps en peau de loutre ou de martre lui couvrait les épaules et la poitrine. Par-dessus tout cela, il revêtait une saie bleue, et il était toujours ceint de son épée, dont la poignée et le baudrier étaient d’or ou d’argent; quelquefois il en portait une enrichie de pierreries, mais ce n’était que dans les fêtes solennelles, et lorsqu’il avait à recevoir des députés de quelque nation étrangère. Il n’aimait point les costumes des autres peuples, quelque beaux qu'ils fussent, et jamais il ne voulut en porter, si ce n’est toutefois à Rome, lorsqu’à la demande du pape Adrien d’abord, puis à la prière du pape Léon, son successeur, il se laissa revêtir de la longue tu­nique, de la chlamyde et de la chaussure des Romains. Dans les grandes fêtes ses habits étaient brodés d’or, et ses brodequins ornés de pierres précieuses; une agrafe d’or retenait sa saie, et il marchait ceint d’un diadème étincelant d’or et de pierreries; mais les autres jours son costume était simple et différait peu de celui des gens du peuple

Sa sobriété lui faisait éviter tous les excès de table, surtout ceux de la boisson; car il détestait l’ivrognerie dans quelque homme que ce fût, et à plus forte raison dans lui-même et les siens. Mais il ne lui était pas tellement facile de s’abstenir de manger qu’il ne se plaignît souvent de l'incommodité que lui causaient les jeûnes. Il était fort rare qu’il donnât de grands festins, excepté aux principales fêtes, et alors il y invitait de nombreux convives. Son repas ordinaire se composait de quatre mets, sans compter le rôti, qui lui était ordinairement apporté dans la broche par les chasseurs, et dont il mangeait avec plus de plaisir que de toute autre chose. Pendant qu’il était à table il aimait à entendre un récit ou une lecture, et c’étaient les histoires et les hauts faits des temps passés qu’on lui lisait ordinairement. Il prenait aussi grand plaisir aux ouvrages de saint Augustin, et principalement à celui qui a pour titre: De la cité de Dieu. Il était si modéré dans l’usage du vin et de toute espèce de boisson, qu’il buvait rarement plus de trois fois dans un repas. En été, après le repas au milieu du jour, il prenait quelques fruits, buvait un seul coup et, quittant ses vêtements et ses brodequins, comme il le faisait pour la nuit, il se reposait pendant deux ou trois heures. Quant au sommeil de la nuit, il l’interrompait quatre ou cinq fois, non-seulement en se réveillant, mais en quittant son lit. Pendant qu’il se chaussait et s'habillait, il admettait ses amis, et si le comte du palais l’avertissait qu’un procès ne pouvait être terminé que par sa décision, il faisait introduire sur-le-champ les parties intéressées, prenait connaissance de la cause et rendait son jugement, comme s’il eût siégé sur son tribunal. Ce n’était pas seulement ces sortes d’affaires qu’il expédiait en ce moment, mais encore tout ce qu’il y avait à traiter ce jour-là, et les ordres qu’il fallait donner à chacun de ses ministres.

Toujours prêt à secourir les pauvres, ce n’était pas seulement dans son pays et dans son royaume qu’il répandait ces libéralités gratuites que les Grecs appellent aumônes; mais au-delà des mers, en Syrie, en Égypte, en Afrique, à Jérusalem, à Alexandrie, à Carthage, partout où il savait que des chrétiens vivaient dans la pauvreté, il compatissait à leur misère et il aimait à leur envoyer de l’argent. S’il recherchait avec tant de soin l’amitié des rois d’outre­mer, c’était surtout pour procurer aux chrétiens vivant sous leur domination des secours et des soulagements...»

Ces détails, que nous nous sommes permis d’emprunter au biographe contemporain de Charlemagne, doivent suffire pour donner une idée exacte de sa personne, de ses sentiments et de ses goûts. Quant à ses relations de famille, non-seulement elles ne furent souillées d’aucun crime, ce qui le distingue de la plupart des Mérovingiens; mais il nous semble qu’elles furent irréprochables. S’il répudia sa première femme, Désidérate, fille de Didier, roi des Lombards, peut-on lui en faire un reproche? Celte princesse, qu’il avait épousée par condescendance pour les désirs de sa mère, était toujours malade et inhabile à lui donner des enfants. Il fut un moment brouillé, à l’occasion de ce divorce, avec Bertrade, la veuve de Pépin; mais à part ce nuage passager, il ne cessa de témoigner à sa mère la plus grande vénération; elle vieillit auprès de lui comblée d’honneurs. Il eut toujours également la plus tendre affection pour sa soeur, Gisèle, qui s’était consacrée à la vie monastique. Pour ce qui est de son frère Carloman, avec qui il partagea le royaume après la mort de leur père, Eginhard assure qu’il supporta si patiemment l’inimitié et la jalousie de ce frère, que ce fut pour tous un sujet d’étonnement qu’il ne se laissât pas même aller à un mouve­ment de colère. On sait que Carloman mourut le 4 septembre 771, au château de Samouey. Sa femme et ses fils partirent immédiatement pour l’Italie avec une partie des grands de sa cour. Sans raison, dit Éginhard, et sans égard pour le frère de son mari, elle alla se mettre sous la protection de Didier, roi des Lombards. Charlemagne fit peu d’attention à cette fuite, qu’il regardait comme d’assez minime importance. Songeant à réunir les deux parties du royaume, il se rendit à Corbeny, près de Laon, où il vit venir à lui plusieurs prélats, comtes et grands officiers de son frère. On remarquait parmi eux Wilharius, évêque de Sion, le prêtre Fulrad, Warinus et surtout Adalhard, petit-fils de Charles Martel, qui fut depuis évêque de Corbie. Tous ces personnages le recon­nurent pour successeur de son frère et roi unique de la monarchie franque.

Nous croyons inutile de parler de ses femmes et de ses concubines. Il en eut un assez bon nombre; mais l’histoire doit s’abstenir, nous semble-t-il, de fouiller dans ce que la vie des princes a de plus in­time. Voici du reste ce qu’Éginhard dit de ses affections de famille: «D’après le plan d’éducation qu’il adopta pour ses enfants, les fils et les filles furent instruits dans les études libérales que lui-même cultivait. Puis aussitôt que l’âge des fils le permettait, il les faisait exercer, selon la coutume des Francs, à l’équitation, au maniement des armes et à la chasse. Quant aux filles, il voulut non-seulement les préserver de l’oisiveté en leur faisant apprendre à travailler la laine, à manier la quenouille et le fuseau, mais encore les former à tous les sentiments honnêtes. De tous ses enfants, il ne perdit avant de mourir que deux fils et une fille: Charles qui était l’aîné, Pépin auquel il avait donné le royaume d’Italie, et Rotrude, la première de ses filles, qu’il avait fiancée à Constantin, empereur des Grecs. Pépin en mourant laissa un fils appelé Bernard et cinq filles. La conduite du roi à leur égard fut une preuve éclatante de sa bonté, car il voulut que le fils de Pépin succédât à son père, et que les filles fussent élevées avec ses propres filles. Il ne supporta pas la perte de ses fils et de sa fille avec toute la résignation qu’on aurait pu attendre de sa fermeté d’âme; la tendresse paternelle qui le distinguait également lui arracha des larmes abondantes; et même, lorsqu’on lui annonça la mort du pape Adrien, l’un des amis auxquels il était le plus attaché, il ne pleura pas moins que s’il eût perdu un fils ou un frère chéri. C’est qu’il était véritablement né pour les liaisons d’amitié: facile à les contracter, il les entretenait avec la plus grande con­stance, et cultivait avec une espèce de religion l’affec­tion de ceux qu’il s’était unis par des liens de cette nature. Il veillait avec tant de sollicitude à l’éducation de ses fils et de ses filles, que tant qu’il était dans l’intérieur du royaume, jamais il ne prenait ses repas, jamais il ne voyageait sans eux: ses fils l’accompagnaient à cheval; quant à ses filles, elles venaient ensuite, et des satellites tirés de ses gardes étaient chargés de protéger les derniers rangs de leur cortège.»

On nous excusera sans doute d’avoir copié textuellement le récit d’Eginhard; nous ne pensons pas qu’il soit possible de produire rien de mieux sur ce sujet, rien surtout qui présente autant de garantie d’exactitude et de vérité.

2.

GUERRES ET CONQUÊTES.

L’empire des Francs n’était pas seulement une monarchie chrétienne fondée sur des institutions germaniques; c’était aussi un État guerrier qui puisait sa force et sa consistance dans son organisation militaire. La puissance des armes appartenait aux hommes libres, propriétaires ou seigneurs fonciers, qui seuls avaient le droit de les porter; mais ce droit était en même temps pour eux un devoir: ils devaient toujours être prêts à marcher à l’appel du chef de l’État. Cet ordre de choses existait depuis le commencement du royaume des Francs. Sous les Mérovingiens la qualité d’homme libre et propriétaire foncier était la condition du service militaire: l’homme libre dépourvu de propriété n’était pas assujetti à l’obligation de porter les armes, non plus que le serf, même possédant des terres. Charlemagne se relâcha delà rigueur de ce principe, en imposant aux possesseurs de bénéfices l’obligation de se rendre à l’armée: les vassaux, comme tels, ne furent pas astreints au service militaire, mais comme bénéficiers ils y furent obligés. En cas d’envahissement du pays par un ennemi etranger, tout le monde devait marcher, même les lètes et les serfs.

Les premiers capitulaires ne réglaient pas d’une manière constante les charges du service militaire et les amendes imposées aux contrevenants; mais vers l’an 811, Charlemagne organisa complètement cette partie importante de l’administration. Le capitulaire de exercitu promovendo statue que tout possesseur de quatre manses, en propriété ou en bénéfice, doit s’équiper et se rendre à l’armée, ou marcher avec son seigneur. Celui qui possède trois manses doit se faire aider par le possesseur d’un seul manse. De deux hommes qui possèdent chacun deux manses, l’un doit partir avec l’assistance de l’autre; de quatre hommes possédant un manse chacun, un seul partira, les autres resteront chez eux. Les missi doivent rechercher ceux qui n’ont pas rempli, l’année précédente, leurs obligations, soit en ne se rendant pas à l’armée, soit en refusant leur concours dans les cas prescrits par la loi; ils doivent exiger qu’ils payent l’hériban. Le comte et le centenier qui les aura exemptés du service payera également l’hériban. Dans toute seigneurie avec immunité, le seigneur est responsable de l’exécution de ces lois, comme le comte dans son pagus.

La convocation des gens de guerre se faisait par ordre de bannitio ou de bannus, heribannus (en langue germanique Heerban). C’était ordinairement au plaid général du printemps que le heerban était proclamé. On désignait alors pour le rassemblement un endroit voisin de celui du pays où on voulait porter la guerre. Des messagers étaient envoyés dans toutes les parties du royaume pour convoquer les hommes d’armes. Un capitulaire donné à Bologne en 812 statue que l’homme libre qui ne répond pas à un appel payera l’entier hériban, c'est-à-dire soixante sous; à défaut de quoi il restera au service du roi pro wadio jusqu’à ce qu’il ait payé. Les peines devinrent de plus en plus sévères. En général aussi les crimes commis pendant la guerre étaient punis plus sévèrement qu’en d’autres circonstances. La désertion (herislitz) était punie de mort. Les bénéficiers royaux qui s’abstenaient de répondre au bannus étaient privés de leurs bénéfices. Des maladies ou un âge avancé pouvaient seuls leur servir d’excuse. Cependant leurs vassaux jouissaient de diverses exemptions, pour vaquer aux fonctions spéciales qui leur étaient confiées. Il en était de même des comtes et des abbés, ainsi que de leurs bénéficiers et tenanciers.

Quoique les lois de l’Église défendissent aux prêtres de porter les armes, et que Pépin eût dispensé les abbés et les évêques du service militaire personnel, Charlemagne et ses successeurs leur permettaient de les accompagner dans leurs expéditions. C’était même une sorte d’obligation pour l’évêque ou l’abbé qui fournissait un contingent. Il leur était à la vérité interdit de prendre une part active aux combats; mais ils le faisaient souvent, malgré cette défense. Le devoir des évêques et des abbés d’envoyer leur contingent à l’armée explique comment Charles Martel et Pépin purent donner des terres ecclésiastiques en bénéfice à leurs guerriers: c’était un moyen de forcer les monastères à remplir leurs obligations. Louis le Débonnaire dispensa, par son capitulaire de l’an 817, un grand nombre d’abbayes du service militaire; les concessions d’immunités étaient aussi interprétées par l’Église dans le sens de celte exemption.

On a pensé que Pépin, Charlemagne et Louis le Débonnaire avaient des corps de troupes composés de vassaux bénéficiers, et avec lesquels ils faisaient leurs expéditions. C’est une erreur aujourd’hui abandonnée. Ils n’avaient aucune espèce de garde impériale ou royale; leurs troupes n’étaient pas même soldées. Les obligations du service militaire consistaient non-seulement à payer de sa personne, mais encore à se pourvoir d’armes et des choses nécessaires à sa subsistance pendant un temps déterminé. On n’avait du reste aucune indemnité à attendre, si ce n’est une part du butin fait à la guerre. Le feu, l’eau et le fourrage pour les chevaux et bêtes de somme pouvaient être exigés des habitants par tout voyageur, et à plus forte raison par les militaires en marche. Lorsque, ce qui n’était pas rare, ceux-ci exigeaient en outre le logement, c’était par exception et en sortant de l’ordre strictement légal. Suivant une vieille coutume, le guerrier devait être muni d’armes et de vêtements pour une demi-année, et de nourriture pour trois mois. Néanmoins le service n’était pas toujours limité à ce temps: pendant la guerre de Saxe on fit campagne en hiver; la même chose arriva lors de l’expédition d’Italie.

Pour ce qui est de l’armement, le capitulaire d’Aix-la-Chapelle de l’an 813 prescrit la lance et le bouclier, ou un arc avec deux cordes et douze flèches. Les armes des troupes à cheval étaient la lance, le bouclier, l’épée, la demi-épée ou poignard, l’arc et les flèches. Le casque et la cuirasse n’étaient portés que par les plus grands seigneurs. On exigeait une armure de poitrine de tout propriétaire de douze mansus. Cependant le nombre de guerriers pesamment armés paraît avoir été déjà à cette époque assez considérable. On a cru que la majorité de l’armée consistait en fantassins, et que le service habituel était fait par des troupes à pied; mais M. Waitz a démontré par un grand nombre d’exemples qu’il n'en était pas ainsi, du moins pour les expéditions lointaines qu’on appelait heerfahrt par opposition à landwehr, défense du pays. Il aurait été fort difficile, vu le mauvais état des chemins, de faire mouvoir de grandes masses de fantassins d’un bout à l’antre de l’empire. Dans les sources, c’est-à-dire dans les annales contemporaines où l'on décrit les événements de guerre, c’est surtout de troupes à cheval qu’il est fuit mention. Certes l’armée de Charlemagne notait pas absolument dépourvue de fantassins; il est connu que les Saxons avaient l’habitude de combattre à pied, et ils peuvent avoir conservé cet usage lorsqu’ils accompagnèrent les Francs; il devait d’ailleurs y avoir toujours une troupe assez nombreuse de fantassins pour escorter les bagages; mais l’armure même qu’on exigeait des hommes obligés au service prouve que la plupart des Francs combattaient à cheval. La landwerh seule qui était particulièrement employée à la défense des côtes contre les invasions des Normans et des Sarrazins, paraît s’être composée en grande partie de troupes à pied.

L’immense extension donnée à l’empire des Francs ne s’obtint que par la guerre et la conquête. Charlemagne porta successivement ses armes victorieuses en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Frise; il combattit, dans des régions plus éloignées, les Slaves, les Avares, les Normans ou Danois, les Arabes d’Espagne, les Sarrazins, les Grecs, etc. Nous ne pouvons donner de l'histoire de ces guerres qu’un résumé très-succinct, obligés que nous sommes de renfermer dans un cadre étroit les généralités de l’histoire des Carolingiens; mais nous tâcherons d’en faire apprécier l’importance sous le rapport de leurs résultats politiques.

En des premiers résultats des expéditions de Charlemagne fut d’élargir considérablement les limites de cette partie de la Gaule qui a conservé le nom de France, en y faisant entrer l’Aquitaine, la Gascogne et la chaîne des Pyrénées jusqu’à l’Ebre. L’Aquitaine comprenait alors tout le pays qui s’étend entre la Loire et la Garonne et qui forma depuis la Guienne, la Saintonge, le Boni, le Poitou, le Bourbonnais, l’Auvergne et la partie orientale du Languedoc. C’est à peu près le quart de la France actuelle. Pépin croyait avoir achevé cette conquête par la mort du duc Waifre; mais le père de celui-ci, Hunold, qui depuis vingt-trois ans s’était retiré dans un cloître, en sortit pour remettre sa famille en possession du duché. Charles, à peine monté sur le tronc, résolut d’aller le combattre. Il croyait pouvoir compter sur la coopération de son frère; frustré de ce secours, il n’en poursuivit pas moins son entreprise; il marcha contre Hunold avec ses compagnons d’armes et quel­ques troupes qu’il avait pu réunir à Angoulême. Le vieux due se sauva à son approche; il ne parvînt à s’échapper qu’en sortant du pays et allant chercher un refuge en Gascogne. Charles, qui ne voulait pas permettre qu’il y demeurât, traversa la Garonne et exigea l’extradition du fugitif. Le duc des Gascons, Lupus ou Loup, était neveu d’Hunold et fils d’Hatton à qui ce frère dénaturé avait fait arracher les yeux vingt-quatre ans auparavant. Il ne se contenta point de livrer son oncle avec empressement, mais de plus il se remit lui-même au pouvoir de Charles, avec la province qu’il commandait

La guerre d’Italie suivit de près celle d’Aquitaine. Depuis la mort d’Aistolphe, le pape avait vécu en bonne intelligence avec les Lombards, dont le dernier roi, Desideratus ou Didier, était en quelque sorte la créature d’Étienne II. Ce ne fut qu’en 768, que ce roi vint à se brouiller avec Étienne III, fraîchement intronisé. Didier songea alors à reprendre une partie de l’Exarchat. Nous avons dit ci-dessus comment cette entreprise demeura sans suite. Mais en 770 l’indépendance du pape fut menacée d’un nouveau danger par l’alliance du roi des Lombards avec les rois francs. La mère de ceux-ci négocia un double mariage, d’une part, entre son fils Charles et la fille de Didier, de l’autre, entre sa fille et le fils de ce prince. Désormais protégés par les Francs, les Lombards devenaient pour le pontife de Rome des ennemis redoutables. Ce fut dans ces circonstances et pour empêcher ces mariages, qu’Étienne III écrivit à Charles les lettres violentes dont nous avons déjà parlé: «La nation des Lombards, disait-il, est la plus perfide et la plus dégoûtante des nations, celle qui a donné la lèpre à la terre, et celle qui mérite le moins d’être comptée parmi les nations». Ces excès de langage n’eurent, aucun succès; mais, heureusement pour le saint-siège , l’union de Charles avec la fille de Didier fut de courte durée; elle fut rompue par un divorce, et Charles renvoya Désidérate à son père. La rancune que Didier en garda le conduisit à sa perte. Il accueillit la veuve et les enfants de Carloman qui venait de mourir; il demanda, mais vainement, au pape Adrien, successeur d’Étienne III, de donner à ces enfants l’onction royale. Peu de temps après il réclama les villes de Ferrare, de Faenza et Commacchio, qui n’étaient pas comprises dans la donation de Pépin, et entreprit une guerre pour s’en emparer. C’était fournir à Charles l’occasion de passer les Alpes.

En effet, le pape lui ayant envoyé une ambassade pour solliciter son appui contre les Lombards, Charles se transporta, en 773, avec toutes les forces des Francs, à Genève d’abord. De là, il franchit les Alpes par le mont Cenis, tandis que son oncle Bernard conduisait une partie de ses troupes par le mont Jou, appelé depuis lors le grand Saint-Bernard. Le roi Didier Fit de vains efforts pour les arrêter; il fut mis en fuite, et Charles vint l’assiéger dans Pavie, où il s’était renfermé. Le siège fut long et la guerre opiniâtre. «Une fois les hostilités commencées, dit Eginhard, Charles ne s’arrêta pas qu’il n’eût forcé le roi Didier à se rendre à discrétion; qu’il n’eût chassé son fils Adalgise, sur qui semblaient s’être reportées toutes les espérances des Lombards; qu’il n’eût restitué aux Romains tout ce qui leur avait été pris, réduit à l’impuissance Rodgaud, duc de Frioul, subjugué toute l’Italie, et imposé pour roi à sa nouvelle conquête son fils Pépin».

Après le siège de Pavie, en 774, Charles ramena captifs le roi Didier et sa femme. II leur assigna d’abord pour lieu d’exil et de captivité la  maison épiscopale de Liège; mais il les fit transférer ensuite au monastère de Corbie. Leur fils Adalgise abandonna l’Italie et se rendit en Grèce, auprès de l’empereur Constantin; il y vieillit dans le rang et les honneurs du patriciat. Rodgaud, que Charles avait nommé duc de Frioul et qui aspirait à la royauté, tenta de soulever la population; déjà plusieurs villes avaient embrassé son parti: mais cette insurrection fut promptement réprimée. Rodgaud ayant été tué, les villes qui s’étaient déclarées pour lui furent prises sans coup férir, et le roi Charles établit dans chacune d’elles des comtes francs. Il se rendit ensuite à Rome, pour faire baptiser son fils Carloman, qui depuis lors prit le nom de Pépin. A cette occasion le pape Adrien donna l’onction royale à l’un et à l’autre des fils de Charlemagne et les couronna tous deux. Pépin, qui était l’aîné, fut établi roi de Lombardie, et Louis, le plus jeune, roi d’Aquitaine.

Les résultats de cette guerre furent donc la soumission d’une bonne partie de l’Italie, l’exil perpétuel du roi Didier, l’expulsion de son fils Adalgise, et le rétablissement d’Adrien, chef de l’Église romaine, dans toutes les possessions qui lui avaient été enlevées par les rois lombards. Un peu plus tard, en 786, Charlemagne étendit sa domination sur le duché de Bénévent, qui comprenait alors presque tout le terri­toire correspondant au royaume de Naples. Les Grecs ne conservèrent que la Calabre et les villes de Terracine, de Naples et d’Amalfi.

On a pu remarquer déjà ce trait de caractère signalé par Eginhard, que Charlemagne n’entreprit jamais une guerre sans la pousser jusqu’à ses dernières conséquences. Son ennemi devait être abattu, pour qu’il déposât les armes. Ainsi la guerre d’Aqui­taine avait été commencée par Pépin, qui l’avait laissée inachevée... Charles la reprit pour ainsi dire en sous-oeuvre; il poursuivit Hunold, même sur un territoire étranger, jusqu’à ce qu’il se fût emparé de sa personne. En Italie, Pépin, qui avait tenu le roi Aistolphe enfermé dans Pavie, s’étant contenté d’en exiger des otages, de faire rendre aux Romains ce qu’il leur avait enlevé, avec promesse de ne plus le reprendre..., Charles assiégea Didier dans la même ville de Pavie, et il ne se retira que quand le roi des Lombards fut prisonnier, son fils exilé, sa dynastie supprimée pour toujours. Cette ténacité de caractère, cette résolution inébranlable, on pourrait dire inexorable, nous allons la retrouver encore dans la guerre des Saxons, qui durait déjà depuis trois siècles et qui semblait devoir se perpétuer.

Cependant il ne paraît pas que, dès le principe de cette guerre, Charles eût l’intention de lui donner les proportions qu’elle acquit successivement. Il ne s’agissait d’abord que de réprimer les actes d’hostilité, les meurtres, les incendies, les rapines, qui se commettaient incessamment le long des frontières de l'est. Dans une assemblée générale tenue à Worms en 772, il fut décidé que pour mettre un terme à ces excès, une expédition irait au coeur même de la Saxe porter la guerre et la terreur. En effet Charles se mit en campagne immédiatement; il s'empara du château d’Eresbourg, aujourd’hui Stadtberg, dans la régence d’Arnsberg en Prusse; il renversa l’espèce d’idole que les Saxons appelaient Irmensàul, ravagea tout le pays par le fer et le feu, et s’approcha ensuite du Weser, où il reçut les otages des vaincus. Le but semblait être atteint; les Saxons avaient été châtiés et s’étaient soumis; ou ne devait pas prévoir que de longtemps ils seraient tentés de recommencer. Entièrement rassuré de ce côté, Charles fit sa campagne d’Italie; mais à peine fut-il éloigné que les Saxons se livrèrent à des représailles, en envahissant la Hesse, et en essayant de mettre le feu à l’église de Fritzlar, qui avait été consacrée pour saint Boniface. Il fallut envoyer contre eux une nouvelle expédition et leur faire subir de nouvelles rigueurs. C’est alors seulement, paraît-il, que Charlemagne, se trouvant dans son domaine de Quierzy, où il passait l’hiver, résolut de faire la conquête de leur pays. Déjà en 555, les Saxons avaient été soumis par Chlotaire. Depuis lors ils n'avaient, pas cessé de renouveler les hostilités contre les Francs. Ils furent vaincus par Charles Martel en 738, par Carloman en 747, par Pépin en 753 et 758. Charlemagne les bat de nouveau en 772, et dès l’année suivante ils recommencent leurs incursions. On ne pouvait pas espérer de corriger ce peuple, de changer sa nature, ses mœurs, aussi long­temps qu’il resterait à l’état barbare. C’est pourquoi Charlemagne résolut de lui faire une guerre soutenue et de ne déposer les armes qu’après avoir forcé les Saxons à se soumettre au baptême chrétien, ou les avoir exterminés. C’était une résolution extrême; il fallait le caractère inflexible de Charles pour lui donner une entière exécution.

A cette époque, la guerre ne se faisait pas comme de nos jours. On devait lever chaque année de nouvelles troupes qui, la campagne terminée, rentraient chez elles. Bien plus, l’obligation de suivre le roi à la guerre n’était pas tellement rigoureuse chez les Francs, qu’ils ne pussent quelquefois s’y refuser, surtout quand il s’agissait d’expéditions lointaines. Nous en avons vu un exemple sous Pépin, lorsque dans la guerre d’Italie les Francs, que ce prince avait coutume de con­sulter, dit Eginhard, résistèrent à sa volonté, au point de déclarer hautement qu’ils l’abandonneraient et retourneraient chez eux. Charlemagne lui-même, au commencement de son règne, fut obligé de demander le consentement de ses leudes pour les emmener dans ses expéditions. Ce ne fut que plus tard, étant empereur, qu’il rétablit, comme nous l’avons vu plus haut, le heerban, tombé en désuétude sous les derniers Mérovingiens; il porta alors des peines sévères contre quiconque refuserait le service militaire.

La guerre contre les Saxons ne pouvait être, comme toutes les autres, qu’une série d’expéditions distinctes, à chacune desquelles succédaient un nouveau soulèvement et de nouvelles représailles. Mais Charlemagne gagnait toujours du terrain; il élargissait le cercle de ses opérations et prenait pied sur les principaux points stratégiques du pays. Ainsi, dès la première campagne, il emporte d’assaut la citadelle de Sigebourg; il relève le château d’Eresbourg, que les Saxons avaient détruit, et dans ces deux forts il met des troupes pour les garder et les défendre. Arrivé sur les bords du Weser, il culbute les Saxons, qui vou­laient lui disputer le passage du fleuve, et détruit les fortifications qu’ils ont élevées sur la montagne de Brunenberg, où l’on voit encore aujourd’hui des tranchées connues sous le nom de Saxengraben. Il laisse une partie de son armée à l’endroit nommé Hlidbek, aujourd’hui Lubbeke, et pousse une reconnaissance jusqu’au bord de l’Ocker.

Sa seconde expédition le conduit dans les mêmes contrées; il rétablit le château d’Eresbourg, que les Saxons avaient pris de nouveau et ruiné, en élève un autre sur les bords de la Lippe, et laisse dans chacun d’eux une forte garnison.

L’année suivante (777) Charles résolut d’aller tenir un plaid général à Paderborn, et s’y rendit avec une armée considérable. Arrivé dans cette ville, il y trouve rassemblés le sénat et le peuple saxons; ils s’y étaient réunis pour obéir à ses ordres et faire acte de soumission. Tous en effet se présentent â lui, à l’exception de Witikind, un des principaux chefs westphaliens, qui s’était réfugié auprès de Sigefrid, roi des Danois. Les autres se soumirent aux engagements qu'on exigea d’eux, et un grand nombre se firent baptiser. Mais ils se soulevèrent de nouveau en 778, pendant que le roi était en Espagne; ils s’avancèrent alors jusqu’au Rhin, et se mirent à ravager par le fer et le feu les villes et villages depuis Deutz, en face de Cologne, jusqu’à l'embouchure de la Lahn, un peu au-dessus de Coblence. Les églises aussi bien que les maisons furent ruinées, les habitants massacrés; ils n’épargnèrent ni l’âge ni le sexe, voulant prouver par là, dit Eginhard, qu’ils avaient envahi le territoire des Francs, non pour piller, mais pour exercer leur vengeance. Contrairement à ses antécédents, Charles s’abstint de réprimer lui-même ces excès. Il envoya l’ordre aux Francs orientaux et aux Allemans de marcher contre les Saxons. Quant à lui, il vint passer l’hiver à Herstal, et ce ne fut que l’année suivante (779), qu’il entra en Westphalie, moins pour y combattre que pour y recevoir la soumission des peuples de ces contrées. Il y retourna encore en 780, avec des forces respectables, s’arrêta quelques jours aux sources de la Lippe, puis tournant vers l’est il gagna les bords de l’Ocker. Le pays semblait pacifié; Charles s’occupa de régler les rapports des Saxons et des Slaves qui habitaient les deux rives opposées de ce fleuve. Après cela, il partit pour Rome avec sa famille.

Mais bientôt une révolte générale éclata parmi les Saxons. Witikind était rentré dans le pays et avait soulevé toute la population. Les premières troupes envoyées contre lui furent battues; elles se composaient en grande partie de Francs orientaux et de Saxons; un petit corps de Ripuaires s’était joint à eux, sous le commandement du comte Théodoric, parent du roi. Charlemagne tira de cette défaite une vengeance terrible: il lit mettre à mort dans un lieu appelé Verden, sur l’Aller, quatre mille cinq cents hommes qui lui furent livrés comme auteurs de la révolte. Peu de temps après, il remporta une victoire signalée sur les Saxons, à Detmold, et puis une seconde victoire au bord de la Hase près d’Osnabruck. Witikind se retira alors de l’autre côté de l’Elbe, attendant une nouvelle occasion favorable pour recommencer. Charlemagne faisait la guerre aux Avares sur le Danube, en 793, lorsqu’il apprit que les Saxons étaient encore une fois en pleine insurrection. Il se rendit à Francfort et résolut d’entrer en Saxe par le midi, tandis que son fils Charles passerait le Rhin à Cologne et y entrerait du côté de l’occident. Ce pays fut livré de nouveau pendant plusieurs années aux horreurs d’une invasion armée. Charles le ravagea comme d’habitude, dit Eginhard, et ne se retira qu’après avoir parcouru la Saxe dans toute son étendue, car il pénétra jusqu’il ses dernières limites, à l’endroit où elle est baignée par l’Océan, entre l’Elbe et le Weser. Il résolut ensuite, pour en finir avec les Saxons, de passer l’hiver dans la Saxe même. Emmenant donc avec lui toute sa suite, il alla camper sur le Weser, et ordonna que l’endroit où le camp fut placé se nommerait Herstal. Ce lieu est encore aujourd’hui connu sous le nom de Herstell; il est situé entre Karlshaven et Hoexter, en Westphalie.

Le récit de toutes ces guerres dans les chroniques est horrible. Pour qui se place au point de vue barbare, il n’est pas d’imprécation que la conduite de Charlemagne ne semble justifier; mais quand on considère le roi des Francs comme défenseur et propagateur de la civilisation et du christianisme, on est obligé de reconnaître que l’obstination des Saxons devait nécessairement être vaincue, et qu’il n’était pas possible de dompter cette nation autrement que par la violence. Derrière elle, au nord, se trouvaient les Normans ou Danois, qui plus tard acquirent une si terrible célébrité par leurs incursions sur les côtes de la Gaule. Ces ennemis acharnés du christianisme    fomentaient, alimentaient constamment les insurrections saxonnes. Là était le foyer du paganisme et du barbarisme, s’il est permis d’employer cette expression. Charlemagne le savait si bien, qu’il tenta de séparer les Saxons des Normans, en plaçant entre eux une population de Slaves. Après avoir ravagé et dépeuplé autant que possible, par le fer et le feu, toute la partie de la Saxe située entre l’Elbe et le Weser, il fit enlever ce qui restait d’habitants sur les deux rives de l’Elbe, et répartit dix mille hommes de cette race, avec leurs femmes et leurs enfants, entre divers endroits de la Gaule et de la Germanie. On pense assez généralement qu’une bonne partie de ces émigrés fut établie sur la côte de Flandre. Quant au pays dépeuplé, Charles le donna aux Abodrites, nation slave alliée des Francs. Il fit ériger, pour les soutenir, deux châteaux forts, l’un sur la rive septentrionale de l’Elbe, en face de Magdebourg, l’autre sur la rive orientale de la Sale, au lieu nommé Halle. Ces mesures mirent un terme aux insurrections des Saxons, qui finirent par se con­vertir au christianisme et qui entrèrent ainsi dans le cercle du monde civilisé. Ce qui prouve combien il était urgent de parvenir à ce résultat, c’est l’expédition maritime de Godefrid, roi des Normans ou Danois, en 810. Lorsqu’il ne lui fut plus possible de pousser en avant les Saxons, il arma une flotte et vint débarquer en Frise, menaçant de marcher sur Aix-la-Chapelle. C’est le début des invasions normandes; celle-ci se termina par la mort de Godefrid inopinément assassiné.

La guerre d’Espagne, qui eut lieu dans un intervalle des expéditions dirigées contre les Saxons, fut de courte durée; mais elle eut néanmoins pour résultat la soumission d’une grande partie du pays situé entre les Pyrénées et l’Ebre. Ce fut en 778 que Charles franchit les gorges des Pyrénées; il attaqua d’abord Pampelune et s’empara sans difficulté de cette ville; il alla ensuite mettre le siège devant Saragosse, où les Sarrazins capitulèrent en lui payant une rançon considérable. Barcelone , Gironne, Huesca, Jaca lui ouvrirent successivement leurs portes. Après avoir établi des comtes francs dans les villes de la Marche espagnole, Charles ramenait son armée sans avoir éprouvé aucune perte, lorsqu’il fut attaqué par les Gascons dans la vallée de Roscida. C'est dans cette vallée, entre Pampelune et Saint-Jean-Pied-de-Port, qu’eut lieu la fameuse bataille de Roncevaux où périt le célèbre Roland qui joue un si grand rôle dans les épopées carolingiennes. Les historiens espagnols ont singulièrement exagéré l’importance de cette affaire. Voici comment Eginhard raconte les faits :

«Tandis que l’armée des Francs, engagée dans un étroit défilé, était obligée par la nature du terrain de marcher sur une ligne longue et resserrée, les Gascons, qui s’ôtaient embusqués sur la crête de la montagne (car l’épaisseur des forêts dont ces lieux sont couverts favorise les embuscades), descendent et se précipitent tout à coup sur la queue des bagages et sur les troupes d’arrière-garde, chargées de couvrir tout ce qui précédait; ils les culbutent au fond de la vallée. Ce fut là que s’engagea un combat opiniâtre, dans lequel tous les Francs périrent jusqu’au dernier. Les Gascons, après avoir pillé les bagages, profilèrent de la nuit qui était survenue, pour se disperser rapidement. Ils durent en cette rencontre tout leur succès à la légèreté de leurs armes et à la disposition des lieux où se passa l’action; les Francs, au contraire, pesamment armés et placés dans une situation défavorable, louèrent avec trop de désavantage. Eggihard, maître d’hôtel du roi, Anselme, comte du palais, et Roland, préfet des Marches de Bretagne, périrent dans ce combat. Il n’y eut pas moyen, dans le moment, de tirer vengeance de cet échec; car, après le coup de main, l’ennemi se dispersa si bien qu’on ne put recueillir aucun renseignement sur les lieux où il aurait fallu le chercher»

On voit qu’il ne s’agit que d’une affaire d’arrière- garde, d’une attaque dirigée par des montagnards contre les bagages. Quant à Roland, dont les romanciers ont fait un héros si prodigieux, c’est le seul passage, parmi les annales de ce temps, où il soit parlé de lui. Si, comme le disent, les écrivains espagnols des temps postérieurs, toutes les forces de l’Espagne s’étaient jointes aux Gascons, pour anéantir l’armée de Charlemagne à Roncevaux, Éginhard, qui ne cherche pas à dissimuler l’échec des Francs, aurait certainement fait mention de cet événement, et d’ailleurs Charlemagne ne serait pas resté maître, comme il le fut, de la Marche d’Espagne.

Nous ne devons pas omettre de dire aussi quelques mots de la guerre des Bretons. Lorsque l’île de Bretagne fut envahie par les Angles et les Saxons, une grande partie de la population celtique, traversant la mer, était venue s’établir à l’extrémité de la Gaule, dans le pays des Vénètes et des Curiosolites. Depuis lors ces peuples, domptés et rendus tributaires par les rois francs, s’étaient soumis à payer la redevance qui leur était imposée. Mais au commencement du règne de Charlemagne, ils voulurent se soustraire à sa domination. Une armée fut envoyée contre eux, en 786, sous le commandement d’Andulf, sénéchal du roi. Ils furent obligés de livrer des otages, qu’on amena à Worms, et ils s’engagèrent à reconnaître désormais la suprématie du roi des Francs

Enfin, pour compléter le récit des expéditions de Charlemagne, nous mentionnerons encore la guerre de Bavière, causée, dit Éginhard, par la folle arrogance du duc Tassilon. Sa femme, qui était fille du roi Didier, crut pouvoir venger par les armes des Bavarois l’exil de son père. Poussé par elle, Tassilon fit alliance avec les Avares, limitrophes de ses États du côté de l’Orient. Mais Charlemagne se porta avec une armée nombreuse sur le Lech, et Tassilon n’osa pas lui résister; il vint en suppliant se mettre à la merci du roi, qui le fit tonsurer et l’envoya dans un cloître. La Bavière cessa depuis lors d’être administrée par un duc indépendant; on lui donna des comtes pour gouverneurs. Après avoir abattu Tassilon, Charlemagne marcha contre les Avares, qui avaient promis au Bavarois de lui servir d’auxiliaires. Cette nouvelle guerre fut plus sérieuse. «L’empereur attaqua les Avares avec plus de vigueur, dit Eginhard, et avec des forces plus considérables qu’aucun autre peuple. Cependant il ne dirigea en personne qu’une seule expédition dans la Pannonie; il confia le soin des autres à son fils Pépin, à des gouverneurs de provinces, à des comtes ou à des lieutenants. Malgré l’énergie qu’ils déployèrent, cette guerre ne fut terminée qu’au bout de huit ans. La dépopulation complète de la Pannonie, dans laquelle il n’est pas resté un seul habitant, la solitude du lieu où s’élevait la demeure royale de Chagan, attestent combien il y eut de combats livrés et de sang répandu. Toute la noblesse des Huns périt dans cette guerre, toute leur influence y fut anéantie. Tout l’argent et les trésors qu’ils avaient entassés depuis si longtemps furent pillés. De mémoire d’homme, les Francs n’avaient pas encore soutenu de guerre qui les eût enrichis davantage et comblés de dépouilles». Les guerres de Bohême et de Lunebourg, qui éclatèrent ensuite, sont de moindre importance. L’une et l’autre, sous la conduite de Charles, l’aîné des fils légitimes de l’empereur, furent promptement terminées.

En résumé, les expéditions guerrières des Francs, pendant le règne de Charlemagne, eurent pour résultat d’augmenter de près du double le royaume déjà si vaste et si puissant de Pépin le Bref, son père. Charles y ajouta l’Aquitaine et la Gascogne, toute la chaîne des Pyrénées jusqu’à l’Ebre, la plus grande partie de l’Italie, depuis Aoste jusque dans la Calabre inférieure; la Saxe, portion considérable de la Germanie; et puis les deux Pannonies, la Dacie, l’Istrie, la Liburnie, la Dalmatie, à l’exception des villes maritimes; enfin les pays slaves entre le Rihn, la Vistule, le Danube et l’Océan. Lorsque Charlemagne arriva au terme de sa glorieuse carrière, il avait atteint le but que la maison des Pépins poursuivait depuis trois générations: la soumission de l’Europe occidentale à la suprématie des Francs.

3.

RÉTABLISSEMENT DE L’EMPIRE D’OCCIDENT

La conquête de la Lombardie par les Francs ne présentait aucun danger pour le saint-siège; au contraire, Charlemagne augmenta la donation de Pépin, et se conduisit en défenseur sincère du pape. Il fut l’ami le plus intime d’Adrien, jusqu’à sa mort, en 704. Il composa lui-même l’épitaphe de ce pontife, dont il pleura chaudement la perte. Le parfait accord qui n’avait cessé de régner entre eux avait permis de réaliser complètement dans toutes les parties de l’empire les idées gouvernementales de Charles, d’accomplir ses vues relativement à la fondation d’un royaume chrétien soumis à deux puissances, celle du roi ou de l’empereur et celle du chef de l’Église. Tous les plans de Charlemagne avaient donc reçu leur exécution. Il était le plus grand monarque de l’Europe, jouissant d’une gloire sans exemple parmi les rois de sa nation, commandant le respect à tous ses contemporains, même aux califes de l’Asie. Un souverain aussi puissant et h qui son siècle avait déjà décerné le titre de grand, ne pouvait pas être comparé aux anciens rois des Francs et des Lombards; tout le monde devait se dire qu’il était pour ses vastes États ce que les empereurs de Constantinople paraissaient être pour l’Orient; on devait en un mot le considérer comme le restaurateur de l’empire d’Occident. Il ne fallait qu'une proclamation solennelle pour lui donner légalement ce titre, seul conforme à la position qu’il occupait. Qui donc aurait pu se faire l’organe de l’opinion universelle de ses peuples, si ce n’est le pontife de Rome, qui, un demi-siècle auparavant, avait transformé en royauté de droit la royauté de fait de son père? Le pape qui attacha son nom à cet acte mémorable fut Léon III, successeur d’Adrien I. On sait de quelle manière il procéda: à la messe de minuit, le jour de Noël de l’an 800, il surprit Charles en prière, lui mit la couronne impériale sur la tête, au milieu des démonstrations bruyantes de la multitude. Le nouvel empereur fut acclamé par le peuple romain, qui s’écria: Carolo piissimo Augusto a Deo coronato, magno et pacifico imperatori vita et Victoria

On tient aujourd’hui pour indubitable que ce couronnement ne fut pas, ainsi qu’il semblait l’être, le produit d’une inspiration spontanée du pontife, mais l’exécution d’un plan concerté de longue main avec le roi. Cette opinion se fonde sur les circonstances qui précédèrent l’événement. En 799, une conspiration, organisée contre le pape Léon par les parents de son prédécesseur, avait éclaté à Rome, conspiration dont on ne connaît pas bien les motifs, et qui n’eut peut-être d’autre cause qu’une vindicte privée. Léon III fut saisi au milieu d’une procession et horriblement maltraité; on essaya de lui arracher les yeux, de lui couper la langue; il fut transporté moribond dans un couvent. Les amis qui l’avaient délivré l’aidèrent à s’évader de Rome et à se rendre auprès de Charlemagne, alors occupé d’une nouvelle expédition contre les Saxons. C’est à Paderborn qu’il fut reçu par le roi; il retourna plus tard à Rome, bien que ses ennemis ne se fussent pas éloignés de cette ville; Charles, qui s’y rendit aussi, résolut, sans doute en qualité de Patricius, de tenir un plaid et d’y faire condamner les meurtriers de Léon, à moins qu’ils ne pussent se justifier. Cependant les rôles paraissent avoir été un moment intervertis. On doit croire que les ennemis de Léon portèrent contre lui-même une accusation grave, car il fut question de crimes imputés au pape. Une assemblée de prélats et de nobles fut réunie pour examiner les faits et prononcer un jugement. Mais cette assemblée déclina sa compétence par la déclaration si célèbre et répétée depuis comme un dogme de l’Église, que personne n’est compétent pour juger un pape. Léon voulut néanmoins se justifier: de sa libre volonté et sans être obligé de le faire, il se purgea par le serment le plus solennel des crimes qu’on lui imputait. Quant aux chefs de la conspiration, ils furent condamnés à mort; mais grâce à l’intercession du pontife, cette peine fut commuée en exil.

On comprend que Léon III, qui avait les plus grandes obligations envers Charlemagne, ait voulu lui montrer sa gratitude, en accomplissant l’acte du 25 décembre. Il est probable que le rétablissement de l’empire d’Occident avait été concerté entre eux à Paderborn, et, comme le dit avec beaucoup de vraisemblance M. Luden, sur la proposition du roi, sans cependant que le moment de l’exécution en fût déjà fixé. Bien que Charlemagne ait affirmé qu’il avait été surpris, et qu’il ne se serait pas rendu à l’église, s’il avait eu connaissance des desseins de Léon, il est cependant difficile de ne pas donner raison à ceux qui n’y ont vu qu’une sorte de comédie arrangée entre eux. Mais puisque enfin cette solennité devait avoir lieu, on doit reconnaître que le moment ne pouvait être plus convenable ni mieux choisi. Aux considérations qui précèdent se joint encore la raison alléguée par les annales de Lorsch et rapportée plus amplement dans la chronique de Moissac: c’est qu’il n’y avait pas alors d’empereur, car le trône de Constantinople était vacant. Comme la domination des Grecs, est-il dit dans les annales de Lorsch, ne mé­ritait plus le nom d’empire, et que le gouvernement était tombé entre les mains d’une femme (Irène), il parut convenable à Léon, successeur des apôtres, et à tous les Pères qui se trouvaient présents, ainsi qu’au reste du peuple chrétien, de nommer empereur Charles, roi des Francs, déjà maître de la résidence des anciens Césars, souverain de l’Italie, des Gaules et de la Germanie. Dieu ayant placé tous ces pays sous sa domination, ils pensèrent qu’il y avait justice de lui décerner le nom d’empereur, puisqu’il l’était réellement.

Ce fut surtout après avoir été couronné empereur, que Charlemagne poursuivit jusqu’aux dernières conséquences son idéal politique. Dès lors sa puissance lui parut plus forte et plus étendue; il la considéra comme théocratique, comme lui ayant été conférée par la grâce de Dieu pour régir les peuples soumis à son sceptre, et surtout pour défendre les intérêts religieux. Se croyant souverain dans le sens du Vieux Testament, il exigea de tous ses sujets âgés de plus de douze ans, tant ecclésiastiques que laïques, un nouveau serment de fidélité, dans la formule duquel leurs devoirs envers Dieu et l’empereurs étaient énumérés. Il ordonna aussi la révision et la correction des lois nationales. Ce travail fut entrepris mais non achevé; nous ne connaissons que les textes expurgés de la loi salique et de la loi des Allemands. Pour les Saxons, les Frisons et les Thuringiens, il fit rédiger des lois ou plutôt des coutumes déjà existantes. M. Waitz a parfaitement éclairci et longuement expliqué le vrai sens du nouvel ordre de choses, ainsi que les conséquences qui en furent déduites par Charlemagne lui-même, par son successeur Louis le Débonnaire, et par les auteurs ecclésiastiques de leur siècle. Il y a cependant un point sur lequel l’opinion de ce profond investigateur des actes de notre héros nous semble problématique: c’est le mode de transmissibilité du titre impérial. M. Waitz pense qu’une fois accordée à Charlemagne, la dignité d’empereur devint un droit acquis pour toute sa postérité, sans qu’un nouveau couronnement papal fût nécessaire à ses successeurs L En effet, Louis le Débonnaire ne fut pas couronné en 814, il le fut seulement en 823; mais les empereurs subséquents furent couron­nés au moment de leur élection au trône. Nous croyons qu’il faut distinguer: le droit au couronnement était héréditaire, et l’héritier du trône pouvait, avant l’accomplissement de cette formalité, s’attribuer le titre d’empereur; mais il fallait le couronnement pour l’investir légalement de cette haute dignité. C’est ainsi qu’on l’a entendu pendant tout le moyen âge; le couronnement semblait encore si nécessaire, même depuis le seizième siècle, que les empereurs d’Allemagne, lorsqu’ils ne se firent plus couronner, portaient le titre d’empereur romain élu, erwoehlter roemischer Kaiser, ce qui les distinguait des empereurs de droit divin.

Charlemagne, comme tous ses contemporains, attachait une très-haute importance aux affaires religieuses; il se croyait le droit de les régler et administrer aussi librement que les affaires profanes. L’Église était dans l’empire, et non l’empire dans l’Église. On ne saurait méconnaître néanmoins que Charles protégea celle-ci, même par des lois pénales; tandis que, d’autre part, il restreignit les libertés germaniques sous bien des rapports, sans toutefois les anéantir complètement. Il prépara ainsi l’ordre gouvernemental des temps postérieurs, ordre qui subsista jusqu’à la révolution française et, dans plus d’un pays, jusqu’à nos jours. Charlemagne était évidemment ce qu’on appelle aujourd’hui un doctrinaire sa doctrine politico-théocratique tendait à opérer la fusion des principes germanique et chrétien par l’alliance intime de l’Église et de l’État. Il s’était créé un organisme idéal de la société, qui devait, suivant lui, être gouvernée par une double puissance, c’est-à-dire par l’autorité ecclésiastique, dont le pape était le chef, et par l’autorité politique, qui était celle de l’empereur. C’est cette idée ou, si l’on veut, cette théorie sociale qui a dominé tout le moyen âge; on l’a symbolisée par la doctrine des deux glaives envoyés par Dieu sur la terre.

Il existe un problème que nous ne pouvons point passer sous silence, c’est de savoir si Charlemagne était et se considérait comme souverain de Rome et des territoires annexés. Avant le couronnement il n’était, ainsi que nous l’avons déjà dit, que le Patricius des Romains, et comme tel, le défenseur de l’Église et du pape. Celui-ci était maître à Rome et seigneur des pays donnés au saint-siège par Pépin et par Char­lemagne lui-même. Rome ne faisait point partie du royaume des Lombards, dont Charles s’était approprié la couronne. Le rétablissement de l’empire d’Occident eut-il pour effet de changer cet ordre de choses? Les auteurs dévoués à l’Église le nient; nous ne sommes pas de leur avis. Suivant nous, Charlemagne devint le souverain de tous les pays compris dans l’empire, de la même manière que les empereurs romains l’avaient été. Les papes reconnurent leur subordination dans les choses temporelles, ce qui ne les empêcha point de rester seigneurs du patrimoine de saint Pierre, comme tous les autres évêques étaient seigneurs des territoires donnés à leurs églises. La souveraineté papale est d'une époque postérieure. Au temps dont nous nous occupons, l’ordination même d’un pape ne se faisait pas sans le consentement de l’empereur, comme autrefois dans l’empire romain. Cependant l’empire de Charlemagne n’était pas romain: réuni au royaume des Francs, il s’identifiait avec lui pour former un empire germanique. Aix-la-Chapelle, et non Rome, était sa capitale. Il n’y avait de romain que le titre impérial d’Auguste. La législation des Césars n’avait pas été ressuscitée, mais l’empereur était le seul souverain dans toutes les parties de ses vastes États. La conduite politique de Charlemagne prouve bien que, tout en reconnaissant l’autorité de l’Église, il considéra toujours son propre pouvoir comme devant prédominer. Ainsi que sous les Romains, l’Église était dans son empire, et il agissait pour elle comme il le jugeait convenable. Il sentait bien qu’il y avait des limites entre son pouvoir et ce qu’on appelle aujourd’hui le pouvoir spirituel; mais ses idées là- dessus n’étaient pas bien fixées. Ce qui était hors de doute dans son esprit, c’est que les prêtres 11e doivent pas s’immiscer aux affaires de l’État. Il voulait que chacun restât strictement dans ses attributions ; sa volonté à cet égard est manifeste, lorsqu’il dit dans son capitulaire de 811: «Demander à quels sujets et dans quels lieux les ecclésiastiques font obstacle aux laïques, et les laïques aux ecclésiastiques, dans l’exercice de leurs fonctions. Rechercher et discuter jusqu’à quel point un évêque ou un abbé doit intervenir dans les affaires séculières, et un comte ou tout autre laïque dans les affaires ecclésiastiques. Les interroger d’une façon pressante sur le sens de ces paroles de l’apôtre: Nul homme qui combat au service de Dieu ne s’embarrasse des affaires du monde»

4.

INSTITUTIONS POLITIQUES.

La Gaule romaine était autrefois divisée en civitates et subdivisées en pagi. L’ancien Gau des Germains correspondait assez exactement à la civitas, bien qu’on lui ait substitué le nom de pagus, qui conviendrait mieux à une circonscription moins étendue, telle que la Hundertschaft. M. Waitz, tout en essayant de rapprocher le Gau de la civitas et la Hundertschaft du pagus, a remarqué cependant que, si le pagus désigne quelquefois une fraction de la civitas, on l’emploie aussi pour désigner la civitas tout entière. En effet, dans le langage indéterminé de l’époque, on appelait indifféremment pagi les Gauen et chaque partie de Gau sur laquelle s’était formée une de ces associations de garantie mutuelle que les historiens allemands de nos jours appellent Gesammtbürgschaft. Quelques auteurs en ont déduit tout un système de divisions et subdivisions territoriales sous les dénominations de pagi majores et pagi minores. Ils ont supposé que les pagi majores étaient gouvernés par des comtes, et les pagi minores par des vicaires ou centeniers. L’exactitude de ce système est fort douteuse. MM. Stàlin et Landau, et plus récemment MM. Jacobs et Thudichum ont démontré que l’expres­sion pagus s’appliquait aux territoires les plus dissemblables par l’étendue, depuis le sol de la plus mince villa jusqu’à la circonscription d’une province ou d’une contrée entière. On a recueilli un grand nombre d’exemples qui montrent le mot pagus appliqué à des bourgs, des localités infimes, puis à des fractions de cité, à des cités entières, même à des États, tels que le pagus Antiochensis, le pagus Hunnorum, etc. On en conclut avec raison que le mot pagus s’employait alors dans le même sens vague qu’aujourd’hui le mot pays. Cela ne prouve pas cependant que le pagus ne correspondît à aucune division administrative quelconque; mais il est vraisemblable que les expressions de pagi majores et pagi minores, si on les a réellement employées, n’ont servi qu’à distinguer les pagi par leur plus ou moins d’étendue territoriale.

Charlemagne réunit les pagi trop exigus, pour en former des circonscriptions à peu près égales, et divisa les pagi trop étendus en plusieurs comitatus ou ministeria. Il mit à la tête de chacune de ces circonscriptions, soit qu’elle fût composée d’un seul pagus ou de plusieurs, soit quelle ne comprît qu’une fraction de pagus, un comte avec des magistrats subordonnés qui furent appelés vicarii dans le midi, centenarii dans le nord. Pour les populations d’origine germanique, les comtes remplaçaient les anciens graven ou graphiones; mais au lieu d’être en quelque sorte des chefs de tribus, ils étaient devenus de véritables préposés ou agents du gouvernement. Les pouvoirs militaire, économique, administratif et de police leur appartenaient exclusivement. Ils participaient en outre à l’exercice du pouvoir judiciaire. La jouissance d’une terre ou d’un domaine était attachée comme récompense à ces hautes fonctions. Autrefois les graven qui présidaient aux plaids locaux, n’avaient d’autre attribution que de convoquer les hommes libres, de maintenir l’ordre pendant les séances, et d’exécuter les décisions de l’assemblée. Cet état de choses ne paraît pas avoir été changé en principe; mais les comtes furent investis d’une autorité de surveillance, qui s’étendait mêmeà l’administration de la justice. Un capitulaire de l’an 803 s’exprime assez clairement à ce sujet : «Que les comtes et leurs vicaires connaissent bien les lois, y est-il dit, afin qu’aucun juge ne puisse juger injustement en leur présence, ni changer indûment la loi»

Des changements importants furent opérés dans l’organisation judiciaire par l’institution des échevins, scabini ou scabinei. C’est une question fort controversée que celle de savoir s’il y avait des scabini avant Charlemagne. M. Guizot, sur la foi de Savigny, dit qu’avant Charlemagne le mot scabinus ne se rencontre que dans deux ou trois monuments d’une authenticité au moins douteuse. Ces monuments sont les diplômes mérovingiens des années 706 et 752, que Savigny n’hésite point à déclarer faux. Cependant voici deux autres diplômes au bas desquels se trouve la signature d’un témoin qualifié scauuinus ou scavinus. L’un est de l’an 745, et a été publié pour la pre­mière fois en 1835 par M. Warnkoenig, dans l’édition allemande de son histoire de Flandre. La pièce originale se trouve aux archives de la Flandre orientale à Garni; elle provient de l’ancienne abbaye de Saint-Bertin; on y lit clairement, parmi d’autres signatures, celle de Gumbarii scauuini. L’exactitude de la copie est attestée par MM. Serrure, archiviste de la province, et Parmentier, archiviste de la ville de Gand. Pour compléter la preuve de sa découverte, M. Warnkoenig a publié plus tard, dans le premier volume de l’édition française de son histoire de Flandre, un facsimilé du diplôme original qu’il avait fait calquer.

L’autre diplôme est de l’an 724, et contient également la signature d’un scavinus. II a été publié par le savant italien Brunetti, dans son Code diplomatique des Toscans.

Il est vrai qu’on s’est inscrit en faux contre ces deux documents: en 1847, M. Waitz attaqua comme inexacte la signature du diplôme de l’an 745, et M. Merkel, dans ses additions à l’histoire du droit ro­main au moyen âge, tome VII, contesta en 4851 la signature du diplôme de Brunetti. M. Waitz a trouvé dans M. Guérard un auxiliaire, celui-ci ayant publié le même diplôme de l’an 745 d’après une copie qu’en avait faite le savant bénédictin Dom De Wit, et dans laquelle la signature dont il s’agit est écrite Gunbarii sacerdotis, telle quelle se trouve dans un abrégé du même diplôme, publié d’après un ancien cartulaire de Saint-Bertin. M. Pardessus, en donnant, dans son édition des diplômes mérovingiens, les trois textes de  ce document, accorde la préférence à celui qu’a publié M. Guérard. Cependant, si ce texte est une reproduction de la copie faite par De Wit, on doit nécessairement le rejeter comme inexact: car l’original qui repose aux archives provinciales de Gand est l’acte même dont De Wit fit la copie. Il possédait cet acte avec un grand nombre d’autres diplômes qu’il avait emportés de Saint-Bertin, pour les soustraire aux agents de la république française lors de la suppression de l’abbaye. Très probablement De Wit aura douté de l’exactitude du mot scauuintis, et il y aura substitué le mot sacerdotis, d’après le cartulaire de Saint-Bertin qu’il connaissait.

La parfaite conformité de l’édition de M. Warnkoenig et de son facsimile avec le diplôme original est incontestable; on peut d’ailleurs facilement s’en convaincre par la confrontation des deux pièces, comme on peut s’assurer de l’inexactitude de la copie de De Wit, et par conséquent du texte publié par M. Guérard. Cela n’a pas suffi pour convertir MM. Waitz et Merkel, auxquels le facsimile a été envoyé depuis. Qu’ont fait ces Messieurs pour sauver l’assertion de Savigny? Ils ont déclaré que le document conservé à Gand n’était pas l’acte original de la donation faite en 745, mais une copie fabriquée cent ans plus tard, et imitant cet acte parfaitement. De même, pour le diplôme de l’an 724, M. Merkel a soutenu que la signature d’un scavinus avait été ajoutée un siècle ou deux après la confection de la pièce. Avec de pareils arguments on peut contester tous les faits, même les mieux établis.

Il nous paraît, dans tous les cas, que le diplôme de l’an 706 et celui de l’an 74 o sont authentiques. Ils prouvent qu’il y avait déjà avant Charlemagne des fonctionnaires qui portaient le nom de scavinus ou échevin; mais nous sommes loin d’en conclure qu’on ne doive pas à Charlemagne l’institution des collèges d’échevins, de ces corps judiciaires permanents qui furent organisés pour remplacer dans chaque pagus les anciens rachimbourgs. Ce qui donna lieu à cette institution est parfaitement expliqué dans le capitulaire de Louis le Pieux de l’an 829. Il y est dit que les vicaires et les centeniers multipliaient les plaids par cupidité plutôt que pour rendre la justice, et que c’est pour les empêcher de vexer ainsi le peuple, que Charlemagne défendit de convoquer aux plaids les personnes qui n’y avaient pas de cause à débattre, sauf les sept échevins qui devaient toujours y assister.

Ainsi l’obligation d’assister aux plaids du pagus était devenue une charge pour les hommes libres; on le conçoit aisément, puisque dans certaines parties de l’empire, ces plaids se tenaient une fois par semaine ou tous les quinze jours au moins, et que les centeniers ou les comtes ne manquaient pas de les convoquer, afin de s’enrichir par le produit des amendes imposées à ceux qui négligeaient de s’y rendre.

Charlemagne a-t-il supprimé les placita pagi, en instituant les collèges d’échevins, ou les a-t-il seulement réduits au nombre de trois, comme on le pense généralement? Cette question est controversée. II est certain que Charlemagne a fait des réformes concernant les plaids ou placites. Dès le commencement de son règne I il impose aux pagenses l’obligation d’assister ù deux plaids par année, l’un au printemps, l’autre en automne. En 802, il statue que les centeniers et vicaires ne pourront contraindre les hommes libres à se rendre à plus de trois plaids. Il est vrai que cette ordonnance n’est faite que pour les Lombards; mais il y est parlé des trois plaids en termes tels qu’on doit les regarder comme déjà établis dans tout l’empire. On peut même se demander si c’est bien Charlemagne qui a introduit cet ordre de choses, ou s’il a seulement régularisé des usages qui existaient avant lui. Il y a des auteurs qui croient que les triaplacita sont de toute antiquité. M. Waitz, au contraire, les regarde comme une innovation de Charlemagne. Il est certain que Louis le Débonnaire tint à l’observation de cette règle, et qu’elle s’est perpétuée pendant des siècles, en Allemagne et surtout en Belgique. Elle a donc coexisté avec l’institution des échevins, qui appartient incontestablement à Charlemagne et qui fut un bienfait pour le pays. Il paraît, d’autre part, que cette institution ne fit pas obstacle à ce que les hommes libres conservassent le droit de concourir à l’administration de la justice, quand il leur convenait de se rendre aux plaids. Savigny a recueilli un grand nombre d’actes qui permettent tout au moins de le supposer. C’est également l’opinion de M. Guizot. Il y a lieu de croire, d’après cela, que les placita pagi ordinaires tombèrent en désuétude, en ce sens que les hommes libres cessèrent de prendre part aux jugements des échevins; mais il serait inexact de dire qu’ils furent supprimés; il paraît seulement que les plaids obligatoires furent réduits au nombre de trois.

Une autre question concernant le tria placita a soulevé de vives contestations, depuis que nous nous sommes occupé de ce travail. On s’est demandé si tous les hommes libres de chaque comté étaient te­nus de se réunir ainsi trois fois dans l’année, ou si ces réunions se composaient seulement des habitants de chaque ressort de centenier ou de vicaire. M. Thudidium a produit quelques arguments en faveur de cette dernière opinion, déjà professée par Eichhorn, Grimm et Bethmann-Holweg; mais ils ne nous semblent pas de nature à résoudre la question. M. Waitz est d’un avis contraire; voici ses principales objections: D’abord, si les tria placita s’étaient formés par districts de centeniers, le comte aurait dû être presque toujours occupé de ces assemblées, ce qui n’est pas admissible; en second lieu, il y a des actes de droit qui portent en eux-mêmes la mention qu’ils ont été célébrés dans le plaid du payas entier. M. Waitz cite, entre autres, pour exemple un diplôme dans lequel il est dit: Factus est publiais conventus T. comitis et totius comitatus sui. Il y a aussi des documents qui font mention de l’endroit où se tient le mallus du comté. Il y eut même des plaids communs pour plusieurs comtés. M. Waitz en conclut que les tria placita étaient des assemblées où se réunissaient tous les habitants du pagus, mais qu’ils n’avaient pas toujours lieu dans la même localité. Ce qui nous paraît décisif en faveur de celte opinion, c’est un capitulaire de Charles le Chauve de l’an 8S7, où il est dit: «Que les évêques dans leurs dio­cèses, et les comtes dans leurs comtés tiennent des plaids auxquels assisteront, sans aucune exception de personnes, tous les fonctionnaires de l’État, les vassaux et généralement tous les habitants de l’évêché ou du comté»

On trouve dans les capitulaires une foule de dispositions qui attestent la sollicitude de Charlemagne pour la bonne organisation des tribunaux, s’il est permis d’appliquer cette dénomination aux plaids de ce temps, et pour assurer la marche régulière de la justice. M. Guizot a cité, entre autres, les capitulaires prescrivant que les comtes ne remettent pas la tenue de leurs plaids et ne les abrègent pas indûment pour s’adonner à la chasse ou ù d’autres plaisirs; qu’aucun d’eux ne tienne ses plaids s’il n’est à jeun et de sens rassis; que chaque évêque, chaque abbé, chaque comte ait un bon greffier, et que les scribes n’écrivent pas d’une manière illisible, etc. Charlemagne ne se borna point à prescrire ces règles et une foule d’autres, dans l’intérêt de ses peuples; il eut soin d’en assurer l’exécution, ce qui était beaucoup plus difficile. Il parvint à ce résultat en instituant des missi dominici, chargés de parcourir les comtés quatre fois par an, de corriger les abus de toute nature, et de lui rendre compte de leurs opérations.

L’institution des missi ne fut pas créée tout d’une pièce, et, pour ainsi dire, de prime saut. Déjà avant Charlemagne il était arrivé que des commissaires fussent envoyés dans l’une ou l’autre province avec une mission soit spéciale, soit générale. Dans un capitulaire de l'an 779, nous voyons que dès lors Charles avait eu recours à ce moyen de gouvernement dont il fit dans la suite un fréquent usage. En 789, il chargeait ses missi de lui rendre compte de la manière dont on administrait les bénéfices royaux; dans le capitulaire d’Aix-la-Chapelle de la même année, nous voyons d’autres missi chargés de régler les affaires ecclésiastiques; on en trouve aussi qui inspectent ou organisent les armées. Mais ce ne fut qu’après son élévation à l’empire que Charlemagne donna à l’institution des missi une organisation normale. La monarchie fut alors divisée en grands districts comprenant chacun plusieurs comtés et diocèses. On désigna sous le nom de missaticum tantôt la circonscription territoriale dû ces districts, tantôt le personnel de la légation qui devait s’y mouvoir. Ce personnel était composé d’un ou deux comtes et d’un évêque ou archevêque; leurs fonctions étaient essentiellement temporaire»

Charlemagne donna à ses missi dominici des pouvoirs très-étendus. Ils étaient les représentants immédiats de l’empereur, chargés de recevoir le serment de fidélité à sa personne. Ils avaient la haute main, non-seulement sur les comtes et les fonctionnaires subordonnés, mais aussi sur les évêques, les abbés et abbesses; ils devaient s’enquérir de la conduite tant privée que publique, de la vie et des moeurs des uns et des autres; ils avaient mission spéciale de veiller à ce que les représentants de l’autorité ecclésiastique vécussent en bonne intelligence avec ceux de l’autorité civile; à ce qu’aucun d’eux n’abusât de sa position, soit pour opprimer ou spolier les églises, les pauvres, les veuves, les orphelins ou les étrangers, soit pour tyranniser les moines, les nonnes ou autres personnes ecclésiastiques. C’est surtout l’administration de la justice qui était recommandée à l’attention des missi. S’ils trouvaient un comte qui eût négligé de rendre la justice dans son comté, ils pouvaient s’établir chez lui jusqu’à ce que le tort fût réparé. Ils choisissaient eux-mêmes dans chaque localité des échevins et des centeniers ou vicaires capables et probes; ils tenaient note de leurs noms, pour les signaler à l’empereur. Partout où ils rencontraient de mauvais vicaires ou centeniers ils devaient les destituer et en nommer d’autres. S’ils trouvaient un mauvais comte, ils avaient à en faire rapport à l’empereur. Leurs investigations devaient porter aussi sur les advocati, vidâmes ou centeniers des évêques, abbés ou abbesses; il fallait que ces fonctionnaires connussent les lois; qu’ils fussent amis de la justice et de la paix, exempts de cupidité et de fraude.

Les missi tenaient eux-mêmes des plaids, où ils recevaient les plaintes des habitants et rendaient la justice. Les placita missorum, dont nous avons déjà parlé à propos du pagus, étaient en quelque sorte des assemblées provinciales d’État. Les évêques, les abbés, les comtes, les seigneurs, les avoués des églises, les vicaires et centeniers, tous ceux, en un mot, qui avaient une part d’administration,  spirituelle, soit temporelle, étaient obligés d’y assister en personne ou par représentants. On traitait dans ces assemblées toutes les affaires de la province; on y examinait la conduite des magistrats et les besoins tant publics que particuliers; on punissait les prévaricateurs. Le capitulaire de l’an 812 voulait que ces placites fussent tenus quatre fois par année, dans quatre endroits différents, afin que tous les comtes pussent y assister successivement En l’absence des missi, chacun des comtes tenait des plaids dans son comté; le capitulaire précité leur recommande de se réunir et de tenir des plaids communs, tant dans l’intérêt général de la justice qu’afin d’atteindre plus sûrement les voleurs. Ce capitulaire limite la compétence des centeniers; il réserve aux plaids des comtes et des missi les jugements portant condamnation à mort, à la perte de la liberté ou à des restitutions de biens ou de serfs.

Il semblerait que Charlemagne eût horreur des procès, car il ne négligea rien pour les prévenir ou les terminer promptement. Dans son capitulaire de l’an 812, il ordonne que les litiges commencés sous son règne soient jugés sans délai; quant à ceux qui étaient commencés avant la mort de Pépin, son père, il les déclare périmés, sauf recours ù son autorité suprême. Il veut aussi que les évêques, les abbés et les comtes, qui ont des contestations entre eux, comparaissent devant lui pour qu’il les mette d’accord. Mais ce qui est plus caractéristique, c’est sa haine des avocats et des procureurs. Il défend formellement, dans son capitulaire de l’an 802, de plaider par procuration; il veut que chacun explique son affaire lui-même, et se rende en personne au plaid, à moins que des infirmités ne l’en empêchent.

L’inspection des missi portait sur les vassaux du roi, comme sur les évêques, les abbés et les comtes. On sait que les vassaux exerçaient la juridiction dans leurs terres; ils n’en étaient pas moins soumis à la surveillance des missi dominici. Un capitulaire prescrivait à leur égard, comme à l’égard des comtes, que s’ils ne rendaient pas la justice à leurs hommes, le missus et le comte pouvaient s’établir chez eux et vivre à leurs dépens, jusqu’à ce que la justice fût rendue. Dans un autre capitulaire on prévoit le cas où des voleurs se seraient réfugiés dans la maison d’un seigneur, et l’on ordonne au juge du lieu de les faire amener au plaid du comté: «Celui qui négligera de le faire, y est-il dit, perdra son bénéfice; et s’il n’a pas de bénéfice, il payera une amende. Il en sera de même pour nos propres vassaux, qui dans ce cas seront privés de leurs bénéfices et de leurs honneurs»

Dans l’ordre de l’administration proprement dite, les pouvoirs des missi dominici n’étaient pas moins étendus. Il était arrivé, par exemple, que des vassaux et même des comtes eussent employé à l’amélioration de leurs propres biens ce qui appartenait aux domaines royaux; de sorte que ceux-ci étaient négligés ou abandonnés. Même, dans quelques endroits, des bénéficiers avaient vendu leurs bénéfices en toute propriété à d’autres personnes et en avaient employé le prix à acheter des alleux. Charlemagne appela l’attention de ses missi sur les abus de cette espèce; il leur ordonna de lui rendre un compte exact de l’état des bénéfices royaux, et de l’informer de tous les dommages, détournements ou aliénations qu’ils viendraient à découvrir. Il leur recommanda aussi de rechercher les terres soumises au cens royal et de veiller à ce que personne ne donnât asile aux fiscalins fugitifs qui faussement se disaient libres. Enfin des dispositions générales prescrivent aux missi de corriger tous les abus, d’amender tout ce qu’ils trouveront être fait en contravention des lois ou des ordonnances de l’empereur; de réparer toutes les injustices; de rétablir l’ordre en toutes choses; de rendre compte à l’empereur de leurs opérations, et même de lui signaler ce qui, dans les lois, leur paraîtrait contraire à la justice et à l’équité.

On chercherait vainement dans les capitulaires les éléments d’un système régulier d’administration financière; on n’y trouve sur ce sujet qu’un petit nombre de dispositions éparses, destinées à réprimer des abus. Les revenus de l’État n’étaient pas distincts de ceux de l’empereur; tous aboutissaient à la chambre du trésor, établi au palais d’Aix-la-Chapelle. Rien n’indique qu’il y eût une autorité supérieure à la tête de l’administration des finances. Les dépenses publiques étaient peu considérables; la plupart s’appliquaient à l’entretien et aux besoins économiques de la cour. Il y avait cependant des fonctionnaires salariés, mais en petit nombre.

En fait de charges publiques, on remarque celles qui pesaient sur les établissements religieux, les évêchés et les abbayes, entre autres, l’obligation d’héberger et de nourrir l’empereur et sa nombreuse suite dans ses voyages si fréquents. Les comtes étaient assujettis aux mêmes charges, mais ils avaient soin de se faire indemniser par leurs sujets ou subordonnés, auxquels ils imposaient une contribution dite de adventu regis. Une autre charge était le fodrum, c’est-à-dire la fourniture des fourrages (Futter, Voeder) nécessaires à la nourriture des chevaux dans les expéditions militaires. Plus tard, cette prestation fut étendue de manière à comprendre même les logements militaires. Il y avait encore une charge qu’on appelait parafridi, ou paraveredi, et qui consistait à fournir des chevaux (Pferde, paerden), pour le transport des troupes et de la suite du roi. Toutes ces prestations pouvaient être requises, dans certaines limites, par les comtes, lorsqu’ils faisaient leurs tournées d’inspection, ainsi que par les missi dominici. Un capitulaire de Louis le Débonnaire détermine en détail ce que les missi pouvaient exiger. Les ambassadeurs des nations étrangères avaient également le droit d’être hébergés, nourris et transportés sans frais.

Les principales sources de revenus étaient d’abord les tributs payés par les princes vassaux, même par certains peuples étrangers, et puis les dons annuels des hommes libres. Cette sorte de contribution fut maintenue sous Louis le Débonnaire, et devint même un impôt régulier auquel les églises furent assujetties. Il est aussi fait mention dans les monuments du droit carolingien, de stiora, census regalis, espèce de tri­but à payer au roi. M. Waitz pense qu’il s’agit de prestations fondées sur des titres de droit privé; il ne croit pas qu’il y eût un système général de contributions directes, mais seulement, dans certaines contrées, des impôts locaux fondés sur d’anciens usages. Au nombre des moyens d’enrichir le fisc, il faut compter aussi les confiscations, qui s’exerçaient parfois sans motifs de droit suffisants. Du reste, les domaines royaux étaient considérables, et Charlemagne croyait pouvoir, en outre, disposer à son gré des biens ecclésiastiques. C’est pourquoi dans les partages de l’empire on voit si souvent figurer les évêchés et les monastères dans les lots attribués aux copartageants. L’Église ne cessait de revendiquer la propriété libre de ses biens; mais les rois, au contraire, prétendaient qu’ils avaient besoin des revenus de l’Église pour le soutien de l’État.

Cependant Charlemagne n’oublia jamais qu’avant d’être empereur, il était patricius et, comme tel, défenseur obligé de l’Église et de son chef. On peut dire de lui qu’il organisa la société ecclésiastique, en ce sens qu’il consolida et fortifia la hiérarchie, et qu’il lit entrer l’Église comme partie intégrante dans l’empire. Nous avons déjà vu que, dans la Gaule romaine, il y avait à la tête du clergé de chaque province un archevêque métropolitain, dont l’autorité s’étendait sur tous les diocèses de la province. Mais cette institution avait subi bien des échecs: attaquée par les évêques, qui ne se souciaient pas d’avoir un supérieur aussi immédiat, elle fut en quelque sorte abandonnée par les papes, à cause de l’ambition de certains métropolitains qui, à la faveur des événements, cherchaient à s’ériger en patriarches et à fonder des Églises nationales.

Ne pouvant résister à cette double cause de déchéance, elle était tombée si bas qu’on a pu croire qu’elle n’existait plus. Charlemagne releva l’autorité des métropolitains; il ordonna formellement que les évêques suffragants leur fussent subordonnés; de plus, il généralisa l’institution, et l’étendit aux parties de ses États où elle était encore inconnue. On compta bientôt dans l’empire des Francs vingt-quatre métropoles, savoir: Rome, Ravenne, Milan, Fréjus, Grado, Cologne, Mayence, Salzbourg, Trêves, Sens, Besançon, Lyon, Rouen, Reims, Arles, Vienne, Moutier-en-Tarantaise, Embrun, Bordeaux, Tours, Bourges, Auch, Narbonne et Aix.

Ce ne sont pas seulement les évêques qui furent soumis à l’autorité de leurs métropolitains, mais les mêmes devoirs de subordination furent respectivement imposés à tous les degrés de la hiérarchie sacerdotale. L’empereur voulut d’abord que dés évêques nouveaux fussent établis partout où il en manquait, et que le clergé inférieur placé sous leur direction fut complété; il ordonna ensuite que les évêques eussent la haute main sur les abbés et les moines, comme sur les prêtres (presbyteri) et les clercs, leurs subordonnés. Chacun d’eux devait parcourir son diocèse au moins une fois l’an, et veiller à ce que les religieux et religieuses vécussent suivant la règle, à ce que les abbesses résidassent dans leurs couvents, à ce que les serviteurs de Dieu ne se livrassent pas au plaisir de la chasse etc. Charlemagne s’occupa particulièrement de réformer les mœurs du clergé et de rétablir la discipline. Par son capitulaire de l’an 769 il avait interdit la profession des armes aux évêques et aux prêtres. Cependant il paraît que les ecclésiastiques restèrent attachés au service militaire, par crainte que leurs bénéfices ne fussent donnés aux guerriers laïques. Mais dans une assemblée tenue à Worms en 803, ces guerriers eux-mêmes voulurent les rassurer sur ce point; ils adressèrent au roi une requête dans laquelle il était dit: «Nous demandons que les évêques soient désormais dispensés d’aller à la guerre. Quand nous marcherons avec vous contre l’ennemi, qu’ils restent dans leurs diocèses, occupés de leur saint ministère... Ils nous aideront plus par leurs prières que par l’épée, levant les mains au ciel, à l’exemple de Moïse. Nous ne voulons point permettre qu’ils viennent avec nous, et nous demandons la même chose à l’égard des autres prêtres... Nous ne faisons point cette demande dans le dessein de profiter des biens ecclésiastiques. Nous protestons que nous ne voulons ni les usurper, ni souffrir qu’on les usurpe». C’est cette requête qui donna lieu au capitulaire de l’an 803 où il est formellement ordonné «qu’aucun prêtre n’aille à l’armée, excepté ceux qui seront nécessaires pour dire la messe et administrer aux guerriers les secours spirituels»

L’administration temporelle de l’Église se centrali­sait, comme celle des comtés, au moyen des missi dominici, qui représentaient partout l’empereur et faisaient sentir son autorité jusque dans les coins les plus reculés de l’empire.

Après avoir décrit succinctement tous les rouages de cette grande machine administrative, il nous reste à appeler l’attention de nos lecteurs sur le point central, c’est-à-dire sur le gouvernement proprement dit. Nous nous servirons naturellement de la description si connue d’Adalhard, ou plutôt du résumé que nous en a laissé le célèbre Hincmar, archevêque de Reims. Le gouvernement central se composait de l’empereur, de son conseil privé et des assemblées générales nommées placita generalia ou generales couventus. Ces assemblées ne se réunissaient que deux fois l’an, au printemps et en automne; mais le conseil privé était permanent. Il se divisait en deux sections: l’une, présidée par l’apocrysiaire ou chapelain du roi, ne s’occupait que d’affaires ecclésiastiques; l’autre, présidée par le comte du palais (comes palatini), expédiait les affaires civiles (contentiones legales). Le placite de la saison d’automne ne se composait que des conseillers de la couronne et des seigneurs (seniores), c’est-à-dire des personnes les plus considérables de l’empire. C’était le second de l’année, mais le premier dans l’ordre des affaires, car cette assemblée était en quelque sorte préparatoire de la grande assemblée du mois de mai. L’empereur y recevait les dons généraux du royaume; on commençait à examiner les affaires de l’année suivante, s’il en était dont il fût nécessaire de s’occuper d’avance. Les missi venaient rendre compte à l’empereur tant de ce qu’ils avaient fait en son nom, que de ce qu’ils avaient vu et observé. Le roi demandait à chacun ce qu’il avait à lui rapporter, à lui apprendre concernant la partie du royaume qu’il avait visitée.

L’assemblée du mois de mai, qui souvent avait lieu en juin, en juillet, et même au mois d'août, se composait des mêmes éléments, et en outre d’un élément populaire qu’Hincmar désigne sous le nom de minores. Raepsaet pense que les minores étaient les notables ou les échevins des villes et districts, dont les comtes et gouverneurs devaient se faire accompagner à l’assemblée générale. Cette opinion se fonde particulièrement sur le capitulaire de Louis le Débonnaire de l’an 819, qui fixe à douze par comté le nombre des échevins qui doivent accompagner le comte. La convocation de ces notables avait pour but, suivant Raepsaet, d’obtenir d’eux des renseignements sur les ressources et les besoins locaux, de recevoir leurs avis et de les faire assister aux délibérations de l’assemblée, pour qu’à leur tour ils pussent convaincre leurs concitoyens de l’utilité ou de la nécessité des mesures adoptées

Les séances générales étaient précédées par les délibérations d’un comité composé des hommes les plus marquants. L’assemblée se partageait en plusieurs sections: il y avait d’abord deux chambres principales, celle des évêques et abbés, et celle des comtes et princes; dans l’une on traitait des affaires de l’Église, dans l’autre, des affaires mondaines; les deux chambres se réunissaient, lorsqu’il s'agissait d’affaires mixtes. Le reste des assistants, c'est-à-dire la multitude des minores, se réunissait dans divers locaux. Il semble résulter assez clairement des explications d’Hincmar, que les deux premières chambres avaient seules le droit et le devoir de délibérer sur les propositions du gouvernement. On soumettait à leur examen et à leur délibération les articles de lois nommés capitula; ils en délibéraient un, deux, ou trois jours au plus, selon l’importance du sujet; le résultat était ensuite communiqué à l’empereur, qui prenait une résolution. Quant aux minores, ils n’agissaient que par voie d’influence, et par les renseignements qu’ils étaient dans l’occasion de donner aux seniores.

M. Guizot a cherché à amoindrir l’importance de cette institution, en donnant d’une partie de la lettre d’Hincmar une traduction plus ou moins appropriée à son système. Certes, le mode de délibération qu’on suivait alors n’était pas celui des assemblées modernes; mais il n’en est pas moins vrai que, dans les placites généraux du temps de Charlemagne, on réglait les affaires de tout le royaume; qu’aucun événement, si ce n’est une nécessité impérieuse ou universelle, ne pouvait faire changer ce qui avait été arrêté. Raepsaet fait remarquer avec raison que, si l’intervention des placites n’avait pas été nécessaire dans toutes les affaires qui intéressaient l’Église et l’État, le plus ancien, le plus savant, le plus intime conseiller du roi, Hincmar, consulté par Louis le Bègue, n’aurait pas refusé d’anticiper, en lui donnant son avis, sur l’opinion de l’assemblée générale. Il est bien vrai que les capitulaires, ainsi nommés à cause de leur division en capitula, ne consistent pas exclusivement en décrets ou ordonnances; qu’on y trouve les dispositions les plus diverses; mais il ne s’ensuit point que ceux des capitulaires qui ont le caractère de loi soient émanés du pouvoir autocratique de l’empereur; ce sont des actes solennellement agréés et adoptés par les placites généraux. Plusieurs contiennent la mention expresse de ce consentement public. Les assemblées générales dites placita n’étaient donc pas si insignifiantes que M. Guizot semble le croire. Leur histoire a, pour notre pays surtout, un immense intérêt : car on y trouve la source des États-Généraux, et par suite, de nos institutions parlementaires actuelles.

Il y eut, pendant le règne de Charlemagne, trente- cinq assemblées générales, dont voici l’énumération :

1.    En 770 à Worms

2.    En 772, à Valenciennes

3.    En 772, à Worms

4. En 773, à Genève;

5. En 775, à Duren ;

6. En 776, à Worms;

7. En 777, à Paderborn;

8. En 779, à Duren;

9. En 780, à Ehresbourg;

10. En 781, à Worms;

11. En 782, aux Sources de la Lippe ;

12. En 785, à Paderborn;

13. En 786, à Worms;

14. En 787, encore à Worms;

15. En 788, à Ingelheim;

16. En 789, à Aix-la-Chapelle;

17. En 790, à Worms;

18. En 792, à Ratisbonne;

19.  En 793, encore à Ratisbonne ;

20.  En 794, à Francfort;

21.  En 795, à Kuffenstein;

22.  En 797, à Aix-la-Chapelle;

23.  En 799, à Lippenheim;

24.  En 800, à Mayence;

25.  En 803, encore à Mayence;

26.  En 804, aux Sources de la Lippe ;

27.  En 805, à Thionville;

28.  En 806, à Nimègue;

29.  En 807, à Coblence;

30.  En 809, à Aix-la-Chapelle;

31.  En 810, à Verden;

32.  En 811, encore à Verden

33.  En 812, à Boulogne; ;

34.  La même année, à Aix-la-Chapelle;

35.  En 813, à Aix-la-Chapelle.

 

5.

civilisation: progrès.

«Les actes de Charlemagne en faveur de la civilisation morale, dit M. Guizot, ne forment aucun ensemble, ne se manifestent sous aucune forme systématique; ce sont des actes isolés, épars, tantôt la fondation de certaines écoles, tantôt quelques mesures prises pour le perfectionnement des offices ecclésiastiques, et le progrès de la science qui en dépend; ailleurs des recommandations générales pour l'instruction des clercs et des laïques; le plus souvent une protection empressée pour les hommes distingués, un soin particulier de s’en entourer»

Cette appréciation nous paraît peu favorable et au- dessous de la vérité. Charlemagne s’efforça de relever les études dans la partie anciennement civilisée de son empire et d’en faire naître le goût dans la partie naguère barbare. Ce n’est pas son moindre titre à la reconnaissance des peuples. Ses efforts pour restaurer les belles-lettres et rétablir les écoles publiques sont d’autant plus surprenants que, loin de mener une vie de loisir, son activité était extrême, ses déplacements continuels. Ce fut tout en faisant la guerre qu’il se préoccupa de ce qui semble être un attribut de la paix. Cette passion pour les arts libéraux paraît avoir été héréditaire chez les Carolingiens: car déjà Pépin avait commencé à former une bibliothèque; cela résulte d’une lettre adressée à ce prince par le pape Paul I, en 758 C Cette bibliothèque fut sans doute augmentée de beaucoup par Charlemagne, car nous voyons dans son testament qu’il avait amassé une grande quantité de livres. Bien qu’il en eût autorisé la vente, il est probable que cette collection ne fut pas entièrement dispersée après sa mort, puis­qu’il y avait encore, à la fin du neuvième siècle, une bibliothèque du palais dont Charles le Chauve ordonna le partage entre son fïls, l’abbaye de Saint-Denis et l’abbaye de Sainte-Marie de Compïègne.

Suivant le moine d’Angoulême qui écrivit la vie de Charlemagne, ce fut surtout après son troisième voyage à Rome, en 787, que le roi s’occupa activement d’instruction publique. Il emmena d’Italie des maîtres de grammaire et de calcul, et les chargea de répandre dans la Gaule les bienfaits de l’enseignement. C’est de cette époque que date sa lettre si connue à Baugulfe, abbé de Fulde. M Guizot en a donné une traduction que sans doute on nous saura gré de retrouver ici.

«Que votre dévotion agréable à Dieu sache que, de concert avec nos fidèles, nous avons jugé utile que, dans les épiscopats et dans les monastères confiés, par la faveur du Christ, à notre gouvernement, on prît soin non-seulement de vivre régulièrement et selon notre sainte religion, mais encore d’instruire dans la science des lettres, et selon la capacité de chacun, ceux qui peuvent apprendre avec l’aide de Dieu... Car, quoiqu’il soit mieux de faire bien que de savoir, il faut savoir avant de faire... Or, plusieurs monastères nous ayant, dans ces dernières années, adressé des écrits dans lesquels on nous annonçait que les frères priaient pour nous dans les saintes cérémonies et leurs pieuses oraisons, nous avons remarqué que, dans la plupart de ces écrits, les sentiments étaient bons et les paroles grossièrement incultes: car, ce qu’une pieuse dévotion inspirait bien au dedans, une langue malhabile, et qu’on avait négligé d’instruire, ne pouvait l’exprimer sans faute. Nous avons dès lors commencé à craindre que, de même qu’il y avait peu d’habileté à écrire, de même l’intelligence des saintes Écritures ne fût beaucoup moindre qu’elle ne devait être... Nous vous exhortons non-seulement à ne pas négliger l’étude des lettres, mais à travailler, d'un cœur humble et agréable à Dieu, pour être en état de pénétrer facilement et sûrement les mystères des saintes Écritures. Or, il est certain que, comme il y a, dans les saintes Écritures, des allégories, des figures et autres choses semblables, celui-ci les com­prendra plus facilement, et dans leur vrai sens spirituel, qui sera bien instruit dans la science des lettres. Qu’on choisisse donc pour cette oeuvre des hommes qui aient la volonté et la possibilité d’apprendre et l’art d’instruire les autres... Ne manque pas, si tu veux obtenir notre faveur, d’envoyer un exemplaire de cette lettre à tous les évêques suffragants et à tous les monastères»

Ce document paraît être une des circulaires royales qu’on appelait Epistolae generales, et qui étaient adressées aux métropolitains, aux évêques et aux abbés. Elle ne demeura pas une vaine recommandation, dit M. Guizot; elle eut pour résultat le rétablissement des études dans les cités épiscopales et dans les grands monastères. De cette époque datent la plupart des écoles qui acquirent bientôt une grande célébrité, et d’où sortirent les hommes les plus distingués du siècle suivant. En effet, Charlemagne fonda pour la jeunesse des écoles qui peuvent être regardées comme la source de nos établissements d’instruction primaire et moyenne, malgré les différences qui résultent naturellement de ce que les temps et les moeurs ne sont pas les mêmes. Par son capitulaire de l’an 789, il engage les évêques à établir deux espèces d’écoles; les unes pour enseigner à lire et à écrire aux enfants, les autres pour l’enseignement de l’arithmétique, de la grammaire, des notes, du chant et des psaumes.

Ces prescriptions furent suivies avec plus ou moins de zèle et d’intelligence. Presque partout elles n’eu­rent d’effet que relativement à l’éducation littéraire des clercs. Cependant nous possédons un document de cette époque qui institue des écoles publiques non seulement pour le peuple des villes, mais encore pour celui des campagnes: c’est le capitulaire de Theodulfe, évêque d’Orléans, sur les devoirs des prêtres. On y lit, entre autres articles, celui-ci : «Que les prêtres tiennent des écoles dans les bourgs et tes campagnes; et si quelqu’un des fidèles veut leur confier ses petits enfants pour leur faire étudier les lettres, qu’ils ne refusent point de les recevoir et de les instruire, mais qu’au contraire ils les enseignent avec une parfaite charité, se souvenant qu’il a été écrit: «Ceux qui auront été savants brilleront comme les feux du firmament, et ceux qui en auront instruit plusieurs dans la voie de la justice luiront comme des étoiles dans toute l’éternité. Et qu’en instruisant les enfants, ils n’exigent pour cela aucun prix, et ne reçoivent rien, excepté ce que les parents leur offriront volontairement et par affection»

M. Guizot parle aussi de Smaragde, abbé de Saint-Michel, dans le diocèse de Verdun. Ce prélat, qui, en 809, fut employé û diverses négociations avec Rome, prit un soin particulier des écoles de son diocèse, et, dans les écoles, de l’enseignement de la grammaire. En exposant et discutant les préceptes de Donat, grammairien du quatrième siècle qui avait été précepteur de saint Jérôme, il écrivit une grammaire latine qui fut célèbre de son temps, et dont il existe encore plusieurs manuscrits. En fin nous possédons une lettre de Leidrade, bibliothécaire de Charlemagne et l’un de ses missi, nommé archevêque de Lyon en 798. Cette lettre, dont M. Guizot a donné une traduction, nous le montre occupé sans cesse de propager le goût des lettres et des arts: «J’ai des écoles de chantres, dit-il, dont plusieurs sont déjà assez instruits pour pouvoir en instruire d’autres. En outre, j’ai des écoles de lecture, etc.» Plusieurs églises et abbayes devinrent célèbres par leurs écoles. Telles furent, en France, Fontenelle, Ferrières, Corbie, Saint-Denis, Saint-Germain, Saint-Benoît-sur-Loire; en Belgique, Saint-Arnaud, Saint-Berlin, Liège, Prum, Lobbes; aux Pays-Bas, Utrecht; en Allemagne, Fulda et Saint-Gall; en Italie, le Mont-Gassin. Il y avait aussi des écoles latines et grecques à Osnabrück.

Charlemagne, qui avait le génie de l’organisation, voulut former un centre de science, comme il avait formé un centre administratif de l’empire. Il appela à sa cour les savants de tous les pays. Il fit venir d’Angleterre Alcuin, qui était de race saxonne; d’Italie Theodulfe, qu’on croit être né Lombard, et Hilduin, l’un des hommes les plus savants de son époque. Il trouva à Salzbourg ce Leidrade dont nous venons de parler, et qui était né dans le Norique, sur les confins de l’Italie et de l’Allemagne. Il alla chercher à Pavie le célèbre grammairien Pierre de Pise, qui lui donna des leçons. «Le diacre Pierre de Pise, qui était alors dans sa vieillesse, dit Eginhard, lui donna des leçons de grammaire. Il eut pour maître dans les autres sciences un autre diacre, Albin surnommé Alcuin, né en Bretagne et d’origine saxonne, l’homme le plus savant de son époque. Le roi consacra beaucoup de temps et de travail à étudier avec lui la rhétorique, la dialectique et surtout l’astronomie. Il apprit le calcul et mit tous ses soins à étudier le cours des astres avec autant d’attention que de sagacité. Il essaya aussi d’écrire, et il avait toujours sous le chevet de son lit des feuilles et des tablettes pour accoutumer sa main à tracer des caractères, lorsqu’il en avait le temps. Mais il réussit peu dans ce travail, qui n’était plus de son âge et qu’il avait commencé trop tard». Ce passage d’Eginhard a donné lieu à de nombreux commentaires; on a beaucoup disserté pour savoir si Charlemagne savait ou ne savait pas écrire. M. Teulet fait à ce sujet une observation fort juste: il semble résulter des termes mêmes du texte que Charlemagne savait écrire; mais il est probable qu’il ne put parvenir à acquérir cette fermeté, cette élégance d’écriture en usage de son temps, et dont nous possédons encore aujourd’hui de nombreux modèles. En effet l’on ne peut pas raisonnablement supposer qu’avec des goûts littéraires aussi prononcés, Charlemagne ne sût pas écrire. Il est bien vrai, comme le fait observer Gaillard, que les solécismes ne manquent pas dans ses lettres latines; mais quand il voulait s’en donner la peine, son style était aussi correct en vers qu’en prose. Nous en avons des preuves irrécusables, notamment dans l’épitaphe qu’il fit pour le pape Adrien.

Dans le portrait qu’Eginhard nous en a laissé, Charlemagne est représenté comme un des hommes les plus lettrés de son siècle : «Doué d’une éloquence abondante et inépuisable, dit-il, il exprimait avec clarté tout ce qu’il voulait dire. Peu content de savoir sa langue maternelle, il s’appliquait aussi à l’étude des autres idiomes et particulièrement du latin, qu’il apprit assez bien pour le parler comme sa propre langue. Quant au grec, il le comprenait mieux qu’il ne le prononçait. En somme, il parlait avec tant de facilité qu’il paraissait même un peu causeur. Passionné pour les arts libéraux, il eut toujours en grande vénération et combla de toute sorte d’honneurs ceux qui les enseignaient.... »

Les savants qu’il avait fait venir de l’étranger furent en effet comblés d’honneurs et de richesses. Théodulfe fut mis en possession de l’évêché d’Orléans et de l’abbaye de Fleury ou de Saint-Benoît-sur-Loire; Leidrade, outre l’évêché de Lyon, eut encore d’autres bénéfices; Hilduin possédait tout à la fois l’abbaye de Saint-Denis, celle de Saint-Germain-des-Prés, et celle de Saint-Médard de Soissons; Alcuin réunissait les abbayes de Ferrières, de Saint-Loup de Troyes, de Saint-Josse-sur-Mer, et de Saint-Martin de Tours; on lui reprocha d’avoir vingt mille serfs dans les terres de ses bénéfices. Les deux monastères de Gand avaient été donnés à Eginhard, qui possédait déjà l’église de Saint-Servais à Maestricht. Une lettre de cet abbé, adressée au prêtre Liuthard et au vidame Erembert, nous fait voir que ce genre de possession n’était pas seulement honorifique, mais qu’il procurait des avantages très-réels «Apprenez, y est-il dit, que nous avons chargé le prêtre Willibald, que nous regardons comme l’un de nos fidèles, de recevoir de nos hommes, tant du monastère de Saint-Bavon que de celui de Blandin, le cens qui nous est dû. Nous vous l’adressons, pour que vous l’aidiez à percevoir ce cens intégralement et en bonne monnaie; et après qu’il l’aura reçu, pour que vous l’aidiez encore à nous en apporter le produit»

A tous ces noms illustres se joignirent bientôt ceux des élèves formés par ces grands maîtres. Le fameux Hincmar, archevêque de Reims, fut disciple d’Hilduin; Agobard, archevêque de Lyon, et Raban, archevêque de Mayence, qui fonda la célèbre école de Fulde, furent disciples d’Alcuin; Eginhard passe pour avoir été élève de Charlemagne lui-même. On peut en dire autant des deux Amalaires, dont l’un devint archevêque de Trêves, l’autre fut prêtre de l’église de Metz, abbé et chorévêque.

De cette réunion d’hommes distingués l’empereur forma une sorte d’académie, dans laquelle il prit place comme membre ordinaire; chacun des académiciens eut un nom littéraire adapté á sa spécialité. Charlemagne s’appelait David; Eginhard, Calliopius; Angilbeit, abbé de Saint-Riquier en Ponthieu, marié à l’une des filles de l’empereur, avait pris le nom d’Homère; Riculfe, archevêque de Mainz, qui fonda l’abbaye de Saint-Alban, portait celui de Dametas. Alcuin s’appelait Albinus; Adalhard, abbé de Corbie, descendant de Charles Martel, était nommé Augustin; Théodulfe était Pindare. Cette illustre compagnie s’occupait principalement de l’étude approfondie de la grammaire et du rétablissement de l’orthographe; elle se livrait aussi à des recherches d’érudition et cultivait la rhétorique, la poésie, l’arithmétique et l’astronomie.

A côté de cette Académie, peut-être dans son sein même, s’éleva une école d’enseignement supérieur, qui fut appelée l’école palatine, et qui servit de modèle à toutes les autres. Alcuin fut le principal fondateur de cette école; ses leçons étaient suivies par les plus hauts personnages de la cour et par l’empereur lui-même. Voici, d’après M. Guizot, la liste de ses auditeurs habituels :

1° Charlemagne;

2º Charles, fils de Charlemagne;

3º Pépin, id.;

4° Louis, id.;

conseillers habituels de l’empereur

Àdalhard,

6°. Angilberl;

7° Flavius Danuelas, 

8° Eginhard.

Riculf, archevêque de Mainz;

10° Rigbod, archevêque de Trêves ,

11° Gisla, soeur de Charlemagne;

12° Gisla, fille de Charlemagne;

13° Richtrude, religieuse à Chelles;

14° Gundrade, soeur d’Adalhard.

La médecine avait sa place dans ce haut enseignement; un édifice appelé hippocratica tecta était consacré, dans le palais, à l’étude de cette science. Un capitulaire de l’an 805 recommande expressément de l’enseigner dans les monastères. Charlemagne avait à sa cour les plus habiles médecins de son temps; cependant il en faisait peu d'usage pour lui-même, et il ne les aimait pas: «Sa santé fut constamment bonne, dit Eginhard, excepté pendant les quatre années qui précédèrent sa mort. Il eut alors de fréquents accès de fièvre; il finit même par boiter d’un pied. Dans ce temps de souffrances, il se traitait plutôt à sa fantaisie que d'après les conseils des médecins, qui lui étaient devenus presque odieux, parce qu’ils lui défendaient les rôtis auxquels il était habitué, pour l’astreindre à ne manger que des viandes bouillies». On sait que, dans sa dernière maladie, il s’obstina à refuser les secours de la médecine: «Il fut saisi, dit Eginhard, d’une fièvre violente qui le contraignit il s’aliter. Recourant aussitôt au remède qu’il employait d’ordinaire pour combattre la fièvre, il s’abstint de toute nourriture, persuadé que cette diète subirait pour chasser ou tout au moins pour adoucir la maladie; mais à la fèvre vint se joindre cette douleur de côté que les Grecs appellent pleurésie. Néanmoins il persévéra dans son abstinence, en ne soutenant son corps que par des boissons prises à de longs intervalles »

Si Charlemagne avait peu de confiance dans l’art médical, il est un autre art qui trouva en lui un protecteur éclairé: c’est la musique. Éginhard rapporte qu’il introduisit de grandes améliorations dans les lectures et la psalmodie; que lui-même y était fort habile, quoique jamais il ne lût en public, et qu’il chantât seulement à voix basse et avec le reste des assistants. Il avait fait venir de Rome deux maîtres de chant; il en garda un pour sa chapelle, et chargea l’autre de fonder l’école de Metz, d’où sortirent des élèves et des maîtres pour toutes les églises du royaume. Plusieurs capitulaires témoignent de l’importance qu’il attachait ù cet élément de civilisation. Dans celui de l’an 805, il ordonne formellement que les chantres soient tirés de l’école de Metz. C’est à Charlemagne aussi qu’appartient l’introduction de l’orgue, déjà connu sous Pépin, mais perfectionné et répandu par la volonté de son successeur.

A vrai dire, toutes les études étaient principalement dirigées vers la religion; on apprenait la grammaire pour mieux entendre l’Écriture sainte, la musique, pour mieux chanter à l’église. Alcuin lui-même, le célèbre Alcuin faisait un reproche à l’archevêque de Trêves de préférer l’Énéide aux quatre évangélistes; il craignait que la lecture des grands poètes de l’antiquité ne fît perdre du côté des moeurs et de la religion, ce qu’elle pouvait faire gagner du côté du goût. Mais cette répugnance des hauts dignitaires de l’Église à favoriser le développement des études littéraires ne fait qu’ajouter au mérite du prince éclairé qui avait pris la résolution de les protéger. Au reste, Charlemagne était oblige de prendre la science où elle se trouvait. Depuis la fin du sixième siècle, il n’y avait plus d’écoles civiles dans la Gaule; les écoles ecclésiastiques avaient seules survécu à la chute de l’empire. La tradition des anciennes études était exclusivement entre les mains du clergé. C’était surtout à Rome et dans les provinces du midi, où l’Église était toutepuissante, que les écoles avaient le mieux conservé cette tradition. Et puis il ne faut point perdre de vue que, dans la pensée de Charlemagne l’idée de religion était inséparable de l’idée de civilisation. Le christianisme, pour lui, n’était pas seulement un but; il était aussi un moyen de civiliser et de moraliser les peuples barbares. Ainsi que M. Guizot l’a déjà fait remarquer, Charlemagne se servait beaucoup des ecclésiastiques; ils étaient son principal moyen de gouvernement.

Ce qui prouve bien du reste qu’il obéissait ù une impulsion qui lui était propre, et nullement à l’influence de l’Église, ce sont les efforts qu’il fit pour fixer les règles de la langue tudesque ou thioise, malgré l’antipathie des évêques gallo-romains pour cet idiome qu’ils ne comprenaient pas. Il composa lui-même une grammaire, qui depuis fut retouchée et corrigée par un bénédictin de l’abbaye de Weissembourg, nommé Otfried, disciple de Raban Maur. Il donna des noms tudesques aux douze mois de l’année: Janvier, le mois d’hiver, fut appelé Wintarmanoth; Février, le mois de boue, Hornnngmanoth; Mars, le mois du printemps, Lentzinmanoth; Avril, le mois de Pâques, Ostarmanoth; Mai, le mois des délices, Winnemanoth; Juin, le mois des défrichements, Brachmanoth; Juillet, le mois des foins, Heuvimanoth; Août, le mois des moissons, Aranmanoth; Septembre, le mois des vents, Witumanoth; Octobre, le mois des vendanges, Windumemanoth; Novembre, le mois d’automne, Herbitsmanoth; Décembre, le mois saint, Heilagmanoth.

Il s’occupa aussi des noms à donner aux vents dans la langue tudesque: Divisant l’horizon en douze parties, ils distingue les vents par les dénominations suivantes: Est, Ostroniwint; Est-Sud, Ostsundroni; Sud-Est, Snundostroni; Sud, Sundroni; Sud-Ouest, Sundwestroni; Ouest-Sud, Westsundroni; Ouest, Westroni; Ouest-Nord, Westnordroni; Nord-Ouest, Nordwestroni; Nord, Nordroni; Nord-Est, Nordostrom; Est-Nord, Ostnordroni.

Il voulait perfectionner sa langue maternelle, pour que les traités et les lois fussent compris par les Germains. Rien ne lui paraissait plus absurde que de rédiger dans une langue savante ou étrangère des lois faites principalement pour le peuple. Afin de développer le goût de la langue thioise, il fit écrire les anciens poèmes des Germains, dans lesquels étaient célébrées les guerres et les actions glorieuses de leurs princes.

Les préoccupations de Charlemagne ne se bornaient pas au développement intellectuel de ses peuples; il donna aussi une forte impulsion au progrès matériel, agricole, industriel, et même commercial. Son goût pour les arts ne fut pas étranger à ce mouvement; il se manifesta dans la construction de la magnifique église d’Aix-la-Chapelle, ornée d’or et d’argent, de candélabres, de grilles et de portes d’airain, et pour laquelle Charlemagne fit venir des marbres de Rome et de Ravenne. Les édifices du culte étaient l’objet particulier de ses soins, dans toute l’étendue de ses États et jusqu’à Rome même: il voulait que l’église de Saint-Pierre surpassât en ornements et en richesses toutes les autres églises. Il fit aussi bâtir un palais à Aix-la-Chapelle, et commença la construction de deux autres palais, le premier non loin de Mainz dans le domaine d’Ingelheim, l’autre à Nimègue sur le Wahal. Il avait fait construire un pont sur le Rhin en face de Mainz; mais un incendie le consuma un an avant sa mort. Le temps lui manqua, dit Eginhard, pour réparer ce désastre; cependant il y songeait, et voulait employer la pierre, au lieu du bois, dans cette nouvelle construction. L’entretien des ouvrages publics, tels que les ponts, les chaussées, étaient à la charge des comtes; mais quand il s’agissait d’une construction nouvelle, toutes les personnes riches de la contrée, ducs, comtes, évêques, abbés, devaient contribuer à cette dépense. Charlemagne voulait que les ouvriers fussent bien nourris, bien vêtus, bien payés, et qu’on leur fournît abondamment toutes les choses nécessaires à leur travail.

Ce qu’il entreprit de plus remarquable en fait de travaux publics, c’est un canal qui devait joindre le Rhin au Danube et la Baltique à la mer Noire. Maître des terres qui s’étendaient de la Belgique à la Hongrie, il voulait qu’on pût naviguer, par le Rhin, le Mein et le Danube, depuis l’Océan jusqu’à Constantinople. Il visita lui-même le pays, fit sonder les rivières, et lorsqu’il eut reconnu la possibilité de l’oeuvre, il y fit mettre la main avec ardeur. Eginhard rapporte qu’il se rendit alors sur les lieux avec toute sa cour, qu’il y rassembla un grand nombre d’ouvriers et qu’il consacra toute la saison d’automne à suivre les travaux. Malheureusement les moyens d’exécution ne répondaient pas à la vaste pensée du roi; l’entreprise fut arrêtée par la rencontre d’un marais aux sources du Rezat, près de Dettenheim. On voit encore aujourd’hui quelques vestiges de ce canal, qui n’est plus qu’un fossé, et dont le souvenir subsiste dans le nom donné au bourg de Graben.

Charlemagne fit aussi construire des navires pour repousser les attaques des Normans; il établit des stations, des vigies, des phares sur tous les ports, à toutes les embouchures des fleuves. De nombreux capitulaires témoignent également de sa sollicitude pour l’entretien des routes, la construction des ponts, des écluses, des digues. Les intérêts du commerce n’étaient pas étrangers à ces dispositions; il prit plusieurs mesures pour assurer l’hospitalité aux voyageurs en général; il protégea particulièrement les marchands qui se rendaient aux foires, sans excepter les juifs. Ceci est un trait caractéristique de cet esprit supérieur. Charlemagne accorda aux Israélites la protection dont jouissaient tous les marchands étrangers. Il leur défendit seulement d’avoir des serfs chrétiens, et leur prescrivit, pour les mariages, l’observation des degrés de parenté prohibitifs de cette union. Il leur laissa, du reste, la liberté du commerce. Sa tolérance à leur égard allait si loin qu’à Narbonne il y eut un juif faisant partie du magistrat. Charlemagne lui-même attacha un juif nommé Isaac à l'ambassade qui fut envoyée au calife Haroun al-Raschid, et le chargea spécialement d’une partie des négociations.

Capefigue décrivant, dans son style pittoresque, le mouvement commercial sous Charlemagne, s’exprime ainsi: I Les échanges et les achats de marchandise se faisaient dans les foires, les landits et marchés permis et indiqués par les chartes. Comme les routes étaient peu sûres, les marchands venaien par caravanes. Quelques-uns de ces marchés et landits autour des cathédrales, où venaient se pourvoir les nobles hommes, les monastères et le peuple étaient devenus célèbres; là s’étalaient les marchandises, les joyaux précieux; on y voyait groupés sous leurs tentes, des marchands saxons, lombards, bretons, grecs, sarrazins et surtout juifs, sous la protection du saint patron du lieu et de la crosse abbatiale. Toutes les denrées étaient franches d’impôts, sauf la redevance au monastère qui prêtait la place. Plusieurs diplômes de Charlemagne autorisent ces marchés; selon les anciennes coutumes, on y vendait tout, même le serf acheté en Saxe ou en Bretagne, et rasé comme les serviteurs de Dieu aux monastères... Les transports des marchandises se faisaient par les rivières, par les chemins ou les voies dont les vestiges restent encore. Les Romains avaient coupé la Gaule de mille routes pavées, monuments utiles de leur grandeur; à travers ces voies les marchandises étaient apportées aux foires et marchés; durant la route elles étaient exemptes du payage, des droits de tonlieu et d’une multitude d’autres redevances que la coutume avait établies au profit du comte ou de l’évêque»

On peut considérer comme une mesure importante, au point de vue commercial, l’amélioration du système monétaire. Un capitulaire qu’on croit être de l’an 744 nous apprend que dès lors il était devenu  nécessaire de prendre des mesures de répression pour empêcher le faux monnayage. Charlemagne fit mieux que de punir ce crime; il en prévint la perpétration par ses capitulaires de 803 et 808 ordonnant qu’on ne fabriquerait plus la monnaie que dans le palais de l’empereur, et surtout en multipliant la monnaie d’échange et en substituant aux vieux sous d’or, qui devaient être usés et rognés de toutes façons, des sous d’argent et des deniers nouveaux. Le sou d’or de la loi salique était égal à quarante deniers, le nouveau sou d’argent ne valut que douze deniers. Cependant la valeur du premier fut maintenue pour le payement des compositions; le capitulaire de l’an 803 dit en termes exprès: «Tout ec qu’on doit au roi se paye en général avec le sou de douze deniers, excepté la freda de la loi salique qui se paye avec le sou des autres compositions du code»

Le denier était une petite pièce d’argent, dont la valeur paraît avoir varié. Suivant Davoud-Oglou, le nouveau denier carolingien valait un sixième de plus que l’ancien. Il était égal à un muid d’avoine, à un demi-muid d’orge, à un tiers de muid de seigle, à un quart de muid de froment, à douze pains de froment pesant chacun deux livres, à vingt pains d’orge, à vingt-cinq pains d’avoine. Par le même capitulaire Charlemagne ordonne: «Que ces nouveaux deniers aient cours en tous lieux, dans toutes les villes, dans tous les marchés, et que personne ne refuse de les recevoir. Si ces monnaies sont à notre nom, dit-il, si elles sont de bon argent et d’un juste poids, celui qui les refusera dans une vente ou un achat, payera quinze sous au trésor royal, si c’est un homme libre. Si c'est un serf, et qu’il fasse le commerce pour son propre compte, il sera fouette en place publique. S’il agit pour compte de son maître et que ce soit de son aveu qu’il refuse la monnaie, le maître payera quinze sous»

Charlemagne paraît avoir introduit aussi un nouveau système de mesure. Ce qui autorise à le croire, ce sont ces mots du capitulaire de Francfort: modium publicum et noviler stalutum. Tout au moins est-il certain que la vérification des poids et mesures fut un objet constant de ses préoccupations. Dans son capitulaire d'Aix-la-Chapelle de l'an 789, il recommande que les mesures et les poids soient égaux et justes, dans les cités comme dans les monastères, soit pour donner soit pour recevoir. Cet ordre est répété dans le chapitre VIII du capitulaire de l’an 803, dans le chapitre XIX du capitulaire de l’an 806, et dans le chapitre XIII du capitulaire de l’an 813. Il semble résulter d’un passage du capitulaire de villis, que l’empereur conservait dans son palais les étalons-types des diverses mesures en usage, et qu’il en faisait garder des exemplaires dans chacune de ses villas; car il est dit au chapitre IX de ce capitulaire: «Nous voulons que chaque juge, dans l’endroit où il exerce sa justice, possède des muids, des setiers, des mesures pour le liquide et le blé, de même que nous en avons dans notre propre palais»

Nous ne pousserons pas plus loin l’exposé de ces détails, quelque intéressants qu’ils puissent être. Quand on embrasse l’ensemble des actes de Charlemagne, politiques, administratifs ou législatifs, on doit reconnaître qu’il avait bien devancé son siècle. Il avait compris ce que les auteurs allemands appellent l’idée d’État, c’est-à-dire le but suprême de l’ordre social et du gouvernement, le problème à résoudre par les hommes investis des grands pouvoirs publics. On ne saurait trop admirer le contraste que présente avec les temps mérovingiens cette époque où, sous l’impulsion de Charlemagne, l’activité intellectuelle fut si grande. «L’histoire du cinquième au huitième siècle, c’est, dit M. Guizot, l’histoire d’une décadence constante, universelle. Dans l’homme individuel, comme dans la société, dans le monde religieux comme dans le monde civil, partout on voit s’étendre de plus en plus l’anarchie et l’impuissance: on voit toutes choses s'énerver et se dissoudre. Mais à partir de Charlemagne, la face des choses change, la décadence s’arrête, le progrès recommence. Charlemagne marque la limite à laquelle est consommée la dissolution de l’ancien monde romain, et où commence la formation de l’Europe moderne, du monde nouveau. C’est sous son règne que s’est opérée la secousse par laquelle la société européenne, faisant volte-face, est sortie des voies de la destruction, pour entrer dans celle de la création»

On peut néanmoins reprocher à Charlemagne d’avoir donné une trop grande prépondérance au pouvoir ecclésiastique; mais il était pénétré de l’idée que ses peuples barbares ne pouvaient se civiliser que par la religion; il voulait donner à son empire une base morale dont l’Eglise seule, croyait-il, pouvait lui fournir les matériaux. Nous avons été étonnés de rencontrer M. Waitz au nombre des auteurs qui jettent du blâme sur les actes de ce prince: s’il est certain que les institutions du grand empereur n’ont pas empêché la chute de la monarchie, ne peut-on pas se demander par quelle autre organisation politique il aurait été possible de prévenir cette catastrophe? Nous comprenons cependant qu'on désapprouve la direction générale de sa politique; l’un de nous a même été aussi loin qu’on peut aller dans cette voie; mais il s’était placé au point de vue exclusivement germanique ou barbare. Quand on accepte comme un fait nécessaire et commandé par la situation la fusion des deux éléments, de l'élément barbare et de l’élément civilisé, sous l’influence du christianisme, c’est, nous semble-t-il, manquer de respect au génie que de méconnaître dans l’oeuvre de Charlemagne une grande, une prodigieuse conception gouvernementale.

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

LOUIS LE DÉBONNAIRE ET SES FILS.